Auteur: Arroway


[vidéo] Doctor Who : L’Heure du Docteur (épisode de Noël 2013)

 

(Sous-titres français, et français pour sourds & malentendants disponibles)

 

Transcription :

Je voudrais revenir sur la période de transition entre la saison 7 et la saison 8 de Dr Who : en particulier l’épisode de Noël, qui marque la dernière apparition de Matt Smith en tant que Docteur en titre et les deux premiers épisodes de la saison 8 qui est actuellement diffusée sur la BBC avec Peter Capaldi dans le rôle du Docteur.

Mais avant d’attaquer sur cette nouvelle saison, j’aimerais revenir un moment sur l’état dans laquelle est laissée la relation entre Clara Oswald et le 11e Docteur à la fin de la saison 7, relation dont les principales caractéristiques sont à mon avis bien résumés dans le dernier épisode de Noël.

Le manque d’épaisseur et de développement du personnage de Clara s’est vite fait sentir dans la série : elle est la « fille impossible » : c’est l’énigme qu’elle représente pour l’intellect du Docteur qui lui donne son intérêt, plus que sa personnalité ou ses actions.

Certes elle est intrépide, elle a de l’humour, mais Clara n’est pas un personnage féminin particulièrement progressiste : son rôle principal consiste à sauver le Docteur, de préférence en sacrifiant sa vie. Le Docteur lui-même en est conscient : Clara n’est pas sa compagne de voyage, elle est celle qui prend soin de lui. Elle est donc renvoyé à un stéréotype féminin, que l’on retrouve aussi dans les métiers qu’elle pratique : baby-sitter et mère de substitution pour les enfants Maitlands, gouvernante dans l’épisode de la dame de glace et professeure d’anglais au collège.

A côté de cela, on ne connaît pas grand’chose des goûts de Clara, à part son penchant pour le Docteur et son penchant pour la cuisine.

En effet dès sa première apparition, Clara est « la fille au soufflé ». Pour Noël, Clara se met encore en cuisine et porte pendant une bonne partie de l’épisode une énorme dinde dans ses bras. Le ressort comique repose sur un stéréotype assez misogyne : l’urgence de Clara, à savoir cuire sa dinde et trouver un petit-copain pour Noël, s’oppose à celle du Docteur en train de combattre des cybermen...

L’épisode de Noël par ailleurs met particulièrement bien en exergue trois des caractéristiques les plus problématiques dans la relation entre le Docteur et Clara :

  • D’abord un grand classique : le Docteur donne des ordres qu’il faut suivre sans pouvoir obtenir d’explication (l’urgence de la situation mais aussi son intelligence supérieure fait que le Docteur n’a pas de temps à perdre à expliquer ses ordres – quand on y réfléchit, c’est amusant que le Docteur prétende détester les soldats puisque c’est ce qu’il recherche chez ses compagnons)
  • Deuxièmement: les mensonges. Le Docteur, sous prétexte de savoir ce qui est bon pour ces compagnons, leur ment sans vergogne ou prend leur décisions à leur place lorsqu’il sait qu’ils ou elles ne seront pas d’accord. L’épisode le plus terrible à ce sujet est sans doute l’effacement de la mémoire de Donna à la saison 4. Dans l’épisode de Noël, le Docteur ment non pas une mais deux fois à Clara.
  • Et pourtant, c’est mon troisième point, malgré ces trahisons à répétition, Clara reste et demeure la fidèle protectrice du Docteur. Ainsi elle supplie les seigneurs du temps de le sauver (parce que lui était apparemment incapable de leur parler.

Son rôle est singulièrement passif dans cet épisode. L’autre femme importante est Tasha Lem. Tasha Lem est la Mère supérieure du complexe papal, autrement dit une femme de poigne et de pouvoir. Comme toute femme qui se respecte dans la série, Tasha Lem est bien sûr sensible aux charmes irrésistibles du Docteur. En revanche, comme beaucoup d’autres femmes de pouvoir indépendantes, elle devient vite son ennemie et l’assiège sur Trenzalore, juste avant de se faire vaincre par les Darleks.

Et c’est sous les injonctions du Docteur qui lui montre comment Clara, elle, est prête à se sacrifier, que Tasha Lem arrive à retrouver sa volonté propre et à l’aider contre ses ennemis de toujours. Les deux femmes sont clairement opposées, et la figure incarnée par Clara, qui est singulièrement passive, dévouée au Docteur et sous ses ordres, est celle qui est montrée en exemple.

Cet épisode est aussi l’occasion de revenir sur une fâcheuse habitude du 11e Docteur : à savoir, le baiser forcé. Et il ne s’agit pas de la première fois, par exemple avec Jenny. Les deux scènes ont en commun que les deux femmes réagissent en protestant parfois violemment avec une gifle, tandis que le Docteur répond de manière légère, en se moquant complètement de ce qu’elles pensent ou ressentent.

On peut comparer cela avec la scène dans laquelle le 10e Docteur embrasse Martha Jones pour un simple échange d’ADN, sans vraiment la prévenir à l’avance si ce n’est pour lui dire que ce geste ne signifie rien pour lui tellement il est vieux. Mais ce n’est apparemment pas le cas pour Martha.

On pourrait objecter que le Docteur embrasse aussi bien les hommes que les femmes. Pourtant les scènes divergent significativement : chez Rory, il s’agit d’une réaction de dégout, tandis qu’il y a de la colère chez Jenny et Tasha Lem. La portée du geste n’a donc pas le même impact mais est censé créer un même effet comique.

Ce qui est tout aussi problématique, c’est de voir le même comportement chez Clara qui embrasse le Docteur de force. Clairement celui-ci n’apprécie pas l’acte. Et s’il s’agit d’une tentative pour justifier l’effet comique de ces scènes en inversant les rôles entre hommes et femmes, à mon avis elle souffre des mêmes problèmes.

 Arroway

Quand les filles courent après le même ballon que les garçons

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Joue-là comme Beckham (titre original : Bend it like Beckham) et She’s the man sont deux films qui mettent en avant comme héroïne principale une jeune fille excellente joueuse de football qui doit se battre pour gagner le droit de vivre sa passion au grand jour. Ces deux films ont un discours positif et féministe car ils s’attaquent à des stéréotypes genrés tenaces : les femmes ne seraient naturellement pas intéressées par certains sports ; elles ne devraient pas les pratiquer sous prétexte qu’ils ne sont pas « féminins » ; enfin, elles ne seraient pas capable d’atteindre un niveau de performance équivalent à celui des hommes. Sur ce dernier point, le débat fait rage à coups de statistiques qui mettent en avant les écarts hommes/femmes des records sportifs mondiaux et d’explications des différences physiques inhérentes aux deux sexes (taille, poids, masse musculaire) tandis que des anthropologues telles que Françoise Héritier avancent des hypothèses d’ordre socio-culturelles pour expliquer ces différences. S’il est bien évidemment impossible de trancher cette question dans le présent article, je défendrai cependant la position suivante :

  1. Prenant en compte le rôle non-négligeable de facteurs biologiques physiques mais aussi celui de l’entraînement,
  2. Sachant que les conditions physiques peuvent être très éloignées entre les individus à l’intérieur d’un groupe identifié à un même sexe biologique et pour une même tranche d’âge (une grande fille musclée, un garçon petit pas sportif),
  3. Considérant qu’un sport est une affaire de capacités physiques mais aussi techniques, mentales et mêmes tactiques qui n’ont, elles, aucune raison d’être impactées par le sexe du sportif ou de la sportive,

il apparaît comme injuste de dévaloriser systématiquement les filles dans leurs activités sportives par rapport aux garçons sur le seul critère de leur sexe biologique. Rappelez-vous dans vos cours de sport à l’école : tous les garçons étaient-ils meilleurs que toutes les filles en sport ? Ce jugement (pour ne pas dire : cette humiliation) inévitable impacte négativement leur confiance en elles, leur rapport à leur corps, leur motivation à pratiquer un sport et leurs performances dans le-dit sport. Et quand bien même seraient-elles moins bonnes en sport : est-ce une raison de les décourager ou de les empêcher de pratique une activité qu’elles aiment ? Exemples parmi d’autres, le club de l’OL comprend plusieurs équipes de filles entre 7 et 13 ans qui jouent leurs matchs (et les gagnent !) contre des équipes de garçons et l’équipe du SC Terville en Moselle comprend une section féminine.

She’s the man et Joue-là comme Beckham explorent de manière complémentaire cette thématique [i] :

  • Dans She’s the man, Viola Hastings après que son équipe de football féminine ait été supprimée par son lycée, décide d’intégrer l’équipe masculine de football du lycée voisin en se faisant passer pour son frère jumeau afin de prouver qu’une fille est capable de jouer au même niveau que les garçon. Si les débuts sont laborieux, Viola s’entraîne plus dur que tout le monde et atteint le niveau des meilleurs joueurs de l’équipe.
  • Dans Joue-là comme Beckham, Jesminder Bhamra est une fan du ballon rond qui joue avec les garçons dans le parc jusqu’à ce qu’elle se fasse repérer par l’équipe de foot féminin locale, arrive à faire accepter à ses parents qu’elle puisse jouer en professionnelle et gagne avec son amie Juliette une bourse dans l’une des meilleures universités des Etats-Unis grâce à ses performances sur le terrain.

Dans les deux films, l’obstacle le plus dur que les héroïnes doivent surmonter n’est pas lié au physique : il s’agit de faire accepter par leur entourage leur identité de jeunes femmes intéressées par un « sport de garçon ». Joue-la comme Beckham ajoute d’ailleurs une dimension supplémentaire en suivant parallèlement Jesminder, fille cadette de parents indiens sikhs de classe moyenne qui ont immigré à Londres, et Juliette, issue d’une famille blanche anglaise.

Sous-médiatisation, « mal-médiatisation » du sport féminin

Joue-là comme Beckham et She’s the man sont des comédies qui s’adressent à un public jeune plutôt large et compte des acteurs et des actrices populaires tel-les que Amanda Bynes, Channing Tatum, Keira Knightley ou Jonathan Rhys Meyers. Le premier film a reçu plusieurs prix dont le prix de celui de meilleure comédie aux British Comedy Awards ; le deuxième est arrivé quatrième au box-office nord-américain la semaine de sa sortie. Le rayonnement de ces deux films a donc été relativement conséquent, ce qui est d’autant plus intéressant que par ailleurs, les femmes peinent à se faire reconnaître dans le milieu du sport professionnel.

Encore peu médiatisées dans beaucoup de disciplines comparé à leurs homologues masculins (petit test : savez-vous où se déroulait la dernière Coupe de Monde de football féminine et qui l’a remportée ?[ii]), même lorsque les matchs sont diffusés c’est encore malheureusement bien souvent accompagnés de commentaires sur la plastique des joueuses plutôt que leurs performances, comme l’attestent de nombreux exemples :

  • aux JO de Sotchi, le duo Candeloro-Monfort a mené un véritable « festival de sexisme » pendant les épreuves de patinage artistique, c’est ainsi que ACRIMED a qualifié leurs interventions en revenant sur l’affaire.
  • les sportives de beach volley féminin continuent à subir des traitements photographiques objectivants (le site de la Tribune de Genève s’amuse à recadrer des photos de sportifs d’une manière similaire pour en dénoncer le sexisme).
  • des joueuses de tennis mondial telles que Marion Bartoli, Amélie Mauresmo et Serrena Williams endurent depuis des années les moqueries récurrentes de la part des commentateurs et du public sur leur physique apparemment trop musclé – un comble pour des athlètes -, « masculin » voire carrément « moche ».

Et certains d’arguer que si le sport féminin est moins médiatisé – car moins rentable -, c’est parce qu’il intéresse moins le public pour la raison que les performances sportives des femmes seraient perçues comme moins spectaculaires que celles des hommes. Pour résumer : on abreuve les jeunes filles et les femmes d’injonctions « sois belle, ne sois pas trop musclée, pas trop grande, pas trop forte », on humilie publiquement les athlètes qui dérogent à la règle et l’on fait ensuite mine de s’étonner que les résultats sportifs des femmes sont moins surprenantes que ceux des hommes, différence que l’on explique notamment par l’écart entre leur masses musculaires respectives. Cherchez l’erreur…

Un rapport d’information publié par le Sénat en 2011 intitulé « Egalité des hommes et des femmes dans le sport : comme dans le marathon, ce sont les derniers mètres les plus difficiles »[iii] rappelait le poids des stéréotypes genrés dans le sport :

« Les femmes qui se lancent dans des sports considérés comme « masculins », s’exposent à être considérées comme « masculines », suivant un procès de virilisation humiliant et sexiste qui commence à partir du moment où les sportives sont « trop » grandes, « trop » fortes, « trop » musclées, « trop » performantes. Les femmes trop performantes ont vite fait d’être soupçonnées sur leur identité sexuelle. Cette suspicion peut conduire, dans les cas les plus extrêmes, au recours humiliant à des tests de féminité. »

En France et en Europe, le football est un excellent exemple de sport traditionnellement considéré comme typiquement « masculin ». Entre les supportrices réduites à un rôle de femme-objet, les rumeurs autour des « femmes des Bleus » dépeintes en diva capricieuses et la multiplication des diaporamas photos sur les « plus belles femmes de la Coupe du Monde de Brésil », on conviendra qu’il est difficile pour une jeune fille de se projeter dans cet univers pour trouver sa place d’athlète de football professionnelle. Heureusement, des équipes féminines telles que L’Olympique Lyonnais commencent à décrocher des contrats avec des partenaires importants, mais la discipline n’en est qu’à ses « débuts »… [iv]

Par ailleurs, l’appréciation du football comme sport masculin est toute relative comme se plaisait à noter le même rapport :

« Au demeurant, il est significatif de constater que les stéréotypes sont susceptibles de varier non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace. La présidente de la Fédération française d’éducation physique et de gymnastique volontaire rappelait, au cours de son audition, que sa fédération, presque exclusivement masculine dans son recrutement à l’origine, comptait aujourd’hui 94 % de femmes parmi ses licenciés. Le football, qui est perçu en Europe comme un sport très masculin, est en revanche considéré, aux États-Unis, comme un sport « féminin ». »

Montrer ce que valent les filles

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Dans ce contexte, les films mettant en avant des jeunes filles passionnées par le sport qui tiennent tête aux garçons et aux conventions est tout bonnement rafraîchissant.

Dans She’s the man, Viola apprend que son école a supprimé son équipe de football féminin. L’entraîneur des garçons refuse de les sélectionner pour les intégrer à l’équipe masculine : « Vous êtes toutes d’excellentes joueuses, mais les filles ne sont pas aussi rapides que les garçons, ou aussi fortes, ou aussi athlétiques. Et ce n’est pas moi qui le dit : c’est scientifique. Vous ne pouvez juste pas être des garçons. C’est aussi simple que cela. » Son petit copain, capitaine de l’équipe, la laisse tomber en prétendant ne lui avoir jamais dit qu’elle était « probablement meilleure que la moitié des gars de son équipe » (ce qu’on dit à sa copine en train de l’embrasser ne se dit pas devant ses coéquipiers dont on est le mâle alpha).

Viola est une jeune femme affirmée et sa réaction est exemplaire : elle rompt sans autre forme de procès avec ce petit ami sexiste devant tous ses copains et s’attaque de front au problème. Les filles ne seraient pas aussi fortes que les garçons ? Très bien, elle va donc se faire passer pour un garçon, intégrer l’équipe masculine du lycée adverse et battre sur le terrain les garçons qui lui affirmaient qu’elle n’avait pas les capacités de jouer à leur niveau. Et elle y arrive.

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Non désolé, les filles, je peux pas vous entraîner, vous êtes trop nulles. Enfin vous êtes des filles quoi.

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C’est qui qui est trop nul ?

Dans Joue-là comme Beckham, Jess semble plus intégrée puisqu’elle a l’habitude de jouer avec des garçons dans le parc, qu’elle balade de droite à gauche dès qu’elle touche le ballon. Pourtant elle n’échappe pas non plus à certaines moqueries : lui prendre le ballon, c’est la remettre à sa place (« pour qui elle se prend celle-là, pour Beckham ? ») et les remarques glissent rapidement (« Et elle a les mêmes pectoraux ! De très gros pectoraux / – Vas-y, oui, viens les toucher ! Viens voir les muscles ! ») mais Jess ne se laisse pas faire.

Les deux héroïnes ont en commun un caractère bien trempé et d’excellentes compétences footballistiques qui leur permettent de défendre leur place dans un univers traditionnellement dominé par les hommes.

Footeuse = garçon manqué ?

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Viola et Jess bousculent toutes les deux les représentations normées de la féminité. Jouer au football, ce n’est déjà par principe « pas très féminin ». Dans la vie de tous les jours, elles portent toutes les deux des vêtements de sport confortables et des baskets. L’amie de Jess, Juliette, se fait plus volontiers appeler par le diminutif masculin « Jules » et porte des cheveux plutôt courts. Les trois filles doivent endurer les conseils de leurs mères qui désespèrent de faire d’elles des femmes « féminines » et « séduisantes » pour qu’elles trouvent un mari/copain : Jules se voit montrer l’utilisation de soutien-gorge « push-up » pour gonfler sa poitrine, Jess se fait coincer en cuisine pour apprendre à faire un dîner indien complet tandis que Viola se retrouve à participer aux préparations du bal des débutantes pour devenir une parfaite « lady ».

Jess et Jules sont très réticentes à l’idée de mettre en valeur leur « atouts féminins ». Plusieurs raisons peuvent expliquer ce comportement : d’abord, un désintérêt pour des vêtements inconfortables et une certaines manière d’attirer les regards ; mais aussi peut-être le fait que leur poitrine est l’élément qui les distingue de la façon la plus visible des garçons et qui est l’objet principal de leurs remarques. En ne mettant pas en avant ce « marqueur » de leur féminité, elles recherchent peut-être inconsciemment à gommer les différences physiques pour que l’on ne les juge pas « en fille ». Viola semble beaucoup plus à l’aise avec son corps (elle porte des survêtements aussi bien que des robes avec des décolletés sans que cela ne semble la gêner), mais elle aussi est tiraillée entre ses passions, sa manière d’être et l’idéal de féminité auquel elle est renvoyée : elle se tient de manière décontractée, mange solidement, réarrange son soutien-gorge après une bagarre comme un garçon remettrait le contenu de son caleçon en place. L’une des scènes qui illustre le mieux son anxiété à concilier sa passion pour le football et sa féminité est celle où elle rêve qu’elle est sur le terrain habillée en longue robe de princesse, dribblant tant bien que mal jusque devant les buts pour s’étaler de tout son long sous les moqueries de son ex-copain, gardien de but.

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« Les talons sont une invention des hommes pour faire paraître les fesses d’une femme plus petites. Et pour qu’elles puissent s’enfuir plus difficilement. »

Viola critique les talons, attributs traditionnels de la « féminité ».

Jess et Jules ne changeront pas d’avis ni de garde-robe quotidienne à la fin du film, mais cela ne les empêche pas pour autant de s’habiller plus élégamment pour sortir en discothèque (dos-nu, robe, talons, cheveux détachés, etc). Viola participe finalement au bal des débutantes en belle robe au bras de son cher et tendre. Les deux films montrent ainsi qu’être habillée sportivement, décontracté et jouer au foot n’est pas incompatible avec le fait de porter des tenues connotées plus « féminines » : en s’appropriant les codes selon leurs envies, les personnages cassent les stéréotypes du « garçon manqué » et de la fille « hyper-féminine » pour libérer les normes monolithiques autour de ce qu’est censé être « LA féminité ».

Garçon manqué = lesbienne ?

Dans Joue-la comme Beckham, les parents de Jules et de Jess croient découvrir que leurs filles sont lesbiennes et sortent ensemble. Jules ayant des cheveux assez courts, des connaissances de Jess se méprennent en la voyant de dos et croient voir les deux jeunes filles s’embrasser. Pour la mère de Jules, terrassée, tout s’éclaire : la passion de Jules pour le foot, les posters de « femmes masculines » dans sa chambre, son désintérêt pour la mode féminine, le shopping et les garçons mignons de son entourage, le temps qu’elle passe avec son équipe de filles. Tous les ingrédients sont là pour faire l’équivalence stéréotypée selon laquelle une femme qui ne respecte pas les normes de la féminité est une lesbienne. Mais les préjugés homophobes des parents sont remis à leur place : « Maman, ce n’est pas parce que je porte des pantalons et que je fais du sport que cela fait de moi une lesbienne ! […] De toute manière, être lesbienne ce n’est pas une tare. »

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Cheveux courts, poitrine plate, joue en foot… Est-ce que c’est un garçon, une lesbienne ou simplement une fille (hétéro ou homo, quelle importance ?) qui aime taquiner le ballon ?

De son côté, Tony le meilleur ami de Jess, dont tout le monde pense qu’il est amoureux d’elle, lui révèle qu’il est homosexuel. L’un des aspects positifs du film est que Tony n’est pas représenté comme un garçon maniéré ou spécialement « efféminé ». On échappe ainsi aux clichés présents dans She’s the man dans lequel l’un des amis de Viola, qui joue par ailleurs un rôle positif dans l’histoire, est un coiffeur-gay-maniéré.

Viola/Sebastien : construction de la féminité/masculinité

She’s the man tient un discours beaucoup plus intéressant sur la question de la masculinité. Pour Viola, se faire passer pour un garçon nécessite les ingrédients suivants :

  • avoir les cheveux courts,
  • apprendre à parler avec une voix grave,
  • marcher de manière imposante et cracher par terre,
  • traiter les filles comme des objets et les mépriser.

La clé pour gagner le respect des autres garçons consiste à passer pour un tombeur : pour arriver à s’intégrer, Viola se montre avec une ribambelles de belles filles délaissées (un garçon ne s’attache pas) mais toutes folles de lui (preuve des ses performances sexuelles). Viola/Sebastien devient même la star des garçons du lycée en plaquant et en humiliant publiquement la copine de son frère jumeau.

Heureusement le personnage de Duke, coéquipier et camarade de chambre de Viola interprété par Channing Tatum, vient donner un contre-modèle. Non, pour être un homme « viril », il n’est pas obligatoire d’être un affreux macho obsédé par le sexe : alors qu’il ne sait pas que Viola est une fille, il lui fait le reproche qu’il/elle considère toutes les filles comme de la viande au lieu de chercher à avoir des relations plus intéressantes avec elles. Par contre, le personnage de Duke est assez mal à l’aise à l’idée que sa sensibilité ou ses émotions puissent être révélées aux autres (il demande à Viola/Sebastien de garder ces confidences pour lui), preuve du conflit entre son image de beau-gosse-viril-musclé et des attentes sociales qui lui sont liées – surtout vis-à-vis de ses amis -, et son vrai caractère.

Le film valorise aussi des personnages à la féminité et la masculinité « différentes » en montrant qu’ils peuvent tout aussi bien plaire (problématique importante pour un film s’adressant à des adolescent-e-s): Olivia tombe amoureuse de Viola/Sebastien qui n’est pas franchement l’archétype du beau gosse viril mais qui lui parle gentiment et normalement ; l’un des amis de Duke est attiré par Eunice, une jeune fille solitaire dont l’appareil dentaire repousse beaucoup de jeunes gens (le traitement de ce personnage par le film est par ailleurs assez dur et stéréotypé, et ne questionne absolument pas le fait que Duke, Viola/Sebastien et bien d’autres sont dégouté-e-s par Eunice).

 

La féminité traditionnelle aussi apparaît comme quelque chose de construit, notamment dans She’s the man qui montre les coulisses du bal des débutantes. Les deux films ont néanmoins en commun de tourner en ridicule un certain stéréotype de fille féminine toujours maquillée, en jupe et talons, très superficielle et insupportable quitte à tomber dans le trope de la chipie, de la « bitch » voire de la « salope qui couche avec tout le monde » : c’est la triplette de filles assises sur le banc à fantasmer sur les joueurs de foot tandis que Jess est sur le terrain ou Monique, la petite-amie insupportable du frère de Viola qui le harcèle.

She-s-the-man-shes-the-man-2253136-1024-768 Monique : la blonde aguicheuse, maquillée, habillée en rose mais pas très fufute…

On peut regretter que la remise en question de cette féminité dite « traditionnelle » passe nécessairement par un jugement violent de ces personnages : ces filles sont montrées comme « girly », superficielles, stupides voire méchantes. Leurs objectifs se cantonnent souvent à séduire ou à sortir avec tel ou tel garçon. L’intrigue autour de Monique et Sébastien dans She’s the man utilisent trois mécanismes qui amènent à condamner ce type de féminité et justifier les violences subies par le personnage sans les interroger :

  • Renouveller sa garde-robe, se préoccuper de sa manucure et sortir avec un garçon… voilà ce que semblent être les activités principales des personnages tels que Monique. Si ces filles passent leurs journées à se préoccuper de leur apparence, nous montre-t-on, c’est parce qu’elles sont sans cervelle et futiles (ce n’est pas un hasard si elles sont souvent blondes et insupportables). La vraie raison est passée sous silence : l’influence des injonctions de la société sur les femmes et les filles pour atteindre une certaine forme féminité, objectif qui nécessite du travail, du temps et de l’argent pour transformer son corps et le rendre compatible avec les normes en vigueur (vêtements inconfortables, chaussures à talon, épilation, gommage du moindre petit « défaut » physique…). Au contraire, les héroïnes qui incarnent une « bonne féminité » ne sont pas obsédées par leur apparence. En revanche elles sont « naturellement » jolies, assez en tout cas pour séduire le héros. Les normes ne sont donc pas remises en cause mais les contraintes qui leur sont liées sont invisibilisées ou renvoyées à des caricatures extrêmes qui sont ridiculisées.
  • Alors qu’elles ont tenté de respecter toutes les normes pour paraître suffisamment féminines et désirables pour les hommes, ces jeunes filles se font ridiculisées et larguées par leurs copains. La scène où Viola/Sebastien humilie publiquement Monique dans le bar est un exemple assez violent. Le héros, après avoir passé du bon temps et profité du prestige social que lui confère la « conquête » d’une belle fille auprès de ses pairs, gagne l’assentiment des spectateurs/trices puisqu’il se débarrasse d’une fille au comportement insupportable et futile pour s’intéresser à des filles moins caricaturales. Ce genre d’intrigue ne questionne absolument pas les normes : la fille qui a grandi pour ressembler à barbie et être traitée comme une poupée jetable par les garçons est forcément stupide, méchante, un obstacle entre le héros et l’héroïne. Sur ce sujet, le film La revanche d’une blonde est un contre-exemple qui déconstruit ce trope avec succès : le point de vue est celui de Elle Woods, la petite amie blonde caricaturale de la « fille » superficielle et tout en rose qui se fait larguer par son copain parce qu’il doit désormais arrêter de s’amuser, aller étudier à Harvard et épouser une fille sérieuse de bonne famille. Mais contrairement aux comédies habituelles, on ne se débarrasse cette fois-ci pas du personnage aussi facilement : Elle Woods se révèle être une jeune femme très intelligente qui va elle-aussi intégrer Harvard et s’imposer comme l’une des meilleures élèves sans pour autant renier son tailleur et son CV roses. Tout aussi important, le film n’excuse pas le comportement de son ex-petit ami en lui donnant des bonnes raisons pour avoir profité d’elle: il finit tout seul à la fin du film, en essayant pathétiquement de la reconquérir pour jouer sur les deux tableaux (avoir la bombe sexuelle en privé et l’épouse intelligente pour briller en société/famille).
  • Dans She’s the man, ce n’est pas Sébastien qui largue Monique dans un premier temps, mais Viola, elle-même qui trouve la petite amie de son frère insupportable. Cet aspect est problématique parce que l’on montre une fille reproduire le même type de comportement que les garçons envers Monique : si même une fille agit de cette manière, alors c’est que Monique mérite vraiment d’être humiliée et les garçons qui font pareil ne sont pas spécialement des machos profiteurs et sans cœur. On révoque un type de féminité comme étant superficiel et mauvais, alors même qu’il est un produit direct du patriarcat. La fin du film She’s the man effectue un rétro-pédalage : Viola, après toutes ces réticences, est finalement contente de se retrouver en robe de bal et devra désormais rester « en fille » si elle veut sortir avec Duke. Prouver qu’une fille peut jouer au foot aussi bien qu’un garçon est une chose, mais il ne faudrait pas non plus que les filles s’imaginent qu’elles peuvent se comporter et s’habiller tout le temps comme des garçons et inversement… Sur ce point, le film Joue-la comme Beckham garde un discours plus ouvert puisque Jess n’a pas à choisir entre être une « fille » ou un « garçon ». Un détail dans la dernière scène du film l’évoque discrètement : Jess est habillée en jupe mais porte des baskets, comme pour marquer à la fois son refus d’une féminité traditionnelle limitante (qui pourrait être symbolisée par des chaussures à talons) et sa passion pour le sport.

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 La confusion des genres…

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…et le retour aux normes.

Un dernier point pour souligner le discours problématique et hétérosexiste de She’s the man : Duke s’attache à la fois à Viola et à Viola/Sébastien, mais dans le deuxième cas, le comique de certaines scènes repose sur le fait que Duke est gêné par la proximité avec un autre garçon. Viola devra donc rester une fille pour sortir avec Duke, pour qu’il n’y ait pas doute sur son hétérosexualité. On retrouve la même nécessité d’affirmer l’hétérosexualité du personnage d’Olivia : celle-ci est d’abord séduite par Viola déguisée en Sébastien, mais elle tombe ensuite immédiatement amoureuse du vrai Sébastien lui-même. Il y aurait donc une sorte d’ « aura genrée » qui entoure le personnage de Sébastien et qui ferait tomber les filles hétérosexuelles ? On ne peut s’empêcher de penser que le film a voulu, une fois de plus, remettre de l’ordre dans la confusion des genres qu’il a généré et rassurer sur le fait qu’Olivia n’était pas vraiment amoureuse d’une fille déguisée en garçon, mais de l’image de ce garçon. Les deux personnages n’ont pourtant clairement pas le même physique, le même comportement et les mêmes passions.

 

Un regard de l’intérieur sur les traditions culturelles indiennes Sikh

L’une des spécificités les plus intéressantes de Joue-la comme Bechkam est de mettre en avant une héroïne non-blanche puisque Jess est la fille de parents immigrés Indiens Sikh. Le fait que le film ait été co-écrit, réalisé et produit par une femme elle-même d’origine Sikh, explique sans doute la sensibilité et le point de vue avec lesquels ont été filmées les scènes. Le traitement de ce qui tend souvent à être considéré, depuis une position occidentale, comme des traditions sikh « conservatistes » et dépassées est particulièrement intelligent puisqu’il montre exactement les mêmes comportements dans la famille blanche très « anglaise » de Jules. Ainsi la conception normative de la féminité (savoir faire la cuisine, porter des robes…) et l’interdit social de l’homosexualité sont identifiés à la fois chez les parents de Jules et de Jess, ce qui évite ainsi l’écueil hypocrite de la dénonciation des mœurs supposément « arriérées » des Orientaux comparées aux sociétés occidentales modernes. Les deux familles partagent également les mêmes clichés : une mère très autoritaire, voulant imposer farouchement une norme de féminité chez sa fille, et un père plus souple qui ne veut que son bonheur. Le schéma est en soi un stéréotype assez misogyne, mais au moins ne tombe-t-on pas dans la dénonciation caricaturale d’un modèle familial matriarcal typiquement « étranger » dont on nous montrerait les dérives.

Soyons clair-e-s : il ne s’agit pas, à aucun moment, de minimiser ou de gommer les spécificités d’une situation ou d’une autre. Mais en montrant les mêmes problématiques générales aussi bien dans une famille anglaise considérée comme « classique » que dans une famille d’immigré-e-s indienne, le discours peut dénoncer sereinement certaines situations sans risquer les dérives racialisantes et racistes auxquelles certaines interprétations pourraient se prêter. De plus, le film est majoritairement centré sur la famille de Jess : c’est donc son point de vue qui est privilégié. On retrouve cette approche au sujet des attentes familiales qui pèsent sur les enfants : Jess doit obtenir des résultats scolaires irréprochables pour réaliser les espoirs de réussite sociale de ses parents, et prend le risque de les décevoir en choisissant le voie du football professionnel. Ceci est une caractéristique observée dans un certain nombre de familles d’immigré-e-s, souhaitant un meilleur avenir et une meilleure intégration pour leurs enfants. Mais dans le film, le personnage de Joe doit aussi gérer les attentes exigeantes de son père qui voyait en lui un joueur professionnel : mais sa carrière brisée par une blessure au genou et des entraînements trop intensifs le relègue au rôle d’entraîneur des filles (autrement dit, entraîneur de seconde catégorie). Tout comme Jess, il assume à la fin du film ses propres aspirations et se donne pour objectif de professionnaliser l’équipe féminine au lieu de devenir entraîneur de l’équipe masculine. De cette manière, le film évite une nouvelle fois l’alimentation d’un cliché visant à stigmatiser les familles immigrées : attaque sur le manque de liberté des enfants et la pression exercées par les parents ; naturalisation du fait qu’une indienne ait d’excellents résultats scolaire (selon les pays et les époques, ce sont tour à tour les Noir-e-s, les Asiatiques, les Indien-nes, etc qui deviennent « naturellement » des bêtes de concours, bons en maths… Ceci est une tentation d’expliquer racialement le fait que les populations immigrées cherchent à s’intégrer par la voie de l’excellence scolaire. Après quelques générations, les observations montrent que les résultats académiques des enfants s’homogénéisent avec celui des autres groupes).

Si le père de Jess ne veut pas qu’elle fasse du football, ce n’est finalement pas tellement pour une raison de culture, comme le pense Jess, ou parce que cela ne serait pas convenable pour une jeune fille, comme le soutient sa mère : c’est parce qu’il a peur que sa fille ait à subir des préjugés et des insultes racistes, comme lui a du les subir lorsqu’il était jeune et voulait intégrer l’équipe de cricket d’Angleterre. Sa fille lui oppose l’argument selon lesquels les mœurs ont évolué (désormais, des non-blancs peuvent intégrer les équipes de sport professionnel), mais le film montre quand même que la réalité du terrain n’est pas toute rose (Jess se fait traitée de « bronzée » pendant un match, Joe son entraîneur laisse entendre qu’il comprend sa position parce qu’il est irlandais). Une scène vers la fin du film se place du point de vue de femmes indiennes qui s’amusent et se questionnent au sujet du comportement « bizarre » de la mère de Jules et du fait que les Anglais se plaignent toujours que les Indiens font du bruit pendant leurs fêtes.

Le discours du film est aussi franchement critique envers certains aspects des traditions qui limitent la liberté des jeunes gens. Mais en montrant qu’elles sont en pratique déjà remises en question et dépassées par les propres enfants de la communauté, le film ne pose pas de regard jugeant d’  « en-haut » la culture indienne (rappelons-le encore une fois, il s’agit d’une femme indienne qui a réalisé le film). Les filles sont censées ne pas avoir de copain ou de relations sexuelles avant le mariage, souvent arrangé par les parents. Mais quasiment toutes désobéissent à la règle et la propre sœur de Jess a fait maintes fois le mur pour aller voir son futur mari qu’elle épouse par amour. L’obligation de devoir épouser un Indien (pas un blanc, surtout pas un musulman !) est aussi remise en question à la fin du film : Jess et Joe décident de refuser ces restrictions, et Joe devient ami avec son père et joue au cricket avec lui.

***

Joue-la comme Beckham et She’s the man ont un discours très clair : oui, une fille est capable de jouer au foot ; non, cela ne veut pas dire obligatoirement qu’elle veut devenir un garçon. Au-delà de la problématique du sport, les deux films proposent un point de vue féministe sur la place des femmes dans la société, leur rapport au corps et la construction de la féminité et de la masculinité, même si She’s the man tient un discours hétérosexiste beaucoup plus discutable.

Quant à celleux qui penseraient toujours qu’il faut interdire les filles de faire du foot, je les laisserai s’expliquer avec le Coach Dinklage :

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Notes:

[i] A noter que le scénario de She’s the man a été écrit par deux femmes, Karen McCullah Lutz et Kirsten Smith, qui avaient également écrit La revanche d’une blonde et 10 bonnes raisons de te larguer (plus récemment le moins glorieux The Ugly Truth). C’est une autre femme, Gurinder Chadha, qui a réalisé, produit et co-écrit Joue-la comme Beckham. Ceci est sans nul doute cohérent avec les sensibilités féministes des deux films qui adoptent tout deux des points de vue féminins.

[ii] C’est l’équipe japonaise qui a gagné la victoire face aux états-uniennes, en Allemagne. C’était en 2011. Même en ne suivant pas du tout l’actualité sportive, il est difficile en temps de Coupe du Monde masculine d’échapper à ce genre d’information sur-médiatisée… !

[iii] Rapport d’information sur l’  « Egalité des hommes et des femmes dans le sport : comme dans le marathon, ce sont les derniers mètres les plus difficiles », juin 2011 : http://www.senat.fr/rap/r10-650/r10-65027.html

[iv] L’état de la professionnalisation du sport féminin n’est en effet pas encore au même niveau que celui du sport masculin. Si certaines disciplines comme le tennis ou l’athlétisme font preuve d’exception sur les grands tournois en garantissant des primes égales entre hommes et femmes (même si on peut à juste titre s’interroger sur les différences des règles de jeu en tennis qui perdurent), l’état dans d’autres sports est loin de la parité. Le déroulement de la Coupe du Monde de rugby féminine 2014 – dont les matchs qualificatifs se déroulaient dans le stade de Marcoussis en région parisienne en petit comité -, était l’occasion de rappeler que les dames de l’’équipe de France, sorties encore vainqueures du Grand Chelem cette année, n’ont pas les moyens de vivre de leur sport.

A la rencontre de Forrester, Ecrire pour exister : le trope du « Professeur Sauveur Blanc »

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Dans la sphère critique cinématographique anglo-saxonne, le trope du Sauveur Blanc est bien connu : les productions d’Hollywood qui illustrent ce trope consistant à raconter l’histoire d’un-e héroïn-e blanc-he venant au secours d’un groupe minoréi (les noirs, les latinos, les Indiens d’Amérique, les Japonais…) pour le sauver de la pauvreté/esclavage/extermination, sont légionsii. Certains de ces films ont déjà fait l’objet d’analyses sur notre site : Avatar, Django Unchained, Atlantide l’Empire perdu ou encore Twelve Years A Slave. Et on peut en citer bien d’autres : Gran Torino, La Couleur des Sentiments (The Help), Danse avec les Loups, Lincoln, Le Dernier des Samuraïs. En fait, ces films sont même particulièrement choyés à Hollywood comme l’attestent les nombreux films ayant reçu un Oscar : David Sirota remarquait dans un article écrit en 2013 sur Saloniii que dix de ces films avaient été récompensés ces vingt-cinq dernières années, dont la moitié entre 2007 et 2012. L’année 2013 a vu Django Unchained et Lincoln récolter respectivement les Oscars du meilleur acteur et du meilleur scénario original. Et cette année encore n’a pas dérogé à la tradition puisque Twelve Years A Slave a raflé trois Oscars dont celui convoité de meilleur film. En revanche, des films mettant en avant un ou une héroïne autonome non identifiée comme blanche participant à l’émancipation d’un groupe minoré se font nettement plus rares et discrets (pour ne pas dire complètement absents des grands palmarès).

Une sous-catégorie a même été créée pour l’un des dérivés de ce trope : celui du Professeur Sauveur Blanc, White Teacher Savior en anglais. Ce principe consiste à catapulter un ou une professseur-e dans un quartier populaire pour éduquer et remettre sur le droit chemin des jeunes noir-e-s, latinos/as ou asiatiques “paumés”, violents et “sans avenir”. Les films Esprits Rebelles (Dangerous Minds), Le Proviseur (The Principal), Ecrire pour exister (Freedom Writers) et A la rencontre de Forrester (Finding Forrester) mettent en scène ce trope de manière centrale dans leur intrigue respective. Dans cet article, je me concentrerai sur les deux derniers films cités. Dans Ecrire pour exister, la jeune professeure d’anglais Erin Gruwell incarnée par Hillary Swank est nommée pour son premier poste dans le quartier de Eastside Long Beach sur la côte californienne et doit faire face à une classe de délinquants et d’échecs scolaires. Dans A la rencontre de Forrester, Sean Connery est un écrivain célèbre reclu qui donne des cours particuliers d’écriture à Jamal Wallace, un jeune noir du Bronx à New York.

Stéréotypes autour des “minorités de couleur”iv et des ghettos

Le blog feministfilmv synthétise efficacement les multiples aspects problématiques du trope du Sauveur Blanc et en propose la définition suivante :

A White Savior Film (WSF) is a movie that features a white person coming into the lives of a person or people of color (POCs) who are often low-income, troubled, and/or severely oppressed. The troubled times that the people of color are in can be a product of oppression from other white folks, or their own doing. Either way, the White Savior comes in, quickly sympathizes with the problems of the people of color, learning what needs to happen to solve their problems, and in doing so, wins their favor and becomes their hero.

**

Un film de Sauveur Blanc est un film qui présente une personne blanche entrant dans les vies d’une ou de plusieurs personnes de couleur qui ont souvent de faibles revenus, des ennuis, et/ou sont sérieusement opprimées. Les temps difficiles que les gens de couleur traversent peuvent être le résultat d’une oppression de la part d’autres personnes blanches, ou de leurs propres actions. Quel que soit le cas, le Sauveur Blanc arrive, compatit rapidement avec les problèmes des personnes de couleur en comprenant ce qui est doit être fait pour résoudre leurs problèmes, et ce faisant gagne leurs faveurs et devient leur héros.

Le film Ecrire pour exister est tellement représentatif de ce trope que MadTV a réalisé une satire mettant en avant les caractéristiques fondamentales du “Professeur Sauveur Blanc”.

En particulier, on retrouve le mythe du “fardeau de l’homme blanc”vi qui aurait pour charge d’éduquer les minorités (en continuité directe avec la soit-disant mission civilisatrice des puissances blanches colonialistes envers les peuples “non-blancs” et non occidentaux). Le Professeur Sauveur Blanc comprend très vite comment résoudre rapidement et efficacement les problèmes des minorités.

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D’abord, il n’y a pas que les groupes minorés qui ont des problèmes. Tout le monde a des problèmes. Et les personnes blanches éduquées de classe aisée savent exactement ce que c’est que d’être des personnes noires de classe pauvre vivant dans un ghetto.”

Il suffit pour cela que les minorités se laissent éduquer : la source de leurs problèmes et de leur situation sociale serait le résultat de leur refus d’apprendre (ce que les blanc-he-s ont à leur enseigner). Si les jeunes noir-e-s, asiatiques, latinos/as étaient de bon-ne-s élèves à l’école, alors illes ne dealeraient pas, ne voleraient pas, ne tueraient pas, sortiraient de leur ghetto.

Ce type de raisonnement néglige en général de considérer les véritables causes profondes de la situation de ces jeunes et pour commencer, les mécanismes en jeu dans la création des ghettos, dont l’évolution a varié entre 1890 et 1990 aux États-Unisvii. Jusqu’en 1970, une frange de la population noire migre vers les zones urbaines et se regroupe dans les mêmes quartiers : ce processus s’observe pour toute population migrante partageant la même langue et la même culture car il facilite l’acclimatation à un nouvel environnement culturel pas forcément accueillant. En effet, jusqu’en 1960, en particulier dans le cas des ghettos noirs, le racisme collectif – restrictions immobilières, plan d’urbanisme racisé, menaces de violence – a joué un rôle dans la création de quartiers urbains séparés (l’utilisation des restrictions immobilières était en effet plus élevée dans les villes les plus ségréguées). Aujourd’hui, le facteur essentiel contribuant à la ségrégation spatiale serait que les blancs paieraient davantage pour pouvoir vivre dans des quartiers sans noirs ou autre groupe racisé. On retrouve ce phénomène lié à la classe sociale et aux ressources financières en constatant les effets des politiques de discrimination positiveviii (affirmative action) visant à réduire les inégalités entre groupes : si celles-ci ont permis aux familles noires de classe moyenne d’améliorer leur niveau d’études et de revenus, elles ont aussi contribué à paupériser encore plus certains quartiers en les vidant de ces familles plus aisées qui gagnaient les moyens de déménager.

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Choisir entre un stylo et une arme à feu : super-simplification d’une situation sociale complexe. (parodie de Ecrire pour exister par MadTV)

Les horizons de carrière ou d’ascension sociale sont aussi restreints. A ce titre, les exemples montrés dans A la rencontre de Forrester sont représentatifs à la fois d’une certaine réalité sociale et des clichés racistes qui s’y entremêlent pour l’expliquer et/ou l’alimenter. Comme beaucoup de jeunes noirs, le grand frère de Jamal rêve de s’en sortir non pas grâce aux études mais grâce au basketball professionnel. Devant les difficultés à percer dans un domaine très compétitif, il se retrouve surveillant de parking (videur aurait pu être une alternativeix) et pense désormais à percer dans le rap. Les modèles de succès considérés par les jeunes sont assez typiquement liés à des domaines dans lesquels les noirs sont valorisés comme le sport (en particulier le basketball, l’athlétisme) et la musique (le hip-hop et le jazz). Par exemple, 76.3% des joueurs de NBA sont noirs et des super-stars du ballon telles que Michael Jordan sont médiatisées et servent d’image pour de grandes marques (Nike, Reebook…). Mais leur succès est expliqué en retour par des stéréotypes racistes biologisant et réducteurs : “les noirs courent naturellement vite (comme dans la savane…)”, “les noirs ont naturellement le sens du rythme (pour jouer du tam-tam…)”, etc. L’historien et sociologue français Pap Ndiaye décortique le jeu subtil entre les modèles de réussite de personnalités noires et les stéréotypes qui s’y associent dans La Condition Noirex :

« Les Noirs sont “bons en sport”, entend-on couramment, manière à justifier par un argument de nature leur présence notable dans un certain nombre de sports de premier plan comme le football, le basket ou l’athlétisme. Il serait absurde de nier leur forte présence dans ces sports en vue, mais elle est le fruit d’une histoire qui aurait pu être différente et qui n’est pas liée à des facteurs intrinsèques au groupe des “Noirs”. »

Il est assez clair que le sport peut constituer un moyen d’ascension sociale pour les groupes dominés” : leur proportion dans les catégories modestes étant plus importante, il n’est pas déraisonnable de retrouver une plus forte présence dans des sports historiquement liés aux classes populaires (football, boxe…).

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les noirs étaient considérés comme étant plus faibles que les blancs sur le plan physique et mental : faiblesse musculaire, propension à la fatigue, “manque de solidité nerveuse et de courage”, inaptitude aux efforts militaires ou sportifs conséquents, etc. Ce discours sur les corps noirs, soutenus par un racisme “scientifique” qui se développe au XIXe siècle, était un puissant instrument politique de contrôle.

Mais au début du XXe siècle, des exploits sportifs réalisés par les noirs viennent contredire ces conceptions :

La science fut alors sollicitée, non plus pour expliquer les déficiences de la race noire et son extinction prévisible, mais pour naturaliser certaines supériorités physiques.

[…]

Il est clair que la tentation d’explication biologisante à propos de la forte présence de sportifs noirs dans un nombre notable de sports est toujours présente, tapie dans un recoin, prête à surgir dans la bouche d’un commentateur. On pourrait considérer cela de manière indulgente si ces considérations n’allaient pas, souvent, de pair avec une disqualification des Noirs dans d’autres domaines (ceux de l’intellect et de la haute création), comme si les talents sportifs naturalisés valaient comme une compensation des déficiences intellectuelles implicites.

[…]

Aux États-Unis, jusqu’à aujourd’hui, des considérations racialisantes ont accompagné les succès des athlètes noirs, “comme si nous étions sortis en dribblant du ventre de notre mère” disait Michael Jordan.

[…]

Au sein d’un sport comme le football américain, les quaterbacks (meneurs de jeu qui orientent l’attaque) sont rarement noirs, tandis que les joueurs qui courent le plus (running back et free safety) le sont presque toujours : dans le premier cas, les qualités de stratège sont valorisées; dans le second, ce sont les qualités athlétiques qui priment, et qui ont induit une forte racialisation de ce sport. Les entraîneurs de football américain orientent les jeunes joueurs selon leurs qualités propres, mais aussi selon une grille raciale qui attribue aux uns et aux autres des qualités physiques et intellectuelles naturalisées. »

On doit enfin considérer “les choix des Noirs eux-mêmes qui investissent dans des sports précisément choisis parce qu’un grand nombre de Noirs les exercent de manière visible et à haut niveau, de telle sorte que ces sports apparaissent comme des lieux sans discrimination raciale et où les talents peuvent s’exprimer et les efforts sont justement récompensés. À elle seule, l’influence d’un grand champion peut suffire à susciter des vocations et faire apparaître par la suite un groupe substantiel de jeunes sportifs qui se sont identifiés ethniquement, racialement ou régionalement à lui.”

Trop opprimé-e-s pour savoir comment se sauver soi-même

Dans les films avec Sauveur Blanc les groupes minorés sont opprimés, discriminés, pauvres, sans avenir bien glorieux. Mais surtout tellement englués dans leur problème qu’ils ne sont pas capables de s’en sortir eux-mêmes. Le ou la Sauveur/se Blanc-he intervient alors pour les aider.

Dans A la rencontre de Forrester, Jamal est un adolescent fan de basketball qui a aussi une passion secrète pour l’écriture. Elève très moyen, ses résultats à des tests nationaux révèlent son don au grand jour et attirent l’attention de l’une des meilleures écoles privées de New York, Mailor-Callow, qui lui offre une bourse d’étude et l’opportunité de jouer dans leur équipe de basketball de haut niveau. Il s’agit ici du premier mécanisme de type “Sauveur Blanc” : l’école du fin fond du Bronx avec sa professeure d’anglais noire n’étant pas en mesure de développer le potentiel de Jamal (qu’illes n’avaient même pas soupçonné d’ailleurs), le directeur (blanc) de Mailor-Callow arrive tel le père Noël en sortant de sa hotte une place tout frais payés dans son école.

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Quand les classes supérieures blanches décident généreusement d’offrir une place dans leur système éducatif privé à un jeune noir du Bronx, c’est sur fond de drapeau états-unien.

Le film soutient sans le questionner une réalité très élitiste : pour avoir une chance de réussir dans ses études et dans la vie, il faut faire partie des meilleures, des plus chères (et des plus blanches) écoles privées des États-Unis. Un jeune noir, aussi doué soit-il, n’a pas beaucoup de chance d’intégrer les meilleures universités depuis son lycée du Bronx : il s’agit de l’une des injustices d’un système scolaire à double vitesse.

Jamal, lui, ne sait pas quoi faire : sortir du Bronx et affronter un nouvel environnement social semble lui faire peur, ce qui est bien compréhensible. C’est donc grâce à la sagesse et à la perspicacité de Forrester, le Professeur Sauveur Blanc du film, que Jamal va pouvoir prendre la bonne décision et accepter d’aller à Mailor-Callow. En effet, grâce à la simple lecture des carnets d’écriture de Jamal et l’observation à travers ses jumelles du jeune homme à la sortie de son école, Forrester sait comment répondre aux questions de l’adolescent :

-Pourquoi vous m’avez parlé comme ça l’autre fois ? Vous avez un problème avec les Blacksxi ?

– Cela n’avait rien à avoir avec le fait que tu sois Black, cela avait seulement à voir avec moi qui voulait savoir quelle dose de foutaises abjectes tu étais prêt à supporter.

– Donc vous saviez que je reviendrai ?

– Oui comme je sais que tu iras dans cette nouvelle école.

– Vous savez ça ?

– Oui je le sais ! Parce que dans tout ce que tu écris, on sent que tu t’interroges sur ce que tu feras de ta vie. Et à cette question, je pense que ton école ne peut pas répondre pour toi. ”

Dans Ecrire pour exister, la situation est encore plus explicite : pour les pires cas d’échecs sociaux et scolaires du lycée (membres de gang, jeunes criminel-les, sans-abri…), les cours n’ont strictement aucun intérêt. Ignorant de leurs propres besoins, aucun-e n’est assez lucide pour envisager une seule seconde que les études puissent être la clé d’une ascencion sociale plus que nécessaire pour sortir de leurs ghettos. Heureusement, la Professeure Blanche va pouvoir leur montrer la Voie en créant un havre de paix non-raciste dans l’enceinte de l’école.

Car si le film semble admettre que leur situation est en partie la conséquence d’un monde raciste et discriminant, il s’agit quand même de la faute des élèves s’illes restent coincées dans la spirale violence-pauvreté-prison, parce qu’illes ne font pas assez d’efforts ou n’ont pas assez confiance en eux. Ce discours occulte totalement le fait que l’école fait partie intégrante d’un système qui les excluent et les rabaissent, ce dont les élèves ont parfaitement conscience grâce à leurs propres expériences ou celles de leurs proches. En faisant le portrait d’élèves en échec par manque de travail/courage ou par mauvais choix au lieu de jeunes gens raisonnés qui ont décidé en connaissance de cause d’investir leur énergie ailleurs qu’à l’école pour s’en sortir (deals, protection de la famille et du “territoire”…), le film ressort la bonne recette du “illes n’ont qu’à travailler/étudier” comme solution miracle à tous les maux, faisant fi des déterminisnes sociaux à l’oeuvre (milieu, situation économique et familiale notamment).

Continuant sur la lancée culpabilisatrice du film envers les élèves, le “vrai” problème de fond auquel s’attaque la Professeure n’est pas le racisme des blancs envers les non-blancs (“blanc” au sens “perçu socialement comme blanc” et non d’une prétendue couleur de peau de référence “blanche”) mais le fait que ces jeunes « sans repères ni culture » soient eux-mêmes racistes entre eux (les noir-e-s contre les latinos/as contre les Cambodgien-ne-s).

Les donneurs de leçon

Les deux films ont en commun que le héros et l’héroïne blanc-he-s font la morale aux groupes discriminés à propos du racisme comme s’illes en connaissaient bien plus en la matière grâce à leur savoir que les gens directement concernés. Forrester conseille à Jamal de ne pas trop accepter de remarques racistes, tandis que Grunwell apprend à ses élèves que le racisme c’est mal en leur faisant découvrir les dérives de l’antisémitisme avec l’Holocauste. Dans le premier cas, le Professeur Blanc explique à un noir du Bronx comment réagir face au racisme, dans le deuxième cas, la Professeure Blanche explique à des jeunes qui subissent tous les jours les conséquences du système de discrimination raciale bénéficiant aux blanc-he-s qu’il ne faut pas être raciste, sinon ils risquent de finir comme les nazis…

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La Professeure Blanche apprend aux groupes minorés que les dessins racistes, c’est mal.

Ceci permet de poser une frontière entre les “bons blancs” et les “mauvais blancs” racistes, chacun étant clairement identifié dans chaque film. Dans Ecrire pour exister, Gruwell entreprend un bras de fer avec l’administration de son école, et en particulier la responsable de département Margaret Campbell pour qui les jeunes des quartiers ne veulent pas apprendre. Campbell est véritablement le double de Gruwell. Toutes deux bénéficient de privilèges semblables : elles sont des femmes blanches et de classe relativement aisée. Leurs tailleurs de bonne facture et leurs bijoux en attestent. Ce qui les départage, c’est que Campbell considère qu’il n’y a rien à tirer de ces élèves alors que Gruwell est persuadée qu’elle peut leur apprendre des choses.

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Saurez- vous reconnaître le Bon Professeur Sauveur du Mauvais Professeur Raciste ?

Dans A la rencontre de Forrester, le Professeur Sauveur Blanc trouve aussi son alter ego raciste en la personne du Professeur Crawford : celui-ci, écrivain raté et aigri, n’arrive pas à concevoir qu’un jeune noir du Bronx comme Jamal puisse avoir un tel talent d’écriture. En revanche, lorsque Forrester fait des remarques racistes à Jamal, c’est pour tester ses limites et “savoir quelle dose de foutaises abjectes [il est] prêt à supporter”. Lorsque l’on est un “bon blanc”, il semble donc que l’on puisse se permettre de faire des remarques racistes en restant ambigü pour vérifier que le jeune noir réagit de la “bonne” manière. Le paternalisme de Forrester dans cette scène est flagrant :

– Comment tu t’appelles ?

– Jamal Wallace.

– On dirait le nom d’un restaurant marocain… Quel âge as-tu ?

– J’ai seize ans.

– Seize ans… mais tu es black ! C’est remarquable.

– Remarquable ?! C’est remarquable que je sois black ? Que je sois black ou pas, qu’est-ce que ça change putain ?

– Tu ne sais plus quoi faire maintenant, n’est-ce pas ? Si tu me dis ce que tu as vraiment envie de me dire, je pourrais ne plus vouloir en lire davantage. Mais si tu me laisses t’insulter avec ces conneries racistes (Jamal baisse les yeux), tu auras l’air de quoi, toi ?

– Je… je vais pas jouer à ce jeu là, man.

– Et pourtant tu y joues, moi je te le dis. Un regard vaut mieux que mille mots. Ou peut-être dans ton cas en vaut-il un gros !

La mise en scène d’un Professeur Sauveur Blanc permet d’exempter les blanc-he-s de toute responsabilité en tant que classe : certes, certain-e-s sont racistes, mais ce sont bien d’autres blanc-he-s qui apportent des solutions aux groupes minorés pour se sortir de leurs problèmes. Ce dispositif permet ainsi aux spectateurs/trices blanc-he-s de s’identifier automatiquement au “bon” professeur altruiste sans jamais avoir à s’interroger sur leurs propres privilèges et leur participation passive et/ou active à un système discriminant envers les groupes de population de couleur.

En fait, il y a pour chaque film quelques passages dans lequel l’un des jeunes semble prendre à parti son professeur-e pour le ou la remettre à sa place. Dans Ecrire pour exister, il s’agit d’Eva proférant devant Gruwell sa haine des blanc-he-s qui profitent et alimentent le système du ghetto : il s’agit de l’unique tirade qui semble inclure Gruwell dans un groupe privilégié blanc. Mais la tentative de dénoncer un racisme systémique conférant de facto des privilèges aux blancs tombe totalement à côté car Gruwell se désolidarise complètement des deux professeurs profondément racistes : le discours d’Eva apparaît au mieux comme de la colère ciblant injustement Gruwell, au pire comme de la haine contre les blancs, voire comme du racisme inversé. Quant à la police qui arrête volontiers des individus des groupes minorés, elle semble surtout faire le jeu des gangs qui se dénoncent les uns les autres. Les groupes minorés, enfermés dans leurs quartiers dont les blancs sont complètement absents, reproduisent entre eux un système raciste et jouent la carte du “communautarisme” (latinos contre noirs contre asiatiques… les blancs étant au-dessus du jeu). Ainsi ne sont-ils pas meilleurs que les “mauvais” blancs racistes et il est du devoir des “bons” blancs de leur montrer comment s’en sortir. Ceci revient à dire que ce sont les groupes discriminés qui produisent eux-mêmes le racisme (qui, tel qu’il est montré dans le film, ne bénéficie en pratique à personne puisqu’ils subissent tous les conséquences des violences, meurtres, luttes d’influence et de gangs de manière similaire). La classe de Gruwell reproduit la même répartition des forces : une classe bigarrée déchirée par la guerre des gangs avec au-dessus la Professeure Blanche, et en prime un unique garçon blanc qui a bien trop peur de ses camarades pour pouvoir jouer le rôle de privilégié (il serait même plutôt une victime injustement placée dans la mauvaise classe)xii.

Dans A la rencontre de Forrester, Jamal et son frère poussent quelques coups de gueule : par exemple, Jamal explique amèrement que si les policiers ont peur de venir dans le Bronx et si les voleurs les laissent tranquilles, c’est qu’ils savent qu’ils n’ont rien. Ces deux passages ne visent en rien Forrester. Mais vers la fin du film, Jamal ouvre enfin la bouche pour dire à Forrester qu’il en a marre de “recevoir des leçons”, surtout venant de la part de quelqu’un qui n’est pas irréprochable (il ne sort jamais, fait faire ses courses par quelqu’un d’autres, lui cache des informations et ne lui vient pas en aide…). Son frère vient aussi parler à l’écrivain pour lui dire : “C’est bizarre non ? On nous laisse tout juste prouver ce qu’on vaut. Et après ça on nous enlève tout, absolument tout ?”. S’il serait possible de tisser un lien entre l’attitude paternaliste de Forrester et sa position sociale de blanc dominant, la dimension raciale des reproches de Jamal et de son frère vis-à-vis de Forrester et du “système” est totalement implicite, pour ne pas dire inexistante.

En fait, dans le film, les références directes au racisme sont finalement assez peu nombreuses, et certaines sont même problématiques. Jamal quitte rapidemment son ghetto noir pour plonger dans l’univers des blancs riches à Mailor-Callow, au coeur de Manhattan.

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Pas beaucoup de personnes de couleur et de femmes dans le métro vers Manhattan…

Assez étrangement, à l’exception de Crawford, Jamal n’est que très peu confronté au racisme de son entourage. En fait, c’est même plutôt lui qui se poserait “tout seul” des limites dûes à la couleur de sa peau en refusant par exemple de s’engager avec Claire, la fille à papa blanche et riche quand celle-ci lui fait remarquer qu’avec lui, tout est toujours “blanc ou noir”. Les interactions entre la bande de Jamal et l’homme qui vient apporter les courses à Forrester illustrent cette même perception prétendumement “biaisée”, “trop sensible” de la réalité de la part des jeunes noirs. Ceux-ci se sentiraient (à tort) personnellement visés par certaines actions manifestement innocentes, par exemple en voyant homme blanc vérouiller systématiquement sa voiture en partant comme s’il avait peur que des noir-e-s du quartier ne la lui volent :

– Pas de panique man, je vais pas y toucher à votre bagnole !

– Pardon ?

– A vous voir, on dirait que vous avez peur que j’y touche à votre caisse.

– Non, je mets toujours l’alarme où elle se trouve, alors faut surtout pas vous sentir visé.

Juste après, Jamal interprète à nouveau “de travers” ce que son interlocuteur lui dit :

– Toute personne qui a entendu parler [de BMW] sait que c’est plus qu’une voiture.

– Oh, toute personne qui a entendu parler de cette marque ? Et moi bien sûr, je n’en ai jamais entendu parler ?

– Non, c’est pas ce que je voulais dire.

Ces trois épisodes font écho à un certain type de stéréotype raciste et classiste selon lequel les Noir-e-s eux-mêmes seraient plus “racistes” car illes verraient des différences là où les blanc-he-s n’en voient pasxiii. En réalité, c’est qu’illes sont tout simplement plus attentifs à certains comportements préjudiciables envers elleux que les blanc-he-s, non directement impacté-e-s, ne remarquent pas.

L’ascension sociale de Jamal s’accompagne de deux éléments clés : il s’éloigne de ses anciens amis noirs du Bronx avec qui il jouait au basket, et il s’éprend d’une jeune fille blanche. On peut ainsi y lire un processus de blanchiment social illustré mais jamais remis en question par le film : plus la couleur de peau est claire, plus cela est socialement valorisé. Il convient de rappeler que la perception de la couleur de la peau n’a de sens que dans des rapports de domination, il ne s’agit pas d’une donnée universelle naturelle. Ainsi, “dans un essai de 1751, Benjamin Franklin ne considérait comme blancs que les Anglais et les Saxons, excluant les Espagnols, les Italiens, les Français, les Russes et… les Suédois, vus comme “basanés”. Les plus dominés ne sont jamais tout à fait blancs.xiv Les distinctions entre les différentes teintes de couleur de la peau (colorisme) des personnes socialement identifiées comme noires trouvent leurs origines dans le système de hiérarchies sociales de l’esclavage.

Ainsi, se marier ou sortir avec quelqu’un dont la couleur de peau est plus claire que la sienne est un signe de réussite sociale (et inversement). Plus la couleur de la peau est socialement perçue comme étant “claire”, plus les chances d’occuper une position sociale privilégiée augmentent (ainsi, certaines personnes cherchent-elles à se blanchir la peau pour gagner quelques teintes afin de réduire l’impact des discriminations, par exemple pour faciliter un petit peu une promotion). Dans ce contexte, il est intéressant de remarquer que la seule autre personne visiblement métissée de l’école est Hartwell (on entraperçoit de loin ses parents noirs à la réception de l’école), qui appartient à une classe bien plus aisée et a une couleur de peau plus claire : on pourrait d’ailleurs admettre qu’il est perçu socialement comme “blanc” étant donné qu’il n’est jamais fait une quelconque allusion ou rapprochement à la “couleur” de sa peau ou autre marqueur social racial. Coïncidence ou volonté consciente de la part des réalisateurs du film, ce détail fait en tout cas parfaitement écho à une certaine réalité sociale. Ces deux garçons isolés dans un monde dominé par les blancs mais éloignés de par leur classe, s’affrontent sur le terrain de basketball, à mille lieues de nouer une quelconque relation amicale ou d’entraide. Que deux personnes minorées ne deviennent pas alliées n’est pas forcément irréaliste (d’autres facteurs tels que la classe sociale ou le genre peuvent expliquer le clivage), mais du point de vue des représentations, il peut être aussi problématique que le seul autre Noir de l’école soit d’emblée l’un des ennemis directs de Jamal.

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Affrontement (physique) des deux seuls noirs de l’équipe

***

Malgré les difficultés du terrain et les reproches “injustes” de leurs élèves, le Professeur Sauveur Blanc s’accroche et persévère. A l’issue de l’aventure, le Sauveur ou la Sauveuse est même devenu-e plus qu’un-e professeur-e : c’est un père ou une mère de substitution pour les jeunes. L’investissement de Gruwell auprès de sa classe prend des goûts de sacrifice : elle prend deux boulots complémentaires pour financer leurs sorties et son mari délaissé la quitte. Les jeunes deviennent véritablement sa nouvelle famille, dont elle est la maman en charge. La relation entre Jamal et Forrester est plus équilibrée : si le vieil écrivain lui sert de mentor (et même de père adoptif étant donné que celui de Jamal a quitté sa famille), l’adolescent lui apprend en retour à surmonter son agoraphobie et à retrouver le goût de l’écriture.

Une autre différence entre les deux films est le point de vue : dans Ecrire pour exister, c’est à travers les yeux de Gruwell que l’on voit défiler l’intrigue, retrouvant ainsi l’une des caractéristiques du trope du Sauveur Blanc : c’est bien son point de vue qui prime. On notera cependant que dans certains passages du film, les narrateurs ou narratrices sont les élèves eux-mêmes en train de lire ou d’écrire les textes racontant leur vie, exposant directement leur perspective aux spectateurs/trices. A ce titre, des points de vue féminins sont clairement mis en avant (amitiés féminines, violences) contrairement au film de Forrester dans lequel les femmes sont cantonnées à des seconds rôles de mère, petite amie et professeure impuissante. Dans A la rencontre de Forrester, le protagoniste principal est Jamal, un jeune homme noir. Mais ceci ne vient pas remettre en cause le noeud central des deux films : si les jeunes de Eastside Long Beach ont l’occasion de s’exprimer, si Jamal a la possibilité de vivre tout ce qu’il vit, c’est bien grâce à leur professeur-e blanc-he. Et c’est précisément là où le bât blesse avec le trope du Professeur Sauveur Blanc.

PS: Pour dépasser ce trope du Sauveur Blanc, le site Black Home School Academy propose une liste alternative répertoriant des films tels que John Q, Akeelah and the Bee et Kirikou et la sorcière :

http://blackhomeschoolacademy.com/movies/

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Edit 1 du 13/01/2105 : Initialement, j’avais utilisé dans un certain nombre de phrase l’expression « Noir-e » avec une majuscule. Or, cet emploi de la majuscule s’avère problématique comme l’explique cet article du site Une autre histoire :

« […] la majuscule n’est de règle que lorsqu’un adjectif substantivé désigne une personne en fonction de sa nation (un Français, un Japonais), de son continent (un Africain), de sa ville (un Lyonnais, un Londonien).

Il va de soi que l’adjectif noir employé substantivement ne désigne pas une personne en fonction de sa nation, de son continent ou de sa ville, mais de la couleur de sa peau et que, -dès lors- la minuscule serait préférable, sauf à considérer que la couleur de la peau d’un individu le ferait d’emblée appartenir à un groupe.

Dire qu’un individu appartient à un groupe par la seule couleur de sa peau, c’est la définition même du racisme.

[…]

Toutefois, les mêmes journaux Le Monde ou Libération prennent bien garde de ne pas mettre de majuscule à l’adjectif « juif » employé substantivement. Un « juif » est toujours écrit avec une minuscule.

Et il faut s’en réjouir.  Le fait de considérer que les juifs formeraient une « race » ramènerait à l’idéologie nazie.

En fait, tout se passe comme si la presse française considérait implicitement qu’un juif est une personne ayant peut être quelque chose à voir avec la religion juive mais que, cette personne appartenant à la « race » blanche, il serait raciste de faire des distinctions au sein d’une même « race » tandis qu’un « noir » – de toute évidence- appartient à la « race » noire et qu’il n’y a rien de raciste à le désigner ainsi. D’où la majuscule. »

J’ai donc corrigé mon texte en n’espérant ne pas avoir fait d’oubli. J’ai en revanche laissé les majuscules dans les citations des textes écrits par d’autres. De la même manière, j’ai enlevé les majuscules aux noms « blanc », « latino ». J’ai laissé les majuscules dans l’expression « Professeur Sauveur Blanc », en calque de l’expression anglaise.

Notes

i “Groupe minoré” : je reprends ici l’expression proposée par Louis-Georges Tin, employée et justifiée par Pap Ndiaye dans La Condition Noire pour désigner un groupe de personnes qui ont subi des discriminations liées à leur physique (sexe, pigmentation de la peau…), classe sociale, origine réelle ou supposée, sexualité… Le terme “minorité” peut être perçu par les groupes qu’il désigne comme un terme les plaçant dans une situation d’infériorité ou infantilisante (“être mineur-e”) ; ces groupes sociaux pouvant très bien ne pas être en “minorité” démographique. Ndiaye rapporte d’ailleurs que la revendication “We are not a minority” est très présente chez un certain nombre d’Africains-Américain-e-s et de latinos/as aux Etats-Unis.

ii Plusieurs listes sont publiées sur http://feministfilm.tumblr.com/post/6608112156/a-brief-list-and-analysis-of-white-savior-films, http://blackhomeschoolacademy.com/movies/ et https://pdjeliclark.wordpress.com/2013/02/26/oh-come-all-ye-white-saviors/

iii http://www.salon.com/2013/02/21/oscar_loves_a_white_savior/

iv “De couleur” renvoyant à un marqueur social subjectivement perçu et construit à partir d’une prétendue “blancheur” de référence, et non à une réalité particulière, des personnes ayant un taux de mélanine importante pouvant par exemple être perçues comme “blanches à l’intérieur” de part leurs attributs sociaux (culture, langue, position sociale, etc).

v FeministFilm: http://feministfilm.tumblr.com/post/6608112156/a-brief-list-and-analysis-of-white-savior-films

vi L’expression “Fardeau de l’homme blanc” est une expression de Rudyard Kipling : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fardeau_de_l%27homme_blanc

vii “The Rise and Decline of the American Ghetto”, David M. Cutler, Edward L. Glaeser, Jacob L. Vigdor, janvier 1997 : http://www.nber.org/papers/w5881.pdf

viii Les politiques de discrimination positive (ou “action positive” pour éviter la connotation négative du mot discrimination) consistent par exemple à avoir des quotas dans les universités réservés pour la catégorie “noire”, “latina”, etc. Variant selon les états, elles peuvent constituer par exemple à réserver des places dans les universités pour 10% des meilleurs élèves des lycées défavorisés d’une certaine zone ou à instaurer un pourcentage minimal de recrutements et/ou postes occupés par les membres de tel ou tel groupe discriminé dans une entreprise.

ix « La fonction racialisée de l’emploi de vigile » : http://negreinverti.wordpress.com/2014/06/07/la-fonction-racialisee-de-lemploi-de-vigile/

x Pap Ndiaye, “La condition noire, Essai sur une minorité française”, chapite IV “Le tirailleur et le sauvageon : les répertoires du racisme anti-noir” : le racisme et le sport.

xi Ici, j’ai gardé le terme “Black” choisi par le doublage du film. Un article sur Je Wanda Mag (http://www.jewanda-magazine.com/2013/09/chronique-pour-une-utilisation-decomplexee-du-mot-noir/) appelle à une “utilisation décomplexée du mot Noir”. Un autre article publié sur slate.fr rappelle également en quoi l’usage du mot black est problématique et pourquoi il est employé (http://www.slate.fr/story/52115/noir).

xii On remarquera aussi l’absence de toute figure de délinquant qui serait blanche… Les gangs et la petite délinquance semblent être monopolisés par les groupes de couleurs.

xiii On retrouve le même raisonnement douteux au sujet des féministes qui seraient plus sexistes en voyant des différences entre hommes et femmes là où il n’y en aurait pas.

xiv Pap Ndiaye, “La condition noire, Essai sur une minorité française”, chapite II “Gens de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme”, p.88

Blue Valentine (2010) : autopsie d’un mariage filmée « sans parti-pris »

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Dans Blue Valentine, Ryan Gosling and Michelle Williams interprètent respectivement Dean et Cindy, un couple qui après cinq ans de mariage sombre inéluctablement vers le divorce. Entrelacées à cette intrigue, les scènes des premiers jours de leur amour ressurgissent en flashbacks. Pour le réalisateur Derek Cianfrance, Blue Valentine montre « ce qui arrive après le conte de fée et le happy ending »[1]. Le film suit le naufrage du couple en prenant alternativement le point de vue de chacun des deux protagonistes. Il s’agit là d’un choix explicite de la part de Cianfrance[2]:

« With ‘Blue Valentine’ I wanted to deal with this idea of a ‘duet’. It’s non-judgemental, and that was my goal with it, was not to pick one side – the ‘man’ or the ‘woman’ – for me it is a duet, it’s equal parts Dean’s story and Cindy’s story, […]. I would say that in the edit of the film the most difficult thing was walking that tightrope between these extremes – because the film works with extremes – and trying to make it balanced so we didn’t fall off one side or the other. That is to say that some people, when they see the film, do take sides, and I am fine with that. I think it is a compliment to the film because it means that the characters are alive to people while they watch it. »

« Avec Blue Valentine, je voulais travailler avec l’idée de « duo ». Cela ne porte pas de jugement, et c’était mon but, de ne pas prendre parti – celui de l’ « homme » ou de la « femme » – pour moi c’est un duo, il y a part égale entre l’histoire de Dean et l’histoire de Cindy, […]. Je dirais que dans le montage du film, le plus difficile était de marcher sur ce fil entre ces extrêmes – parce que le film travaille avec des extrêmes – et d’essayer de garder un équilibre pour ne pas tomber d’un côté ou d’un autre. C’est pour dire que certains personnes, quand elles voient le film, prennent parti, et ça me va très bien. Je pense que c’est un compliment pour le film parce que cela veut dire que les personnages sont vivants pour les gens qui les regardent. »

Blue Valentine s’engage donc à présenter une image complète et globalement neutre (neutre dans le sens où le film ne prend pas parti) de l’histoire de Dean et de Cindy. En pratique, cette prise de position entraîne deux conséquences : premièrement, un certain nombre de scènes du film sont ambivalentes et opposent deux interprétations dont la portée politique oscille entre un propos féministe et un discours misogyne/masculiniste ; deuxièmement, contrairement à ce qu’annonce Cianfrance, Blue Valentine n’est pas si neutre et égalitaire dans le traitement des deux personnages.

Des scènes ambivalentes

Tout d’abord, un certain nombre de scènes peuvent être interprétées selon plusieurs points de vue simultanés par les spectateurs/trices. Par exemple, le film montre Cindy en train de s’affairer à ranger la maison tandis que Dean est affalé devant la télé à regarder une vidéo de famille sur la construction d’une niche pour la chienne. Si l’on prend le point de vue de Cindy, cette scène met en évidence la répartition inégale des tâches ménagères et l’une des raisons de pourquoi elle va quitter son mari. Lorsque Dean saute sur ses pieds, ce n’est pas pour venir l’aider : c’est pour réserver une soirée en tête-à-tête au motel pour sauver son couple, contre la volonté affichée de sa femme. Mais l’enchaînement des actions peut aussi donner une autre interprétation de la scène : Dean ne faisait pas rien, il réfléchissait à comment résoudre les problèmes dans son couple, une tâche aussi importante si ce n’est plus que le ménage quotidien. Ceci est cohérent avec le comportement des deux protagonistes : lui tente tout pour sauver son mariage (il revit des moments heureux de vie de famille), elle ne semble pas s’en préoccuper et se réfugie dans son travail. Politiquement parlant, la première interprétation intéressante d’un point de vue féministe (les femmes sont en moyenne celles qui s’occupent de la plupart des tâches ménagères dans les couples avec enfants) se retrouve affaiblie par la deuxième interprétation qui fournit une excuse ou tout du moins une explication acceptable au comportement de Dean.

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« Tu peux sortir la poubelle s’il te plait ? » Cindy s’affaire pendant que Dean est allongé dans le canapé.

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« Hey, tu pourrais arrêter de ranger une minute ? Ca me tient à cœur de faire ça. » 

Un autre exemple est la scène où Dean menace de se jeter du pont pour que Cindy lui révèle ce qu’elle ne veut pas lui dire, à savoir qu’elle est enceinte. Dans cette scène, Dean exerce une sorte de chantage affectif sur Cindy pour la forcer à la faire parler. Mais on peut aussi considérer que ce refus de la part de Cindy est d’avantage une difficulté à communiquer, à aborder le sujet avec Dean : celui remarque que quelque chose ne va pas et cherche à l’aider. On peut aussi supposer que Cindy allait de toute manière révéler un jour sa grossesse à son petit ami, bien qu’il n’en soit pas le père. En accord avec le souhait du réalisateur, il est difficile de trancher en faveur de l’une ou de l’autre de ces positions.

Dans Blue Valentine, ces interprétations peuvent amener à développer une empathie ou tout du moins une proximité avec l’un ou l’autre des personnages, successivement ou même simultanément. Le parti-pris du film est justement de traiter les actions des deux personnages comme si elles étaient égales dans leur portée, leur signification et leur responsabilité vis-à-vis de l’échec de leur mariage, il ne s’agit pas de démontrer qui a raison ou tort plus que l’autre. Mais cette approche devient rapidement problématique car le film traite, comme le dit justement le réalisateur, d’ « extrêmes » : pour Dean il s’agit de violence physique et sexuelle envers sa femme, de harcèlement, d’alcoolisme. Pour Cindy, de refus de communication, de rejet de son mari, de violence verbale. La mise en parallèle des deux listes laisse songeur/se : politiquement parlant, filmer des comportements qui n’ont manifestement pas la même gravité comme s’ils étaient équivalents et en donnant à « comprendre » aussi bien les réactions de Cindy que de Dean revient à relativiser l’impact des actions les plus graves.

Par ailleurs, présenter des scènes ambivalentes pour servir l’objectif d’un traitement « égalitaire » n’atteint son objectif que si cette ambivalence influence de manière équivalente la représentation des deux protagonistes. Or, l’analyse du scénario révèle plusieurs mécanismes qui déséquilibrent la perception des deux personnages et favorisent une attitude empathique pour Dean, en supportant un discours dont l’on peut reconnaître les accents masculinistes.

Du mariage au divorce, les femmes décideraient du bonheur des hommes

Dean déclare vers le début du film que les hommes sont plus romantiques que les femmes car une fois qu’ils tombent amoureux d’une femme ils donnent tout ce qu’ils ont pour la conquérir et se marient avec. Les femmes en revanche, soi-disant en quête du prince charmant, choisiraient selon lui en fin de compte la sécurité en épousant le prétendant qui a le meilleur boulot. Le film semble donner raison à Dean : Cindy épouse sans doute Dean par amour mais peut-être aussi parce qu’il peut être un père pour son enfant à naître, qu’il a un travail pour subvenir à ses besoins alors qu’elle est encore étudiante, et qu’il a des talents d’artiste (donc un potentiel à réaliser). Cette conception inversée des contes de fée est problématique : elle prétend que les hommes sont victimes d’un système injuste et inégalitaire dans lequel les femmes décident de leur bonheur en se basant sur des critères matériels pour assurer leur propre sécurité, en faisant fi des sentiments des hommes. Cette théorie oublie un peu trop vite que la plupart des histoires de princesses (contes de fées, comédies romantiques) présentent les femmes comme des objets de désir pour les hommes, sans autre volonté que celle d’attendre passivement la venue du prince charmant qui viendra les sauver. Elle passe outre le fait que ces histoires enferment les femmes dans un rôle passif qui n’a pour seule ambition que la rencontre de l’amour alors que les hommes sont présenté comme ayant le choix de l’initiative et de l’action. Enfin, cette inversion des rôles doublée d’une victimisation des hommes permet de nier l’existence du sexisme réel dans la société, produit d’une éducation sexiste différenciée que le film passe sous silence et renverse même, suivant un mouvement masculiniste.

Si Dean est arrivé à point nommé pour prendre le rôle de mari et de père (et éviter l’opprobre de la mère-fille célibataire ?), il semblerait bien qu’après cinq ans l’amour et le boulot de déménageur/peintre de Dean ne soient plus assez pour satisfaire Cindy. Cette infirmière qui travaille et a l’opportunité de faire évoluer sa carrière ne comprend pas que son homme n’ait pas plus d’ambition professionnelle.

Cindy : Et ça te suffit ? […] Parce que tu as beaucoup de potentiel.

Dean : Et alors ? Pourquoi faudrait-il toujours faire du fric avec son potentiel ? 

C : Ce n’est pas ce que j’ai dit…

D : C’est quoi « potentiel » ? Qu’est-ce que ça signifie ?»

Dean et Cindy semblent appartenir originellement à deux classes sociales différentes : lui n’a pas de qualification tandis qu’elle fait des études de médecine. Est-ce pour bénéficier d’un meilleur statut social que Cindy souhaite que Dean prenne un travail artistique ? Ou parce qu’elle ne trouve pas normal, en tant qu’épouse, qu’il est une position moins bien considérée que la sienne ?

 

C’est par négligence et contre les rappels de Dean, que Cindy laisse la porte de la cage de la chienne ouverte. L’épisode qui est annonciateur de l’issue du film : la fidélité réputée de l’animal en fait un symbole traditionnel du mariage ; sa mort annonce la fin du couple par la faute de Cindy. Lorsque Cindy veut divorcer et que Dean lui demande de penser à leur fille, chacun-e vient avec sa propre histoire familiale qu’ille ne veut pas reproduire : la mère de Dean l’a abandonné à l’âge de dix ans en quittant son père, les parents de Cindy vivent sous le même toit mais ne se supportent pas. A priori, le film traite de manière égale les deux personnages. Pourtant ce n’est pas le cas : lorsque Dean supplie Cindy de ne pas briser leur famille, il semble faire passer l’intérêt de leur fille en premier et promet de tout faire pour changer. Face à l’ « égoïsme » de Cindy qui décide de priver sa fille de son père sans être capable de proposer de solution constructive, Dean va jusqu’à s’effacer complètement pour se remodeler en fonction des désirs de sa femme : « J’essaye de me battre mon amour, j’essaye de me battre pour garder ma famille. […] Quel homme veux-tu que je devienne? Dis ce que tu aimerais, et je le ferai !»

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Dans la scène finale, l’enfant reste avec sa mère et son grand-père tandis que l’on voit s’éloigner Dean, seul et accablé après que sa fille ait vainement tenté de le retenir (preuve que Dean avait raison de se préoccuper de l’impact de la séparation sur leur fille). Et une conclusion s’impose : dans le couple, les deux conjoints ne souffrent pas de manière équivalente puisque Cindy impose la séparation de manière unilatérale à Dean, qui a pourtant tout tenté pour l’éviter, et garde la responsabilité de sa fille. L’évidence de cette garde est également ambiguë : est-ce parce qu’elle est une femme – donc la gardienne « naturelle » de l’enfant en raison de son ineffable instinct maternel – ou bien est-ce parce que Dean n’est pas le père naturel de l’enfant ? On peut objecter à la seconde proposition que l’enfant étant né lorsque le couple était marié, la filiation paternelle s’est fait automatiquement d’un point de vue légal et que, surtout, Dean la considère et l’aime manifestement comme sa propre fille. Autre détail étrange : alors que c’est Cindy qui quitte Dean, l’homme est celui qui doit s’en aller de la maison. On retrouve donc dans la scène une des idées chères aux masculinistes : en cas de séparation, les femmes privent quasi-systématiquement les hommes de leur foyer et de leurs enfants.

 

Quand le prince harcèle sa belle pour la séduire

Dean semble être l’opposé de Bobby l’ex-petit copain de Cindy qui la harcèle, et du père de celle-ci qui fait preuve d’une certaine violence verbale avec sa femme. Dean endosse le rôle de père qui aurait dû échoir à Bobby si l’on suit une logique familiale « traditionnelle » et troque la position d’agresseur pour celui de victime lorsqu’il se fait tabasser par Bobby et ses amis lutteurs.

Mais sous ses airs de petit ami parfait, Dean adopte une conduite problématique : lorsqu’il rencontre Cindy pour la première fois, il bloque la porte de la chambre de sa grand-mère pour lui parler, il la suit sur le chemin jusqu’à sa maison pendant qu’elle lui demande de la laisser tranquille, il s’assoit à côté d’elle dans le bus alors qu’elle ne montre aucune envie de lui parler. On retrouve un type de harcèlement « romantique », lorsqu’un homme se fait insistant pour séduire une femme qui repousse dans un premier temps ses avances. Que ce soit par manque d’intérêt ou par calcul (selon le précepte qu’une femme ne doit pas donner l’impression de céder trop vite pour ne pas perdre en valeur et passer pour une fille « facile »), l’idée sous-jacente est que la femme joue un rôle passif et se contente d’être une sorte de trophée qui se gagne et se mérite à force de charme et surtout de persévérance.

Il serait possible de voir le comportement de Dean jeune comme un signe annonciateur de ses excès cinq ans plus tard, lorsqu’il suit Cindy à son travail contre son gré par exemple. De la même manière, sa réaction en apprenant que Cindy est enceinte et ne sait pas quoi faire (il frappe du poing plusieurs fois contre le grillage) présage peut-être de ses accès de colère. La dénonciation semble pourtant relativement faible, compte tenu du fait que cette scène avec le grillage est floutée en arrière-plan et surtout succède à une révélation doublement difficile (sa copine est enceinte d’un autre). Quand aux techniques de séduction intrusives, elles s’inscrivent dans un schéma tellement classique pour représenter les premiers amours d’un couple qu’il est très improbable que le film tienne un discours distancié vis-à-vis d’elles : l’objectif de ces scènes n’est-il pas, selon les propres mots du réalisateur, de montrer « le conte de fée » ?

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Jouer la sérénade avec son ukulélé, ça marche toujours

Cet épisode de la vie du couple révèle aussi une explication de leur séparation : Cindy a du mal à faire confiance à ses sentiments car tout peut s’arrêter après quelques semaines ou quelques années (c’est ce qu’elle déclare en voix off dans la première partie du film, lorsqu’elle est jeune) et surtout Dean semble dès le départ plus « accroché » à Cindy qu’elle n’est accrochée à lui, ce qui explique que ce soit elle qui le quitte, et lui qui tente tout pour la retenir.

Violences sexuelles et conjugales : un discours trouble

Le fait que Cindy ne s’implique plus dans la relation alors que Dean s’y accroche se cristallise dans la vie sexuelle du couple. Dans quasiment toutes les scènes de sexe le mot qui résonne inlassablement dans la bouche de Cindy est « non ». Et ce « non » est systématiquement ignoré par son partenaire : lorsque Dean continue d’embrasser sa femme qu’il bloque sur le sol allongée sous lui dans la salle de bain du motel et qu’elle serre les poings pour le repousser ou lorsqu’il la prend dans ses bras dans la scène finale de séparation alors qu’elle ne veut pas qu’il s’approche. La scène au motel est très ambigüe : les plans s’attardent sur la lutte de Cindy qui cherche à repousser Dean lorsque qu’il l’étreint sans son consentement puis montrent sa détresse à l’issue de cette scène violente.

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Face à elle, le discours de Dean est construit selon une rhétorique assez typique des violences conjugales :

« Pourquoi tu fais ça ? Ca fait mal ! Qu’est-ce que tu veux ? Combien de fois je suis censé accepter que tu me rejettes comme ça? Tu sais, je me mérite un peu d’affection, je suis gentil avec toi, et avec Frankie, et je t’aime. Je mérite pas ça. »

Selon Dean, un mari ne peut pas accepter que sa femme refuse de coucher avec lui, surtout s’il est gentil avec elle et sa fille. Le sexe serait une récompense pour s’être bien comporté. Toujours selon Dean, une personne qui en aime une autre serait en droit d’exiger des faveurs sexuelles même si l’amour n’est pas réciproque. Mais lorsque Cindy se donne finalement à lui pour le contenter et lui offrir l’affection qu’il est prétendument en droit de recevoir (autrement dit : pour avoir la paix et qu’il arrête de la forcer), il s’arrête, dégouté par cette femme prête à tout simuler mais qui refuse de vraiment faire l’amour avec lui malgré tous ses efforts de raviver le désir entre eux.

Dean : Je peux pas mon amour, je peux faire comme ça j’y arrive pas. Je peux pas faire ça comme ça. Joue pas à ça avec moi, t’as compris ? Je veux pas de ça ! Joue pas à ce petit jeu, genre je te donne mon corps. C’est pas ça que je veux bordel. J’ai pas envie de faire ça de cette façon, tu veux que je viole ou quoi ?

Cindy : Je veux que tu arrêtes.

D : T’as envie que je te frappe ?

C : Arrête, je t’en prie, arrête !

D : Qu’est-ce qui te prend ?

C : Je veux que tu arrêtes de me faire chier.

D : Tu veux que je te frappe ? C’est ça que tu veux.

C : Oui je veux que tu me battes.

D : Ca te donnerait une excuse pour me traiter comme ça !

C : Oui j’ai vraiment envie que tu me battes, allez vas-y.

D : C’est ça que tu veux ? Ben je le ferai pas. Il n’en pas question, j’en ai rien à foutre que t’ai envie et je refuse de faire ça. Ok ? Tu veux que je te frappe mais je le ferai pas. Je t’aime !

Le film condamne assez clairement le comportement violent de Dean. Mais il semble aussi donner des clés pour expliquer logiquement ses actions et ainsi générer de l’empathie pour le personnage. Toute l’ambiguïté réside dans le fait qu’on ne sait pas vraiment pourquoi Cindy se refuse à son mari alors qu’il fait manifestement beaucoup d’efforts pour sa femme. Bien sûr, Cindy n’a pas besoin d’invoquer de « raison » particulière pour ne pas coucher avec Dean si elle n’en a pas envie. Mais son mutisme, ses moqueries et parfois ses insultes jouent en sa défaveur alors que la bonne volonté de Dean est manifeste: il ne veut pas forcer Cindy, il veut juste réveiller en elle du désir pour qu’elle l’aime à nouveau. La scène de la douche montre cette « bonne volonté » puisque Dean tente de faire une cunnilingus à Cindy : c’est de son plaisir à elle dont il s’agit. Cet épisode fait écho à l’autre scène de sexe oral du couple dans laquelle un Dean plus jeune entreprend avec succès la même action. Entre temps, qu’est-ce qui a changé pour que Cindy n’ait plus envie ? Une chose est sûre, face à son mari elle est devenue une femme qui ne sait pas ce qu’elle veut et qui semble prête à saisir toutes les excuses qui s’offrent à elle (comme pousser son mari à la frapper après qu’il en ait évoqué l’idée) pour justifier de son refus de coucher avec lui.

Le comportement incohérent de la jeune femme s’illustre aussi dans une autre scène : lorsqu’elle rencontre son ex-petit ami Bobby au détour d’un rayon de supermarché et discute aimablement avec lui. Devant la réaction interloquée de Dean lorsqu’elle lui raconte un peu tard la rencontre, elle lui fait croire que Bobby est devenu obèse dans l’espoir que cela le réconforte, comme si Dean nourrissait un complexe d’infériorité vis-à-vis de Bobby ou qu’il était jaloux de lui et que c’est pour cela qu’il ne l’aime pas. Dans cette scène, les spectateurs/trices sont logiquement invités à adopter la position de Dean, puisqu’il paraît logique qu’il se méfie de Bobby et lui tienne rancune. En revanche, le comportement de Cindy – amical avec Bobby comme s’il ne s’était rien passé, à côté de la plaque avec Dean – demeure obscur.

Quand une femme incarne la « pression patriarcale » qui pèse sur les hommes

En analysant les autres scènes de violence, on s’aperçoit que le personnage de Dean semble être à chaque fois dédouané de la responsabilité de son agressivité, au moins partiellement. A la fin du film, Cindy apprend que son supérieur lui proposait une promotion (nécessitant de déménager) simplement pour se rapprocher et coucher avec elle. Cette scène qui dénonce le sexisme qu’une femme peut rencontrer au travail se transforme en une sorte de justification pour la scène suivante : lorsque Dean décoche une droite à ce médecin qui tente de s’interposer entre lui et son épouse légitime. La condamnation de la violence de Dean est temporisée par le fait que le médecin portait une attention déplacée vis-à-vis de Cindy ; en quelque sorte, Dean punit le médecin pour avoir voulu coucher avec sa femme : « T’écris des mails à ma femme ? Dégage où je te frappe dans cinq secondes !»

Pire, cet acte de violence vient en fait en réponse à une provocation de Cindy :

Cindy : J’ai plus de couilles que toi, t’es même pas un homme espèce de tapette.

Dean : Ca veut dire quoi être un homme bordel de merde, d’où ça sort ?

Ce qui s’exprime par la bouche de Cindy, ce n’est ni plus ni moins qu’une injonction du patriarcat à l’égard des hommes, pour qui être viril signifierait faire preuve de force et de violence. Subtilement, le film prend à nouveau ici une position masculiniste : Dean serait victime d’un système qui l’enjoint à être violent et le pousse à être alcoolique. Sa femme Cindy joue le rôle de celle qui l’enferme dans ce système : la scène où elle lui reproche de ne pas exploiter tout son potentiel alors qu’il veut juste vivre tranquillement peut être aussi réinterprétée comme cette injonction à la performance, à être un mâle conquérant et ambitieux. La question « qu’est-ce qu’être un homme » trouve son écho dans la scène de séparation finale lorsque Dean supplie Cindy : « Quel homme veux-tu que je devienne? Dis ce que tu aimerais, et je le ferai !». Si Dean est perdu et malheureux dans l’histoire, c’est qu’il ne sait plus comment être un homme car être un père et mari ne semble pas être suffisant aux yeux de Cindy : « Ecoute, je n’ai jamais voulu devenir un mari. Okay ? Et je voulais pas devenir un père dans la vie, c’était pas un plan à l’origine, ni un rêve. Pour certains c’est le cas. Pas pour moi. Mais au bout du compte, j’ai trouvé qu’en fait, c’était ce que je voulais. Mais je le savais pas. C’est tout ce que je veux faire. Et je veux rien faire d’autre, tu comprends ? Je travaille pour pouvoir faire ça. ».

Dans les confrontations physiques, à l’exception du coup envoyé au médecin, il est intéressant de noter que Dean joue toujours le rôle de la victime. Dans les scènes de dispute du couple, c’est Cindy qui frappe son mari (à l’hôpital, dans la scène de bagarre « bon enfant » au motel) alors que ce dernier ne porte jamais la main sur elle de tout le film. Ce détail est intéressant car, tout comme le fait que le comportement violent de Dean soit généré par celui de sa femme, il affaiblit l’une des raisons qui expliqueraient pourquoi elle ne le supporte plus (il est violent avec elle). Enfin, la relation abusive vécue par Cindy – son petit ami Bobby ne pense qu’à son seul plaisir et la met enceinte, il la surveille et la menace – prend toute son intensité au moment de l’agression de Dean. Si Bobby la suit à la bibliothèque pour lui chaparder la carte de visite du patron de son nouveau copain et lui laisse quelques messages haineux sur le répondeur, c’est Dean qui se fait casser le nez et rouer de coups. Le scénario donne un étrange exemple de relation abusive et violente où la femme reste relativement épargnée.

Et ils vécurent heureux et eurent plein d’enfants… ou pas

La seule action qui impacte Cindy directement et physiquement, c’est-à-dire sa grossesse non-désirée, est ce qui lui permet de fonder une famille et d’atteindre le bonheur avec son amoureux. La scène de l’avortement interrompu porte d’ailleurs un message très clair. Tout d’abord, le film « explique » que si Cindy est tombée enceinte, c’est qu’elle a une sexualité extrêmement (trop) active : premiers rapports à treize ans, entre vingt et vingt-cinq partenaires différents (notons au passage que le seul moyen de contraception dont elle bénéficie semble être le retrait, dépendant du bon-vouloir de son partenaire). Puis entre les mains d’un médecin et d’une infirmière tellement gentil-les qu’on se mettrait à douter de l’existence de la culpabilisation des femmes qui avortent et de la maltraitance de la part de certains professionnels, elle se rend compte pendant la procédure médicale – toute seule donc étant donné qu’absolument personne ne l’a dissuadée d’avorter – qu’elle veut garder l’enfant.

Le film met en scène un avortement par aspiration, plus invasif que l’avortement médicamenteux et qui consiste en une anesthésie locale et l’introduction d’un appareil aspirateur par le col de l’utérus pour aspirer le fœtus : les étapes douloureuses de l’opération médicale en font ressortir un aspect « contre-nature » qui semble faire prendre conscience à Cindy de son erreur. Ces images font directement écho aux discours anti-IVG pour dissuader les femmes d’avorter en arguant qu’il s’agit d’un acte monstrueux et anormal, pour leur refuser le droit de maîtriser leur corps quels que soient leurs souhaits et leurs désirs. Dans un contexte politique (et d’autant plus aux Etats-Unis) où le droit des femmes à disposer de leur corps est sans cesse remis en cause (ou carrément bafoué), cette scène véhicule un discours politiquement problématique. Dean qui était d’abord contrarié que l’enfant ne soit pas le sien, semble rassuré lorsqu’il apprend que Cindy n’avorte pas et devient tout heureux à l’idée de pouvoir se marier fonder une famille. Tout va pour le mieux, l’enfant est sauvé et a même trouvé un père. Cindy est moins sereine, mais Dean semble tenir le rôle de phare dans la tempête qu’elle traverse : alors qu’elle est encore étudiante, lui peut subvenir aux besoins de la famille et reconnaître l’enfant pour éviter une probable opprobre sociale qu’aurait pu subir Cindy si elle était restée célibataire. Mais cinq ans après, le mariage n’est plus une solution aussi idyllique qu’elle en avait l’air. A la scène où les deux jeunes gens s’unissent pour la vie succède celle de la séparation du couple. La réalité du mariage est brutale, mais aussi injuste : car après tout ce qu’il a fait pour Cindy, voilà que Dean se fait rejeté par elle en guise de remerciement.

***

Blue Valentine est un film délicat à analyser. En prenant alternativement le point de vue de Cindy et de Dean, il donne l’impression de prendre une position d’observation neutre sur le couple. Les scènes de violence, de harcèlement et la grossesse de Cindy peuvent même avoir une portée féministe. Mais la scène finale du film est révélatrice en explicitant sa thèse sous-jacente. Victime d’une « pression patriarcale » incarnée par sa femme, Dean est un homme poussé malgré lui vers la violence et l’alcool. Rejeté par son épouse, il souffre du divorce qu’elle impose et de la privation de sa fille qui en découle automatiquement. Dean n’est pas parfait, mais il y met de la bonne volonté : amoureux pour toujours de Cindy, il se bat pour un idéal romantique pour lequel il est condamné à souffrir par la faute des femmes, inconstantes, incertaines, matérielles.

On compatit aussi avec Cindy à plusieurs reprises, face à la violence de certaines scènes : lorsqu’elle subit les assauts sexuels de ses compagnons, lorsqu’elle doit gérer une grossesse non prévue, lorsqu’elle supporte Dean qui la harcèle sur le lieu de son travail, lorsque qu’elle découvre que son boss ne fait que lui proposer une promotion canapé. Mais le personnage reste mystérieux, voire incohérent : pourquoi ne fait-elle pas d’effort quand Dean en fournit aussi ? Comment en est-elle venue à ne plus l’aimer ? Le film ne répond pas clairement à cette question : la violence et l’alcoolisme de Dean sont-ils la cause du rejet de Cindy ou ses conséquences ? A la lumière de l’analyse des scènes de violences, il semble que l’on soit orienté vers la deuxième option : en énonçant des injonctions à une virilité violente, à la réussite socio-professionnelle, et en privant à l’écran le père de sa fille, Cindy se fait l’instrument de la « pression » qui pèse sur les hommes sous le patriarcat telle que dénoncé par les discours masculinistes.

Arroway

Notes

[1] http://www.filmindependent.org/news-and-blog/derek-cianfrance/

« What happens after the fairy tale and the happy ending? Half of Blue Valentine is that fantasy of love and the other half is what happens to that fantasy. »

[2]http://ndeigman.blogspot.fr/2010/10/interview-derek-cianfrance-on-blue.html

12 Years a Slave (2014) : l’esclavage à travers les yeux d’un héros hors norme

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Solomon Northup, le héros noir de 12 Years a Slave est un être d’exception. Lorsque Steve McQueen était en quête d’une histoire à raconter, c’est bien ce qui semble l’avoir séduit :

« I really wanted to tell a story about that time and place and the slave era in America but I wanted to have a character that was not obvious in terms of their trade in slavery, someone who had artistic abilities and who had station but found themselves in a different geographical location. Something that has scope and scale emotionally. »i

« Je voulais vraiment raconter une histoire à propos de cette époque et de ces lieux, et de l’époque de l’esclavage en Amérique mais je voulais un personnage qui ne cadre pas avec les conditions de la traite, quelqu’un qui avait des capacités artistiques et qui avait une situation mais qui se retrouve dans une situation géographique différente. Quelque chose qui ait une portée et une envergure émotionnelle. »

Le réalisateur britannique Steve McQueen et le scénariste John Ridley (tous les deux noirs, ce qui est de bon ton de noter) ont donc recherché à parler de l’esclavage selon un angle original. On peut tout à fait comprendre cette approche comme une volonté de se démarquer d’une narration qui paraîtrait trop traditionnelle et d’apporter un regard neuf sur le sujet. Mais en adoptant un certain de point de vue qui reste historiquement exceptionnel, le film ne risque-t-il pas de porter un regard biaisé sur l’esclavage ? La question est d’autant plus cruciale que cette période de l’histoire états-unienne a soulevé de nombreuses interrogations et controverses.

Solomon Northup est un noir libre résidant dans un des États du Nord à une époque où des centaines de milliers de noir-e-s survivaient dans un État d’esclavage dans les plantations du Sud profond. En 1841, il travaille en tant que charpentier et joueur de violon à Saratoga, dans l’État de New York. Il est marié et a deux enfants. Tout semble le différencier de la condition d’un noir esclave de l’époque : un métier rémunéré, une famille nucléaire unifiée, une éducation (il sait lire et écrire) et bien sûr, Saint Graal parmi les Graals, la liberté (en tout cas pour une grande partie des noir-e-s de l’époque). Dans le film 12 Years a Slave, Solomon Northup apparaît comme homme heureux et « normal » selon des critères socio-économiques : c’est un noir qui a sa vie en main et qui semble bien intégré dans la société blanche. Il a une bonne réputation, des gens le saluent dans la rue et le recommandent pour ses qualités de musicien. Le héros connaît un bonheur complet qui va lui être arraché par l’esclavage et qu’il n’aura de cesse de chercher à retrouver pendant toute la durée du film.

Pour mieux comprendre les enjeux de l’adaptation cinématographique de 12 Years a Slave et en analyser le propos, il semble nécessaire de revenir à la lecture du texte original, le récit autobiographique de Solomon Northup lui-même. Mais il est surtout indispensable de s’appuyer sur les travaux des historiens qui ont largement étudié l’histoire de l’esclavage aux États-Unis, car cet épisode est marquant dans la construction de l’État fédéral. Non seulement à l’époque de la révolution américaine puis de la Guerre de Sécession, mais aussi après l’abolition de l’esclavage officialisée dans la Constitution américaine qui a ouvert la voie à la ségrégation jusqu’au milieu des années 1960. Dans l’Histoire de l’esclavage aux États-Unis (1998), Claude Fohlen, professeur émérite à la Sorbonne et spécialiste des États-Unis, explique :

« Le paradoxe de la révolution américaine, c’est qu’elle fut mise en route par ceux qu’un historien a appelé la « grande génération », une élite de planteurs virginiens, propriétaires d’esclaves, quoique hostiles idéologiquement à l’esclavage, Patrick Henry, George Washington, George Mason, Thomas Jefferson… et qu’elle fut en quelque sorte stoppée avant d’avoir atteint son aboutissement logique. […] Comment pouvaient-ils ainsi prétendre s’inscrire dans le droit fil des Lumières du XVIIIe siècle, se séparer du Royaume-Uni au nom de la liberté, en abritant sur leur sol des êtres complètement démunis de liberté, considérés comme une marchandise et assimilés à une forme banale de propriété ? Cette apparente anomalie n’a cessé d’interpeller les historiens et de porter ombrage à la nature même de la révolution américaine. » ii

La Constitution évite soigneusement l’utilisation du mot « esclavage » mais il reste sous-jacent dans le texte. La juridiction de l’esclavage (considéré alors comme une forme de propriété) est du ressort de chaque Étatiii. A l’époque, les deux premiers États à abolir l’esclavage sont le Vermont et le Massachusetts en 1777 et 1783 respectivement. Car il ne faut pas oublier que les États du Nord aussi pratiquaient l’esclavage :

« l’esclavage s’est imposé à la fin du XVIIe siècle là où les planteurs avaient besoin de main d’œuvre, c’est-à-dire dans le Sud. […] Les colonies du Nord ont, elles aussi, élaboré une législation reconnaissant l’esclavage et marginalisant les Noirs qui, peu nombreux, étaient employés comme domestiques ou artisans. » iv

Mais dans ces États, l’abolition de l’esclavage se fait très progressivement, conduisant à l’apparition d’un nouveau groupe social, les noir-e-s libres :

« Les Noirs avaient toujours joui dans le Nord de meilleures conditions d’existence, du fait que la plantation y était inconnue. L’influence puritaine avait aussi exercé une influence favorable, en particulier au milieu du siècle, au moment du Grand Réveil, qui avait favorisé la réflexion sur la légitimité de l’esclavage, à travers l’action, déjà bien reconnue, des Quakers, mais d’avantage encore des Baptistes et des Méthodistes, qui tous arguaient de l’incompatibilité entre la servitude et les enseignements du christianisme. Leur ministère s’exerça d’avantage dans le Nord, en progressant à la fin du siècle vers le Sud, où la réception fut nettement moins chaleureuse, voire hostile. »v

Dans l’État de New-York où vit Solomon Northup, l’évolution est plus lente car avec le New Jersey, ces deux États avaient la proportion la plus élevées d’esclaves du Nord : en 1799, une loi est votée qui affranchit les garçons noirs à naître quand ils auraient atteint 28 ans, les filles 25.

Si l’abolition de l’esclavage redonne leur liberté aux noir-e-s, cela ne signifie pas qu’ils aient acquis l’égalité de leurs droits civiques avec les Blanc-he-s. Il faudra encore attendre un bon siècle pour cela.

Un héros au dessus de la masse noire

« Le principe de l’émancipation graduelle adopté par la majorité des États du Nord eut pour conséquence de laisser subsister, côte à côte, des esclaves et des Noirs libres jusqu’au milieu du XIXe siècle, quand s’éteignit la dernière génération de ceux qui avaient enduré la servitude. Cependant, vingt ans après la révolution, l’émancipation y avait partie gagnée. Ce qui ne signifie pas que les Noirs libres avaient une condition enviable, bien au contraire, car ils étaient les victimes d’une véritable discrimination. Concentrés dans les villes, à la différence de leurs frères du Sud, ils étaient relégués dans les travaux les plus rebutants et les plus mal rémunérés, parqués dans des quartiers insalubres et privés bien souvent de l’exercice de leurs droits civiques. Objets d’une ségrégation rampante, ils pouvaient mesurer l’abîme qui sépare l’émancipation d’une véritable égalité. » vi

Comparé aux autres noir-e-s de l’époque, qu’ils vivent dans les États du Nord qui ont aboli l’esclavage ou les États du Sud qui le pratiquent ardemment, Solomon Northup est bien historiquement un cas d’exception vii. Dans le film, il est fait le portrait d’un homme libre appartenant à une classe sociale plutôt aisée : il peut par exemple se permettre d’offrir à sa femme certains de ses caprices (un sac de voyage plutôt couteux). Le changement de ton dans la suite du film sera d’autant plus brutal. Son enlèvement le catapulte dans un autre univers, celui d’une masse de noir-e-s dont la seule couleur de peau, quelque soit leurs origines, éducation, capacités, les ravalent automatiquement au rang de race inférieure et d’esclave. Il s’agit là de l’un des ressorts les plus puissants du film : en mettant en scène un héros noir auxquels les spectateurs/trices peuvent s’identifier, l’esclavagisme et le racisme apparaissent sous un jour d’autant plus injuste et cruel. Ce choix a sans conteste un impact positif quand à la représentation des noir-e-s au cinéma : le héros est un homme intelligent et courageux qui malgré ses mésaventures et l’état de servitude dans lequel il est plongé réussit à survivre, parfois même à manipuler ses maîtres.

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Le statut de Northup, en tant qu’homme qui sort de la masse des noir-e-s de l’époque est souligné à diverses reprises à la fois dans le roman et dans le film. William Ford, son premier propriétaire, voit bien en lui un être exceptionnel. Aux yeux des spectateurs/trices, Northup se distingue par sa soif de liberté et sa volonté constante de s’échapper. Dans la soute du bateau qui l’emmène dans le Sud, par exemple, Northup veut se battre pour sa liberté mais il se heurte au fatalisme de ses congénères, qui n’est d’ailleurs pas totalement injustifiée. Sous le coup des fouets et la menace de la mort s’illes tentent de s’échapper, les esclaves semblent se résigner à vivre dans la servitude. Il se forme alors deux groupes : celui des êtres exceptionnels qui continuent de se battre sans espoir pour la liberté et la masse qui courbe l’échine.

Le film joue sur cette distinction à plusieurs reprises, parfois en s’éloignant du récit autobiographique. C’est le cas de la scène interminable, et insupportable, durant laquelle Northup reste à moitié pendu pendant que les autres esclaves de la plantation continuent de vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était, seule une jeune femme vient lui porter à boire (le texte original ne mentionne pas cette indifférence de la part des esclaves). Lorsque Northup améliore les méthodes de travail et le rendement pour son maître Ford, il chérit l’espoir de gagner l’estime et le respect de son maître pour que celui-ci lui donne sa liberté. Patsey, l’esclave remarquable de Epps, voudrait que Northup la noie, une demande que ce dernier accueille avec incompréhension et horreur. Car en plus d’être un crime qui l’enverrait en Enfer, c’est une reddition que lui, qui souffre pourtant d’autant plus de l’esclavage qu’il a connu la liberté avant, ne conçoit pas. Cette scène est inventée pour le scénario du film.

Le film est engagé et sans concession dans sa dénonciation de la cruauté et de la violence de l’esclavage, mais en filigrane se dessine l’idée que l’énergie et la détermination du héros proviennent du fait qu’il sait ce qu’est vivre en homme libre : comment concevoir de se battre pour obtenir ce que l’on n’a jamais connu ? C’est invisibiliser les générations d’esclaves né-e-s esclaves qui se sont révolté-e-s, ont résisté-e-s à leurs maîtres de la manière dont illes pouvaient, ou ont réussi à s’échapper et à survivre, gagnant les États du Nord mais surtout le Canada où illes gagnaient automatiquement la liberté (alors que, selon les époque et les États de l’Union, illes courraient le risque d’être renvoyé-e-s à leur maître puisqu’illes étaient considéré-e-s comme sa propriété).

En fait le film n’a pas à mon sens réussi à se désolidariser suffisamment d’un biais essentiel du texte original. Hélène Le Dantec-Lowry, dans De l’esclave au Président. Discours sur les familles noires aux États-Unis, souligne les précautions qui sont de mise avec certains témoignages de l’époque :

« [Frazier] utilisa aussi de nombreux témoignages venant de missionnaires ou de voyageurs blancs, qui jugeaient les Noirs selon leurs propres critères de classe et de culture, et des récits par des esclaves qui, souvent plus éduqués et moins pauvres, n’étaient pas toujours représentatifs du groupe noir dans son ensemble et partageaient aussi souvent des préjugés de classe à l’encontre des Noirs appauvris et des esclaves travaillant aux champs (voir Tenhouten, 1971). » viii

Ces préjugés sont parfaitement visibles dans le récit de Northup, au moment de la révolte qu’il fomente dans le bateau qui l’emmène vers les plantations :

« There was not another slave we dared to trust. Brought up in fear and ignorance as they are, it can scarcely be conceived how servilely they will cringe before a white man’s look. It was not safe to deposit so bold a secret with any of them, and finally we three resolved to take upon ourselves alone the fearful responsibility of the attempt. »

« Il n’y avait aucun autre esclave à qui nous osions faire confiance. Elevés dans la peur et l’ignorance, on pouvait à peine concevoir avec quelle servilité ils allaient s’applatir sous le regard d’un homme blanc. Il n’était pas sûr de confier un secret si audacieux à aucun d’entre eux, et finalement nous trois decidâmes de prendre sur nous-mêmes seulement l’anxieux devoir de notre tentative. »

Lorsqu’il raconte ses rencontres avec des esclaves dans l’État de New-York, il ne comprend pas forcément qu’elles sont leurs conditions de vie. Il occupe une position extérieure mais privilégiée de conseiller pour les aider à établir des plans pour s’échapper. ix Dans le film, c’est même pire puisque les intéractions sont quasiment inexistantes : Northup croise un esclave qui ose s’aventurer sans son maître dans une boutique, mais aucune communication ne passera entre les deux hommes.

Pour autant, à la fin de son odyssée, Northup devient un hardent défenseur de ses frères et sœurs noir-e-s :

« Let them know the heart of the poor slave—learn his secret thoughts—thoughts he dare not utter in the hearing of the white man; let them sit by him in the silent watches of the night—converse with him in trustful confidence, of « life, liberty, and the pursuit of happiness, » and they will find that ninety-nine out of every hundred are intelligent enough to understand their situation, and to cherish in their bosoms the love of freedom, as passionately as themselves. »

« Laissez-les connaître le coeur du pauvre esclave – apprendre ses pensées secrètes – des pensées qu’il n’ose pas prononcer à portée de l’homme blanc ; laissez-les s’asseoir à côté de lui pendant les veilles silencieuses de la nuit – parler avec lui en de confiants confidences, de « la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur », et ils verront que quatre-ving-dix-neuf individus sur cent sont assez intelligents pour comprendre leur situation, et pour chérir en leur sein l’amour de la liberté, aussi passionnément qu’eux-mêmes. »

Northup décrit également comment les vélléités de révolte font régulièrement surface chez les esclaves, et évoque notamment que la guerre du Mexique a agité les esprits et les espoirs de l’approche d’une armée délivrante. Mais ces épisodes ne sont pas retranscrits dans le film :

« It was not unusual for slave women as well as slave men to endeavor to escape. »

« Il n’était pas inhabituel pour une femme esclave aussi bien qu’un homme esclave d’essayer de s’échapper. »

« Such an idea as insurrection, however, is not new among the enslaved population of Bayou Boeuf. More than once I have joined in serious consultation, when the subject has been discussed, and there have been times when a word from me would have placed hundreds of my fellow-bondsmen in an attitude of defiance. »

« Une idée telle que la révolte, cependant, n’était pas nouvelle au sein de la population esclave de Bayou Boeuf. Plus d’une fois j’ai participé à une réunion sérieuse, quand le sujet avait été discuté, et il y a eu des fois où un mot de ma part pouvait placer des centaines de mes frères de chaîne dans une attitude de défi. »

Le paradis des États du Nord abolitionnistes

Un autre des aspects les plus surprenants du film 12 Years a Slave est sans conteste son silence total au sujet du racisme et des discriminations dont les noir-e-s sont victimes dans les États où l’esclavage a été aboli. Dans De la Démocratie en Amérique, paru entre 1835 et 1840, c’est-à-dire à l’époque même où vivait Northup avant de devenir esclave, Tocqueville écrivait :

« Le préjugé de la race me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où l’esclavage existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a été inconnue […] Au Sud, où l’esclavage existe encore, on tient moins soigneusement les Nègres à l’écart […] la législation est plus douce à leur égard ; les habitudes sont plus tolérantes et plus douces. »

Claude Fohlen, citant également Tocqueville, explique que l’abolition de l’esclavage et a fortiori la condition des noir-e-s n’ont pas été, avant 1850, un enjeu majeur des débats politiques au sein l’Union x :

« Au départ, les sources de ce grand débat sont exclusivement religieuses, car ce n’est pas dans l’héritage des Lumières du XVIIIe siècle, mais dans le vieux fonds hérité du puritanisme que l’on trouve une condamnation de l’esclavage. Les Américains de ce temps s’accommodent fort bien de son existence, qui a été implicitement confirmée par la Constitution. Dans le Nord, il est en voie de disparition progressive, ce qui fait naître une autre difficulté, la condition des Noirs devenus libres. Tocqueville, sensible à cet aspect des choses, écrivait : « La loi peut détruire la servitude mais il n’y a que Dieu que puisse en faire disparaître la trace… Vous pouvez rendre le Nègre libre, mais vous ne sauriez qu’il ne soit pas vis-à-vis de l’Européen dans la position d’un étranger. Ce n’est pas tout encore : cet homme qui est né dans la bassesse ; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits généraux de l’humanité… Les modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de la race, et enfin le préjugé du Blanc. » Aucune réponse ne se trouvait dans l’idéologie morale ou politique. » xi

Dans l’État de New-York ou à Washington D.C., jamais Northup n’est montré à l’écran confronté à une situation discriminante. Le livre reste aussi discret sur ces aspects mais ils sont pourtant bien évoqués :

« Though born a slave, and laboring under the disadvantages to which my unfortunate race is subjected, my father was a man respected for his industry and integrity, as many now living, who well remember him, are ready to testify. »

« Bien que né esclave, et s’imaginant les inconvénients auxquels ma race malheureuse est sujette, mon père était un homme respecté pour son travail et son intégrité, comme ceux qui vivent encore, qui se souviennent bien de lui, sont prêts à témoigner. »

« I resolved to enter upon a life of industry; and notwithstanding the obstacle of color, and the consciousness of my lowly state, »

« Je décidai d’entrer dans la vie active; et malgré l’obstacle de ma couleur, et la conscience de mon statut inférieur, »

Il faut garder à l’esprit que 12 Years a Slave sont les mémoires de Solomon Northup racontées et publiées par David Wilson. Claude Fohlen met en garde : « La plupart des biographies, qui ont été recueillies par des Blancs, souvent abolitionnistes, auprès de fugitifs, doivent être utilisées avec précaution. » xii Ces écrits sont en effets susceptibles d’être biaisés sous la plume de militants abolitionnistes blancs, ou parce qu’ils étaient destinés à un public qu’il fallait convaincre de la nécessité d’abolir l’esclavage dans l’Union, suivant le modèle des États dans lesquels ils vivaient. S’adressant à une société discriminante, on peut raisonnablement penser que Northup ou son éditeur ont exercé une forme d’autocensure. Le film manque une opportunité de prendre du recul par rapport au texte original et par la même occasion alimente une représentation binaire inexacte : les « gentils » États du Nord abolitionnistes contre les États du Sud profond, esclavagistes et diabolisés.

Dans les États du Nord, on l’a vu, la réalité est plus complexe. L’esclavage n’a été aboli que graduellement et ne constitue pas une priorité dans l’agenda politique de l’Union fédérale, sans compter les droits civiques des noir-e-s libres. Une large partie du dernier chapitre de 12 Years a Slave raconte les poursuites judiciaires à l’encontre des kidnappeurs de Northup, qui furent tous acquittés : ces éléments sont absents de l’adaptation, alors qu’ils auraient permis de questionner l’égalité effective des droits des noir-e-s devant les tribunaux blancs des États du Nord. Mais on peut aussi reprocher la vision des propriétaires d’esclaves offerte par le film au regard du texte original. Ceux-ci sont en effet systématiquement représentés sous un jour négatif alors que le récit de Northup est plus nuancé, voir tout à fait laudateur sur certains propriétaires. C’est le cas de William Ford, par exemple, mais aussi d’une propriétaire qui n’apparaît pas dans le film :

« I dwell with delight upon the description of this fair and gentle lady, not only because she inspired me with emotions of gratitude and admiration, but because I would have the reader understand that all slave-owners on Bayou Boeuf are not like Epps, or Tibeats, or Jim Burns. Occasionally can be found, rarely it may be, indeed, a good man like William Ford, or an angel of kindness like young Mistress McCoy. »

« Je m’attarde avec délice sur la description de cette juste et gentille dame, non seulement parce qu’elle m’a inspiré des émotions de gratitude et d’admiration, mais aussi pour faire comprendre au lecteur que tous les propriétaires d’esclaves à Bayou Boeuf ne sont pas comme Epps, ou Tibeats, ou Jim Burns. Parfois peut-on trouver, aussi rare cela puisse-t-il être, un homme bon comme William Ford, ou un ange de bonté comme la jeune Maîtresse McCoy. »

Il faut aussi mentionner cet épisode dans le bateau où un marin tue l’un des esclaves. Comme le fait remarquer Noah Berlatsky dans un article qui compare la fidélité de l’adapation au roman :

« A sailor enters the hold and is about to rape one of the slave women when a male slave intervenes. The sailor unhesitatingly stabs and kills him. This seems unlikely on its face—slaves are valuable, and the sailor is not the owner. And, sure enough, the scene is not in the book. » xiii

« Un marin descend dans la cale et s’apprête à violer l’une des femmes lorsqu’un esclave intervient. Le marin, sans hésitation, le poignarde et le tue. Cela semble clairement improbable – les esclaves sont précieux, et le marin n’en est pas le propriétaire. Et, sans surprise, la scène n’est pas dans le livre.»

Les historien-nes n’ont de cesse de rappeler les difficultés à obtenir des sources d’informations fiables sur la vie des noir-e-s à cette époque mais aussi à brosser un tableau nuancé qui prend en compte la variété des situations des esclaves et des êtres libres, selon leur situation sociale, géographique, qu’ils travaillent dans des grandes plantations où les conditions sont particulièrement difficiles, pour de petits producteurs ou dans la sphère domestique.

Une description fidèle de la vie des esclaves dans le Sud ?

On comprend dès lors les enjeux de la réalisation d’un film tel que 12 Years a Slave. Le film s’en sort très bien sur un certain nombre de points. La description des conditions de travail dans les champs de coton (et de canne à sucre) semble fidèle : ramassage du coton, organisation des équipes, utilisation du fouet (admise comme étant généralisée dans les plantations). Mais aussi l’autonomie toute relative des esclaves sur certains aspects de leur vie : jour de repos certains dimanches, cultivation de la terre pour faire pousser des légumes, possibilité d’être propriétaire de certains biens (objets, animaux, ce qu’illes gagnaient pendant les jours de repos ou ce que leurs maîtres leur permettaient de garder, ce qui est le cas de Northup lorsqu’il joue du violon).

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Le film retranscrit la ferveur religieuse des noir-e-s et la manière dont se construisent et se perpétuent leurs traditions et leur culture dans un espace qui leur interdit l’accès à l’éducation. Il leur était absolument interdit de savoir lire et écrire, ce qui explique le soin avec lequel Northup cache ses connaissances, mais il faut cependant garder en tête que leurs ancêtres Africains privilégiaient une tradition culturelle orale, qui s’est perpétuée de manière fluctuante sur le sol américain.

Les spirituals font l’objet d’une scène importante dans le film : à la mort d’un des leurs, les esclaves de Epps se rassemblent autour de sa tombe et chantent en son honneur. Cette scène montre l’existence de traditions culturelles et la cohésion d’un groupe d’esclaves (ce qui est bienvenu à ce stade du film après avoir assisté à de multiples reprises à la passivité ou à l’indifférence des esclaves face à la situation de certain-e-s des leurs). Elle filme aussi un changement d’attitude de la part de Northup : celui-ci, d’abord muet, commence à chanter avec les autres. C’est comme s’il acceptait enfin le fait qu’il fait partie de ce groupe d’esclaves, en adoptant leur culture orale (n’oublions pas que Northup a reçu une éducation blanche et écrite, même s’il musicien) et en extériorisant sa peine.

Le film prend enfin un vrai recul pour traiter de l’influence de la religion dans le Sud, une dimension absente du texte original. C’est en effet dans certains passages de la Bible que les planteurs puisent les justifications dans l’esclavage : Epps y lit directement ses discours pour expliquer les règles que les esclaves doivent respecter et les punitions qu’ils encourent. Les scènes qui montrent le maître blanc (William Ford, Edwin Ford) en charge de l’office religieux pour sa famille et ses esclaves sont nombreuses, et dénoncent l’hypocrisie ou du moins la persistance d’une religion paternaliste qui domine une race, considérée comme inférieure, pour son salut éternel. Elles indiquent également, incidemment, que le film est capable de s’extirper du texte de Northup pour en donner une interprétation historiquement plus juste. Ce qu’on aurait bien souhaité qu’il fasse sur d’autres aspects du récit.

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La représentation des femmes noires

Doublement victimes du racisme et du sexisme, souvent prises en tenaille entre un patriarcat noir et un féminisme blanc raciste et classiste, les femmes noires aux États-Unis ont du trouver leur propre manière d’analyser les discriminations dont elles étaient victimes et de faire entendre leurs voix. Comme l’explique Elsa Dorlin dans l’introduction de l’anthologie Black feminism, « A partir des années 1830, aux États-Unis, nombre d’associations féminines se sont activement mobilisées en faveur de l’abolition de l’esclavage […] c’est de la mobilisation abolitionniste qu’est né le mouvement suffragiste américain. » Mais au sortir de la Guerre de Sécession, certaines féministes refusent de mener de front la lutte pour le droit de vote des femmes et des noirs. Ceci mène à une séparation en deux catégories distinctes « femmes » et « noirs » qui, comme le rappelle le titre d’un ouvrage fondateur des études féministes noires États-uniennes, exclut au passage les femmes noires : « All the women are white, all the Blacks are men, but some of us are brave… » (Gloria Hull, Patricia Bell Scott, Barbara Smith). Il est donc tout à fait pertinent d’analyser de manière spécifique la représentation des femmes noires dans 12 Years a Slave. Cette étude est d’autant plus nécessaire que le film diverge de manière surprenante par rapport au récit sur le traitement de certains personnages féminins.

Patsey est la « reine des champs de coton », une jeune femme remarquable qui ramasse le double de coton que n’importe quel-le autre esclave. Entre la lubricité de Ewdin Epps qui la viole et la bat régulièrement et la jalousie de sa femme, Patsey occupe la pire des positions. Dans le livre, la jeune femme est décrite comme ayant un caractère naturellement enjoué malgré sa situation, mais elle plonge dans une profonde mélancholie après avoir été sauvagement fouettée. Dans le film, une scène est ajoutée au scénario : celle où Patsey supplie Northup de la tuer pour la délivrer de son calvaire, car elle n’a pas le courage de se suicider. Cette invention peut sembler plausible mais elle est problématique car elle s’inscrit dans un contexte plus large : celui d’un film qui présente les femmes noires comme des êtres négatifs.

Car si Patsey est plus forte physiquement et plus douée aux champs que Northup, elle est psychologiquement plus faible et veut mourir. De même, Eliza, qui a été connu des conditions de vie privilégiées et pouvait espérer l’émancipation avant d’être vendue dans le Sud, s’abandonne à pleurer la perte de ses enfants jour et nuit. Ses gémissements sont présentés comme insupportables et Northup excédé lui crie de se taire. L’attitude d’Eliza tranche avec le fier silence de l’homme, qui lui aussi a été séparé de sa femme et de ses enfants. Cette scène a pourtant été inventée pour le scénario.

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Dans le film, Charlotte la femme de Maître Shaw est une ancienne esclave qui jouit à présent d’une position socialement confortable, appréciant désormais être servie elle-même par des esclaves. Son personnage montre comment les opprimé-e-s peuvent reproduire les schémas de domination pour s’extirper de la masse. Elle a de bonnes manières qu’elle inculque à Patsey, mais elles semblent déplacées chez cette femme noire entourée de ses esclaves. Le livre quant à lui mentionne Harriet Shaw deux fois : une première fois pour dire qu’elle est une esclave noire devenue la femme de Shaw ; une deuxième fois pour préciser qu’elle était bonne avec Patsey, car elle connaissait ses problèmes avec les Epps. Pas une seule mention du caractère ou du comportement de Harriet vis-à-vis des esclaves n’est faite. Le développement de son personnage, de manière assez négative, est le fait du scénario. Sans compter qu’il laisse entendre, lorsqu’Harriet enseigne à Patsey en lui faisant miroiter la liberté si elle reste soumise à Epps, qu’une femme esclave a une chance de s’en sortir grâce aux faveurs sexuelles qu’elle prodigue à son maître: c’est retourner de manière tout à fait inattendue le fait que Patsey ne peut que jouer un rôle passif étant victime à répétition des violences sexuelles de son maître.

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Un détail ajoute une autre tonalité au thème de la sexualité des femmes noires, dont un préjugé veut qu’elle serait débridée. Une scène montre Northup couchée avec une femme qui lui prend la main pour se masturber tandis qu’il reste immobile et insensible. Un plan semblable y fait écho, mais cette fois il s’agit de Northup et de sa femme qui se regardent amoureusement yeux dans les yeux. Ces deux scènes sont également abstentes de l’autobiographie et ne semble avoir été ajoutées que pour renforcer la douleur de la séparation de Northup et de sa femme. Mais en même temps, elles opposent les deux femmes : la femme esclave, qui vit dans l’instant et ne réfrène aucune de ses pulsions, et la femme civilisée du Nord qui est l’épouse légitime et à qui le mari reste fidèle. On peut se demander s’il ne se joue pas en toile de fond une défense active du modèle nucléaire de la famille noire afin de la normaliser selon le modèle blanc. Il faut savoir que les historiens et les sociologues ont souvent considéré les familles noires comme étant désorganisées (voire pathologiques), étant donné les réalités du terrain qui montre des familles plus souvent désunies et monoparentales que dans le reste de la société américaine xiv.

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Comme le rappelle Loïc Wacquant dans la préface de De l’esclave au Président, Discours sur les familles noires aux États-Unis,

« Les cinq traits censés distinguer la famille noire de la famille blanche de classe moyenne, tacitement instituée comme norme, à savoir la fragilité conjugale, le rôle-pivôt assumé par la mère tant au plan économique, qu’affectif, la méfiance frisant la défiance entre hommes et femmes, la tolérance marquée envers la sexualité et la paternité extra-maritales, enfin la protection collective des enfants (notamment par la pratique commune de l’adoption intra-lignagère), sont-ils dus à un tenace « héritage africain », à un effet de rabotage social de l’esclavage, ou bien encore à la pauvreté intense qui, de génération en génération, frappe de manière disproportionnée la population afro-américaine ? »

Il y a un grand écart entre celleux qui affirment que les liens familiaux sont quasi-inexistants chez les esclaves et celleux qui décrivent un modèle de famille noire de type victorien. Certains avancent que la famille est le cadre idéal pour la reproduction et que c’est pourquoi elle est encouragée dans une certaine proportion par les propriétaires, même si elle n’est pas légalement reconnue. Ceci expliquerait comment la population noire a pu s’accroître aux États-Unis malgré l’esclavage.

On comprend mieux dans ce contexte le silence du film sur l’une des réalités de la vie des esclaves : l’encouragement par les maîtres de la reproduction de leurs esclaves, comme s’il s’agissait de leur cheptel. Northup décrit comment les relations entre les esclaves étaient facilitées :

« Marriage is frequently contracted during the holidays, if such an institution may be said to exist among them. The only ceremony required before entering into that « holy estate, » is to obtain the consent of the respective owners. It is usually encouraged by the masters of female slaves. Either party can have as many husbands or wives as the owner will permit, and either is at liberty to discard the other at pleasure. The law in relation to divorce, or to bigamy, and so forth, is not applicable to property, of course. If the wife does not belong on the same plantation with the husband, the latter is permitted to visit her on Saturday nights, if the distance is not too far. »

« Le mariage est souvent contracté pendant les vacances, si on peut dire qu’une telle institution puisse exister parmi eux. La seule cérémonie requise avant d’accéder à ce « divin sacrement » est d’obtenir le consentement des propriétaires respectifs. Le marriage était souvent encouragé par les maîtres des femmes esclaves. N’importe quel parti peut avoir autant de maris ou de femmes que le propriétaire l’autorise, et a la liberté de rejeter l’autre selon son gré. La loi concernant le divorce, ou la bigamie, etc, n’est pas applicable aux biens, bien sûr. Si la femme n’appartient pas à la même plantation que son mari, ce dernier est autorisé à la visiter les samedis soirs, si la distance n’est pas trop grande. »

***

La conclusion du film et du roman célèbre la réunion de Northup avec sa famille. Elle peut laisser au moins un regret, maigrement pallié par les sous-titres finaux : celui de voir un noir être libéré de l’esclavage grâce à un Blanc abolitionniste, sans mettre en scène d’esclave ayant réussi à s’échapper par elle-même ou lui-même. Northup a pourtant participé par la suite au réseau du « chemin de fer de la liberté », qui aidait les esclaves fugitifs/ves à atteindre le Canada pour gagner leur liberté, et peut-être cela aurait-il constitué une scène finale politiquement plus forte que cette réunion familiale un peu mièvre (et qui garde un arrière-goût d’amerturme puisque que Northup a laissé derrière lui Patsey et les autres esclaves). Ce choix est peut-être révélateur, une fois de plus, de la perspective choisie par le film : celle d’un individu exceptionnel vivant dans un Eldorado noir et abolitionniste dans les Etats du Nord, en mettant à distance une certaine réalité vécue par le reste des noir-e-s.

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Edit 1 du 28/02/14 : L’une des lectrices de cet article a fait remarquer sur une mailing liste qu’il manquait une référence supplémentaire à propos du scénariste du film John Ridley. Il s’agit d’un manifeste intitulé « The Manifesto of Ascendancy for the Modern American Nigger » (Le Manifeste sur l’ascendance du nègre américain moderne ») dont la lecture est en effet tout à fait éclairante pour comprendre le choix et la mise en scène de Solomon Northup en tant que noir d’exception. Cette lectrice indiquait également une réponse de l’auteure Philip Henderson à ce manifeste.

Edit 2 : Pendant que j’y suis, j’ai écouté très récemment un dialogue entre bell hooks et Melissa Harris-Perry durant l’évènement « Black Female Voices: Who Is Listening? ». Pendant cette intervention, bell hooks a fait un aparté pendant deux minutes pour expliquer ce qu’elle a pensé du film 12 Years A Slave au sujet de la représentation des femmes. Je pointe ici vers la partie de la conférence concernée à partir de 21:57, et qui continue, après une parenthèse sur Michelle Obama, avec Marissa Harris-Perry. Les films Django Unchained, The Help et The Butler sont aussi abordés pour parler d’un certain « sentimentalisme » mélo-dramatique associée à la représentation de la « noirceur » au cinéma.

Edit 3 du 13/01/2105 : Initialement, j’avais utilisé dans un certain nombre de phrase l’expression « Noir-e » avec une majuscule. Or, cet emploi de la majuscule s’avère problématique comme l’explique cet article du site Une autre histoire :

« […] la majuscule n’est de règle que lorsqu’un adjectif substantivé désigne une personne en fonction de sa nation (un Français, un Japonais), de son continent (un Africain), de sa ville (un Lyonnais, un Londonien).

Il va de soi que l’adjectif noir employé substantivement ne désigne pas une personne en fonction de sa nation, de son continent ou de sa ville, mais de la couleur de sa peau et que, -dès lors- la minuscule serait préférable, sauf à considérer que la couleur de la peau d’un individu le ferait d’emblée appartenir à un groupe.

Dire qu’un individu appartient à un groupe par la seule couleur de sa peau, c’est la définition même du racisme.

[…]

Toutefois, les mêmes journaux Le Monde ou Libération prennent bien garde de ne pas mettre de majuscule à l’adjectif « juif » employé substantivement. Un « juif » est toujours écrit avec une minuscule.

Et il faut s’en réjouir.  Le fait de considérer que les juifs formeraient une « race » ramènerait à l’idéologie nazie.

En fait, tout se passe comme si la presse française considérait implicitement qu’un juif est une personne ayant peut être quelque chose à voir avec la religion juive mais que, cette personne appartenant à la « race » blanche, il serait raciste de faire des distinctions au sein d’une même « race » tandis qu’un « noir » – de toute évidence- appartient à la « race » noire et qu’il n’y a rien de raciste à le désigner ainsi. D’où la majuscule. »

J’ai donc corrigé mon texte en n’espérant ne pas avoir fait d’oubli. J’ai en revanche laissé les majuscules dans les citations des textes écrits par d’autres.

Notes

ii Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.92

iii Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.115

« L’esclavage étant une forme du droit de propriété, comme il était couramment admis à l’époque, sa suppression relevait des législatures ou des juridictions des États et non de l’État fédéral. C’est donc au niveau de chaque État que sont prises les décisions qui conduisent à l’extinction progressive de l’esclavage dans le Nord, au lendemain de la révolution. »

iv Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.48

v Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.115

vi Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.118

vii Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.116

« Certains Noirs avaient d’ailleurs reçu une éducation et exerçaient leurs talents artistiques ou intellectuels sous diverses formes. A Newport (Rhode Island), Newport Garder, après avoir suivi des cours de musique, avait ouvert avec succès une école pour les Noirs comme pour les Blancs. La plus célèbre représentante fut la poétesse Philis Wheatley […]. Le cas le plus intéressant est celui du mathématicien Benjamin Banneker, fils de Noirs libres, qui géraient avec succès une ferme dans le Maryland […].

Ces cas isolés sont naturellement exceptionnels, même dans le Nord, et inconnus dans le Sud. Ils on l’intérêt de soulever une interrogation sur la légitimité de l’esclavage dans la partie du pays qui n’était pas soumise à une exploitation de type tropical. »

viii De l’esclave au Président, Discours sur les familles noires aux États-Unis, Hélène Le Dantec-Lowry, CNRS éditions, note p64

ix Twelve Years a Slave, Narrative of Solomon Northup :

« While living at the United States Hotel, I frequently met with slaves, who had accompanied their masters from the South. They were always well dressed and well provided for, leading apparently an easy life, with but few of its ordinary troubles to perplex them. Many times they entered into conversation with me on the subject of Slavery. Almost uniformly I found they cherished a secret desire for liberty. Some of them expressed the most ardent anxiety to escape, and consulted me on the best method of effecting it. The fear of punishment, however, which they knew was certain to attend their re-capture and return, in all cases proved sufficient to deter them from the experiment. Having all my life breathed the free air of the North, and conscious that I possessed the same feelings and affections that find a place in the white man’s breast; conscious, moreover, of an intelligence equal to that of some men, at least, with a fairer skin. I was too ignorant, perhaps too independent, to conceive how any one could be content to live in the abject condition of a slave. I could not comprehend the justice of that law, or that religion, which upholds or recognizes the principle of Slavery; and never once, I am proud to say, did I fail to counsel any one who came to me, to watch his opportunity, and strike for freedom. »

x Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p222 :

« Dans quelle mesure l’abolitionisme, ou son antidote, l’esclavagisme, a-t-il pénétré la société américaine ? La réponse est délicate, comme tout cas de ce genre, soumis à l’influence de tel ou tel mouvement d’opinion. Les tenants de l’abolitionnisme, et leurs adversaires, ont souvent été considérés comme des fanatiques, qui troublaient l’ordre établi. Malgré des débats souvent animés au Congrès, l’esclavage n’est pas, au moins jusqu’en 1850, un enjeu majeur de la vie politique, car même ses défenseurs les plus acharnés, comme John Calhoun, font du maintien de l’Union la valeur suprême. La seule et véritable question qui se pose est celle de son extension dans les nouveaux territoires et États de l’Ouest. Dans le Vieux Sud et le Sud profond, l’institution n’est nullement remise en cause, tant elle paraît indispensable. »

xi Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p.191

xii Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p. 153

xiii http://www.theatlantic.com/entertainment/archive/2013/10/how-em-12-years-a-slave-em-gets-history-right-by-getting-it-wrong/280911/

xiv Histoire de l’esclavage aux États-Unis, Claude Fohlen, éditions tempus, p. 158

My Mighty Princess (2008) : la princesse des arts martiaux

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En visionnant les premières minutes de My Mighty Princess, on peut se demander sur quel genre de film on est tombé : la première séquence nous plonge dans la pénombre d’un duel nocturne emprunté aux films wuxia avec ses combattants qui volent dans les airs. Et puis on bascule dans la vie quotidienne légère et invraisemblable de Kang So-hwi, une lycéenne qui ressemble à un double féminin de Clark Kent : voilà qu’elle vole et saute de toit en toit pour attraper son bus sur le chemin de l’école et qu’elle encaisse sans sourciller le choc d’une voiture qui la percute de plein fouet. Ecrit et dirigé par le coréen Kwak Jae-yong, My Mighty Princess est en fait une vraie bonne surprise : un scénario à la croisée des chemins entre le film wuxia, la romance pour adolescents et la comédie burlesque dont les codes sont détournés de manière plus fine que l’on osait l’espérer. Kwak Jae-yong est un réalisateur et scénariste devenu très populaire en Corée du Sud après la réussite critique et commerciale de sa comédie romantique My Sassy Girl en 2001 (qui a donné lieux à de nombreuses adaptations). Avec des personnages décalés et des effets spéciaux de seconde zone, My Mighty Princess réussit ce qui semble être l’impossible pour une grande partie des films d’action et des comédies actuels : donner un vrai premier rôle actif à son héroïne.

Le film entrelace plusieurs intrigues et plusieurs « quêtes ». La première est celle d’une jeune fille prodige des arts martiaux dont les capacités de résistance physique sont exceptionnelles. Elle est la vedette du spectacle du club d’arts martiaux de son école, au cours duquel elle fait la démonstration de sa maîtrise de plusieurs techniques de qigong. Le spectacle met en scène la jeune fille en costume de Blanche-Neige de Disney, mais la suite du conte est sensiblement différente :

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Il était une fois une princesse qui résistait à des bouteilles de verre éclatées contre sa tête…

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… à des lattes de bois explosées contre ses bras…

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…qui portait de lourdes charges…

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… et tordait des barres de fer… Sacrée Blanche-Neige !

Les prouesses de la jeune fille sont expliquées par le fait que So-hwi appartienne à une famille dans laquelle les arts martiaux sont une tradition puisque que ses deux parents en étaient des experts. Son père a supervisé l’entraînement assidu de sa fille dès son plus jeune âge. La maîtrise de So-hwi n’a donc rien de surnaturel puisque d’autres personnes de son âge peuvent pratiquer ainsi les arts martiaux (si on met bien sûr de côté les chorégraphies traditionnellement exagérées des combats d’arts martiaux chorégraphiés: vols en l’air, éclairs, coup de poing d’air, etc.). Mais ses camarades qui assistent au spectacle la rejettent en remettant en cause sa féminité (« est-ce que c’est vraiment une fille ? », « Une fille devrait se comporter comme une fille ») et en la traitant comme une monstruosité inhumaine (certains la compare à un robot ou à un ours).

Prenant conscience de cette situation, d’autant plus critique qu’elle tombe amoureuse de Jun-mo, un garçon dont elle veut s’attirer les faveurs, So-hwi décide d’arrêter les arts martiaux pour devenir une fille « normale » (ce qui concrètement consiste à faire semblant de s’évanouir lorsqu’elle reçoit accidentellement des projectiles sur la tête, ou à tenter après coup de cacher son intervention dans un combat). Mais cette stratégie de camouflage se révèle inefficace : c’est au contraire lorsqu’elle utilise ses capacités exceptionnelles de combat que So-hwi attire l’attention de Jun-mo. Le schéma du prince qui sauve sa belle pour la conquérir est ainsi nettement inversé.

Car une fois n’est pas coutume, c’est So-hwi qui vole plusieurs fois au secours de son cher et tendre alors que celui-ci est en mauvaise posture. Elle le sauve d’abord d’une bagarre entre l’équipe de hockey à laquelle il appartient et l’équipe adverse invitée pour un match amateur : autant dire que voir une frêle jeune fille envoyer valser dans les airs de solides joueurs de hockey est… inhabituel. Puis, accompagnée de son ami d’enfance Il-yeong, elle mate deux gangs de rue qui s’affrontent et entre lesquels Jun-mo s’était retrouvé pris en tenaille. A chaque fois, elle tente de cacher son intervention et de minimiser son rôle. Mais elle ne trompe personne et surtout pas Jun-mo qui commence alors à s’intéresser à elle.

My Mighty Princess revisite ainsi les codes scénaristiques des comédies romantiques traditionnelles occidentales qui nous sont familiers et que l’on retrouve dans ce type de productions asiatiques populaires. Mais le film ne s’arrête pas en si bon chemin.

L’intrigue amoureuse entre So-hwi et Jun-mo se double d’une histoire à la portée plus large qui emprunte au répertoire du wuxia : le maléfique Heuk-bong, qui avait été défait par le passé par la mère de So-hwi pour avoir volé l’épée Green Destiny, refait surface. Il tue un grand maître puis blesse gravement le père de So-hwi grâce à un coup unique (l’attaque de la Lune). Une seule parade existe : l’attaque de l’Eclair, une technique extrêmement difficile maîtrisée uniquement par la mère de So-hwi. Celle-ci, qui est décédée après la naissance de So-hwi, avait enseigné cette attaque au père de la jeune fille pour qu’il lui transmettre. Après la défaite de son père, So-hwi apprend la technique et part affronter Heuk-bong.

Mais c’est en fait Il-yeong qui se montre au combat. Celui-ci a été hypnotisé plusieurs années auparavant par Heuk-bong pour avoir passé un pacte : accepter de devenir son disciple en échange d’un antidote pour sauver So-hwi (elle avait été blessée par sa lame empoisonnée). Pour la sauver, Il-yeong s’est sacrifié et s’est retrouvé mentalement emprisonné.

La jeune fille joue ainsi un rôle pivot dans l’intrigue : elle seule peut maîtriser l’attaque de l’Eclair et vaincre Heuk-bong/Il-yeong. En gagnant le combat, So-hwi contribue à délivrer Il-yeong du sortilège, sauve son père qui se réveille miraculeusement au moment où l’hypnose de Il-yeong est rompue et bien sûr le monde entier de la menace. Ici c’est la princesse qui réveille le prince et le roi de leur hypnose/sommeil.

Le film va plus loin en s’amusant à détourner les codes genrés traditionnels. La première fois que le père de So-hwi apparaît à l’écran, il prépare le petit-déjeuner de sa fille en tablier de cuisine. Le film joue avec cette image de papa-poule, que l’on suppose totalement ignorant des capacités de sa fille (il tourne systématiquement le dos lorsque sa fille monte à l’étage en sautant, sans prendre les escaliers), alors qu’il l’entraîne en fait aux arts martiaux depuis son plus jeune âge.

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Le père de So-hwi est cependant clairement désigné comme le chef de famille puisqu’il représente sa maison au conseil des maîtres d’arts martiaux. Mais son combat contre Heuk-bong/ Il-yeong est un échec cuisant : il se retrouve complètement impuissant à l’hôpital, et c’est sa fille qui le sauve en réussissant là où il a échoué. On a donc à faire à une figure paternelle non-conventionnelle, dont la puissance et l’autorité (lorsque sa fille décide d’arrêter les arts martiaux) sont remises en cause sans pour autant que le personnage perde en crédibilité auprès des spectateurs/trices.

Il-yeong et Jun-mo sont les deux jeunes personnages masculins du film : le premier est l’ami d’enfance de l’héroïne et le second l’objet de son béguin. Sans trop de surprise,  Jun-mo est l’archétype du beau gosse taciturne, dont le cheval blanc est remplacé par une moto Suzuki, et qui pratique un sport « viril » : le hockey sur glace.

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Mais le cliché s’arrête là. Car Jun-mo est, de manière insolite, désespérément amoureux d’une policière dans la quarantaine qui reste tout à fait indifférente à ses avances. Son comportement tend à la limite du harcèlement : il la suit dans ses rondes de nuit et essaye de l’embrasser de force. A part une tentative de relation infructueuse avec So-hwi, son personnage n’évolue absolument pas entre le début et la fin du film : c’est un jeune soupirant tenace auprès d’une femme qui lui répète qu’elle pourrait être sa mère.

Mais Jun-mo est aussi l’éternelle victime à sauver : So-hwi lui vient en secours à deux reprises pour le tirer d’une bagarre. En fait, en s’entêtant à suivre la policière dans ses rondes, le jeune homme se met systématiquement dans une mauvaise position dont cette dernière doit ensuite l’extirper (on la voit par exemple le sauver des flammes d’une voiture accidentée). Jun-mo ne finit pas en couple avec l’héroïne et ne joue aucun rôle dans l’intrigue principale contre Heuk-bong : il s’agit en fait d’un faire-valoir, d’un objet de désir et d’une victime pour les deux femmes de son entourage.

Dès sa première apparition, le personnage de Il-yeong emprunte au répertoire comique. Avec ses moues expressives presque enfantines et sa manière de suivre partout So-hwi, il est l’opposé de Jun-mo. Lorsqu’il apparaît pour la première fois à l’écran, il est entouré d’un groupe de filles. Mais il n’a rien d’un tombeur : en fait, sa manière maladroite de se déplacer pour aller prendre So-hwi dans ses bras lui donne plutôt une allure efféminée.

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Pour autant, le personnage ne s’embourbe pas dans la caricature d’un jeune homme maniéré. Le scénario lui prête ainsi un goût immodéré pour les motos. Si cela ressemble de loin à une réaffirmation de la virilité du personnage, la mise en scène est plus ambivalente : Il-yeong est autant sous le charme de la moto de Jun-mo que So-hwi l’est de son passager. L’attitude de Il-yeong fait écho à celle de la jeune fille amoureuse, sauf que l’objet de son émoi est une machine. On peut y voir un jeu de référence entre un Jun-mo objectivé et une moto quasiment personnifiée : le résultat final étant de montrer également l’immaturité des deux comportements.

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En combattant ensemble, Il-yeong et So-hwi retrouvent l’amitié qui les liait dans leur enfance. Même si la fin dévoile le fait qu’Il-yeong est secrètement amoureux de So-hwi, c’est cette amitié entre les deux adolescents qui occupe l’écran pendant toute la durée du film. C’est véritablement la seule relation épnouissante alors même qu’elle reste ambigüe et incomplète : on ne sait pas si So-hwi aime Il-yeong comme son meilleur ami ou s’il y a plus. Au contraire, les autres histoires d’amour sont unidirectionnelles, vouées à l’échec et/ou tournées en ridicule : Jun-mo harcèle la policière et So-hwi essaye désespérément d’attirer l’attention de Jun-mo (et quand elle y parvient, ils s’arrêteront à quelques centimètres du premier baiser avant de se séparer). Il-yeong aussi, dans un premier temps, poursuit pathétiquement So-hwi partout où elle se rend, mais il n’est fait à ce moment-là d’aucune mention de son béguin pour elle : il passe donc simplement pour un garçon enfantin et « collant ».

A mesure que le film progresse, on découvre une deuxième facette de Il-yeong : plus sérieuse et plus sombre, il s’agit du jeune homme qui a sauvé So-hwi de la mort à deux reprises puis est devenu le disciple du méchant Heuk-bong. Il incarne la figure d’un jeune homme ténébreux et romantique emprisonné par la fatalité.

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Le détail qui ne trompe pas : la mèche de cheveux noirs qui couvre systématiquement les yeux du beau ténébreux

Mais même ainsi transformé en héros plus « viril », il reste une victime de Heuk-bong (sa volonté n’est pas libre) que seule So-hwi peut sauver.

A côté de ses trois personnages masculins se tiennent trois personnages féminins actifs qui déterminent l’action. La policière est montrée comme ayant plus de courage et de sang-froid que son partenaire masculin. Elle sauve Jun-mo plusieurs fois bien qu’elle reste totalement froide à ses avances et se défend vigoureusement lorsque celui-ci tente de l’embrasser. Le rôle joué par So-hwi a été amplement décrit plus haut. Sa mère, enfin, occupe une place aussi déterminante : c’est une véritable héroïne de film wuxia, (son futur mari est un simple spectateur de ses combats). En étant la seule à maîtriser « l’attaque de l’Eclair », elle vainc Heuk-bong à l’issue d’un duel de quatre jours et quatre nuits alors qu’elle était enceinte. Ce qui est une manière amusante de retourner le rôle de la femme enceinte fragile qui doit être protégée avec son enfant. Elle meurt quelques temps après la naissance de sa fille mais apprend à son époux comment faire « l’attaque de l’Eclair » afin de le transmettre à sa fille : le père de So-hwi est cantonné à un rôle d’adjuvant, étant lui-même incapable de reproduire correctement cette technique.

La transmission du savoir et la continuité des traditions à travers les générations est l’un des thèmes centraux du film. Le conseil des quatre grands maîtres (quatre patriarches représentant chacun leur maison) regrette que la nouvelle génération ne participe plus aux compétitions d’arts martiaux et en délaisse même la pratique. A travers le personnage du père d’Il-yeong qui se désole que son fils préfère les motos aux traditions familiales et répète continûment « ce bâtard, fils de pute » de manière impuissante, le film met en scène un système d’autorité patriarcale prétendument « en crise ». Cette autorité ne sera d’ailleurs pas restaurée : c’est de manière autonome que So-hwi et Il-yeong recommencent à pratiquer les arts martiaux ensemble. La symbolique du dernier combat entre les deux jeunes gens est à ce propos assez forte : c’est un affrontement entre Il-yeong, héritier malgré lui du savoir maléfique et incontrôlable de Heuk-bong, et So-hwi qui incarne un pouvoir hérité de sa mère. On peut donc y lire une critique d’un système de transmission patriarcale (Il-yeong n’a pas de mère ou de personnage féminin qui l’entoure) et le plaidoyer d’une régulation de la société patriarcale par l’inclusion des femmes dans l’éducation et les postes de pouvoir. Notons sur ce dernier point que les deux figures du « Mengzhu », incarnation par excellence de l’autorité patriarcale, restent toutes deux impuissantes face à Heuk-bong : seule So-hwi et sa mère parviennent à le défaire. Le schéma de transmission entre les deux femmes est particulièrement positif : il s’agit d’une mère qui donne les moyens à sa fille d’occuper une position déterminante dans la société (un empowerment d’une femme par une autre, qui consolide la féminité non-stéréotypée de la jeune fille qui était remise en question au début du film), sans pour autant tomber dans une sorte de matriarcat exclusif puisque le père de So-hwi participe également à son éducation en lui apprenant ses propres techniques.

Les arts martiaux ont de manière générale un grand potentiel d’empowerment car les techniques ne requièrent pas une grande force physique pour être accomplies efficacement : filles et garçons, quelque soit leur gabarit,  peuvent progresser de manière égale. Ainsi, dans sa jeunesse, personne ne pouvait vaincre Kang So-hwi au combat, même pas Il-yeong. Il est aussi raconté que la mère de la jeune fille pouvait « couper un arbre avec un brin d’herbe ». Même s’il s’agit d’un film d’arts martiaux, My Mighty Princess ne fait pas non plus une apologie de la violence. C’est souvent par hasard ou malgré elle que So-hwi se retrouve à combattre en situation réelle. D’ailleurs, la fin du film conteste le recours systématique à la violence pour résoudre les conflits : So-hwi refuse de se battre contre Il-yeong après l’avoir blessé même si elle a la capacité de vaincre et qu’il continue de l’attaquer. Le combat trouve son issue grâce au pouvoir télépathique du jeune homme (qui explique à So-hwi pourquoi il ne peut pas s’empêcher de l’attaquer) et aux exhortations de So-hwi qui lui enjoint de se concentrer pour sortir de l’hypnose. Ce sont les larmes du jeune homme (un garçon qui pleure sans que cela remette en cause sa virilité ?!) qui rompent le sortilège.

Le scénario de My Mighty Princess ne recèle en soi aucune surprise : ce sont les codes de la comédie romantique couplés à ceux d’un film d’arts martiaux. Mais en construisant des personnages affranchis des stéréotypes genrés habituels, le film se démarque avec humour des autres productions du même type. Les personnages féminins sont actifs, l’héroïne est une vraie force motrice de l’intrigue et les personnages masculins ne sont pas enfermés dans le carcan d’une virilité traditionnelle. My Mighty Princess est simple mais efficace : à se demander pourquoi des films de ce genre sont si difficile à trouver.

Arroway

Contact (1997) : une femme dans les étoiles

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Le film Contact est une adaptation d’un roman de science-fiction du même titre dont l’auteur Carl Sagan est un astrophysicien connu pour ses ouvrages de vulgarisation scientifique. Contact est un roman qui revendique plusieurs positions fortes d’un point de vue politique et intellectuel, plus ou moins bien reprises dans son adaptation cinématographique. Le film répond à des contraintes différentes, ne serait-ce que pour vulgariser une intrigue au fort contenu scientifique – le roman est un pur produit de hard science-fiction qui n’hésite pas à expliquer des notions de physique quantique et de cosmologie, délicates à intégrer dans un film de fiction. Cette analyse reviendra donc sur le texte original comme point d’appui pour tenter de déchiffrer les choix d’adaptation et de réalisation du film.

L’héroïne de Contact est Eleanor Arroway (interprétée par Jodie Foster), une radioastronome qui participe au programme SETI pour la recherche d’intelligence extraterrestre. L’intrigue suit donc une femme scientifique, rationnelle et sceptique par nature et par formation, dans un monde majoritairement masculin. Tenace, poursuivant sa recherche de signaux radio émis par une intelligence extraterrestre, elle fait l’une des plus grandes découvertes de l’histoire en détectant avec son équipe un signal émis depuis l’étoile Vega. Le signal contient un message qui, une fois déchiffré, fournit les instructions pour construire une machine. Cette machine, dont la fonction restera mystérieuse jusqu’à son démarrage, se révélera en fait être un moyen de transport pour amener un être humain à rencontrer les êtres qui les ont contactés.

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La Machine

Le portrait d’une scientifique passionnée

Dès son plus jeune âge, la petite Ellie est passionnée de radio : elle passe ses soirées à essayer de capter des signaux émis à distance, sous le regard bienveillant de son père qui l’encourage à persévérer dans sa recherche.

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« CQ, ici W9GFO »

Eleanor Arroway est une femme pour qui la science et la technique sont une vraie passion. Non seulement les machines ne lui font pas peur, mais en plus c’est ce qui la fait vibrer. Enfant, elle cherche déjà à obtenir « une plus grande antenne » pour capter des signaux toujours plus lointains. Adulte, son rêve devient réalité à Arecibo :

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« El radar » : ça c’est de l’antenne

Docteure en astrophysique, la professeure Arroway passe ses nuits à côté des ses appareils de mesure et autres analyseurs de spectre pour sonder l’espace. Elle est la cheffe d’une équipe de radioastronomes qui participe au programme SETI.

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Contact démonte ainsi un certain nombre de clichés sexistes en mettant en scène une héroïne intelligente, drôle, scientifique et passionnée par son métier auquel elle consacre la plupart de son temps. C’est un véritable modèle propre à susciter des vocations…

Elle fait passer en priorité sa carrière plutôt sa vie amoureuse : après avoir passé une nuit avec Joss Palmer, elle choisit de ne pas le rappeler et consacre les années à ses recherches. Elle choisit de partir en mission dans la Machine alors qu’il veut la retenir. Tout le long du film, elle sera maîtresse de ses choix, guidée par sa passion plutôt que la recherche de l’amour, d’une famille ou d’un enfant. Cela ne veut pas pour autant dire que ces choix sont évidents ou sans douleur : Ellie est prise de doute et d’incertitude aux moments clés de sa vie.

 

Faire sa place dans un monde masculin

 

D’un point de vue professionnel, la Professeure Arroway est un cas doublement spécial : c’est la seule femme scientifique dans un monde d’hommes, et elle s’est spécialisée dans un champ d’études globalement méprisé par ses pairs. Drumlin, son chef hiérarchique et ex-professeur à l’Université décide de couper les vivres au projet SETI. L’occasion d’une petite session de paternalisme de la part de Drumlin, qui sait mieux qu’elle ce qui est bon pour sa carrière et prétend être plus calé qu’elle dans un domaine d’étude qu’il méprise et dont elle est spécialiste. Il est alors d’autant plus jouissif de voir Ellie Arroway lui tenir tête et se rebeller contre sa tentative de contrôler sa vie.

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Arroway :  C’est vrai, tu arrêtes le programme ? …

Drumlin :  Je sais, mais je te rends un grand service. Tu es un savant bien trop prometteur pour qu’on te permette de gâcher tes talents sur ces bêtises.

A : Ecoute, je ne considère pas ce qui pourrait bien être la plus importante découverte de la race humaine comme une bêtise, d’accord ? Il y a 400 milliards d’étoiles…

D : Il y a seulement deux probabilités. Primo, il y a peut-être une vie intelligente là-haut mais elle est si loin qu’on ne peut pas la contacter durant toute une vie. Secundo…

A : Et tu prends la décision de tout abandonner ?!

D : Secundo ! Il n’y a rien d’autre là-haut que des gaz rares et des composés carbonés et tu perds ton temps, c’est ce que je pense. Pendant ce temps, tu ne seras pas publiée, tu ne seras pas prise au sérieux et ta carrière sera foutue avant d’avoir commencée.

 

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A : « Et après ? C’est MA vie ! »

 

Arroway ne lâche pas l’affaire : avec Kent, elle décide de partir à la chasse au financement pour louer du temps de télescope en Arizona. Tenace malgré les refus qui s’enchaînent, elle obtient finalement le soutien du magnat industriel S. R. Hadden. L’une des caractéristiques de Contact est de prendre systématiquement le point de vue de son héroïne : sa volonté et son obstination finissent toujours par payer. Malgré les obstacles qui se dressent contre elle, l’histoire lui rend justice : elle gagne le respect et le soutien d’Hadden, détecte un message venu de l’espace lorsque tout le monde perdait espoir, interprète avec justesse son contenu mathématiques et les intentions pacifiques des extraterrestres. Même la mort de Drumlin se transforme en une sorte de tribut à son honnêteté puisqu’elle lui permet de partir dans la Machine.

Dans le roman, la Professeure Arroway est qualifiée de « scientifique romantique », au même titre que Valerian (un scientifique dont l’équivalent dans le film est Kent, un collègue d’Ellie). C’est l’opposition entre une science tournée vers les applications concrètes et les rêves parfois déconnectés de la réalité de la recherche fondamentale. Mus par ce rêve d’entrer en contact avec une vie extraterrestre, les savants du programme SETI travaillent jour et nuit pour un événement qui a peu de probabilités de se passer de leur vivant. A ceci s’ajoutent les qualités morales de la scientifique opposées au cynisme et à l’arrivisme de Drumlin. Le film fait une lecture sensiblement différente de ce personnage qui, dans le roman, traite tout le monde de manière passablement odieuse. En tant que femme, Arroway est traitée à égale de ses congénères masculins, c’est-à-dire mal. Dans le film, le contexte moins précis met d’avantage l’accent sur une situation dont le-a spectateur/trice ressent avec l’héroïne la profonde et frustrante injustice : alors qu’il était le premier à vouloir arrêter le programme, Drumlin reprend à son compte la découverte d’Arroway pour tirer à lui la couverture médiatique et les implications politiques.

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« Pour mieux vous expliquer les événements de ces 48h, je vous laisse en compagnie du chef de l’équipe scientifiques qui a fait cette remarquable découverte…

 

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…le professeur David Drumlin, conseiller scientifique auprès du Président. »

Contact a une portée féministe certaine en mettant en avant un certain nombre de situations auxquelles les femmes scientifiques sont régulièrement confrontées. Tout d’abord, on l’a vu dans la scène avec Drumlin, les tentatives de « mansplaining » de la part de leurs collègues masculins qui se considèrent plus compétents. Egalement une difficulté à évoluer dans leur carrière et à devenir une personnalité de référence dans un domaine d’étude, ce qui n’est que partiellement traduit dans le film puisqu’Arroway travaille dans un secteur mis en quarantaine par la communauté scientifique. Mais il est significatif que ce soit Drumlin qui récupère toute la gloire médiatique et politique de la découverte et non Arroway elle-même : car cela ne résulte pas tant d’une recherche active de Drumlin que du fait que les politiques, les journalistes, considèrent d’emblée que la parole d’un expert masculin est plus fiable que celle d’une femme. Il s’agit d’ailleurs d’un phénomène marqué dans les milieux journalistiques : selon le rapport 2011 de la Commission sur l’image des femmes dans les médias repris dans un article sur INA Global, « Tous médias, confondus, 81% des experts invités à intervenir dans les médias sont des hommes. » [1]

 

Les scènes de réunion à la Maison Blanche en compagnie des responsables politiques pointent des problèmes traditionnellement endurés par les femmes pendant leur prise de parole : pendant ses présentations, Arroway subit de multiples interruptions de la part de Drumlin qui reprend à son compte le discours d’Arroway pour se valoriser [2]. Pire, il lui demande de faire défiler les images sur l’écran comme si elle était son assistante alors que c’est elle qui mène initialement la présentation. Il est difficile de reprendre le fil de son discours dans de telles conditions.

Il est intéressant de s’attarder un moment sur le partage de la parole dans ces débats car ils illustrent parfaitement les résultats de plusieurs études mentionnées dans un texte intitulé « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation », écrit par Corinne Monet [2].

Pour résumer succinctement le sujet de ce papier, il s’agit de montrer que les rôles tenus par des femmes et les hommes dans une conversation – ou un débat – ne sont pas identiques. Plusieurs expériences analysent des conversations entre des couples mixtes et non-mixtes en se basant sur plusieurs critères : en particulier le nombre d’interruptions dans une conversation. Les interruptions sont considérées comme des « des intrusions plus profondes dans la structurée interne de l’énoncé de la locutrice/du locuteur, qui peut ne pas avoir fini du tout son tour. Elles sont donc des violations des procédures de tour et n’ont pas de fondement dans le système. […] elles montrent un réel déni d’égalité d’accès à l’espace de la parole. »

Ces interruptions sont normales dans une conversation ou un débat, dans une certaine proportion. Ce que montre les analyses des expériences, c’est qu’il y a plus d’interruptions dans les conversations mixtes, et qu’elles sont en quasi-totalité (96% des cas) dues aux hommes.

Les pratiques conversationnelles ont tendance à donner le rôle actif aux hommes qui interrompent, choisissent les sujets à développer et mènent la conversation, alors que les femmes sont cantonnées à un rôle de soutien et d’encouragement de la conversation par leurs recours plus fréquent à des questions, des relances, des réponses minimales qui marquent leur attention. Lorsqu’une femme décide de sortir de ce rôle pour contrôler la conversation, elle doit s’attendre à des sanctions :

« […]si les femmes ne se plient pas à l’image qu’on attend d’elles, si elles s’émancipent du contrôle des hommes, elles subiront alors des sanctions. A commencer par le début : bavarde tu seras jugée si tu oses parler. Le double standard apparaît ici fondamental et sa fonction est claire :

« Alors qu’interrompre les femmes est une pratique normale pour les hommes, les femmes qui essayeront (oseront ?) d’interrompre les hommes seront pénalisées. Il existe toute une série de croyances qui renforcent cette asymétrie et ordonnent qu’il n’est pas de rigueur pour une femme d’interrompre/de contredire un homme, particulièrement en public. Cela contribue à la construction et la maintenance de la suprématie mâle ». (Spender, 1980 : 44). »

 

Or, c’est tout à fait ce qui est montré dans Contact pendant la présentation d’Arroway au sujet du déchiffrage du message : alors qu’elle exprime avec énergie son désaccord avec ses interlocuteurs masculins, voilà qu’on la coupe – une nouvelle fois –  pour lui dire : « Nous ne voulons réprimer aucune opinion ici, Professeure Arroway ». La scène, en s’attardant sur les réactions d’Ellie face à ses interruptions, fait partager son point de vue et dénonce l’inégalité dans l’accès à la parole.

Drumlin en contraste de l’honnêteté fougueuse et de l’idéalisme d’Arroway apparaît comme un être froid et calculateur : afin d’être choisi par le comité de sélection pour être envoyé dans la Machine, il délivre un discours d’une démagogie exemplaire. Ellie le mettra d’ailleurs face à son hypocrisie :

Drumlin : […]Je ne m’attendais pas à te voir ici.

Arroway : Et bien je suis toujours cheffe opératrice au centre de contrôle et j’imagine que le fait d’avoir découvert le message me donne quelque valeur médiatique.

 

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Drumin : Bien sûr… Et je sais que tu dois penser que tout cela est une injustice. C’est encore au-dessous de la vérité. Je veux que tu saches que je suis d’accord avec toi. J’aimerais bien que le monde soit l’endroit où la justice soit le principe de base et que le genre d’idéalisme que tu as montré soit récompensé et non pas utilisé contre toi… Malheureusement, nous ne vivons pas dans ce monde.

 

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Arroway : C’est drôle, j’ai toujours pensé que le monde était ce qu’on en faisait.

***

Le roman Contact traite de deux thématiques plus large : la coopération scientifique internationale en période de Guerre Froide – période durant laquelle a été écrite l’intrigue – et l’opposition traditionnelle entre science et religion. Si la première thématique est, on va le voir, totalement ignorée dans l’adaptation cinématographique, la deuxième est reprise comme un véritable fil conducteur pour le scénario. Et remodelée sous un angle bien particulier qui vaut la peine d’être décortiqué en détail.

God Bless America

L’adaptation cinématographique a choisi de respecter la chronologie du roman, qui situait l’intrigue dans les années 90, avec l’activation finale de la machine à la fin de l’année 1999. Produit en 1997, le film reprend le contexte historique et politique de son époque de réalisation : les États-Unis sous Bill Clinton. Ce choix peut être défendu en arguant qu’il permet aux spectateurs/trices de se projeter plus facilement dans l’histoire en insistant sur la plausibilité du film. Mais le roman a lui été publié en 1985, dans un contexte tout à fait différent qui a profondément influencé le propos de son auteur. Contact se déroule originellement dans un monde toujours écartelé entre deux blocs opposés, les États-Unis et l’URSS, et des nations au poids démographique fort qui montent en puissance, la Chine et l’Inde en première ligne. Dans son roman, Carl Sagan dénonce clairement la politique de bloc menée pendant la guerre froide et les incongruités auxquelles elle a mené. Son expérience de la collaboration scientifique à cette époque nourrit explicitement son discours. Lorsque Arroway et son équipe découvrent le signal, ils s’empressent de contacter des scientifiques à l’autre bout du monde – c’est à dire en Chine et en Russie – pour qu’ils enregistrent le signal sans le perdre malgré la rotation de la Terre. La science s’affranchit des frontières. Mais la réaction des politiques est tout autre : la détection et le déchiffrement du message,  puis la construction de la machine sont autant de champs de compétition internationale avec à la clé des enjeux diplomatiques, stratégiques et industriels. Seule la complexité démesurée de chacune de ces tâches finissent par donner raison aux scientifiques : absolument toutes les ressources de l’humanité doivent être mises à contribution pour relever ce défi venu de l’espace. Le roman est un plaidoyer sans équivoque pour la coopération internationale.

Or dans l’adaptation cinématographique, le propos est tout autre : les États-Unis sont l’unique foyer d’attention de l’action. On retrouve certes la volonté d’Arroway de contacter d’autres radioastronomes au moment où elle découvre le message. Et le responsable de la NSA est tourné en ridicule lorsqu’il prétend vouloir garder secret le message reçu constitué par des nombres premiers alors qu’il est diffusé à l’ensemble de la planète. Mais cela s’arrête là. Dans le film, une seule machine est officiellement construite aux États-Unis (si l’on met de côté celle montée secrètement au large du Japon). La Maison Blanche est le centre de toutes les décisions concernant le message. Le comité de sélection des candidats à partir dans la Machine est aux Etats-Unis.

Au contraire dans le roman, deux machines sont financées, l’une aux États-Unis, l’autre en Russie. La coopération entre les États du monde, mêlant partage des connaissances scientifiques, tractations diplomatiques et négociations économiques, est un élément central de l’histoire mais il est complètement passé sous silence dans l’adaptation. Les amitiés entre Arroway et des scientifiques russes, chinois et indiens n’existent plus non plus. Enfin, et surtout, la machine originale du roman est conçue pour transporter cinq êtres humains au lieu d’une unique personne (forcément américaine dans le film). Ainsi, ce sont trois hommes et deux femmes représentants respectivement les États-Unis, l’Inde, la Chine, la Russie et le Nigeria qui sont sélectionnées pour partir dans la Machine.

Il faut aussi citer le fait que dans le roman, les États-Unis ont à leur tête une femme Présidente au lieu de Bill Clinton. C’est un choix du film d’avoir gardé un contexte politique « réaliste » pour les spectateurs de 1997. Il n’a pas forcément pour vocation d’amoindrir la portée féministe du roman puisque le film introduit pour contrebalancer un nouveau personnage, celui de Constantine comme représentante – noire – du gouvernement qui prend véritablement part à l’action et aux décisions, alors que la place du Président est considérablement amoindrie dans le film.

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Constantine gère avec autorité les conflits entre Arroway et Drumlin.

A côté des considérations diplomatiques et de politique internationale, ce recentrage du film autour des États-Unis pose le cadre pour une confrontation qui oppose science, foi et religion. D’un côté, la science s’appuie sur des faits empiriques et vérifiables pour expliquer le monde qui nous entoure : Arroway défend que seule la science peut apporter de vraies réponses. De l’autre, la religion demande à faire un acte de foi, pour croire en une divinité, un miracle ou une expérience mystique : deux hommes, Joss Palmer et Drumlin, insistent sur l’importance de cette foi religieuse dans la recherche de la vérité.

Lorsque Drumlin est auditionné comme candidat pout partir, il termine son discours en disant (c’est moi qui souligne) : « Je n’aimerai pas voir tout ce à quoi nous tenons, tout ce pour quoi nous nous battons depuis des milliers de générations, tout ce dont Dieu nous a doté, trahi au moment final parce que nous aurions choisi comme notre représentant quelqu’un qui ne ferait pas passer avant tout nos plus chères croyances. »

Un peu plus tard, il déclarera encore: « Je promets que je ferai de mon mieux pour représenter ma nation, ma planète et mon dieu dans ce voyage historique. »

La question religieuse est placée dans un contexte monothéiste et explicitement chrétien (puisque Palmer Joss a fait des études de théologie et suivi la voie de la prêtrise). Ce cadre ne sera pas élargi : le roman mélangeait les cultures et les points de vue, le film n’en garde qu’un. Le discours de Drumlin est d’ailleurs un modèle d’ethnocentrisme. En parlant de « nos plus chères croyances » et d’un dieu unique (qui vient en bout de chaîne de la gradation « ma nation, ma planète et mon dieu »), il se place dans un cadre culturel bien précis. Les mots de Drumlin sont doublement stratégiques : pour gagner le soutien du comité de sélection des candidats, il a compris qu’il fallait qu’il montre qu’il avait la foi. Mais en même temps, il s’adresse clairement à des interlocuteurs/trices partageant une même culture religieuse judéo-chrétienne (et au passage, profondément patriarcale) : il exclut d’emblée toutes les autres religions et cultures qui ne partagent pas les mêmes croyances et les mêmes valeurs.

Un raccourci systématique est fait en utilisant le terme de « Dieu » en lieu et place de « divinité(s) » ou d’ « entité supérieure » qui seraient des expressions plus neutres. Pourtant lorsque Palmer explique : « Je ne pouvais pas en toute conscience voter pour une personne qui ne croit pas en Dieu, quelqu’un qui croit sincèrement que les autres 95% d’entre nous doivent souffrir d’une espèce d’hallucination collective. », il englobe bien dans son discours toutes les formes de religions et de croyances possibles sur la planète : ce qui est réellement en jeu, c’est l’opposition entre foi et science.

On voit donc déjà le flou entretenu par le film entre la notion d’une « foi » (au sens large) et les références à une religion judéo-chrétienne. En fait, en comparant plus en détail les différences entre le roman et le film, il ressort une grille de lecture qui les assimile intimement à travers la recherche de la figure du « Père » : recherche du père biologique, recherche de Dieu le Père.

Remodeler l’intrigue : la quête du « Père »

Dans le débat sur la science et la foi, Arroway et Joss s’opposent dans un duel intellectuel qui se déroule en plusieurs manches. Mais entre le film et le roman, le contenu et la forme de ce duel sont bien différents. Pour résumer en anticipant un petit peu sur l’analyse à suivre, on peut dire que le film déséquilibre les rapports de force entre Arroway et Joss. Une certaine forme de religion incarnée par Palmer Joss ressort vainqueur face à la science représentée par Arroway. Et ceci a été rendu possible principalement par une série de transformations du personnage d’Eleanor Arroway, de son histoire familiale et de sa vie affective, sur un fond de culture patriarcale loin d’être innocent.

Le roman Contact est irrévocablement féministe. Les premiers chapitres racontent les premières années de l’héroïne avec une justesse rafraîchissante. C’est d’abord la naissance d’une passion autodidacte pour la mécanique et l’électricité, puis viendra l’intérêt pour les mathématiques et l’astronomie. La question « pourquoi ? » récurrente chez la petite Ellie pose les fondements d’un scepticisme qui modèlera son esprit scientifique. Mais elle devra vite affronter des obstacles dans la poursuite de ses études : son beau-père considère qu’une fille n’est pas capable de faire des sciences, et que cela ne lui rapportera pas de mari. Seule femme dans son cursus, elle doit apprendre à se faire écouter par ses congénères masculins qui ignorent ses remarques ou la traitent avec condescendance. Son parcours lui forge un caractère bien trempé et une grande ténacité. Deux qualités qui lui permettent de suivre une carrière dans un champ d’étude méprisé de la radioastronomie : la recherche des petits hommes verts.

Ces premières années de la vie d’Arroway sont complètement réécrites pour le film afin de donner une place centrale à la figure paternelle. Dans le film, c’est son père qui encourage à chaque étape Ellie lorsqu’elle sonde les ondes radio et observe le ciel étoilé. La mère est totalement absente, décédée lorsqu’elle était un bébé. Or dans le roman, elle survit à son mari qui meure, se remarie et entretient une relation conflictuelle avec sa fille qui n’accepte pas son nouveau beau-père. Le film donne en revanche une place de choix à une scène qui n’occupe que quelques paragraphes : la mort du père d’Ellie (à laquelle celle-ci n’assiste même pas dans le roman). Le remaniement de l’environnement familial de l’héroïne met ainsi l’accent sur l’isolement de la jeune femme d’une part, et l’importance de la figure paternelle dans la construction et l’éducation de la petite fille d’autre part. La mort de son père laisse une trace indélébile chez Arroway aussi bien dans le roman que dans le film, mais à une différence près : la référence au père est récurrente dans l’adaptation, celle à la mère est totalement absente.

Ceci est par exemple le cas avec l’une des phrases clé du film prononcées à plusieurs reprises : « Tout ce que je peux dire, c’est que si nous sommes seuls [dans l’Univers], alors ce serait un beau gâchis d’espace ». Cette phrase est prononcée pour la première fois par le père d’Ellie lorsqu’elle est petite. Dans le film, elle peut être considérée comme étant l’origine de la vocation d’Ellie (alors que dans le roman, ce moment arrive alors que la petite fille est seule, allongée dans l’herbe à regarder le ciel étoilé). C’est aussi une forme de motivation des recherches de la jeune femme : si son père pense que les humains ne sont pas seuls dans l’univers, alors il n’est pas vain de chercher un signe d’intelligence extraterrestre.

L’intrigue originale est ensuite distordue d’une deuxième manière, et c’est sans doute cette modification qui a le plus d’impact et de signification : dans le film, Arroway et Joss entretiennent une relation consommée dès la première demi-heure. Dans le roman, jamais la relation entre Joss et Arroway n’atteint même le stade d’un premier baiser. Leur relation est premièrement intellectuelle, conflictuelle et c’est peu à peu que se tisseront des liens de compréhension et d’écoute mutuelle. Ceux-ci se transformeront effectivement en liens plus ambigus à la fin du roman, mais sans aller plus loin. Au retour de son voyage, Arroway demande à Joss qui souhaite la voir d’attendre encore un peu, parce qu’elle a besoin de faire le point toute seule : on est loin de l’héroïne du film qui, chamboulée, cherche Joss à la sortie de l’audition par la commission d’enquête. Dans le film, les scènes entre Arroway et Joss sont le prétexte à la montrer comme ayant peur de s’engager affectivement (lorsqu’elle quitte brusquement Palmer au beau milieu de leur première nuit, et décide par la suite de ne jamais le rappeler). Au contraire, Joss n’a pas peur de ses sentiments, cherche à retenir Arroway qui veut partir en mission. Il est la figure stable vers laquelle se tourne Ellie à la fin du film en quittant la Maison Blanche, protégée et entourée de ses bras.

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Ellie, intellectuellement et émotionnellement secouée, est protégée dans les bras de Palmer

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L’Homme (et son obélisque)

Il est au passage assez amusant de noter que pour rendre cette relation vraisemblable, le scénario du film décléricalise Joss : celui est un prêtre « sans la soutane » parce qu’il ne supportait pas le célibat. Il transforme ainsi ce personnage qui est officiellement un homme d’Eglise dans le livre en une sorte de golden boy de la spiritualité, qui a ses entrées dans les hautes sphères du gouvernement. Ajoutons à cela un côté irrémédiablement séducteur et très médiatisé, et voilà Palmer Joss devenu un sex symbol de la religion chrétienne.

Au sujet de la dépendance affective d’Arroway, le film va plus loin lorsqu’il fait prononcer à Joss Palmer la même phrase que le père d’Ellie : « Si nous sommes seuls [dans l’Univers], alors ce serait un beau gâchis d’espace ». Immédiatement après cette phrase, Ellie se tourne vers Palmer pour l’embrasser : un homme qui pense exactement comme son père disparu est fait pour la séduire.

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On peut voir alors se dessiner un schéma dans l’intrigue : celui d’une jeune femme isolée dans un monde d’hommes et qui, privée très tôt de son père, cherche un substitut à la figure paternelle. Ou plutôt qui cherche à rentrer en contact avec son père décédé : la scène où la jeune Ellie tente de capter par radio dans sa chambre la voix de son père décédé (et monté au ciel) valide cette grille de lecture. La quête s’achève lorsqu’Arroway rencontre un extraterrestre qui a pris l’apparence physique de son père. Le film fait ainsi se coïncider parfaitement les recherches scientifiques de l’héroïne et sa recherche spirituelle du père. Et non seulement de son père biologique, mais d’un père « divin » : car à l’issue de son parcours, Ellie aura enfin trouvé et accepté la foi en l’existence d’une entité supérieure.

D’une manière plus distanciée, S.R. Hadden remplit aussi ce rôle de substitut paternel : c’est l’homme derrière les caméras, qui collecte toutes les informations disponibles sur la scientifique pour les lui restituer comme un diaporama de famille. Dans le film, Arroway doit partir à la pêche au financement : après des mois de démarches, elle obtient finalement le soutien de ce mystérieux industriel. Ces problèmes de financement sont inexistants dans le roman. Dans le film, ils deviennent un prétexte pour placer la scientifique sous la protection de Hadden. Une protection qui n’est pas que financière : il lui fournit également le code pour déchiffrer le message en lui faisant une faveur, pour la « remettre dans la course » alors qu’elle se fait politiquement et médiatiquement évincer par Drumlin. Là encore, l’adaptation fait un choix qui n’est pas anodin : dans le roman, c’est Arroway elle-même qui vient demander à Hadden de l’aide au nom de la communauté scientifique qui piétine dans ses recherches.

Trois figures masculines et paternelles gravitent donc autour d’Arroway avec plus ou moins de distance : son père décédé, son amant Palmer Joss et Hadden. Pendant la plus grande partie du roman, elle est pourtant en couple avec un personnage qui n’existe pas dans le film, entretient une amitié de longue date avec un scientifique russe et côtoie régulièrement une collègue indienne avec qui elle a des conversations intimes. Celle-ci est remplacée par son amitié avec Kent, aveugle, mais c’est une occasion de perdue de présenter une amitié féminine à l’écran – d’autant plus que la seule fois où deux femmes se parlent entre-elles, c’est pour parler chiffon (Ellie demande à Constantine où elle peut trouver une robe du soir).

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Essayons enfin de remettre tous ces éléments en perspective avec la conclusion du film. A son retour de voyage, Arroway prend la parole devant la commission menée par Kitz, le directeur de la NSA qui essaye à tout pris de lui faire admettre qu’elle a inventé tout ce qu’elle raconte au sujet de son voyage. Son discours peut être interprété de deux manières :

« J’ai eu cette expérience, je ne peux pas le prouver, je ne peux pas l’expliquer mais… tout ce que je sais en tant qu’être humain, tout ce que je suis m’affirme que c’était réel. Il m’a été donné quelque chose de merveilleux, quelque chose qui m’a changée pour toujours. Une vision de l’univers qui nous dit indéniablement comme on est petit et insignifiant et comme on est rare et précieux en même temps. Une vision qui nous dit que nous appartenons à quelque chose qui est plus grand que nous même et que nous ne sommes pas, qu’aucun de nous n’est seul ! Je voudrais, je souhaite partager ça. »

Selon un premier niveau de lecture, Arroway fait référence aux extraterrestres dans sa réplique lorsqu’elle dit que les êtres humains ne sont pas seuls. En parlant, elle se tourne nettement vers Palmer Joss assis non loin, qui se redresse soudainement en entendant Arroway soutenir sans preuve l’existence de ce qu’elle a vécu. Ceci suggère un deuxième niveau de lecture : la scientifique décrit son voyage comme une véritable expérience mystique qui l’a amenée à reconnaître l’existence d’une entité supérieure, qui aurait créé ce « quelque chose de plus grand ». Arroway aurait donc fini par trouver Dieu, c’est-à-dire selon les conceptions judéo-chrétiennes, « Dieu le Père » lui-même.

Le roman quant à lui évite ce schéma. D’abord par le contenu du dialogue entre Arroway et l’extraterrestre : le fait que celui-ci ait pris l’apparence de son père est clairement expliqué et mis en perspective avec le fait que tous ses autres compagnons de voyage rencontrent eux-aussi des êtres qui leur sont chers, mais avec qui ils ne sont pas « en contact » (à cause de la mort, du temps, de la distance). Et puis surtout Arroway ne reste pas obnubilée par les émotions que provoquent ses retrouvailles avec son « père » : elle lui pose des questions précises, des questions de scientifique, elle demande qui sont les extraterrestres, ce qu’ils savent de l’Univers, de son origine, des autres être vivants (dans le film, l’héroïne reste hébétée et émotionnellement chamboulée durant toute la durée de sa rencontre). A son retour, toujours dans le roman, Arroway est libérée du fantôme de son père, elle est prête désormais à avancer dans la vie et s’impliquer d’avantage émotionnellement. La figure de son père disparu n’était pas un objectif en soi à retrouver, c’était un obstacle à surmonter : c’est « un démon qui a été exorcisé ». Le plus amusant, c’est que l’on trouve dans le roman lui-même une analyse de ce qui est mis en scène dans le film, à savoir cette quête du « Père ». C’est Kitz qui tente de démollir le discours d’Arroway :

« Meeting your father in Heaven and all that, Dr Arroway, is telling, because you’ve been raised in the Judeo-Christian culture. You’re essentially the only one of the Five from that culture, and you’re the only one who meets your fater. Your story is just too pat. It’s not imaginative enough. »

« Rencontrer son père au Paradis et tout le reste, Dr Arroway, c’est révélateur parce que vous avez été éduqué dans une culture judéo-chrétienne. Vous êtes essentiellement la seule des Cinq qui vienne de cette culture, et vous êtes la seule à avoir rencontrer votre père. Votre histoire, ce n’est que du réchauffé. Ce n’est pas assez original. »

Enfin, le film fait complètement l’impasse sur les explications théoriques qui rendaient le voyage scientifiquement intelligible dans le roman : pour Eda, l’un des voyageurs de la Machine, « Our experience represents experimental data. » (« Notre expérience constitue des données expérimentales. »). Dans le film, cela n’est plus qu’une révélation mystique. Il faut citer néanmoins le retournement final du film : lorsque Constantine fait remarquer que 18h de vidéo ont été filmées avec des parasites, ce qui prouverait les dires d’Arroway. Mais cette scène s’apparente à une pirouette assez pauvre en comparaison du reste : les implications ne sont pas développées, il ne remet pas du tout en cause la conclusion qui énonce que seule une interprétation mystique peut permettre à Arroway de partager et faire accepter son expérience.

La fin du film Contact célèbre donc la supériorité de Joss Palmer et de l’approche de la religion sur celle la science : car finalement, pour comprendre l’essentiel, comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés là, la science est démunie. On ne peut qu’invoquer une expérience religieuse et la foi en un Dieu créateur. Le propos du roman est sensiblement différent. Carl Sagan étant lui-même astrophysicien, Contact défend jusqu’au bout une approche scientifique qui se base sur l’observation de données expérimentales pour comprendre le monde qui nous entoure, y compris pour prouver l’existence d’une entité supérieure. Lorsqu’ils reviennent de leur voyage, Arroway et ses compagnons de voyage décident de ne pas révéler au grand jour leur expérience car ils ne veulent pas s’exposer au public sans preuve irréfutable. Illes se lancent alors sur une piste scientifique indiquée par les extraterrestres pour prouver leurs dires. Finalement, à la toute fin du roman, les scientifiques trouvent un message caché dans les décimales du nombre pi : c’est la « signature de l’Artiste », la preuve qu’une entité a conçu l’Univers, la preuve que « Dieu » existe [3]. Mais le roman reconnaît également une légitimité à la foi : lorsqu’Arroway explique à Joss pourquoi ses collègues et elle recherchent ce fameux message caché, celui-ci lui répond qu’il n’a pas besoin de preuve pour croire à son voyage. Et qu’il en va de même avec la plupart des gens : son récit est suffisant.

Cette conclusion joue deux rôles : elle réaffirme d’abord la pertinence de la recherche scientifique pour découvrir les origines de la vie, et même prouver l’existence d’un « Dieu ». Elle permet ensuite de transmettre la notion du sacré par le biais des mathématiques. Il s’agit bien plus que d’une fascination envers le fait que l’Univers soit mathématiquement intelligible : seul un créateur de l’Univers pourrait modifier à sa guise une constante mathématique telle que pi, pour les scientifiques il s’agit donc d’un « miracle » d’y trouver un message (la « signature de l’Artiste »)[4]. Arroway et Joss se rencontrent ainsi à mi-chemin dans leurs conceptions respectives : on peut croire en quelque chose que l’on ne peut prouver, et on peut se reposer sur la science pour prouver l’existence de Dieu.

***

A l’issue du film, Arroway a donc trouvé l’élément essentiel qui lui manquait pour prétendre comprendre le monde et atteindre la vérité : la foi. Sous la houlette de Palmer Joss, elle en vient enfin à comprendre l’importance de la spiritualité. Mieux : à la fin de sa quête, elle rentre enfin en contact avec son père – et avec Dieu le Père. Le film entremêle ainsi inextricablement la foi et la religion judéo-chrétienne. En affirmant la nécessité d’un acte de foi, le film assoit la supériorité de la religion sur la science. Un rapport de forces a bien été instauré : Palmer Joss, représentant d’une religion patriarcale, a finalement montré à Ellie Arroway que la science ne suffisait pas pour tout comprendre et expliquer. Pour revenir une dernière fois au roman, foi et religion n’y sont pas aussi inextricablement reliées. En effet, Arroway y apparaît également animée par la foi, mais cette foi est placée en la science : pour le montrer à Joss, elle se place sur la trajectoire d’un énorme pendule et prédit qu’avec la rotation de la Terre, elle ne sera pas écrasée à son prochain passage. Elle met à l’épreuve sa foi dans les lois physiques.

Contact reste un film de science-fiction qui met en scène une véritable héroïne active et constamment au centre de l’attention. Une héroïne qui s’extirpe des canons stéréotypés du genre féminin tout en dénonçant le sexisme dont elle est victime. Partant d’un roman de haut niveau engagé en matière de politique et de féminisme, l’adaptation respecte son contrat sur un certain nombre de tableaux. Il faut dire que son scénario a été travaillé par Ann Druyan et l’auteur de Contact lui-même Carl Sagan (qui, mort en 1996, n’en verra pas la fin).

Et pourtant, l’intrigue du film diverge de celle du roman de manière conséquente pour mettre en dépendance émotionnelle et financière l’héroïne principale vis-à-vis de trois personnages masculins charismatiques : son père, Palmer Joss et S.R. Hadden. C’est clairement remettre une femme sous une forme de domination patriarcale. Eleanor Arroway était-elle donc trop féministe pour être portée telle quelle à l’écran ?

Arroway

Notes

Notes

[1]Le rapport de la commission (payant)

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/114000703/index.shtml?xtor=RSS-436

et l’article d’INA Global :

http://www.inaglobal.fr/idees/article/femmes-dans-les-medias-peut-vraiment-mieux-faire

[2] La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation par Corinne Monet : http://lmsi.net/La-repartition-des-taches-entre

[3] Une discussion complémentaire à propos des références aux mathématiques dans Contact : http://kasmana.people.cofc.edu/MATHFICT/mfview.php?callnumber=mf55

[4] Je rejoins ce qu’ont écrit sur le sujet Alex Kasman et Mike Hennebry ici : http://kasmana.people.cofc.edu/MATHFICT/mf55-spoiler.html

« Additional Comments from Mike Hennebry: `In Carl Sagan’s novel Contact, he treats pi as if it were a physical constant and thus adjustable by Anyone with the wherewithall to adjust physics. The problem is that pi is not a physical constant, it is a mathematical constant, the ratio of the circumeference of a Euclidean circle to its diameter. It is not adjustable because its definition makes no reference to reality. Furthermore, there is no distinct physical constant that would be meaningful in any universe even vaguely resembling ours. In curved spaces, there is no constant ratio of circumferences to their corresponding diameters. The small circle limit, where no singularity is involved, is precisely pi, hence the qualification « distinct ».’

I think that this is exactly the point, Mike. Remember that Sagan was an outspoken atheist, but the book is very much about religion as well. I think that Sagan was trying to find something that would give even a skeptic like himself that numinous feeling of amazement that goes beyond being impressed with an alien being’s advanced technology. We can all imagine scientific advancements that could alter the physical universe, but to alter a constant derivable from Euclidean geometry itself seems, well, god-like! As « Nils Tycho » points out: « That is what makes the conclusion so spectacular. » »

Fair Game (2010) : une proie pas si facile

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Le 28 janvier 2003, George W. Bush alors Président des Etats-Unis donnait son discours annuel sur l’état de l’Union devant la Chambre des représentants et le Sénat [1].

« The British government has learned that Saddam Hussein recently sought significant quantities of uranium from Africa. Our intelligence sources tell us that he has attempted to purchase high-strength aluminum tubes suitable for nuclear weapons production. »

« Le gouvernement britannique a appris que Saddam Hussein a récemment cherché à obtenir des quantités significatives d’uranium en Afrique. Nos services de renseignement nous informent qu’il a tenté d’acheter des tubes en aluminium de grande solidité utilisable pour la production d’armes nucléaires. »

C’est notamment sur la base de ces informations que se construisit toute la rhétorique de la suite du discours pour mener jusqu’au lancement, deux mois plus tard, des forces de frappes américaines sur le territoire irakien (opération « Shock And Awe ») le 19 mars 2003.

Le 6 juillet 2003, un grain de sable se loge dans les grands rouages de l’administration Bush. Joseph C. Wilson, diplomate et ambassadeur entre 1976 et 1998, spécialiste de l’Afrique, publie dans le New York Times une tribune « What I didn’t find in Africa » [2] dans laquelle il affirme que les informations avancées par le gouvernement concernant le programme nucléaire des Irakiens sont fausses. Et il est bien placé pour le savoir : c’est lui qui est la source de ces informations. La riposte de Washington pour décrédibiliser Wilson est désastreuse : le nom et la profession de Valerie Plame Wilson, l’épouse de Joe Wilson, sont dévoilées à la presse. Celle-ci est une agente opérationnelle sous couverture de la CIA, dans le service de non-prolifération des armes nucléaires : avec son identité révélée au grand jour, sa carrière est irrémédiablement brisée. Joe Wilson entreprend alors un combat juridique et médiatique contre l’administration pour que soit jugés et punis les coupables de cette lourde faute.

Le film Fair Game raconte ces évènements d’après les mémoires publiées par chacun des deux époux. Le fait que Valerie Plame soit tenue par le secret de ne pas dévoiler ses activités au sein de la CIA a entretenu la polémique autour de cet épisode, y compris à la sortie du film. Fair Game donne évidemment une bonne place au combat politique des Wilson dont il retrace assez fidèlement les évènements. Mettant en scène une Amérique qui émerge tout juste des attaques du 11 septembre, le film dénonce les amalgames et les clichés racistes.

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Le film a choisi de se concentrer sur l’impact de l’affaire sur la vie privée du couple. Et c’est justement sur la manière dont ont été mises en scène les activités et les relations entre Valerie Plame et son mari que j’aimerais revenir.

Fair Game a en effet le grand mérite de porter à l’écran deux personnages forts et d’en respecter leurs caractères sans retomber dans certains raccourcis ou clichés. Le fait que les Wilson aient été fortement impliqué-e-s dans la réalisation du film y a certainement contribué.

Le film raconte l’histoire de Valerie Plame : elle est l’héroïne principale qui apparaît à la première scène du film, et qui le clôturera également. Articulé en trois temps, le scénario met d’abord en scène Plame dans son métier d’agente sous couverture de la CIA partie en mission à l’étranger. Le traitement est loin des représentations fantasmées des agents secrets américains sur le terrain dont le personnage de Sidney Bristow, dans la série Alias, en est sûrement un des meilleurs exemples. Dans Fair Game, pas de super gadget, de scènes d’arts martiaux ou de techniques de torture exotiques : les principales armes des agents, c’est la stratégie, l’information et la force de persuasion. On voit ainsi Plame amener plusieurs personnages à révéler des informations ou à coopérer avec la CIA. Elle est de la bouche de son supérieur « un bon agent » et a à sa charge une dizaine d’équipes sur le terrain. Au début du film, elle décroche d’ailleurs la responsabilité d’une mission critique.

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DDF : défense de foirer

Le personnage de Valerie Plame propose un caractère indépendant et bien trempé : sa carrière tient une place importante dans sa vie, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une famille. Elle a une volonté et une force de caractère exceptionnelles : lors de son entraînement de jeune recrue, elle n’a jamais cédé la moindre information sous la torture. Elle garde ses secrets face à son entourage. Son principal atout est sa force de persuasion : sans violence, inflexible, elle n’hésite pourtant pas à manipuler émotionnellement ses interlocuteurs pour obtenir des informations ou leur coopération. Plusieurs scènes de ce type sont montrées dans le film, comme pour bien souligner la réalité du travail de l’agente. Elles sont particulièrement bien interprétées par l’actrice Naomi Watts qui campe une femme à la volonté ferme mais sensible, qui fait preuve d’empathie mais sait ce qu’elle doit accomplir pour son travail. On évite ainsi les deux extrêmes d’une femme submergée par ses émotions ou au contraire totalement insensible et manipulatrice.

Dans le couple Wilson, les rôles traditionnels des deux époux sont inversés. Valerie, très prise par son travail, part sans cesse en voyage sans pouvoir rien dire à son mari. C’est lui qui garde les enfants lorsque la nounou n’est pas là en travaillant depuis le foyer familial.

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Joe travaille depuis la maison en attendant la nounou…

 

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…tandis que Valerie est en mission au Caire.

Valerie a un caractère plutôt discret, habituée au secret et à l’intériorisation : son mari au contraire est susceptible de coups d’éclats, notamment pendant des débats politiques entre amis, et montre plus facilement ses émotions. Dans la scène finale où le couple se réconcilie, c’est Joe qui craque émotionnellement tandis que l’on voit la détermination de Valerie sur son visage.

C’est lui qui se plaint d’un manque de communication avec sa femme, car ils ne se « parlent plus que par post-it ». Ces scènes transposent ainsi des attitudes souvent attribuées aux femmes à un homme (ne pas retenir ses émotions ou sa langue, le besoin de communiquer, le fait de subir les impératifs professionnels de son conjoint). A l’inverse, Valerie est clairement identifiée à son père, militaire de carrière qui a fait déménager sa famille une vingtaine de fois dans le monde. C’est d’ailleurs avec lui qu’on la voit discuter des interactions entre sa vie professionnelle et sa vie privée, et non pas avec sa mère qui semble avoir été une femme au foyer.

La situation du couple bascule lorsque Joe Wilson décide de partir en croisade contre Washington : il veut rétablir la vérité sur les informations détenues par la CIA et surtout réhabiliter sa femme sacrifiée par la Maison Blanche, considérée comme une « proie facile » (« fair game » en anglais) pour atteindre la réputation de Wilson. Durant cette période de chômage forcé, Valerie s’occupe ses enfants pendant qu’il enchaîne les plateaux télé. Il ne faut pas oublier que l’homme a connu une carrière brillante en tant que diplomate et ambassadeur des Etats-Unis. On pourrait craindre qu’à ce moment le film ne bascule dans un certain schéma : celui d’un homme qui protège sa femme par recherche de la vérité et de la justice certes, mais aussi par chevalerie, victimisant indirectement cette femme qui s’entête à se taire et à subir en silence le traitement qu’on lui a infligé. Ce n’est selon moi pas le sens qui en est donné par le film.

Tout d’abord, le film raconte l’histoire de Valerie Plame et de son mari, non pas celle de Joe Wilson et de sa femme : la première partie de film se consacre spécifiquement à suivre le quotidien professionnel de Valerie. Plusieurs scènes avec ses enfants ou en dîner avec des amis et son mari montrent aussi les relations saines qu’elle entretient avec son entourage proche. Valerie est incontestablement valorisée dans son travail et soutenue par son mari : ce que celui-ci critique, c’est la culture du secret qui l’entoure, ses nombreux voyages et les missions dont elle pourrait ne pas revenir mais dont il ne peut rien savoir. Le problème de la garde des enfants ne se pose qu’en l’absence de la nounou embauchée par le couple. Les scènes montrant Joe essayant de travailler avec ses enfants dans le salon restent donc exceptionnelles : Fair Game expose une réalité où deux parents peuvent mener de front une carrière professionnelle et avoir une famille. Et il se trouve que pour une fois, c’est la femme qui  un travail particulièrement prenant.

Il ne faut pas perdre de vue que Fair Game est avant tout un film politique. Les éléments mis en scène avant la révélation de l’identité de Valerie sont décrits pour servir une démonstration bien précise : montrer les causes et les conséquences d’un acte aussi injuste que de dévastateur sur la vie jusque là stable de Valerie Plame.  Cet événement perturbateur va exacerber une différence fondamentale entre le caractère de Valerie et celui de Joe. Celle-ci avait déjà été brièvement soulignée dans une scène du tout début du film : après un dîner, Valerie critique son mari pour avoir insulté l’un des convives et lui dit : « Tu ne peux pas le traiter de lopette ». Le métier – et sans doute le caractère – de Valerie lui enjoint de parler le moins possible, de garder pour elle ses pensées et ses secrets. Elle travaille dans une agence gouvernementale et son patriotisme est très fort, essentiel même, ce qu’elle exprimera dans sa déclaration publique sur l’affaire : « I loved my job because I loved my country. » (« J’aimais mon travail parce que j’aimais mon pays. »). Tout ceci pour dire que la prise de parole en public pour dire ce qu’elle pense ou ressent est un acte problématique pour Valerie. Et c’est aussi le pivot fondamental de l’affaire. Parce qu’elle se tait (une attitude « appréciée » par ses anciens supérieurs à la CIA), ceux qui ont révélé son identité peuvent raconter leur version des faits et restent intouchables.

Son mari, au contraire, est un personnage public : il a été diplomate et donne des conférences. Son aisance à exprimer sans tabou ses pensées quel que soit son auditoire (ses amis, des étudiants, la presse) le conduit tout naturellement à choisir la seule option valable pour attaquer le gouvernement : le combat médiatique. Si Joe prend la parole en public pour défendre Valerie, c’est précisément parce que celle-ci refuse de le faire. Pas parce que celle-ci est incapable de se défendre : mais parce que devant le silence de sa femme, Joe Wilson est incapable d’endurer l’injustice qui la touche – tout comme il s’était élevé contre les mensonges de l’administration Bush pour justifier la guerre en Irak lorsque la CIA était tenue au silence. Valerie Plame est d’ailleurs loin de rester inactive et passive dans l’affaire : si elle est obligée de se retirer immédiatement de toutes ses opérations et se voit fermer les bureaux de la CIA, elle se bat pour tenter de mener à terme une mission d’extraction en Irak.

Il s’engage donc au sein du couple une confrontation de deux caractères : à l’énergie flamboyante de Joe répond l’inflexibilité de Valerie, que sa formation en tant qu’agent sous couverture a appris à tout endurer sans jamais en parler à personne. Joe est d’ailleurs le premier à demander à Valerie de prendre publiquement la parole sur cette affaire. Sous pression, harcelés par les médias, la communication dans le couple qui partage deux points de vue différents devient difficile.

L’avant-dernière scène de Fair Game met en scène la réconciliation du couple, avant que Valerie ne fasse enfin une déclaration officielle [3]. Le couple est à ce moment-là séparé, Valerie étant partie avec les enfants chez ses parents. Joe s’est entêté à aller sur les plateaux télé contre l’avis de sa femme : ceci expose médiatiquement sa famille, ce qu’elle critique durement. Après plusieurs années de combat plus ou moins infructueux, la question est finalement de savoir si l’affaire aura eu raison du couple. En comprenant qu’elle est sur le point de perdre sa famille et son mari, Valerie trouve enfin la motivation nécessaire pour parler publiquement. La scène de réconciliation entre le couple la montre en battante, prête à en découdre, tandis que Joe reconnaît avoir poussé un peu trop loin le cirque médiatique.

***

Fair Game est l’histoire d’un combat politique contre les géants de la Maison Blanche pour rétablir une vérité qui dérange. C’est aussi celle d’une femme qui se consacre pleinement à un travail exigeant, soutenue par son mari quelles que soient les circonstances et qui refuse pour autant d’y sacrifier sa famille.

S’il ne fait aucun doute que Fair Game soit un film engagé politiquement, est-il aussi clairement féministe ? Au vu de plusieurs éléments, il semblerait que cela n’ait pas été l’ambition originelle du film. Valerie Plame est certes une femme qui poursuit avec succès sa carrière professionnelle, qui plus est dans un environnement majoritairement masculin. Mais jamais le fait que Valerie soit une femme ou qu’elle ait des enfants ne semble représenter un obstacle professionnel : c’est là un élément qui limite la portée féministe du film en passant sous silence certains aspects de la réalité relatifs à l’omniprésence masculine dans sa profession. Au vu du contenu d’une de ses récentes conférences, il semble pourtant bien que Plame aurait eu des choses à dire sur la place des femmes dans le monde de l’espionnage [4] :

 « It cuts both ways. In many, many parts of the world, being a female you’re really just wallpaper. If you take care to blend in, no one would think in a thousand years that you were doing anything suspicious »

« C’est à double tranchant. Dans beaucoup, beaucoup de régions dans le monde, si vous êtes une femme vous ne faites vraiment figure que de tapisserie. Si vous faites attention à bien vous fondre, les gens seront à des années-lumière de penser que ce que vous faites est suspect. »

L’une des scènes de dispute montre également le couple dans une « répartition » des tâches douteuses : pendant que Joe est assis à la table devant un verre, Valerie fait des aller-retour en cuisine et essuie la vaisselle. Malgré ces quelques couacs, il n’en reste pas moins que le film dépasse bon nombre de stéréotypes. La balance est in fine positive : Fair Game est bien rafraîchissant d’un point de vue politique.

Arroway

Notes

Notes

[1] Discours annuel sur l’état de l’Union devant la Chambre des représentants et le Sénat de George W. Bush le 28 janvier 2003 http://www.washingtonpost.com/wpsrv/onpolitics/transcripts/bushtext_012803.html

[2] « What I didn’t find in Africa », Joseph C. Wilson http://www.nytimes.com/2003/07/06/opinion/what-i-didn-t-find-in-africa.html

[3] Vidéo de la déclaration officielle de Valerie Plame https://www.youtube.com/watch?v=8k3GuVTfWLw

[4] Article du Huffington Post au sujet d’une conférence tenue par Valerie Plame en 2013:  http://www.huffingtonpost.com/2013/04/12/valerie-plame-cia-conference-on-world-affairs-2013_n_3069289.html

Le Visiteur du Futur : le poids de la fin du monde sur les épaules

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Le Visiteur du Futur est une websérie française qui a rapidement gagné ses galons sur la toile. Dans cette série de science-fiction humoristique, un mystérieux personnage prétendant venir du futur rend visite à Raph, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui vit au 21e siècle. Ce Visiteur prétend que dans plusieurs siècles, la Terre sera ravagée par des cataclysmes et l’humanité menacée d’extinction. Ayant en sa possession une machine à remonter le temps, le Visiteur voyage entre le 21e et le 25e siècle pour empêcher que ces catastrophes n’arrivent.

Les épisodes des trois saisons du Visiteur du Futur sont tous disponibles sur le site levisiteurdufutur.com, ainsi que sur les plateformes Youtube et Dailymotion. Dans la suite de cette analyse, je renverrai à certains épisodes en pointant le début de chaque extrait qui m’intéresse.

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Si tu jettes cette canette, voilà ce qui va se passer…

De petite websérie sans budget, Le Visiteur du Futur a évolué vers un projet aux effets plus ambitieux : le scénario et les personnages s’étoffent de saison en saison pour mettre en scène la quête de ce mystérieux visiteur du futur. Alors que l’humour et le WTF animent le cœur des premiers épisodes, les intrigues des saisons suivantes gagnent en épaisseur. Les portraits des personnages principaux sont initialement brossés en quelques traits d’humour et des personnages secondaires typés sont introduits pour mettre les héros face à leurs contradictions.

 « Je sais ce que je fais.»

Le Visiteur du Futur est un héros mystérieux. On sait peu de choses de lui, on ignore jusqu’à son nom. Il est désigné par la brigade temporelle comme étant un « élément perturbateur », un « sans-ami ». C’est un outsider dont l’unique compagnon, au début de l’histoire, est un robot humanoïde savant : le Dr Henry Castafolte. C’est donc seul que le Visiteur a entrepris la tâche colossale de sauver l’humanité.

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Le Visiteur fait toujours son apparition de manière digne…

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Mais il ne se départit jamais de son ton théâtral : « si tu jettes cette canette, voilà ce qui va se passer ».

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Le Visiteur ne plaisante pas avec la fin du monde…

 

Le Visiteur vient d’un futur où il est le témoin du destin d’une humanité condamnée à l’extinction. Mais grâce à sa machine à remonter le temps, le Visiteur peut modifier le cours des choses. Celui-ci est conçu selon le principe de causalité : les mêmes causes entraînent les mêmes effets. Si l’on modifie les causes, on modifie les effets. Et le destin de l’humanité toute entière est construit sur le comportement individuel des millions d’êtres humains qui la compose. C’est donc en influant sur ces destinées que le Visiteur du futur veut changer le cours de l’histoire.

Dans l’un de ses moments privilégiés de réflexion philosophique, Henry le robot humaniste se pose la question :

Mais qu’est-ce que le destin ? Est-ce que c’est une force divine qui nous empêche de nous accomplir en tant qu’homme ? Ou plutôt un test pour nous permettre au final de trouver le bonheur ? Tu vois moi je pense que le destin permet avant tout des rencontre entre des gens qui ne se seraient jamais croisés et pour le reste, c’est à nous d’en faire bon usage.

Le libre-arbitre, voilà une notion qui paraît essentielle dans la série : grâce à elle, le destin n’est pas une fatalité. Il offre simplement des perspectives et des opportunités à saisir ou pas. Ce sont des choix fait à des moments clés qui orientent le cours de l’histoire et non une force supérieure inflexible. La mission du Visiteur peut donc être menée à bien.

La position du Visiteur est spéciale : en fait, on pourrait dire que lui seul bénéficie réellement d’un plein libre-arbitre : il intervient en effet dans la vie des gens pour modifier le cours de leur existence et les manipuler pour orienter leurs choix d’actions. On pourrait distinguer deux catégories : il y  a ceux qui savent l’impact de leurs actions sur le futur et il y a ceux qui l’ignorent. Comment se fait cette répartition importe peu, dans la série les privilégiés font les choix pour tous les autres. Ce pouvoir semble arbitraire : de quel droit un individu chamboulerait-il la vie des gens ? Constance, la fille de la boulangère est privée de l’amour de sa vie. L’existence même des Lombardi est menacée lorsque le Visiteur annule leur naissance. Héros omniscient, le Visiteur joue à Dieu pour tirer les ficelles du monde et en influencer le cours.

Un leader auto-proclamé, un héros incompris

La série entreprend une discussion autour de ce rôle controversé du Visiteur : chacune des trois saisons opposent ainsi au Visiteur des adversaires qui remettent en question ses méthodes et ses agissements. La brigade temporelle de la saison 1 pose la question du contrôle du voyage dans le temps. Pour la brigade, les gens voyagent dans le temps à des fins personnelles. « Ou pire, ne savent pas ce qu’ils font » sous-entendent-ils en désignant le Visiteur pour tenter vainement de le décrédibiliser. Voyager dans le temps est « un pouvoir qui doit être régulé ». Le cours du temps doit rester unique, fixe. Le modifier est une menace pour l’histoire.

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Mattéo effectue un contrôle de police de routine en pour vérifier que les individus interrogés évoluent bien dans la bonne époque.

Dans la saison 2, les Lombardi sont des « dommages collatéraux » : chaque fois que le Visiteur annule une catastrophe, les vies de milliers de personnes changent ou même disparaissent. L’argument contraire est aussi pertinent : des milliers de personnes naissent en contrepartie. Mais ces aléas sont inévitables si cela permet d’éviter la fin de l’humanité… Les droits d’un individu sont sacrifiés pour la cause commune. Et c’est le Visiteur qui le décide.

Car lui seul détient le savoir nécessaire pour annuler la fin du monde, matérialisé par sa carte chronologique des évènements menant aux catastrophes. Il élabore des plans (sa phrase fétiche, « J’ai un plan ! ») qu’il fait ensuite exécuter à son équipe. Il se comporte d’ailleurs en véritable chef tyrannique (« Les équipes soudées, ça fait ce que je dis »), et se renfrogne quand certains ont de meilleures idées que lui. Le Visiteur est aux commandes : il n’explique jamais tout en détail et peut mentir à sa propre équipe.

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Le Visiteur a toujours un plan pour sauver le monde.

Pour arriver à ses fins, le Visiteur a recours à des méthodes controversées : le mensonge pour manipuler les gens, la peur pour les détourner de certaines décisions et même la violence. S’il le faut, le Visiteur tuera Raph dans la saison 1 pour l’empêcher de créer la brigade temporelle. Le Visiteur défend sa philosophie à de nombreuses reprises : « Les gens s’en foutent pas mal de savoir qu’ils sont la cause lointaine de la fin du monde. Il faut qu’ils se sentent menacés non pas en tant qu’espèce mais en tant qu’individu. » Cet individualisme est dénoncé à plusieurs reprises au travers de portraits de gens sans scrupules et cupides, ou simplement égoïstes. La théorie du Visiteur est démontrée dans plusieurs épisodes : Simon Lopez, par exemple, se moque de savoir que sortir avec Constance provoquera des milliers de morts dans le futur. Mais in fine, qu’elles en soient conscientes ou non,  les « victimes » sont manipulées par le Visiteur au nom d’une cause universelle dont elles ont ou non connaissance.

Cette dénonciation d’une humanité qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez fait largement écho aux dénonciations écologistes : par nos actes et nos décisions, nous sommes aujourd’hui responsables du sort des générations futures. Dans la série, la fin du monde est d’ailleurs provoquées par des catastrophes écologiques : pluie d’acide, explosion de centrale nucléaire, fuites de déchets toxiques… A force de malmener l’environnement, les survivants doivent se réfugier sous terre.

Dans la saison 3, Joseph, le chef des Missionnaires (une organisation qui œuvre elle aussi pour sauver le monde), remet en question la méthode du visiteur : «  On ne sauve pas le monde en annulant des catastrophes, on le sauve en construisant un avenir pour nos enfants. » Surtout, il énonce cette question fondamentale : « De quel droit décides-tu de ce qui est annulé ou pas ? ». Réponse du Visiteur : « Je sais ce que je fais ».

Les motivations du Visiteur sont obscures : en apparence ce n’est ni l’argent, ni le pouvoir. Ce serait donc un homme tout à fait désintéressé qui dédie sa vie à cette mission. Le Visiteur est un héros, même si ses méthodes, on l’a vu, peuvent être critiquables. Il en a d’ailleurs conscience  mais pour lui elles sont nécessaires : « C’est quoi un héros à ton avis ? C’est un mec qui accepte d’être un fils de pute pour le bien des autres ». Le Visiteur sait ce qu’il fait. Il fait ce qui doit être fait. Et il souffre. Il est seul – sans ami au début de la saison 1, il redevient seul en fin de saison 3 en abandonnant son équipe -, il fait des « coups de putes » parce qu’il le doit. Ce serait donc une sorte de héros malgré lui, incompris par les gens qui l’accusent de sacrifier leurs vies alors qu’il les sauve, eux et  l’humanité.

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Finalement, après l’avoir combattu, Constance se rend compte de la vraie nature du Visiteur : « Je suis désolée si je vous ai fait croire que vous n’étiez pas un bon leader. J’avais tord. Vous serez parfait pour ce poste. »

 

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Je t’aime bien aussi Constance… mais je dois sauver le monde.

Mais pour aller plus en avant sur l’analyse du Visiteur, il faut s’intéresser au préalable aux autres personnages masculins de la série.

Hommes infantilisés vs hommes responsables

L’un des personnages centraux de la websérie est Raph : il est un sorte d’anti-héros. C’est un vrai « pigeon », une « victime » qui se fait harceler par le Visiteur dans la saison 1 et qui reste particulièrement impuissant face aux évènements. Il est peureux, sans travail, timide. Sa motivation principale, c’est de conquérir Stella, la fille dont il est secrètement amoureux depuis la maternelle mais avec qui il est incapable de prendre l’initiative.

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Raph, la victime

D’autres hommes « faibles » sont présents dans la série : Michel, qui travaille pour les Missionnaires ; Dario Lombardi décrit comme un idiot. Mattéo est un garde du corps, un tas de muscles qui agit souvent avant de réfléchir. Secrètement amoureux de sa patronne Judith, il lui est complètement soumis.

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Mattéo : sous les muscles, un cœur sensible

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Sacrément soumis quand même…

Pour Judith, Raph et Mattéo sont des « gentils » : cette expression rappelle que des hommes qui ne s’imposent pas ou sont passifs ne peuvent pas réellement satisfaire aux attentes d’une femme (le garçon « gentil » est un ami, pas un amant). L’attitude amoureuse et soumise de Raph envers Stella est d’ailleurs tournée en ridicule : il l’espionne pathétiquement sans oser lui parler avant de réussir à sortir avec elle, il l’appelle avec des petits noms « mamour », « bébé », il lui prépare à manger pour pouvoir coucher avec elle après leur premier mois ensemble.

Un autre point commun entre ces hommes, c’est qu’ils sont infantilisés. En partant travailler, Stella rappelle à Raph : « Joue pas trop aux jeux vidéos ». Exaspérée face à son immobilisme, elle lui répète régulièrement « Fais quelque chose, maintenant ». Dario Lombardi est considéré comme un imbécile dont son frère ainé, Raul, à la tutelle et la responsabilité. Judith avoue à Mattéo :

Judith : J’aurai du mieux m’occuper de toi.

Mattéo : Je suis pas un gosse.

Judith : C’est pareil, t’es un mec.

Au début de la série, Raph, Tim et Léo forment une bande de potes. Ils ont 20 ans, ils sont sans boulot, ils jouent aux jeux vidéos. Stella ne pense pas que Raph soit un « vrai homme ». Il faut qu’il grandisse. Et grandir, c’est devenir responsable, avoir un boulot, être sérieux : Tim et Léo qui montent leur boîte et s’habillent dorénavant en costume récupèrent ainsi momentanément Stella, car les femmes aiment et recherchent ces hommes matures (qui gagnent de l’argent).

Un deuxième groupe d’hommes est formés par des adultes responsables et dominants : Joseph, le dirigeant des Missionnaires, Raul Lombardi et bien sûr le Visiteur du Futur. C’est la relation entre ces deux derniers qui éclaire un aspect du caractère du Visiteur. Après s’être opposés pendant toute la durée de la saison 2, les deux personnages se font finalement face à face. Dans une scène de l’épisode final, Raph et Stella apparaissent bâillonnés, prisonniers aux mains des Lombardi. Dario le faible est en retrait, Henri le robot joue comme un gamin avec sa très, très grosse arme. Raul Lombardi et le Visiteur se parlent d’homme à homme, de chef de famille à chef d’équipe. Ce sont des hommes qui ont chacun de grandes responsabilités : l’un veut protéger sa famille, le deuxième protéger la planète. Le Visiteur reconnaît en Raul les qualités d’un leader : raisonnable, intelligent, « […] Vous savez qu’il vaut mieux passer pour un bâtard aux yeux de tout le monde alors qu’en fait, vous avez jamais fait de mal à personne ».

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Entre hommes responsables, on se comprend.

C’est le discours  du dominant, du responsable accablés par ses responsabilités (la phrase de Lombardi « Il faut bien que qu’un le fasse » est reprise par le Visiteur un peu plus loin). Celui-ci en porte d’ailleurs les stigmates : son visage est toujours couvert de cicatrices, de sang et de pansements. Personne n’a désigné le Visiteur chef de bande, en tout cas pas à la connaissance des spectateurs, ni dans le présent, ni dans le futur. Dans les faits, les autres membres de son équipe n’ont pas voix au chapitre pour élaborer le plan. L’attitude dominante du Visiteur est écrasante.

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Le Visiteur souffre pour accomplir sa mission : sauver le monde. Mais il le fait quand même.

Sara et Dario, le frère et la sœur de Raul, sont retournées sous la responsabilité de Raul à la fin de la saison 3 : incapables de se rester seul-e sans faire de grosses bêtises, leur grand frère Raul revient toujours pour s’occuper d’eux.

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Tiens, je te ramène ta sœur, elle a encore fait des bêtises.

 

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Putain, j’en ai marre de ces deux guignols. Mais je suis responsable d’eux. 

 

Le Visiteur ne se voit pas comme un tyran, plutôt comme un « berger » (épisode 2.3). Il se sent d’ailleurs responsable de la mort de Judith à la fin de la saison 3, alors qu’elle faisait partie de son équipe (elle est morte en se sacrifiant pour les sauver).

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La mort de Judith fait souffrir le Visiteur. Il répond à Constance qui lui propose le rôle de leader des Missionnaires : « Non, vous aviez raison. Je suis pas un bon. Moi ça va mais pour les autres… ça vaut pas le coup. »

Cette scène souligne le fait que le Visiteur ne recherche pas une position officielle de pouvoir. Alors que le Visiteur jouait avec la vie des gens tous les jours lors de ses missions, la perte d’une des membres de son équipe semble lui faire se remettre en cause. Mais la période de doute ne durera pas longtemps : c’est au moment précis où il perd confiance en lui que le peuple vient reconnaître en lui « le sauveur ». Le Visiteur  a beau tenter l’humilité de temps en temps, cela ne marche décidemment pas… Il DOIT sauver le monde.

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« C’est lui ! C’est le sauveur ! »

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Le Visiteur a peur que cela s’ébruite.

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Mais il est quand même content au final.

 

Représentation des femmes dans une série geek

A ses débuts, la websérie met en scène une bande de trois potes que vient perturber le Visiteur du Futur. Mais resituons rapidement le contexte : Le Visiteur du Futur est une websérie de science-fiction créée au sein du site French Nerd, un site qui regroupe un certain nombres de webséries et de talk shows comme J’irai Loler sur vos tombes, 42e étage et =ou- Geek. Le Visiteur du Futur s’adresse donc originellement à un public geek, dont la majorité est traditionnellement masculine. Et on peut même préciser, au vu de ce qui va suivre, un public masculin blanc et hétérosexuel (à part Tim et Léo qui tiennent des rôles mineurs, les personnages de la série sont tous blancs).

De manière pas très surprenante, la série compte peu de femmes en proportion, même si l’on atteint les 30% pendant la dernière saison en date. Stella apparaît épisodiquement dans la 1ère saison et seule Judith y joue un rôle véritablement clé. La saison 2 leur donnera des rôles plus présents, rejointes par Sara Lombardi puis Constance à la saison 3.

Sara Lombardi se décrit de la manière suivante : « diagnostiquée psychopathe à tendance meurtrière… et j’adore faire du shopping ». Judith est une tueuse, agente de la brigade temporelle à la saison 1, conseillère en suicide au début de la saison 2. Ces deux femmes sont violentes, cyniques, voire folles à lier. Judith trahira le Visiteur. A l’inverse, Stella est la copine de Raph et reste bien souvent à la maison pendant qu’il part en mission. On l’a voit souvent en train de faire la cuisine, laver la vaisselle, faire du bricolage : bref c’est la maîtresse de maison. Constance quant à elle travaille pour les Missionnaires.

La représentation de ces femmes à l’écran est intéressante. Les costumes de Constance et Sara en tant qu’agentes des Missionnaires, font référence au visuel de Lara Croft dans le jeu vidéo Tomb Raider. Il faut noter que les personnages ne sont pas érotisés comme leur modèle (pas de décolleté, pas de poses suggestives).

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Entre la première et la deuxième saison, la transformation de Judith est impressionnante. Elle s’habille d’abord d’un tailleur noir avec une coiffure stricte, cheveux tirés en arrière et elle porte des lunettes qui la font ressembler à une maîtresse d’école sévère et rigide.

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A la saison 2, l’image est très différente : très maquillée, elle porte un corset au décolleté suggestif, ses couleurs sont le rouge et le noir. Dans la photo de promotion de la saison, son personnage est très nettement érotisé.

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Stella, elle, à part un peu de maquillage, représente un personnage féminin plus « normal » aussi bien en terme de physique que d’occupations (ménagères). C’est la fille avec qui les garçons timides rêvent de sortir : elle n’est pas dangereuse comme Judith, elle ne se bat pas, elle respecte un rôle de femme plus traditionnel.

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Quelles que soient leurs activités, ces femmes sont en tout cas avantagées dans leur rapport avec les hommes « faibles » décrits plus haut : elles sont actives, intelligentes et savent se défendre toutes seules. Stella fait bien plus souvent preuve de sang-froid et de réactivité dans les situations critiques que Raph. Judith domine totalement Mattéo : c’est une femme qui n’a pas besoin de la protection d’un garde du corps, ce qui rend la situation ironique puisque les avantages musculeux de Mattéo ne lui sont dans son cas d’aucun avantage pour conquérir sa belle. Sara maltraite avec un plaisir sadique le double du futur du Visiteur qui voulait la violer.

Tueuse, psychopathe, vénale… des femmes dangereuses et compliquées

Mais les femmes ne sont pas si indépendantes que cela n’en a l’air. Lorsque Stella se fait capturer par les Lombardi, elle se retrouve prisonnière face à Judith et Sara. Elle essaye alors de parlementer : les filles doivent se serrer les coudes. Stella annonce qu’elle a quitté Raph pour être « libre » comme Judith, qui lui répond que l’on « ne fait jamais ce que l’on veut ». Sarah quant à elle en a marre d’être la « boniche de ses frères ». Sara Lombardi revient toujours sous la responsabilité de son frère Raul après avoir été indépendante avec les Missionnaires ; Constance souhaite « aider » le Visiteur s’il prend la tête des Missionnaires. Malgré ses incertitudes, Stella reste obstinément avec Raph. D’abord parce que celui-ci prétend qu’ils seront ensemble dans le futur (le Visiteur les y aurait vus). Puis en apprenant que cela ne sera pas le cas, elle décide finalement, par jalousie ou par possessivité, de le reprendre (« Tu es à moi, rien qu’à moi »). Pire que cela : la raison pour laquelle Raph vient lui supplier de se remettre avec lui, c’est que dans le futur, Stella va s’associer à une entreprise de serrures et sécurité et la fera prospérer par ses idées brillantes. Mais ce sont justement ses idées qui permettront aux Missionnaires d’obtenir la technologie dont ils ont besoin pour dominer le monde. Le seul moyen d’éviter cela : faire en sorte que Stella revienne avec Raph pour qu’elle ne se mette pas à travailler dans cette entreprise. Son choix : l’amour ou le travail. Mais si elle choisit le travail, cela entraînera la domination des Missionnaires… Belle leçon.

La relation entre Judith et Mattéo est plus ambigüe. Au début, Mattéo est amoureux de Judith, sa patronne, mais est incapable de lui avouer. Celle-ci semble l’ignorer, ou ne pas le remarquer. Ce qu’elle attend en fait, c’est que Mattéo se déclare. C’est là le paradoxe du personnage : femme forte qui n’a besoin de personne pour se défendre, elle attend d’un homme qu’il la mérite en faisant le premier pas. Visiblement vexée ou exaspérée de son inaction, elle joue alors à le provoquer : « Si j’avais voulu d’un chien qui me suit partout, j’en aurais pris un plus petit ». Elle ne veut pas d’un homme qui encaisse tout sans rien dire. C’est en blessant son orgueil qu’elle arrive finalement à faire bouger Mattéo : celui se « rebelle » et prend son indépendance vis-à-vis de Judith. Mais à la saison 3, alors qu’ils se sont mis ensemble, c’est Judith qui cette fois-ci ne veut pas déclarer officiellement leur relation : c’est une question d’image, d’orgueil peut-être.

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« Moi, avec un garde du corps ?! Vous imaginez ? »

Le point commun entre Stella et Judith, ces deux femmes qui vivent une relation dans la série, c’est qu’elles ne semblent pas savoir ce qu’elles veulent. Leurs réactions sont contradictoires alors que leurs partenaires sont certains de leurs sentiments et n’en démordent pas. Décidemment, les femmes sont bien compliquées.

Elles semblent aussi bien bassement matérielles et intéressées par l’argent : pour aider le Visiteur à sauver le monde, Judith exige de se faire payer et Stella tanne sans arrêt Raph pour qu’il trouve « un vrai travail ». Sara Lombardi aussi voyage dans le temps pour gagner de l’argent et ne plus être une « clodo du futur ». En comparaison, Raph pointe épisodiquement à l’ANPE et Mattéo travaille gratuitement pour Judith. Soit par sens du devoir (visiteur), soit par flemmardise (Raph), soit par amour (Mattéo), les hommes ne pensent pas à l’argent alors que cela semble être une préoccupation des femmes : le cynisme de Judith qui ne va pas aller sauver le monde gratuitement ou Stella qui attend que Raph ramène de l’argent au foyer…

 

La série Noob, autre websérie geek à succès qui évolue dans le monde des MMORPG, donne également ce trait de caractère vénal à l’une de ses héroïnes principales : Gaea l’invocatrice ne pense qu’à économiser ses crédits et trouve toujours un moyen d’éviter de payer quoi que ce soit. Manipulatrice, c’est une  « sorcière » qui « pactise avec le diable » et trahit la guilde comme se plaît à le répéter le personnage – très misogyne – d’Omega Zell. On retrouve là certaines caractéristiques du personnage de Judith. Très caricaturale en général, la série Noob est loin d’être complaisante avec ses personnages féminins : la mercenaire Golgotha est une brutasse qui hurle tout le temps et traite les mecs de moules, ce qui ne l’empêche pas de soutenir Gaea (on se serre les coudes entre filles). Les candidats à l’intégration dans la guilde Justice repartent en pleurant tellement les entretiens de Saphir, la recruteuse, sont éprouvants. Quant à Couette, c’est une joueuse à l’âge mental d’une gamine de 5 ans qui fait les yeux doux aux autres joueurs masculins pour éviter de se faire massacrer.

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Couette qui joue avec ses cheveux en minaudant vs Gaea la manipulatrice. Heureusement, Omega Zell « voit clair dans son jeu ».

On peut dire qu’en comparaison, le Visiteur du Futur fait preuve de beaucoup plus de subtilité. On pourrait même croire que la série fait évoluer ses personnages : de mercenaire frigide dont la loyauté bouge en même temps que ses intérêts personnels, Judith atteint la rédemption en sacrifiant sa vie pour sauver Constance et le Visiteur. Un acte purement altruiste ? Pas sûr : Judith, gravement blessée, sait que de toute façon elle va mourir… Les personnages de Constance et de Sara Lombardi sont des doubles opposés qui semblent se neutraliser : Sara est une psychopathe qui joue à la victime pour manipuler les gens et qui profite de sa position de domination pour se servir des hommes comme de jouets sexuels. A l’inverse, Constance est la droiture et la morale incarnée (et tombe même amoureuse du Visiteur, c’est dire que c’est une fille bien). Le  rééquilibrage est donc un peu artificiel, et qui plus est n’arrive qu’à la saison 3.

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Sara Lombardi, une vraie psychopathe…

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 Prête à coucher avec robot… cinglée et un peu nymphomane sur les bords en plus.

La série n’échappe pas non plus aux clichés. On retrouve un tas de petites références aussi drôles qu’originales tout du long de la série. Les femmes sont jalouses les unes des autres à moins de se croire supérieure (Judith décrivant Stella : « Jolie, mais un peu moins que moi »), et jalouses lorsque leurs ami-e-s/copain feraient des choses sans elles. Sarah fait un caprice pour garder ses nouveaux vêtements dans la saison 2 et « adore faire du shopping ». Mattéo assène Judith d’un « Madame change de camp comme de coiffure ». Le mythe du preux chevalier qui va sauver la belle est aussi bien difficile à éradiquer. Raph essaye de séduire Stella en lui faisant croire qu’il la sauve d’un agresseur. Quand les Lombardi la kidnappent dans l’espoir d’attirer le Visiteur pour qu’il vienne la sauver, Raph part seul pour aller la libérer (c’est d’ailleurs là l’un des rares actes de courage du personnage). Et puis il y a l’attitude un peu vieux jeu de Henri le robot dans la saison 2 : lorsqu’il croit que Sara Lombardi va se faire violer (alors qu’elle joue la comédie), il décide de donner les informations qu’on lui demande pour qu’elle soit épargnée.

Un discours culpabilisateur ?

On l’a vu, un individu fait preuve de libre-arbitre lorsqu’il choisit ses actions en fonction des opportunités offertes par le destin. Chaque existence peut être résumée, une fois ces choix faits, à une longue chaîne d’évènements régis par le principe de causalité. Pour être certain d’annuler toutes les conséquences catastrophiques d’une action, le Visiteur remonte à la source de la chaîne d’évènements : ce sont les choix libres faits par chacun des individus.  Le propos de la série est-il donc de responsabiliser les spectateurs/trices ? De manière surprenante, ce ne sont en effet pas les décisions des puissants d’aujourd’hui, des politiciens ou des grands financiers qui sont l’origine d’une chaîne d’évènements menant à une catastrophe. Non : « On empêche une fille d’acheter du lait et deux cent plus tard une centrale nucléaire n’explose pas. » Les causes semblent bien éloignées des effets : il n’est pas évident au premier abord de voir le lien entre le fait d’acheter du lait et une centrale nucléaire. Seul l’épisode du Maharadjah met en scène un homme d’affaires directement  « responsable » puisqu’il vend en connaissance de causes des usines qui provoquent des fuites de polluants chimiques.

Il est donc impossible de prétendre vouloir responsabiliser les spectateurs/trices « ordinaires » avec de tels arguments. L’objectif de la série n’est donc pas de culpabiliser les gens dans leurs actions au quotidien. Mais si leurs actes ont des conséquences qu’ils ne peuvent pas prévoir, comment faire alors pour éviter ces catastrophes et la fin du monde ? Voilà ce qui renforce le rôle du Visiteur : lui seul est capable de remonter jusqu’à son origine cette longue et compliquée chaîne de causes et d’effets. Lui seul peut éviter que les catastrophes n’arrivent. Il faut donc laisser le Visiteur intervenir dans nos vies et prendre certaines décisions à notre place pour le bien de l’humanité (quitte à être sacrifié-e au passage). On soustrait donc aux gens le pouvoir de décision dans leur vie au profit d’un être exceptionnel (dont on ne sait rien).

Un idéal anticapitaliste

Si le cours des choses est conduit par des gens ordinaires, c’est de la même manière une bande de « potes » ordinaires rassemblés autour du Visiteur qui va sauver l’humanité. Cette spécificité des sauveurs du monde est mise en relief dans la saison 3. Le Visiteur et son équipe font face aux Missionnaires, une véritable entreprise organisée pour éviter des catastrophes : ils offrent un vrai travail, dans une vraie entreprise, avec de vrais objectifs.

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Bienvenus dans les bureaux des Missionnaires, les bureaux du futur.

Les Missionnaires ont des moyens financiers qui facilitent l’exécution de leur mission : comme le constate avec amertume le  Visiteur, « c’est tout de suite plus facile quand on a de l’argent ». Le business model des Missionnaires est le suivant : un devis estime les dommages causés par une catastrophe, et ce devis est facturé à des clients pour qui il serait financièrement avantageux d’éviter la catastrophe. L’argent gouverne le sauvetage du monde : ceci semble contradictoire (sauver le monde, c’est une cause noble et universelle) mais montre tout de même son efficacité à travers les résultats impressionnants des Missionnaires. Le visiteur dénonce les pratiques de l’entreprise : « Les Missionnaires sont financés par les grandes multinationales. Vous pensez œuvrer pour le peuple, mais vous n’êtes que les esclaves du grand capital ». Joseph, le chef des Missionnaires, décrit d’ailleurs le visiteur comme un « élément perturbateur, un anarcho-syndicaliste de l’ultra gauche ». Ce à quoi le visiteur répond, triomphal : « Moi et mes potes on n’a pas attendu ta thune pour se mettre au travail. Alors tu pourras les payer autant que tu veux, tu pourras jamais les acheter. » La quête poursuivie par le visiteur et ses ami-e-s dépasse leurs intérêts personnels et leur bien-être matériel : la série conteste une vision capitaliste du monde où l’argent serait à la fois le moyen et la finalité du travail. Il dénonce aussi les pratiques commerciales de grandes entreprises, qui sous couvert d’un marketing bien étudié, entretiennent parfois criminellement un système établi inégalitaire et injuste en prétendant faire le contraire : les Missionnaires provoquent les catastrophes qu’ils affirment éviter.

Enfin et surtout, les Missionnaires ne cherchent en fait pas à éviter la fin du monde. Leur objectif est moins altruiste et plus intéressé : ils veulent dominer le monde. Le discours de Joseph, le chef des Missionnaires, est ainsi écrit pour dénoncer la mise en place d’un système dictatorial : police répressive, lois arbitraires, aberrations dans le discours politique.

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« En vérité je vous le dis… » Joseph se prend un peu pour le messie dans ses discours.

Mes chers survivants, depuis trop longtemps l’humanité vit isolée les uns des autres et lutte pour sa propre survie. Mais je vous le dis : aujourd’hui, cette anarchie prend fin. Je pense qu’il est temps d’établir un nouveau système. Avec des lois… que j’ai déjà écrites pour vous. Un véritable gouvernement élu par le peuple ! Mais pour commencer ce sera moi. Et enfin une police sévère, mais juste. Mais sévère quand même. Mes amis, bienvenue dans l’empire missionnaire. Et pour tous ceux qui se posent la question : eh bien oui, il faudra payer l’impôt.

Un humour à double tranchant

La websérie a vocation à être humoristique. Elle en profite pour déconstruire certains stéréotypes et discours. Par exemple à l’épisode 1.16, Henry tient un propos qui rappelle certains argumentaires sur les étrangers.

Henry : Il faut arrêter avec ce discours à la mode : les zombies, ils sont gentils, les zombies sont pas si différents. Moi je veux bien être humaniste mais à un moment il va falloir arrêter les bullshits. Ils sont pas comme nous. Et ils sentent mauvais !

Raph : Putain y a des zombies

Le Visiteur : Ouais, pas tant que ça

Henry : Tu déconnes ? Nan mais, ils sont partout ! Et me dis pas qu’on a pas été sympas avec eux. Ils ont déjà toute la surface pour pourrir. Non ! Il faut qu’ils viennent nous casser les couilles ici, en bas ! Moi je veux bien être sympa, mais tu leur donnes ça et après ils bouffent tout ça ! Saloperie de zombies !

Raph : Et ils mangent vraiment les gens ?

Visiteur : Non, non, non…

Henry : Si, si, si ! A deux pas d’ici je les ai vu bouffer toute une famille de portugais. […] Si ils étaient là on les sentirait, comment ils schlinguent !

La websérie introduit également dans la saison 3 le personnage de Richard, l’archétype du « beauf » machiste, ambitieux mais un peu stupide. Il bave ainsi devant Sarah Lombardi alors qu’elle vient de leur annoncer qu’ils allaient désormais dominer le monde (« elle est bonne »). A la mort de Joseph, il se précipite pour prendre sa place à la tête des Missionnaires mais Constance est plus rapide, et surtout plus qualifiée.

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Constance ne compte pas laisser sa place.

 

La scène pourrait passer pour féministe. Dommage que quelques secondes auparavant, Constance donnait sa place au Visiteur, ce leader né dont elle est tombée amoureuse. C’est le Visiteur lui-même qui place Constance à la tête des Missionnaires en lui assurant qu’elle sera à la hauteur. Ce personnage a un petit côté paternaliste : « Votre problème, Constance, c’est que vous avez toujours eu besoin de croire en quelqu’un pour vous donner du courage […] Mais ça c’est terminé. ». Dans la saison 2, il avait employé un ton similaire avec Judith qui l’avait trahi : « Vous n’êtes pas quelqu’un de mauvais Judith, mais vous travaillez toujours pour les mauvaises personnes ».

L’humour dans la série sert également à promouvoir un certain nombre de comportements en les banalisant. Venant du futur, Judith est particulièrement étonnée des réactions gênées face à l’homosexualité : et pour cause, dans le futur, tout le monde est bi. A Stella qui se plaint de n’avoir que Raph comme choix, elle lui répond que c’est normal étant donné qu’elle se « limite aux mecs ». De même, dans une des branches explorées par le Visiteur, Stella, Tim et Léo forment le premier mariage trigame légal de l’histoire, après que Tim soit devenue une femme.

Un autre mécanisme de cet humour fait cependant obstacle à cet objectif. Filmer deux hommes dans des scènes où ils pourraient passer pour des gays reste une technique privilégiée pour créer du comique. Dans la saison 1, Raph et Mattéo qui lui est assigné en garde du corps sont filmés comme un couple : il partage le même lit, prennent le petit-déjeuner, utilisent la salle de bain en même temps. Dans la saison 2, alors qu’il a des souvenirs de son passé « parallèle », Mattéo lui avoue :

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« Je rêve de toi Raph. Souvent. »

 

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« Ok, eh ben on va garder ça pour nous, Mattéo. »

Sous-entendre que 2 hommes sont gays ou on un comportement gay est filmé de manière à générer le rire : Mattéo, très sérieux et à l’hétérosexualité assurée, ne se rend pas compte de l’ambiguïté de ses paroles tandis que son interlocuteur saisit tout de suite l’allusion et s’écarte d’un air gêné. C’est assez représentatif d’une « peur » d’être la « cible » d’un homosexuel ou d’être considéré comme tel si jamais ce que Mattéo lui dit venait à s’ébruiter [1]. Le Visiteur du futur et Henri tombant dans les bras l’un de l’autre en pleurant juste après avoir dit « On se dit au revoir, comme des hommes » utilise cette même technique à double tranchant : d’un côté, elle peut se moquer de cette volonté des hommes à paraître « virils » dans le sens traditionnel du terme, mais de l’autre elle tourne systématiquement en dérision des situations où les hommes expriment leurs sentiments.

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« On s’est dit au revoir comme des hommes. »

Pour ridiculiser un homme, il suffit de le dé-viriliser : c’est donc le traiter de « gay » ou le traiter de « meuf ». Ainsi Tim et Léo sont jaloux du Visiteur du Futur parce que Raph passe plus de temps avec lui : « Oui, des fois les mecs peuvent penser comme des meufs ». A Raph qui leur demande s’ils font des choses sans lui : « Oh, fais pas ta meuf ». Ce procédé a la fâcheuse tendance de rabaisser et ridiculiser les femmes et les gays.

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C’est ça être gay ??

Dans le futur, il existe des prisons tenues par des nécrophiles dans lesquelles on risque fort de « se faire torturer les fesses ». La torture sexuelle concerne donc a priori tout le monde. Pourtant le visiteur a une remarque surprenante face à Constance emprisonnée avec lui :

–   Je vais me faire violer et tuer et je ne sais même pas dans quel ordre. […]

–  Oh ça va, vous n’êtes pas le centre du monde Constance. Moi aussi, hein, je suis dans la même galère. Et moi, je suis sûr que ça me fera plus mal… parce que j’ai pas l’habitude.

Ces propos, à un moment dramatique où les personnages sont dans une mauvaise posture (sans mauvais jeu de mots), sous-entend quelque chose de dérangeant : un homme qui se fait violer souffrirait plus qu’une femme parce qu’il n’aurait pas l’habitude se faire pénétrer. On sent comme un parfum masculiniste, déjà évoqué avec la souffrance du héros dominant qui sauve le monde : les femmes sont violées, mais les hommes aussi et ils ont plus mal. Le propos est tout à fait choquant : il sous-entend que par nature, les femmes supportent mieux le viol que les hommes (sans oublier que le Visiteur parle en tant qu’homme hétérosexuel). Le Visiteur évacue très rapidement le sujet du viol de Constance (« Oh ça va, vous n’êtes pas le centre du monde ») pour recentrer la conversation sur lui : Constance ferait preuve d’égocentrisme en se plaignant d’être probablement violée alors qu’elle devrait plutôt penser à l’homme qui l’accompagne qui devra endurer – selon lui – une situation bien pire.

Un troisième exemple vient consolider cette thèse d’un discours masculiniste dans la série. Dans l’épisode où Judith vit sa deuxième chance, deux hommes (Mattéo et le personnage de l’implant) viennent sonner intempestivement chez elle pendant la nuit alors qu’elle leur a demandé de s’en aller. Elle s’exclame avant d’ouvrir une nouvelle fois la porte en pointant une arme : « Ca va chier ! Je m’en fous, je dirai que vous avez essayé de me violer. Et on me croira. » Les femmes sont des manipulatrices qui, loin d’être sans défense face aux hommes, prétendent s’être fait violer et soit envoient innocents en prison, soit échappent à la justice… Sara Lombardi manipule Henri le robot d’une manière similaire : le robot vole à son secours pensant qu’elle va se faire violer. Ah ces femmes qui profitent de leur condition féminine pour manipuler les hommes de bien…

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Si je dis que vous avez essayé de me violer, on me croira parce que je suis une femme.

Oui je sais, c’est trop dégueulasse.

***

La série égratigne, tôt ou tard, tous ses personnages : chacun en prend pour son grade en étant mis face à ses contradictions ou positionné en tant qu’ennemi. Le Visiteur, en tant que héros principal, n’est pas épargné non plus mais il sort toujours vainqueur des confrontations. Deux personnages sortent sans doute du lot : Constance et Raul Lombardi. Leur point commun est d’apparaître dans la série d’abord en tant qu’ennemi-e-s du Visiteur avant de se révéler être des « gentils ». Le point de divergence concerne leur indépendance : Constance se place volontairement sous l’autorité du Visiteur avant que celui-ci ne l’affranchisse tandis que Raul Lombardi reprend son autonomie de chef de famille. Ce dernier est d’ailleurs représenté à l’écran avec beaucoup de complaisance en homme fort, viril et séduisant.

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« Raul Lombardi ! What did you expect ? »

Ce qui peut paraître comme positif dans certains discours prônant une tolérance des sexualités ou dans la représentation de femmes fortes dans la série est renversé par des affirmations répétées contradictoires. Etre gay, c’est avoir un physique ou un comportement ridicule pour un homme. Etre une femme forte, c’est être vénale et/ou mauvaise. Seul un homme, un vrai, peut la remettre sur le droit chemin : Judith lorsqu’elle est sous l’autorité du Visiteur ; Constance quand ce dernier lui ouvre les yeux sur le véritable objectif des Missionnaires ; Sara lorsqu’elle repasse sous la tutelle de son frère aîné.

La fin de la saison 3 apporte une justification définitive aux agissements du Visiteur du Futur : s’il cherche à éviter la fin du monde, c’est parce que celle-ci n’était pas censée arriver. Toutes les questions justement soulevées par ses ennemis des saisons passées se trouvent balayées d’un revers de manche. Le monde dans lequel Raph et ses amis évoluent est une réalité qui a bifurqué au 21e siècle : la Terre telle qu’ils la connaissent n’est pas censée exister. Le Visiteur vient d’un monde où l’humanité a colonisé l’espace au lieu de s’être réfugiée sous Terre. Sa mission, c’est de remettre ce monde parallèle sur les bons rails, pour qu’il connaisse aussi le bonheur : c’est donc à juste titre qu’il est reconnu comme le « sauveur » par le peuple. De quoi oublier un moment sa souffrance.

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NOTES

[1] Ce traitement est à rapprocher d’une remarque écrite dans une analyse du site Crêpe Georgette sur le livre de John Stoltenberg « Refuser d’être un homme » http://www.crepegeorgette.com/2013/10/09/refuser-detre-un-homme-pour-en-finir-avec-la-virilite-de-john-stoltenberg/#more-7038

« [Stolbenberg] dit que l’homophobie qui imprègne une culture patriarcale sert aussi à protéger les hommes des agressions sexuelles d’autres hommes. « L’homophobie est nécessaire à la suprématie masculine pour tenir les hommes à l’abri d’agressions sexuelles par les hommes« . »

Battlestar Galactica : une odyssée féministe semée d’embûches (II)

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Battlestar Galactica, on l’a vu au cours d’une première analyse, traite de manière ambiguë la place aux femmes au pouvoir, même si de nombreuses femmes fortes à la fois physiquement et psychologiquement occupent des premiers rôles. Cette deuxième partie vient explorer à la question suivante: qu’en est-il de la représentation des femmes et des hommes dans les autres grandes thématiques abordées par la série ?

Sexe et séduction : des armes de femme

Les modèles Cylons sont décrits à plusieurs reprises comme des corps parfaits, des physiques idéaux qui ne vieillissent pas. La première image d’un Cylon humanoïde qui apparaît à l’écran est celle d’une Six incarnée par l’ex-top modèle Tricia Helfer. La connotation de la scène est explicitement sexuelle – Six se penchant sur le diplomate délégué en lui demandant « Are you alive?», puis l’embrassant avant que la station n’explose -, renvoyant plus tard aux ébats amoureux de Baltar et Caprica Six.

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L’un des nouveaux designs Cylons : tailleur écarlate et blonde platine, la recette de la femme fatale.

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« Es-tu vivant ? Prouve-le ! »

Certains modèles – Six, Boomer et Ellen Tigh – jouent ouvertement de leur séduction. A la fois guerrières et hautement désirables, les Six entretiennent via le personnage de Baltar en particulier, puis Caprica Six qui prend les traits de d’Ellen Tigh aux yeux de son mari, une tension sexuelle tout le long de l’histoire : grande, le plus souvent blonde platine, silhouette parfaite, maquillage, tenues suggestives. La Six imaginaire de Baltar est l’incarnation de ses fantasmes.

Mais les Six sont bien plus que cela : elles se battent, pilotent des vaisseaux, prennent la tête de la rébellion, représentent les Cylons au Qorum. Elles partagent également une grande sensibilité alimentée par un sens du religieux et la recherche de leur humanité : c’est d’avantage en trouvant au père de Baltar une maison de retraite où vivre que par sa disponibilité sexuelle que Caprica Six gagne sa place dans le cœur du scientifique.

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Une Six n’est pas qu’une poupée : elle peut mettre la pâtée à Starbuck.

Ellen est l’épouse provocante de Saul Tigh. Et à part séduire la gente masculine de la flotte et intriguer pour la carrière de son mari, on ne sait pas grand chose de ses activités extra-conjugales. C’est en couchant avec le Cylon Cavil qu’elle pense être arrivée à libérer son mari torturé sur New Caprica.

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Avant la chute des colonies, Ellen monte sur la scène d’un strip club…

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… Saul Tigh peut prendre sa retraite, l’avenir financier du couple est assuré.

Les relations majeures de la série sont toutes hétérosexuelles. On retrouve des parties de jambes en l’air à plusieurs sur le vaisseau Cylon entre D’Anna, Caprica Six et Baltar ; sur New Caprica entre Baltar et plusieurs femmes ; dans la secte de Baltar. On reste dans le scénario habituel : un homme, plusieurs femmes, dans un contexte de luxure avéré.

L’homme objet : regards de femme

 Baltar est un personnage qui se retrouve être un objet de désir pour un certain nombre de femmes.

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Baltar a une touche.

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S’il est d’abord plus surpris qu’intéressé en s’en rendant compte, il ne dira pas non à l’occasion de mettre une journaliste dans sa poche.

Il est dépeint comme un grand séducteur, mais il ne prend pas forcément l’initiative.  En fait, Baltar est un personnage « faible », passif la plupart du temps : il est balloté par les évènements, dirigé par la Six de ses visions lors des moments clé. Mais il n’hésite pas à user de son charme tout patricien et profiter de la situation lorsqu’un femme lui offre son corps.

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Baltar est comme un jouet entre les mains du destin et entre les mains de Six.

Les « quotas de nudité » semblent équilibrés entre hommes et femmes. Anders est interviewé dans un bain sous le regard d’une journaliste intéressée, une image qui fait écho à son corps d’hybride qui en dévoile pour le coup un peu plus que le corps de l’hybride féminine qui est habillée (sa poitrine est couverte, celle d’Anders non).

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Samuel Anders en interview…

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… ou en Hybrid, toujours sexy dans son bain

 

Apollo aussi est souvent vu torse nu ou en pagne dans les dortoirs.

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Oups, la serviette a glissé !

 

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Apollo aussi a du succès auprès des journalistes.

 

Empowerment sexuel des femmes et homophobie

 

A Ellen, Six, Boomer – ces femmes qui instrumentalisent sans retenue leurs charmes et le sexe pour arriver à leur fin et séduire les hommes -, répondent des personnages féminins qui suivent simplement leurs désirs sexuels. Alors que Kara a mis un terme à son couple, elle continue de se servir de Sam, complaisant et disponible, désespérément loyal à sa femme, pour se détendre par des petites séances de sexe.

Kara : C’était exactement ce dont j’avais besoin.

Sam : Ravi de pouvoir rendre service.

Sam, même s’il est à la tête de la résistance sur New Caprica, est un personnage dépendant de Kara : il doit attendre le retour de la jeune femme sur Caprica pour qu’elle ramène les derniers survivants sur le Galactica ; son épouse Kara doit le surveiller comme un enfant lorsqu’il tombe malade sur New Caprica (il sort jouer plutôt que de rester au lit) ; il tire sur Gaeta dans un élan de loyauté un peu aveugle à Starbuck qui fait face à une mutinerie ;  il se fait enfin tirer dessus et fini complètement paralysé.

Lee est tout aussi soumis à aux désirs de la jeune femme: lorsqu’elle l’embrasse avec force pendant la mutinerie, lorsqu’elle couche avec lui sur New Caprica et se marie le lendemain avec Sam. Starbuck n’est pas la seule héroïne qui joue ainsi un rôle actif dans sa vie sexuelle : Kat, avant de mourir, s’impose à son ex-petit ami et Laura Roslin, en véritable femme cougar, couche avec l’un de ses anciens élèves, bel éphèbe, avant la chute des colonies.

Les corps de ses femmes sont rarement érotisés par le maquillage ou les habits : Kat et Starbuck sont des athlètes en uniformes militaires, Roslin est en tailleur sobre et son corps malade la plupart du temps ne lui permet pas de toute façon de faire des folies. Un épisode, au début de la saison 1 pour la fête coloniale, présente une exception en montrant Kara en robe bleue très féminine pour impressionner Lee.

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Une fois n’est pas coutume, Kara se met en robe.

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Lee n’en revient pas.

Enfin, à ces personnages féminins actifs viennent s’ajouter des personnages jouant un rôle plus traditionnel. Dee est ainsi l’archétype de la douce jeune femme qui rêve de romance avec Billy mais lui préfère un homme plus viril et plus mature en Lee Adama. Mariée, elle subira en femme trompée et meurtrie mais fièrement silencieuse les escapades de son époux avec sa rivale de toujours, Kara Thrace. Cally aussi, dans sa relation avec Tyrol, joue un rôle plus conformiste : amoureuse silencieuse et ignorée de Galen lorsqu’il couche avec Boomer, elle se fait sévèrement battre par lui alors qu’il sort d’un cauchemar. Cela ne l’empêchera pas de se marier avec lui peu après et avoir un fils. Plus tard, elle sera la femme délaissée qui garde son enfant toute seule alors que son mari passe ses soirées au bar à y noyer ses malheurs. Pour autant ni Dee ni Cally ne peuvent être véritablement qualifiées de femmes « faibles » : Dee quitte Lee pendant le procès de Baltar, Cally dit tout haut ce qu’elle pense. Mais leurs personnages sont indéniablement en retrait et dépendants des hommes auxquelles elles sont attachées.

Notons enfin que toutes les relations dans la série sont hétérosexuelles. Il y a cependant une exception notable, et encore n’est-elle mentionnée que dans le film Razor. Cain a entretenu une relation avec une Cylon Six Gina, avant de se rendre compte de la vraie nature de son amante et de l’emprisonner et la torturer (Gina l’assassinera par la suite). Gina parle de sa relation à Kendra Shaw, un peu surprise, en ses termes: Cain aussi a des « besoins » (ces « besoins » qui nécessitent l’autre, même si Cain est totalement indépendante) car elle est aussi « humaine ». Pourtant Cain n’hésitera pas à ordonner la torture et le viol de Gina, retournant facilement sa manche dans cette relation. C’est ainsi à Helena Cain, symbole extrême de l’émancipation des femmes dans le film et dont le personnage est proprement diabolisé que l’on prête la seule relation homosexuelle de la série.

L’hécatombe chez les personnages féminins

En mars 2009, Juliet Lapidos écrit pour le magazine Slate une chronique intitulée : « Chauvinist Pigs in Space » ou « Why Battlestar Galactica is not so frakking feminist after all » (« Les Machos dans l’espace » ou « Pourquoi Battlestar Galactica n’est pas si féministe après tout ») [1]. Si certains des éléments qu’elle soulève présentent une argumentation contestable, d’autres sont par contre difficilement réfutables. Par exemple le fait que les personnages féminins majeurs soient toutes vouées à mourir tôt ou tard ou bien sont des Cylons alors que la grande représentativité des femmes était justement une force de la série. Ceci est particulièrement frappant dans les dernières scènes. Effectivement, à l’exception des Cylons Ellen,  Caprica Six et Athena, quasiment toutes les femmes qui ont joué un rôle important dans le scénario sont mortes ou en train de mourir : Starbuck, Roslin, Kat, Dee, Cally, Tory, Boomer, Helena Cain, Kendra Shaw, D’Anna, Racetrack, Elosha (la prêtresse qui conseille Roslin).

Dee se suicide après la déception de la découverte de la Terre. Cally, sur les bords du suicide également en découvrant que son mari est un Cylon, se fait finalement expulser dans le vide spatial par Tory. Starbuck aussi se suicide, Kat également même si de manière héroïque peu après la mise au jour de sa double identité. Kendra Shaw, dans le film Razor, se sacrifie sous le poids de la culpabilité ; elle et Kat se droguent d’ailleurs pour « tenir le coup ». Roslin se meurt d’un cancer du sein. Boomer et Tory sont assassinées, l’une pour ses divers faits de trahison, l’autre pour avoir tué Cally. Ellen aussi est tuée par Tigh pour avoir trahi la résistance sur New Caprica. Maya, Elosha, Racetrack sont des victimes de guerre. D’Anna s’éclipse du scénario en choisissant de rester sur la Terre de la 13e colonie car elle abandonne la partie, ce qui la condamne à plus ou moins long terme à la mort. Du côté des hommes, le bilan est loin d’être aussi lourd : Zarek et Gaeta sont exécutés pour avoir voulu mener une révolte militaire et politique. Anders est réduit à l’état de légume à cause d’une balle logée dans son crâne. Billy Keikeya est tué pendant une prise d’otage. John Cavil se suicide en voyant sa défaite finale. Il faut retenir aussi les modèles Un, Quatre et Cinq éradiqués à la fin de l’épisode final.

Quelles conclusions faut-il en tirer ? La seule différence en termes quantitatifs concerne les suicides, pas les victimes de combat, d’assaut ou les jugements pour trahison – mis à part le fait que les femmes soient tuées par un acte de justice personnelle lorsque les hommes le sont officiellement pour leurs actions. Juliet Lapidos suggère qu’un des messages qui est transmis est que les femmes sont psychologiquement moins résistantes lorsqu’elles traversent des périodes difficiles. Un échange entre Lee Adama et Kara Thrace à la fin du film Razor est aussi éclairant. Lee demande pourquoi Kendra Shaw s’est sacrifiée pour détruire un vaisseau Cylon (c’est moi qui souligne):

Lee : Tu sais pourquoi elle l’a fait ?

Kara : Elle voulait peut-être se faire pardonner. Peut-être qu’elle l’avait cherché.

Lee : On l’a tous cherché.

Si, donc, les femmes se suicident c’est bien parce qu’elles le méritent, qu’elles doivent payer les actions dont elles ne supportent pas les conséquences psychologiques (en l’occurrence, le massacre de civils). Fisk, le second de l’Amirale Cain qui était lui aux côtés de Shaw lors du massacre ne présente pas de telles séquelles psychologiques.

Ce déséquilibre a aussi pour conséquence que les scènes de l’arrivée de la flotte sur la nouvelle Terre – un moment très important puisqu’il s’agit du dénouement final – sont exclusivement masculines. La première scène sur Terre compte Dr Cottle, Saul Tigh, William Adama, Louis Hoshi et Gaius Baltar allongés dans l’herbe pour parler de la civilisation qui peuple la planète, de sa compatibilité ADN avec la leur et donc des possibilités de survie de l’humanité. La deuxième scène est une conversation entre Lee Adama, Hoshi et Romo Lampkin, Président intérimaire. La troisième et dernière scène est un tête à tête entre Adama père et fils. Il faut attendre la scène suivante, de retour sur le vaisseau, pour voir les Cylons survivantes prendre part aux décisions qui sont faites.

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Les hommes discutent de l’avenir de l’humanité sur Terre.

Bromance vs. jalousies et tromperies féminines

Lapidos relève également qu’il n’y a pas de mise en scène d’une amitié féminine alors que la bromance entre Adama et Tigh est un fil conducteur pendant toute l’intrigue. En cherchant un équivalent chez les relations entre femmes, on rejoint vite la conclusion que les interactions féminines sont limitées dans le temps et sérieusement entamées par des jalousies et des trahisons.

Au sein de l’équipage militaire, Kara et Dee entretiennent logiquement une relation assez froide du fait des liens amoureux entre Starbuck et son mari Apollo : c’est l’épouse légitime et la maîtresse. Cally déteste Boomer parce qu’elle couche avec Tyrol. Kat et Starbuck ont une relation conflictuelle alors qu’elles partagent un certain nombre de points communs : Kat défie constamment Starbuck, les deux femmes se disputent le titre de meilleure pilote de la flotte. Racetrack provoque souvent Starbuck en lançant ses piques. La relation entre Roslin et Tory n’atteint jamais le degré d’intimité qu’avait la Présidente avec Billy, elle reste beaucoup plus froide. D’ailleurs elle se terminera par une rupture nette entre les deux femmes, Roslin n’acceptant pas que Tory soit adepte de la secte de Baltar, et cette dernière ne digérant pas les ordres et les humiliations de sa patronne. En comparaison, les Trois, Six et Huit paraissent beaucoup plus unis même si D’Anna fait bande à part dans sa recherche de l’identité des cinq Cylons restants.

Enfin, la confrontation entre Ellen Tigh et Caprica Six lorsque la femme de Saul revient à bord du Galactica en tant que Cylon est une vraie scène de jalousie. Du point de vue d’Ellen, la relation entre Caprica Six et Tigh est de l’inceste : Six est l’une de leurs enfants, l’un des modèles Cylons qu’ils ont créés ensemble. Une scène de couple entre Saul et Ellen au chevet d’Anders fait passer Ellen pour particulièrement jalouse, indécente, obnubilée par le sujet  alors que les autres Cylons discutent de savoir s’ils doivent rester ou abandonner la flotte. Plus tard, le tête à tête entre Ellen et Caprica Six montre la manière vicieuse, calculée et méchante – qui serait vue comme typiquement féminine par certains – avec laquelle Ellen vient faire du mal à Caprica pour semer le trouble dans son couple avec Saul. La manœuvre semble d’autant plus cruelle que Caprica Six n’est plus la femme fatale des visions de Baltar : c’est une femme enceinte, émotionnellement très sensible qui a été battue, torturée. C’est aussi une confrontation entre la femme d’âge mûr qu’est Ellen et la jeune Cylon en pleine santé peut-être plus apte à avoir des enfants. Ellen l’appelle avec condescendance « little girl », pour montrer sa naïveté en termes de manipulation et dans les relations amoureuses.

La relation d’amitié entre Tigh et Adama est beaucoup plus simple en comparaison : ce sont des tête-à-tête systématiquement arrosés d’alcool parfois ponctués de petites bagarres. C’est saouls que les deux hommes font leur plus intimes confidences. C’est dans la violence qu’ils règlent leurs conflits. Lorsqu’Adama découvre que Tigh est un Cylon, il est absolument dévasté. On est loin de la simple réaction de surprise de Roslin face à Tory.

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Adama, ivre, dans les bras de son fils après avoir appris que Tigh est un Cylon. La scène montre le personnage dans toute sa faiblesse, loin de son image d’autorité.

Les femmes sont parfois des objets de discorde, pas parce qu’elles sont un obstacle à leur relation – Ellen a compris depuis longtemps que Tigh est plus loyal à Adama qu’à toute autre femme ou même à son enfant – mais parce qu’elles sont l’objet d’actions de la part de chacun des deux hommes que l’autre ne comprend pas forcément (par exemple, lorsque Adama décide d’attendre le retour de Roslin seul dans un raptor). Elles sont aussi instrumentalisées pour faire souffrir l’autre : Adama parle à dessein des multiples aventures extra-conjugales d’Ellen pour provoquer Tigh.

Finalement, ce qui aurait pu le plus ressembler à un début d’amitié entre femmes sont les quelques tête à tête entre Starbuck et Roslin ou Starbuck et l’Amirale Cain. Malheureusement, aucune des deux relations ne durent.

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Les femmes aussi peuvent discuter après le boulot autour d’un verre. Dommage que Starbuck ait pour mission d’assassiner l’Amirale Cain sur ordre d’Adama.

Des violences sexuelles réservées aux femmes

Un autre sujet vient alimenter les débats autour de la série : la question des violences sexuelles et du viol. Si d’aucuns veulent voir dans les scènes de ménage à trois de Baltar, Caprica Six et D’Anna l’expression d’une violence sexuelle [2], c’est mésestimer la réceptivité sexuelle de Baltar qui, dès que l’occasion se présente, ne rechigne jamais à répondre aux avances de ses partenaires. Même lorsque Tory joue sadiquement à éveiller plaisir et douleur chez Baltar, cela reste une expérience érotique. De fait, aucune violence sexuelle n’est exercée sur les hommes pendant qu’ils se font torturer. Lorsque Boomer se fait passer pour Athena et couche avec Helo, c’est Athena qui en souffre psychologiquement le plus, les séquelles chez Helo sont quasi-absentes. On se demande d’ailleurs pourquoi Athena reste à regarder passivement la scène : capable de voir, est-elle donc incapable de faire du bruit dans le casier métallique dans lequel elle est enfermée ?

Ce sont les Cylons qui sont violées ou manquent de l’être : Athena et Gina, la Six prisonnière sur le Pegasus sous les ordres de Cain. La question du viol pendant les séances de torture devient épineuse lorsqu’elle se pose sous les ordres d’une femme : ne devrait-elle pas contrôler ses hommes en la matière, être particulièrement attentive à ce que cela ne se produise pas ? Le fait est que pour Cain comme pour d’autres, habité-e-s d’une haine féroce pour les Cylons, Gina n’est pas une femme, c’est une machine : il n’y a donc pas de viol puisqu’une machine n’a ni droit ni sentiment. Qui plus est, du fait de la relation intime qu’elle a entretenue avec Gina, peut-être y-t-il un fond de vengeance sexuelle dans l’histoire. Si pour les personnages de la série, les Cylons ne sont que des machines, les spectateurs/rices en revanche ont été dès le début les témoins de la volonté d’Athena et des Six de se rapprocher au maximum des êtres humains. C’est par l’intermédiaire d’Helo et Baltar et de leur réaction – Helo affolé qui vole au secours d’Athena avec Tyrol, Baltar qui libère Gina et lui donne une arme pour qu’elle aille se venger de Cain – que les spectateurs/rices considèrent ces personnages comme de « vraies » femmes.

Dans l’épisode de la ferme sur Caprica, les rôles sont inversés : les Cylons capturent les femmes survivantes et les transforment en machines à procréer, câblant des appareils dans leurs entrailles. Le viol est plus clinique, c’est l’asservissement des femmes à leur corps voué à ne plus remplir qu’une seule fonction, celle de la reproduction.

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Des « machines à bébé ».

Procréation, survie de l’espèce et maternité

Après l’extermination de pratiquement tous les habitants des Douze Colonies, la question de la survie de l’humanité se pose forcément. La série aborde ainsi le sujet du droit à l’avortement. La Présidente Roslin, à contrecœur, annonce que l’avortement sera interdit : chaque enfant serait capital lorsque l’espèce ne compte plus que quelques dizaines de milliers d’individus. La procréation est un enjeu majeur. Mais est-ce que le fait d’interdire les avortements constitue vraiment une politique viable d’encouragement à la procréation ? L’argument anti-avortement est d’autant plus pervers qu’il est mis dans la bouche d’une féministe avérée, Roslin, qui a combattu toute sa vie pour les droits des femmes et qui finalement capitule. Lorsque la survie de l’espèce est en jeu, la femme doit renoncer à ses droits sur son corps et se retrouve asservie à l’espèce. Les auteurs du scénario n’ont pas introduit l’idée d’interdire la contraception ou une description d’une vraie politique qui favoriserait par exemple les couples ayant des enfants. Les raisons qui motivent l’interdiction sont de la plus haute importance puisqu’elles touchent à la survie de l’espèce et pourtant le scénario se contente de parler de l’avortement. L’écho de cet argumentaire dans notre société actuelle est problématique : tout à fait anti-féministe, il projette l’idée qu’en donnant trop de contrôle aux femmes sur leur corps, l’avenir de l’espèce peut être mis en danger. [3]

La question de la procréation est aussi centrale pour les Cylons qui, une fois privé-e-s du hub de résurrection, sont incapables de se reproduire. Deux grossesses sont ainsi au premier plan de l’intrigue : celle, malheureuse, de Caprica Six et Saul Tigh (un enfant 100% cylon) et celle d’Athena qui mettra au monde Hera, la première enfant moitié humaine, moitié cylonne : la « Mère de l’humanité », pour faire référence au titre de l’épisode final.

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Six et Baltar contemplant dans un berceau l’avenir de l’humanité et des Cylons.

La série met en scène un certain nombre de femmes qui élèvent seules leur enfant, le père étant absent de la famille ou en tout cas hors du champ de la caméra : Maya, la mère adoptive d’Hera, Jeanne qui demande à Baltar de sauver son fils malade, la mère du jeune homme originaire de Sagitarron qui meurt de maladie, la mère de Kacey, une fillette enlevée par les Cylons. Tyrol laisse souvent Cally seule avec leur fils que ce soit parce qu’il est engagé dans la résistance sur New Caprica ou parce qu’il se désengage du couple. Un seul exemple, assez original, met en scène un père seul au commande : lorsque Cally meurt, Tyrol se retrouve à élever celui qu’il pense être son fils. En découvrant que c’est Hotdog le vrai père, le scénario met en scène les deux hommes face à l’enfant. A un Hotdog désemparé (« J’y connais rien moi, au rôle de père. »), Tyrol répond, verbalisant le malaise du rôle qu’il a eu du mal à jouer durant les dernières années : «  C’est chiant. Mais des fois c’est loin de l’être. » La série semble suggérer que le manque d’implication de Galen auprès de l’enfant semble être dû au fait qu’il ne s’agissait pas de son vrai fils (ce qu’il aurait instinctivement senti). Qu’importe le temps et l’amour qu’il lui a consacré : c’est à son « vrai » père, c’est-à-dire son père biologique qu’il revient la responsabilité d’élever l’enfant. Galen ne semble rester qu’en raison de l’inexpérience de Hotdog.

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Au chevet de son fils, c’est l’heure de la « leçon de paternité » pour Hotdog.

Cet instinct paternel reste bien maigre en rapport de « l’instinct maternel » mis en scène. Dans le couple Agathon, c’est Athena qui a l’intuition qu’Adama a tué sa fille Hera. Une force la meut quand elle sait qu’elle est vivante et aux mains des Cylons – elle n’hésite pas à mourir pour se retrouver sur le vaisseau Cylon grâce au téléchargement de sa mémoire dans un nouveau corps. Elle a des visions du danger que court sa fille dans le rêve final à l’Opéra. Les émotions, que soit la colère ou l’accablement et le désespoir le plus profond, s’expriment avec beaucoup plus de violence que chez son mari Helo. Quant à Saul Tigh, il préférerait renier épouse, maîtresse et enfant à naître pour rester avec son ami Adama.

Sur New Caprica, c’est en éveillant un sentiment maternel chez Kara (en lui faisant croire qu’elle est la mère d’une petite fille Kacey) que Leoben Conoy arrive à toucher la jeune femme prisonnière, à casser ses défenses. Non pas que le processus soit immédiat : Starbuck est d’abord très méfiante, male à l’aise avec l’enfant. La déception de Kara, lorsqu’elle apprend de retour sur le Battlestar que Cassie n’est pas sa fille mais une enfant enlevée à sa mère au début de l’occupation, est bien visible mais intériorisée. Mais les effets s’arrêtent là : un instinct maternel ou une envie d’enfant ne constituera pas, dans la suite de l’histoire, une quelconque motivation ou recherche de la part de la jeune femme : ce n’est pas ainsi que se réalisera Starbuck. En fait, les femmes qui ont un vrai pouvoir – Roslin, Cain – n’ont pas d’enfant, même si la relation entre Roslin et Billy pourrait être rapprochée d’une tendresse mère-fils.

A la recherche de l’essence de l’humanité : amour et mort

Les Cylons sont des créatures humanoïdes physiquement quasiment indiscernables des humains. Cherchant leur destinée, leur humanité, ils jouent le rôle, plus ou moins clair, de révélateur. Ce qui représente une barrière entre condition Cylon et humaine, ce qui est présenté comme l’apanage de l’organique sur la machine, c’est l’amour et la reproduction (en tant que survie de l’espèce mais surtout production de nouveaux individus). Les Cylons sont des ennemis immortels qui « gagnent » leur mortalité lorsqu’à la dernière saison, les rebelles et la flotte détruisent le hub de résurrection. D’abord machines impitoyables, puis humanoïdes qui connaissent le privilège de la résurrection et la liberté, ils se rapprochent peu à peu des humains – ils aiment, ils se rebellent, ils ont des enfants – jusqu’à se fondre avec eux en un seul peuple sur la nouvelle Terre. La Six Natalie, cheffe de la rébellion Cylon, s’adressera en ces mots au Quorum : « Nous avons commencé à sentir l’impression du temps. […] Pour que notre existence ait une quelconque valeur, il faut qu’elle se termine. »

Les Cylons sont arrivés à la conclusion que c’est la mort qui donne leur complétude aux humains. Dans la série, ceux ou plutôt celles qui recherchent le plus ardemment cette « humanité » sont les modèles féminins : Athena et Caprica Six passent par l’expérience de l’amour avec un être humain et la maternité. Leoben ou D’Anna sont plutôt obnubilés par leur recherche mystique et la percée de certains mystères. Le dieu unique des Cylons les « aiment tels qu’ils sont ». En revanche, les modèles Cylons masculins restants sont cyniques, froidement rationnels et particulièrement réfractaires à ces expériences.

Parallèlement, dans l’épisode 8 de la saison 4, Roslin est mise face à elle même. Dans une vision ou une manifestation de son subconscient, la prêtresse Elosha, la guide spirituel de Roslin décédée pendant la première saison sur Kobol, remet les pendules à l’heure. Elosha pointe du doigt le manque d’amour et de compassion de Roslin qui s’est isolée dans sa fonction politique. Femme de pouvoir qui a bien vécu sa vie, Roslin n’en est plus à chercher aveuglément un idéal amoureux. L’amour est plutôt représenté comme nécessaire à l’être humain pour que son âme ne se dessèche pas. « Peut-être y a-t-il quelque chose pour moi là-bas » dit alors Roslin en pensant au Galactica et à Adama : minée par le cancer, Roslin reprend espoir dans la vie. William Adama, quant à lui, connaissait depuis longtemps ses sentiments envers Roslin : « Pas trop tôt » dit-il à Roslin lorsqu’ils se retrouvent et s’embrassent finalement. Dans ce couple, Adama était celui à l’écoute de ses sentiments tandis que Roslin était isolée par le pouvoir et la maladie : encore une fois, Adama apparaît comme la personnalité qui est la plus équilibrée au pouvoir, la plus humaine (cf. la première partie de cette analyse qui approfondit le comportement au pouvoir des principaux leaders).

L’échec du progrès

Les Douze Colonies sont un monde technologiquement plus avancé que le nôtre (ce qui participe à la surprise du dénouement final de la série qui situe temporellement l’histoire par rapport à la nôtre). Ce monde connaît la physique nucléaire, les voyages spatiaux avec un système de propulsion qui permet de passer d’un point à un autre de l’univers par un trou de ver. Et bien sûr il a donné naissance aux Cylons, des super robots si évolués qu’ils ont finalement fait sécession. Le représentant de cette science est le docteur Gaius Baltar. Baltar est un personnage ambivalent par bien des aspects. De scientifique reconnu et médiatisé sur Caprica avant l’attaque des Cylons, il devient Président, puis dissident politique, puis gourou d’une nouvelle religion – celle des Cylons qui croient en un dieu unique – pour finir par revenir à ses sources qu’il a toujours cherché à fuir : un homme de la terre, un fermier comme son père. Baltar est un véritable génie : ses connaissances couvrent la physique nucléaire, l’astrophysique, la médecine, la biologie, l’informatique. Il est l’un des plus grands cerveaux de son temps.

Les autres scientifiques du Battlestar comptent Felix Gaeta et ses connaissances en navigation spatiale et en informatique, le médecin en chef de l’armée Dr Cottle, un médecin civil. Le Cylon spécialiste en médecine est un modèle Quatre, Simon. Dans le monde scientifique, les cerveaux sont tous masculins même s’il faut compter avec les techniciennes – subalternes – du vaisseau dont fait partie Cally, les pilotes d’avions qui ont certaines connaissances techniques de leurs machines (Kara bricole un vaisseau Cylon pour s’extirper du sol d’une planète) et les infirmières. Et bien sûr l’ensemble des Cylons, un peu à part étant donné leur nature de machine : par exemple, Sharon Agathon se connecte directement au système informatique du Battlestar pour envoyer un virus aux attaquants Cylons. Dans l’épisode final, Dr Cottle veut participer à la dernière expédition pour récupérer Hera aux mains des Cylons. Mais Adama oppose son veto : la flotte ne peut pas se permettre de perdre un médecin. C’est donc Layne Ishay, une femme infirmière qui a notamment sauvé Adama lorsque Boomer lui a tiré dessus (et dont on peut manifestement se passer donc) qui assurera, et avec professionnalisme, les responsabilités de l’infirmerie pendant l’assaut final.

La science est certes masculine, mais elle a montré ses limites. Le progrès technologique, symbolisé par les Cylons, représente un péril : c’est ce qui a mis en danger l’humanité toute entière. La force de frappe nucléaire s’est finalement retournée vers ses maîtres, a provoqué la fin d’un monde et d’une civilisation. Sur le Battlestar Galactica, un vieux vaisseau bien obsolète en comparaison du Pegasus, Adama interdit la mise en réseau des terminaux informatiques pour éviter une compromission générale des systèmes à la suite d’une attaque informatique cylon, quitte à perdre en puissance de calcul. Les survivants renoncent in fine à toutes leurs avancées scientifiques et technologiques pour repartir à zéro sur la nouvelle Terre. La note finale de la série montre le développement menaçant de la technique terrienne et en particulier de la robotique : « All of this has happened before, all of this will happen again » (« Tout ceci est déjà arrivé, tout ceci arrivera encore »).

Religion et mysticisme : le terrain de l’irrationnel féminin

La religion prend une place très importante dans la série. Face à l’échec de la technologie après la destruction des mondes, il n’est pas étonnant de voir surgir un regain d’intérêt pour la religion. C’est même le moteur principal de l’intrigue et c’est ce qui assure incidemment l’importance de certains personnages féminins : c’est en suivant les instructions du livre de la Pythie que la flotte pourra rejoindre la planète légendaire Terre. Une aura imprégnée d’ésotérisme et de mysticisme habite ainsi un certain nombre d’épisodes de la série.

Ce monde religieux, irrationnel est majoritairement féminin. Laura Roslin est la cheffe mourante qui conduira la flotte vers la Terre dont parlent les écritures. Côté Cylon, c’est D’Anna qui par des expériences mystiques cherche à percer le mystère des 5 Cylons finaux. Kara Thrace accepte sa destinée, gouvernée par on ne sait qui, et prendra la figure d’un ange envoyé pour guider la flotte vers sa destination finale. Deux femmes ont un don de prescience ou de voyance qui vont aider respectivement D’Anna à trouver Hera et Kara à accepter sa destinée. C’est une prêtresse, Elosha, qui guide spirituellement Roslin dans ses visions. Les Six et les Trois (D’Anna) sont particulièrement versées dans la spiritualité. C’est l’alter ego Six de Baltar qui l’initie à la croyance d’un dieu unique et c’est une communauté religieuse majoritairement féminine (en tout cas au début) qu’il l’accueille après son procès. La vision finale de Roslin, Caprica Six et Sharon est centrale au dénouement de l’intrigue mais encore une fois exclusivement féminine. Certes Baltar apparaît dans ses visions : mais il ne les partage pas, il les subit comme il subit bon nombre des péripéties qui lui arrivent. Galen Tyrol, dans l’épisode « The Eye of Jupiter », est fasciné par l’édifice qu’il découvre et son aura mystique, mais le sens et la fonction du bâtiment lui resteront hermétiquement fermés.

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La communauté religieuse qui accueille Baltar.

On retrouve ainsi le motif d’un mystère féminin, d’une liaison sacrée entre l’Univers et les femmes : les femmes       font partie intégrante de la Nature. Soumis à ses lois parfois incomprises, les femmes sont privées d’une partie de leur libre arbitre : toute sa vie, Kara Thrace est soumise à l’idée de cette destinée qui gouvernera totalement le personnage à partir de la fin de la troisième saison. Si les femmes savent les décisions qui doivent être prises, elles sont bien incapables d’en expliquer les raisons précises : Kara sait où se trouve la Terre mais n’en connaît ni les coordonnées ni le chemin pour s’y rendre. Les femmes fournissent par ce biais des motifs d’action aux hommes : Adama, et donc la flotte, décide de suivre Roslin sur Kobol ou donne un vaisseau à Starbuck pour qu’elle retrouve la Terre. Parce que les hommes sont aux commandes des ressources logistiques et militaires, ils peuvent bloquer l’action ou au contraire la relancer. C’est encore Kara qui convainc Lee devenu Président que les quatre Cylons lui ont montré le chemin vers la Terre. Dubitatif par le fait que tout soit orchestré par une puissance étrangère lorsque Kara lui expose ses convictions, c’est lui qui fait progresser l’histoire en proposant une alliance aux Cylons – une première ! – pour rejoindre la Terre ensemble.

Les modèles Cylons féminins aussi partagent ces visions mystiques : D’Anna est obsédée par l’identité des cinq Cylons finaux, les Six sont très religieuses et les Huit semblent suivre les Six sur ce sujet. Le Deux Leoben Conoy, obsédé par Kara, est lui aussi mystiquement inspiré. Les Un au contraire sont très rationnels et méprisants de ces croyances. Si l’un d’eux apparaît en prêtre sur le Battlestar, c’est pour utiliser la position socialement stratégique que lui confère cette fonction. La Six des visions de Baltar est l’envoyée de Dieu. On pourra remarquer que si ce dieu unique est masculin, puisqu’on y fait référence en tant que « Père », ses « anges » prennent eux des formes aussi bien féminines que masculines (et ne sont pas des formes supposément androgynes mais représentées par des formes masculines).

Une nouvelle ère : vers un patriarcat terrien

On voit bien, à l’issue de cet exposé, que la série navigue entre deux eaux. Le pouvoir civil est tenu entre les mains d’une femme, la Présidente Laura Roslin, et le gouvernement est paritaire. Le monde militaire, en revanche, est dominé par les hommes qui sont aux commandes des postes clés. Les femmes sont loin d’être des personnages faibles et passifs : ce sont des combattantes qui n’hésitent pas à recourir à la violence, entre elles ou face aux hommes. Sexe et séduction sont traités selon plusieurs approches en fonction des personnages: certaines utilisent le sexe comme d’une arme, d’autres comme un moyen de détente ou d’amusement. La nudité à l’écran touche aussi bien les femmes que les hommes. Le scénario a le mérite de dépeindre des femmes aux caractères forts, qui ont de la valeur pour leurs compétences et non leurs atouts physiques. Ceci participe à produire une image positivement et explicitement féministe : l’univers dans lequel évoluent les hommes et les femmes du Battlestar semble égalitaire. Les hommes peuvent être faibles, les femmes fortes – et inversement. Tout comme les « méchants » ont parfois raison et les « gentils » ont tort car rien n’est jamais manichéen dans Battlestar.

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Starbuck a mis KO Hotdog.

C’est bien cette série que Dirk Benedict, dans son texte « Lost In Castration » [4], dépeignait avec virulence comme la conséquence d’une guerre gagnée contre la masculinité :

« Witness the « re-imagined » Battlestar Galactica. It’s bleak, miserable, despairing, angry and confused. Which is to say, it reflects, in microcosm, the complete change in the politics and mores of today’s world as opposed to the world of yesterday. »

« Contemplez le monde ré-imaginé de Battlestar Galactic. Il est pessimiste, pitoyable, désespérant, en colère et perdu. C’est-à-dire qu’il reflète, dans un microcosme, le changement radical dans la politique et dans les mœurs du monde aujourd’hui à l’opposé du monde d’hier.»

Et pourtant, bien des éléments soulignent les limites féministes de la série : la mort de quasiment toutes les héroïnes féminines ; l’exclusion des femmes des domaines scientifiques ; l’asservissement de leur corps à la Nature que ce soit pour assurer la survie de l’espèce dans la reproduction ou pour guider les hommes sur les traces de la Terre en transmettant les instructions d’un au-delà ; les violences sexuelles réservées aux femmes, le traitement du personnage de Cain et de Gaeta qui expose l’homophobie de la série ; l’absence d’amitié féminine durable. Le monde de Battlestar Galactica est violent, militaire. Le scénario semble faire gagner les valeurs de l’amour et de la coopération entre Cylons et êtres humains, mais l’usage de la force et la suprématie militaire ne sont jamais remis en cause. Les femmes gagnent leur place en se montrant aussi solides et violentes que les hommes, sinon plus, ou alors en les manipulant/dominant par le sexe.

On pourrait éventuellement « expliquer » ces limitations par le fait que le scénario doit créer des ponts entre notre société et celle des douze colonies – parce que Battlestar Galactica raconte l’histoire de nos origines. L’histoire étant un cycle infini, il est possible d’envisager cette régression d’une société égalitaire (ou presque) vers une société patriarcale. Les modèles Cylons féminins cherchent leur humanité, leur place auprès des humains : ce sont les Six et les Huit qui ont le plus souvent recours à une attitude féminine « traditionnelle ». Caprica Six est la femme fatale qui séduit Baltar pour obtenir les codes nucléaires. Boomer est la séductrice et la traitresse. Athena est la mère, que Helo épargne initialement parce qu’elle porte son enfant. Ellen joue allègrement de ses charmes pour manipuler la gente masculine. Or à la fin de la saga, parmi les héroïnes, ce sont justement ces femmes qui ont survécu. Le dernier dialogue entre Helo et Athena sur Terre laisse un arrière-goût un peu amer :

Helo : Il y a beaucoup de gibier sur cette planète. Tu sais que je suis très grand chasseur.

Athena : (rires) Ah oui ! C’est ça !

H : Qu’est-ce qui te fait rire ?

A : Le cerf, sur Caprica… !

H : Arrête, c’est pas juste ! N’écoute pas maman. Papa est un grand chasseur.

A : Non, c’est maman qui t’apprendra à chasser. La vraie chasse. Et je vais aussi t’apprendre à construire une maison, à planter des graines.

H : Maman t’apprendra ça, mais c’est papa qui t’apprendra la chasse.

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Papa t’apprendra à chasser, maman à construire une maison et faire pousser des graines : l’ordre des choses à venir.

La race humaine et la race cylonne, après une odyssée dans l’espace, se posent enfin sur Terre. Leur survie est assurée : une nouvelle ère commence. Une ère qui préfigure l’avènement d’une société patriarcale dans laquelle les mères s’occupent de la maison et du jardin tandis que les hommes vont à la chasse.

Arroway

EDIT

EDIT du 15/09/2013: Comme il a été souligné dans certains commentaires, une autre relation homosexuelle est mise en scène dans les webisodes « The Face of The Enemy », prenant place chronologiquement à la saison 4 avant la tentative de coup d’état de Felix Gaeta. Le webisode 1 révèle que Gaeta et Louis Hoshi ont une relation amoureuse, et de manière plus explicite que dans Razor puisqu’on les voit s’embrasser à l’écran. Des flashbacks montrent aussi comment, sur New Caprica, Gaeta et une Huit ont entretenu une relation qui s’est soldée par la trahison de la Cylon (suivant le modèle de Boomer dans le schéma de séduction/manipulation). S’il est positif de voir prêter à deux personnages importants de l’intrigue des inclinaisons homosexuelles, on ne pourra s’empêcher de remarquer que chacun des deux cas est mis en scène dans des épisodes annexes à la série principale et n’est pas explicité au-delà. Tout comme Cain est diabolisée, Gaeta prend finalement une figure de double-agent et de traître, déjà esquissée pendant les épisodes sur New Caprica. C’est le traumatisme de sa relation avec la Huit qui motivera sa haine des Cylons et sa tentative de coup d’état, que ne viendra tempérer ou empêcher à aucun moment sa relation avec Hoshi. La série a donc, certes, le mérite de montrer de relations homosexuelles à l’écran mais on peut objecter sur le traitement qu’elle en fait.

Notes

[1] « Chauvinist Pigs in Space », Juliet Lapidos : http://www.slate.com/articles/double_x/xxfactor_xxtra/2009/03/chauvinist_pigs_in_space.html

[2] « The Men Who Make Battlestar Galactica Feminist », Analee Newitz (en réponse à l’article de Lapidos répertorié ci-dessus) : http://io9.com/5165920/the-men-who-make-battlestar-galactica-feminist

[3] Pour un panorama du traitement du sujet de l’avortement dans les séries américaines, on pourra se reporter à l’article d’Amandine Prié : http://feuilletons.blogs.liberation.fr/series/2011/02/lavortement-dans-les-s%C3%A9ries-am%C3%A9ricaines.html

[4] « Lost In Castration », Dirk Benedict : http://www.dirkbenedictcentral.com/home/articles-archive.php

Battlestar Galactica : une odyssée féministe semée d’embûches (I)

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« One thing is certain. In the new un-imagined, re-imagined world of Battlestar Galactica everything is female driven. The male characters, from Adama on down, are confused, weak, and wracked with indecision while the female characters are decisive, bold, angry as hell, puffing cigars (gasp) and not about to take it any more. »

« Une chose est certaine. Dans ce nouveau monde dés-imaginé, ré-imaginé  de Battlestar Galactica, tout est conduit par les femmes. Les personnages masculins, à commencer par Adama, sont désorientés, faibles, et minés par l’indécision alors que les femmes sont résolues, audacieuses, en colère comme pas possible, tirant le cigare (arg) et plus du tout disposées à subir l’action.»

C’est ainsi que Dirk Benedict soulignait, ou plutôt s’offusquait du changement de ton entre le Battlestar Galactica original de 1978 et la « réinvention » de la série en 2003 dans un texte intitulé « Lost In Castration » [1]. Dirk Benedict était l’acteur qui jouait le Lieutenant Starbuck dans la série originale, remplacée par la Lieutenant Kara « Starbuck » Thrace dans la nouvelle version. Starbuck était un homme à femmes qui fumait le cigare – un homme viril sous toutes les coutures. Désormais elle est une femme musclée et compétente qui fume le cigare et ne rechigne pas à rentrer dans la bagarre  que ce soit verbalement ou physiquement.

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Starbuck, jouée par l’actrice Katee Sackhoff dans le premier épisode de la série de 2003.

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En face d’elle, le viril Helo n’a droit qu’à une sucette !

Ce paragraphe de la déclaration de Benedict intitulée « Lost In Castration » – tout un programme en perspective – attire en tout cas l’attention sur l’un des traits de caractère de la nouvelle série : la mise en scène d’un certain nombre de personnages féminins que l’on peut sans équivoque qualifier de forts. Le gouvernement civil de la flotte est présidé par une femme, Laura Roslin. Kara Thrace alias Starbuck, et Louanne « Kat » Katraine sont les deux meilleures pilotes de chasse du Battlestar et se distinguent particulièrement au combat. Parmi les douze modèles Cylons, cinq modèles sont des femmes et comptent des personnages clés de l’intrigue : Boomer/Athena, Caprica Six, D’Anna, Tory, Ellen. Que ce soit en nombre ou en importance, les femmes sont bien représentées.

Le revival s’étire sur quatre saisons là où la série originale, suivant le succès de Star Wars dans les années 70, avait du s’arrêter après 24 épisodes. L’intrigue est remodelée et modifie profondément certains piliers originaux de la série. L’un des créateurs de la série Ron D. Moore a décrit certaines caractéristiques de ce qu’il appelle la « science fiction naturaliste » [2] :

« We will eschew the usual stories about parallel universes, time-travel, mind-control, evil twins, God-like powers and all the other clichés of the genre. Our show is first and foremost a drama. It is about people. Real people that the audience can identify with and become engaged in. It is not a show about hardware or bizarre alien cultures. It is a show about us. It is an allegory for our own society, our own people and it should be immediately recognizable to any member of the audience. »

« Nous allons éviter les histoires habituelles à propos d’univers parallèles, de voyages dans le temps, de contrôle de l’esprit, de jumeaux diabolique, de pouvoirs surhumains et tous les autres clichés du genre. Notre série est d’abord et avant tout un drame. C’est à propos de personnes. De vraies personnes auxquelles le public peut s’identifier et s’attacher. Ce n’est pas une série à propos de matériel ou de cultures extraterrestres étranges. C’est une série à propos de nous. C’est une allégorie de notre propre société, de notre propre peuple et cela devrait être immédiatement perçu par n’importe quel spectateur. »

En tant que série de science fiction, BSG comprend des scènes de combats spatiaux, des connaissances scientifiques plus avancées que les nôtres, des robots. Mais les problématiques abordées sont plus larges : relation entre pouvoir militaire et gouvernement civil, recherches scientifiques, crimes de guerre (génocide, trahison), terrorisme, percée d’un monothéisme dans un monde religieux polythéiste, survie et reproduction de l’espèce humaine. Les personnages mis en scène dans BSG sont humains en ce qu’ils sont imparfaits : leurs décisions peuvent être moralement ou éthiquement critiquables. C’est ce qui fait leur épaisseur psychologique.

Si cette science fiction dite naturaliste questionne notre société, qu’en est-il de la représentation des genres ? On l’a dit, les femmes ont bonne place: il y a assurément matière à étudier la portée féministe de la série à travers divers thématiques et personnages abordés. Comment sont représentées les femmes au pouvoir dans le gouvernement civil et dans la hiérarchie militaire ? Quels traits de caractères partagent les héroïnes dans cet univers violent ? Quels sont les rôles qu’elles remplissent au sein de la société ? A qui s’adressent les scènes érotiques, quelle est l’image de la femme-mère, de la guerrière ?

Synopsis

La série commence juste avant l’attaque des Douze Colonies, douze planètes habitées par une espèce humaine. Plusieurs décennies auparavant, les êtres humains ont créé les Cylons, des robots dotés d’une intelligence artificielle très évoluée. Tellement évoluée qu’ils se rebellent contre la condition de servitude et d’esclavage à laquelle ils sont réduits : éclate ainsi la première guerre entre les Cylons et les humains. Après un armistice, les Cylons gagnent leur liberté et disparaissent de la vie des douze colonies. La série commence lorsque les Cylons refont surface sous une forme humanoïde, qui les rend indiscernables des êtres humains à une exception près : il n’existe que 12 modèles Cylons humanoïdes. Les robots originels – les Centurions – servent et combattent pour ces humanoïdes qui les contrôlent. Les Cylons sont revenus se venger : ils attaquent simultanément les Douze Colonies en lançant des bombes nucléaires, rendant toute vie impossible sur les planètes. La totalité des survivants – un peu plus de 47 000 têtes – s’est réfugiée dans des vaisseaux protégés par le vaisseau militaire Battlestar Galactica, commandé par le Commandant William Adama. La flotte privée de ses contrées natales part alors à la recherche d’une nouvelle maison : la légendaire planète Terre dont parle le livre prophétique de la Pythie.

Le nom de la série prend donc son nom du vaisseau de guerre emblématique qu’est le Battlestar Galactica. Son commandant, William Adama, en vertu du serment qu’il a fait de protéger la population des Douze Colonies en tant que militaire, assure la protection de la flotte civile. Censée servir les intérêts de la flotte, la stratégie est l’apanage des militaires mais les décisions importantes qui mettent en jeu la protection et les déplacements de la flotte, ainsi que toute action dont les retombées pourraient être politiques doivent être faites en consultation avec l’exécutif. En réalité, les interactions entre les militaires et le gouvernement civil ne seront pas toujours aussi claires, Adama n’hésitant pas à outrepasser les lois ou les décisions du gouvernement qui ne lui conviennent pas. Dès le début de l’intrigue, il y a un tiraillement, un conflit d’intérêts entre préoccupations militaires et civiles : protéger ce qu’il reste de l’humanité ou bien mener la contre-offensive qui se conclurait par une mission suicide. Les deux scènes – militaire et civile – se juxtaposent et se confrontent. Un grand nombre de questions d’ordre politique, éthique et moral sont posées par la série, mais celles-ci ne sont pas l’objet principal de cette analyse.

Celle-ci se découpe en deux parties :

1) La première partie se concentre autour des grandes figures au pouvoir civil et militaire : la Présidente Laura Roslin; le Commandant puis Amiral de la flotte William Adama; et l’Amirale Helena Cain. Cette analyse étudie la relation au pouvoir de ces trois personnages et mène à analyser la place des femmes dans une société post-apocalyptique.

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Laura Roslin   –   William Adama   –   Helena Cain

2) La deuxième partie étudie de manière plus générale la représentation des hommes et de femmes : d’une part à travers plusieurs thématiques en particulier la sexualité, la maternité/paternité, les violences sexuelles ; d’autre part en analysant la répartition des rôles entre les femmes et les hommes dans la série, qui amène à identifier des valeurs considérées comme « féminines » ou bien « masculines ».

L’accession d’une femme à la présidence : ou la juste reconnaissance d’une force de caractère

A l’issue de l’attaque sur les Douze Colonies, le gouvernement civil a été presque totalement détruit. Trente-quatrième élue dans la ligne de succession à la présidence, la secrétaire à l’Education Laura Roslin – une simple « maîtresse d’école » comme s’exclame avec surprise Adama en l’apprenant – est instituée présidente. Les forces militaires aussi ont été décimées et seul reste le Battlestar Galactica. La figure d’autorité militaire, elle, est déjà en place en la personne du Commandant Adama : son charisme et son sang-froid sont hérités de ses années d’expérience de commandement et de combat, notamment en tant que pilote de chasse pendant la première guerre contre les Cylons. Mais ceci n’est palpable qu’à travers l’obéissance de son équipage et ses prises de décisions. Au contraire, le spectateur va assister en direct à l’accession de Roslin à la présidence.  Son institution ne se résume pas qu’à une formalité cérémoniale et bureaucratique : Roslin gagne informellement, aux yeux de ses collègues du Colonial One, de Lee Adama (fils de William Adama et pilote de chasse) et du spectateur, sa position.

De professeure des écoles à secrétaire de l’éducation, le parcours de Laura Roslin dans la politique est resté cantonné à des domaines somme toute assez traditionnels pour une femme. L’attaque des Douze Colonies est un véritable catalyseur qui va lui permettre de révéler un sang-froid et des qualités de cheffe d’état. Dans le vaisseau Colonial One à bord duquel elle se trouve au moment de l’attaque, Laura Roslin fait figure de leader née, face à des passagers/ères affolé-e-s et à un pilote d’avion désemparé. Elle prend les décisions qui s’imposent et reste rationnelle mais pose sa priorité très tôt : assurer la survie d’un maximum de personnes. Face à Adama qui souhaite organiser une contre-attaque suicidaire, elle fait preuve de lucidité : elle prend acte de ce que l’armée n’accepte pas – la guerre est déjà perdue – et de ce qu’il faut penser à l’avenir : la survie de l’humanité.

C’est un personnage qui, bien qu’ayant appris avant l’attaque qu’elle est en phase terminale d’un cancer du sein et ayant perdu son père et sa sœur (morts dans un accident de voiture), semble galvanisée par les évènements tragiques : elle se bat pour défendre la vie. Son autorité naturelle et sa rigueur impose Roslin au pouvoir : sa légitimité ne semble pas pouvoir être remise en question. Ce qui guidera son parcours politique est le sentiment qu’elle, et elle seule face à ses opposant-e-s, sait ce qui est juste pour la survie de la flotte.

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Laura Roslin préside le Quorum : une femme au centre du pouvoir.

Laura Roslin ne gouverne pas avec ses sentiments : la force de la raison est de son côté. Ce qui peut paraître ambigu étant donné que, d’autre part, elle suivra des visions pour guider la flotte sur les traces de la Terre. Elle est le « dying leader » dont parle le livre prophétique de la Pythie. Il ne s’agit pas d’affaiblir ce personnage de pouvoir en le renvoyant à un irrationnel mystique traditionnellement féminin – on y reviendra dans la deuxième partie de cette analyse – parce qu’elle est une femme. Le rôle de ces visions est prépondérant dans l’intrigue et ajoute une dimension supplémentaire à la Présidente sans éclipser sa position de pouvoir. Il s’agit aussi de donner de l’épaisseur au personnage en provoquant une « complexité émotionnelle » et des « contradictions » – parce qu’elle est un être humain [3]. William Adama lui aussi est déchiré entre deux rôles.

William Adama, une figure d’autorité paternelle tourmentée

 

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William Adama, un meneur de femmes et d’hommes charismatique

Adama est le commandant de la flotte, l’autorité faite homme. Mais il est aussi une figure  paternelle : c’est la facette plus humaine du personnage, celle qui entraîne surtout des relations conflictuelles. Bill Adama est le père du CAG du Battlestar Galactica, le capitaine Lee « Apollo » Adama. La relation entre les deux hommes est plutôt chaotique, surtout lorsque cela concerne l’émancipation de Lee qui n’aspire pas forcément à une carrière militaire. Tout le long de l’histoire, la relation entre les deux hommes est ambigüe, à commencer par les retrouvailles au début de la saison 1 : où s’arrête la relation d’autorité hiérarchique militaire, comment la dénouer de celle d’une autorité père-fils, où peut commencer une intimité plus familiale lorsque repose sur ses épaules le poids du commandement jour et nuit ? Adama père paraît dans tous les cas particulièrement inapte à communiquer avec son fils et lui montrer son amour. Il faut dire que la situation est délicate : Lee reproche entre autre à son père la mort de son frère Zak lui aussi pilote. La situation s’améliorera au fil des épisodes vers une relation beaucoup plus saine : William Adama confiera par exemple les rênes du Pegasus à son fils en toute confiance. Cela n’évitera pas d’autres frictions d’arriver : Adama fils continuera son émancipation en décidant de défendre Baltar à son procès et de quitter finalement la carrière militaire pour la politique. Même en désaccord, les deux hommes finiront toujours par se réconcilier.

Adama montre à de multiples reprises une tendresse toute paternelle envers son vaisseau et les membres de son équipage, avec une attention toute particulière pour Kara Thrace, sûrement parce qu’il s’agissait de la petite amie de son second fils Zak décédé avant le début de l’histoire. Les tensions entre ces aspirations contraires – commandement, bienveillance paternelle – sont cristallisées pendant et après l’épisode de New Caprica : l’Amiral permet à des membres haut placés dans la hiérarchie de son équipage, notamment Galen Tyrol ou Saul Tigh, de quitter le vaisseau pour s’installer sur la planète fraichement découverte. Au début de la saison 3, dans l’épisode 9 qui met en scène des combats de boxe pour que les membres de l’équipage règlent les tensions qui règnent entre eux, l’Amiral revient avec amertume sur une erreur capitale qu’il a faite : devenir trop proche de son équipage. Même face à une mutinerie, il ne peut se résoudre à abattre les hommes et les femmes qui se sont retourné-e-s contre la hiérarchie et contre lui. C’est Kara qui doit lui rappeler : « Ils ne sont plus vos hommes, ils sont l’ennemi. ». Contrairement à Roslin qui ne se laisse quasiment jamais influencer par ses sentiments – et qui n’est d’ailleurs à aucun moment figurée en « mère » -, Adama prend un certain nombre de décisions après qu’il se soit laissé persuader de faire confiance : aux visions de Roslin, aux intuitions ésotériques de Starbuck, à la loyauté de la Cylon Athena pour ne citer que quelques exemples.

Le tandem Adama-Roslin va rapidement évoluer vers une relation de confiance et de respect mutuel. Les deux personnages s’équilibrent à la tête du pouvoir. Cela mènera même à un gouvernement  en osmose de la flotte que Zarek qualifiera, à la saison 4, d’  « administration Roslin-Adama ». Roslin et Adama vont également former un couple dans le sens amoureux du terme : un couple équilibré, dans lequel chacun des conjoints respectent les responsabilités de l’autre sans complexe d’infériorité par rapport à la position de pouvoir de l’un-e ou de l’autre.

Si la tête du pouvoir est, on l’a vue, paritaire et équilibrée, qu’en est-il du reste du pouvoir civil et militaire ?

Un monde militaire dirigé par les hommes

Le gouvernement civil constitué parmi les rescapé-e-s est paritaire : les divers rassemblements du Quorum, où siègent les élu-e-s représentant les Douze Colonies montrent autant de femmes que d’hommes. Journalistes ou avocates, les femmes prennent activement part à la vie politique. Une seule ombre se dessine sur ce tableau : tous les successeurs ou prétendants à la Présidence sont des hommes : Zarek, Baltar, Lee Adama, Romo Lampkin, et jusqu’à Billy, le chef d’équipe de Roslin que celle-ci projette en Président.

Il y a une dissymétrie nette entre le monde civil et militaire en termes de parité puisqu’à l’exception de l’épisode du Pegasus avec l’Amirale Helena Cain, le monde militaire reste majoritairement aux mains des hommes. Les membres de la hiérarchie élevée sont des hommes : commandant Adama , XO Saul Tigh, le responsable de la navigation Felix Gaeta, le CAG (responsable hiérarchique des pilotes) Lee Adama, le chef d’équipe Galen Tyrol, le médecin du vaisseau en charge Dr Cottle.

Pourtant les femmes sont bel et bien présentes dans ce monde, elles n’occupent simplement pas les postes de commandement : pilotes d’élites, officiers supérieures au CIC, techniciennes, infirmières.

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En arrière-plan pendant la scène d’arrivée de l’Amirale Cain sur le Battlestar Galactica, quasiment que des femmes pilotes sont à l’écran.

Elles restent des subalternes ou alors elles ne sont pas suivies par le scénario (on peut se souvenir de la présidente du jury du procès de Baltar  pour trahison, qui est l’une des capitaines de la flotte comme elle apparaît au meeting des capitaines de la flotte à l’épisode 4.18). L’indiscipline de Kara Thrace, pilote émérite avec un goût prononcé pour l’insubordination, explique son grade subalterne par rapport à Apollo. Hommes et femmes voient leur carrière évoluer sur le Battlestar, mais partant immanquablement de plus bas, les femmes sont moins gradées. Elles prennent cependant logiquement les commandes lorsque leurs supérieurs partent en mission ou quittent la vie militaire : ainsi Starbuck devient-elle le CAG après le départ de Lee Adama.

Des femmes combattantes et violentes

Il y a donc une dissymétrie entre politique et armée en ce qui concerne la prise de pouvoir des femmes. Les femmes ont pourtant le même statut de combattantes que les hommes et peuvent donc se distinguer à la guerre. Les dortoirs et les salles de bain sont mixes. Aucune distinction entre hommes et femmes ne semblent être faite dans le monde militaire du Battlestar. Les portraits d’un certain nombre de femmes, au centre de l’intrigue, brossent les traits de combattantes aguerries qui ne s’en laissent pas compter. Starbuck et Kat, en particulier, sont les deux meilleures pilotes de la flotte. Elles ont un caractère bien trempé : un sens de la compétition, de l’insubordination et un sentiment fort d’indépendance. Racetrack non plus n’est jamais à court de remarques cyniques ou ironiques. Athena prend les armes et laisse son mari blessé et sa fille pour aller combattre la rébellion à bord du Battlestar (épisode 4.14).

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S’il y en a une qu’il ne faut pas chatouiller, c’est bien Kara Thrace.

De manière générale, les femmes sont loin de répugner à recourir à la violence : Six maltraite allègrement Baltar dans ses visions, Tory frappe Cally avec une force remarquable, Boomer tire sur Adama et bat Athena. Sur Caprica, les survivantes sont activement engagées dans la résistance qui combat l’occupation Cylon. Les femmes se battent à main nu, en combat ou simplement pour répondre à une insulte ; elles torturent (Starbuck et Leoben), manient les armes ou s’accommodent des outils qu’elles trouvent (Cally attaque Galen avec une clé à molette).

Les femmes sont des pilotes des vaisseaux de chasse aussi compétentes que les hommes, alors même que la profession est reconnue physiquement extrêmement difficile. Starbuck et Kat sont particulièrement représentatives d’un physique de femme musclée, à égale des hommes : lors de combat de boxes, elles mettent KO leurs adversaires masculins, Starbuck et Apollo se neutralisent mutuellement. Les Six semblent particulièrement aguerries au combat : Caprica Six se défend par exemple sans problème contre quatre hommes costauds qui l’accostent.

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Les grosses armes, c’est cool.

Une femme au commandement : entre intransigeance et cruauté

Dans cet univers commandé par les hommes, l’Amirale Helena Cain fait figure d’exception. C’est sans doute l’un des personnages les plus forts de la série – même si elle n’apparaît que pendant quelques épisodes de la saison 2 – car il est sans concession et peut prendre des décisions très controversées. L’Amirale Cain est la supérieure hiérarchique d’Adama, ayant gravi les échelons de l’armée très rapidement. Adama précise qu’elle a un très bon réseau, ce qui explique, en plus de ses qualités, ce qui l’a fait monter si vite. Son vaisseau est le Battlestar Pegasus et a échappé lui aussi à l’attaque sur les colonies. On découvre bien assez vite que l’Amirale Cain est une femme de pouvoir et de décision, une véritable meneuse d’hommes et de femmes qui peut faire preuve d’intransigeance.

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L’Amirale Cain s’adressant à son équipage

L’arrivée de Cain est néanmoins présentée comme une menace : menace pour l’autorité d’Adama puisqu’elle est sa supérieure hiérarchique, et incidemment menace pour l’équilibre qui s’était établi au sommet du pouvoir entre le chef militaire de la flotte et la Présidente. Ceux-ci ont traversé ensemble les mêmes épreuves et partagent globalement les mêmes valeurs, sans compter les liens plus personnels qui se sont tissés entre eux. Cain fait donc véritablement intrusion dans les tête-à-tête décisionnels de Roslin et Adama. Elle est un élément perturbateur dans le petit écosystème du Battlestar Galactica et bouscule son organisation, que cela soit justifié (en transférant Apollo et Starbuck sur le Pegasus car ils bénéficient de faveurs auprès d’Adama) ou arbitraire (en remplaçant Galen Tyrol au poste de premier maître).

Les qualités qui ont construit la réussite de la carrière de Cain et ont assuré la survie de son vaisseau sont montrées sous un jour très sombre. Sa poigne, son intransigeance à se faire obéir, les décisions qu’elle prend pour survivre sont vues comme de la cruauté : elle tire sur son second qui refuse d’exécuter un ordre, elle abandonne les vaisseaux civils d’une flotte, sélectionnant les membres « utiles » et tuant les familles de ceux qui refusent de monter à bord du Pegasus, elle torture sans pitié une prisonnière Cylon Six, autorisant les coups et le viol – ce qui paraît d’autant plus horrible qu’elle a auparavant entretenu une relation amoureuse avec elle. Tout ceci la met en forte opposition avec la figure quasi paternelle d’Adama vis-à-vis de son équipage, pour lequel on a suivi ses prises de décisions. Cain, elle, ne semble jamais mettre en doute ou regretter ses actes.

C’est une femme qui fait ce qu’elle estime juste, ce qu’elle estime « devoir » faire. C’est d’ailleurs un dénominateur commun qu’elle partage avec Laura Roslin et Kara Thrace lorsqu’elles se battent chacune pour leur cause. Alors qu’elle décide de transférer Lee Adama et Kara Thrace sur le Pegasus pour faits d’indiscipline répétés, elle sait reconnaître la valeur du Lieutenant Thrace et la promeut Capitaine à son retour de mission durant laquelle elle a, une fois de plus, désobéi aux ordres pour faire cavalière seule. Le fait qu’elle et William Adama décident de renoncer à leur plan respectif d’assassinat est aussi une reconnaissance de la valeur et des décisions des deux militaires. Mais in fine, les actes discutables de Cain reviennent la frapper comme un retour de bâton : libérée, la prisonnière Cylon vient se venger et l’assassine.

Cette fin est ambivalente, car de même qu’on est soulagé-e qu’Adama décide de ne pas tuer sa supérieure (car assurément, cela ternirait l’image du commandant de le voir réduire à un simple assassin), le/a spectateur/trice est soulagé-e que Cain meure. Après tout, l’Amirale Cain a sacrifié des vaisseaux civils pour assurer la survie de son vaisseau militaire, là où Adama profitant des conseils de Laura Roslin a fait le « bon » choix, celui de protéger coûte que coûte la population survivante. Le couple Adama/Roslin fonctionne bien : c’est une « bonne » chose que l’ordre au sommet hiérarchique du pouvoir dans la flotte soit rétabli tel qu’il était avant la venue de Cain, même si cela doit se réaliser grâce sa mort. Cain laisse derrière elle l’image d’une autorité froide et cruelle, indomptable – une femme dangereuse sous tous les aspects.

Les dérives du pouvoir

La seule autre femme à connaître une telle place à la tête absolue du pouvoir est Laura Roslin. Si les deux femmes semblent bien différentes pendant leur confrontation à la saison 2, l’évolution du personnage de la Présidente au cours des deux saisons suivantes la rapproche progressivement de l’Amirale Cain.

Persuadée de ses bonnes raisons et de son juste jugement, Roslin prend pour habitude de décider seule sans prendre le temps de convaincre les élus du Quorum. Elle n’hésite pas à tricher pendant les votes de l’élection présidentielle, même si cela semble être « pour la bonne cause » : la campagne de Baltar s’appuie sur le projet de s’installer sur New Caprica, ce qui est stratégiquement dangereux car la colonie serait exposée à l’attaque des Cylons. Les évènements donneront d’ailleurs raison à Roslin. Roslin peut aussi  se laisser influencer par ses sentiments comme le désir de vengeance ou la méfiance : elle voudrait refuser un procès à Baltar (accusé de trahison), éloigner l’ex-terroriste Tom Zarek du pouvoir.

Son personnage s’assombrit tout le long de l’histoire, comme si les questions de pouvoir pourrissaient progressivement sa candeur politique initiale, animée par le désir de faire ce qui est juste pour le peuple. Elle développe un goût du secret, le désir de gouverner seule en consultation avec William Adama. Il semble bien qu’elle ait perdu la foi en la démocratie : seule un gouvernant peut prendre les décisions avec l’efficacité qui s’impose. Le Quorum apparaît souvent comme une tablée de personnages qui parlent, crient à tout va. Seuls Zarek et Lee Adama semblent se comporter de manière plus civilisée pendant ces réunions. Les révélations de Baltar, aussi controversé soit-il, sur certains secrets du pouvoir se posent judicieusement comme un contre-pouvoir. Lors de la première réunion du Quorum auquel participe Lee Adama qui débute sa nouvelle carrière de politicien, il découvre le verrouillage politique exercé par Roslin. Elle retient l’information sous prétexte que le bien-être de la flotte n’est pas quelque chose dont les membres du gouvernement n’ont à se soucier ; elle ne « doit » rien au peuple. Cette attitude renfermée est expliquée en partie par le fait qu’elle est dans une situation gênante, qui la déséquilibre à la fois personnellement et politiquement : elle partage des visions avec l’ennemi Cylon.

C’est peut-être aussi que l’épuisement dû à l’avancement de son cancer, allié aux responsabilités qu’elle a choisi de continuer d’honorer, l’entraîne à garder ses forces en évitant d’argumenter sans fin avec ses représentatifs. En voyant Roslin s’affaiblir et refuser ses responsabilités de cheffe politique (communication, diplomatie, négociations), une grande question reste en suspens : pourquoi ne quitte-t-elle pas ses fonctions de Présidente ?

La série critique-t-elle spécifiquement la position dominante des femmes au pouvoir ? On pourrait en douter en considérant l’échec cuisant de la prise de commandement du colonel Tigh après la tentative d’assassinat d’Adama, ou le fait que jamais le Commandant n’aurait assuré la survie de la flotte civile si Roslin n’avait été là. Ceci tendrait plutôt à montrer la volonté de critiquer un pouvoir tyrannique, sourd aux conseils et aux consultations. Zarek et Baltar questionnent sans arrêt le pouvoir parfois tyrannique de Roslin et d’Adama au sein de la flotte. Lorsque Roslin se refuse à communiquer et à négocier avec le Quorum, c’est Zarek en tant que Vice-Président qui semble essayer de maintenir les morceaux ensemble. Et pourtant, même s’il se retrouve dans une impasse entre une Laura Roslin qui refuse de parler au Quorum et un William Adama qui le méprise et refuse de reconnaître son autorité, son recours final à la violence et à la révolution vient confirmer la méfiance qu’avaient à son encontre Adama et Roslin.

Néanmoins, deux points viennent affaiblir cette critique du pouvoir dominant :

1) la position dominante des militaires finalement peu remise en cause

2) le traitement des personnages d’Helena Cain et Kendra Shaw dans le film Razor.


La toute puissante « raison militaire »

La série se place d’emblée dans un monde post-apocalyptique : la protection militaire apparait donc comme absolument nécessaire à la survie de la flotte civile. En temps de guerre, c’est donc la stratégie et les ressources militaires qui priment : la flotte est littéralement à la merci du bon vouloir d’Adama. Celui-ci porte régulièrement atteinte au pouvoir démocratique si les lois/motions/décrets votés par le gouvernement ne lui conviennent pas : par exemple, lors de l’alliance avec les Cylons rebelles, le droit de tout vaisseau de la flotte d’accepter ou de refuser d’accueillir des Cylons dans son vaisseau, de manière indépendante. Mais au refus du vaisseau ravitailleur en carburant d’accepter de laisser monter des Cylons à son bord, Adama lance un escadron d’assaut pour le rappeler – violemment – à l’ordre. Il refuse de s’adresser à Zarek, officiellement Vice-Président qui prend logiquement les fonctions de Président en l’absence de Laura Roslin, tout cela parce qu’il ne l’apprécie pas. La torture paraît en tout temps justifiée pour récupérer des informations stratégiques : exit les droits de l’hommes.

A la sacro-sainte « stratégie militaire » qui excuse tous les agissements d’Adama répondent les convictions personnelles de Roslin : finalement, la Présidente ne fait que rejoindre un mode de commandement militaire où le/a supérieur-e hiérarchique n’a pas à se justifier. Et le scénario donne d’ailleurs souvent raison aux deux gouvernant-e-s dans les décisions qu’illes prennent. Même dans le cas de l’Amirale Cain, le portrait qu’il en est fait n’est pas totalement noir. Starbuck à la cérémonie d’enterrement de Cain vient rendre hommage au bon sens et au courage de l’Amirale : malgré ses actions controversées, c’est une femme qui a fait ce qu’elle a estimé devoir être accompli pour assurer la survie du Pegasus. Et Starbuck d’ajouter que la flotte était plus en sécurité avec que sans elle. Pour Roslin, ses décisions ont pour but d’assurer la « sécurité » de la flotte. Pour Cain, c’est la « survie » de son équipage qui prime.

Razor ou le « jugement de l’Histoire »

Dans ce contexte, le film Razor vient clarifier avec profit certaines interprétations quant au rôle de l’Amirale Cain. Razor vient chronologiquement se placer au moment où le Battlestar Pegasus se retrouve sans commandement : William Adama donne alors les clefs du vaisseau à son fils Lee. L’héroïne principale est l’officier Kendra Shaw, embarquée à bord du Pegasus quelques heures avant l’attaque des Cylons sur les colonies. Razor entremêle deux histoires : celle du commandement du Pegasus par l’Amirale Cain entre l’attaque des Colonies et le moment où le vaisseau rejoint la flotte ; et celle du commandement de Lee Adama juste après sa nomination. Ce choix met ainsi clairement en parallèle et surtout en opposition les deux styles de commandement : Cain et Shaw d’un côté, Adama père et fils de l’autre.

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Le Second du Pegasus Kendra Shaw ordonne à un soldat de tirer sur elle avec l’arme qu’il vient de remonter les yeux bandés et qu’il suppose fonctionnelle.

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Adama père et fils observent la scène : « Je ne pensais pas pouvoir trouver un Second plus sévère que Saul Tigh. »  « Oui elle est dure, mais c’était nécessaire. »

Pour Cain, le seul horizon qui reste à son équipage après la destruction des colonies est la guerre et la vengeance. Et même si elle répète à plusieurs reprises qu’elle a pour priorité la sécurité de son vaisseau, ses actions montrent le contraire : elle prend de grands risques humains pour accomplir ses missions. La philosophie de Cain est principalement axée autour de trois points, chacun remis en cause par Lee Adama et l’action pendant le film :

1) On ne peut se battre sans risquer des vies : Cain, puis Kendra Shaw en tant que second de Lee Adama, mettent au point des stratégies dangereuses. Mais surtout dans le feu de l’action, elles n’hésitent pas à prendre des décisions qui impliquent le sacrifice de soldats sur le terrain. Lee Adama, au contraire, évalue la situation et juge qu’elle est trop risquée : il a beau être inexpérimenté à son poste de Commandant, sa « morale » – on y reviendra – n’est pas la même.

2) En temps de guerre, les besoins militaires en ressources sont la priorité. Dès que l’Amirale Cain apprend que le Pegasus a retrouvé plusieurs vaisseaux civils, sa réaction est d’organiser le transfert du matériel et des ingénieurs dont le vaisseau à besoin pour survivre, pour ensuite abandonner le reste de la flotte sans défense. Devant les résistances des civils, elle ordonne froidement que l’on tue les familles de ceux qui refusent d’obéir aux ordres.

3) « Parfois on doit laisser des gens en arrière pour pouvoir continuer la lutte » : voilà le cœur de la philosophie de Cain qui explique le personnage. Etant plus jeune, elle seule a survécu à une attaque des Cylons après qu’elle ait abandonné sa sœur blessée pour aller se cacher (sa sœur est alors enlevée par les Cylons pour des expérimentations). L’erreur de Cain, du point de vue du film, est d’avoir laissé ce traumatisme personnel guider sa stratégie militaire. Sa faiblesse est de s’être laissée aveugler par son expérience personnelle et d’être devenue insensible. Kendra Shaw s’endurcit de la même manière sous le commandement de Cain, et perpétue sa vision du commandement face à Lee Adama et Kara Thrace. Finalement, Shaw mourra en se sacrifiant pour faire exploser un vaisseau Cylon: le poids de sa culpabilité était trop lourd pour elle.

Le personnage de Cain bascule dans une dimension diabolique lorsqu’elle abat de sang froid son second qui refuse d’obéir à ses ordres sous prétexte qu’ils sont trop risqués. Le geste est d’autant plus violent que l’on avait vu au début du film qu’elle entretenait avec lui une relation plutôt amicale. Désormais, son insensibilité et sa cruauté sont sans limites. Les instructions qu’elle donne à son officier pour obtenir des informations de la Cylon Gina sont claires : il peut employer tous les moyens : la douleur, l’humiliation, la peur, la honte.

A la fin du film, Lee Adama pose finalement la question fatidique : est-ce que Cain et Shaw ont eu tort ? Le dialogue entre Lee et son père est révélateur du parti-pris de la série sur la question (c’est moi qui souligne).

William Adama :  Au niveau tactique, il est difficile de critiquer ce qu’elle [Cain] a fait, ou ce que Kendra a fait.

Lee Adama : Ils ont massacrés des civils, papa. Voyons, comment peux-tu ignorer cela ?

W : Je n’ai pas eu à vivre la même situation. J’avais la présidente devant moi, défendant la flotte civile. J’avais Tigh, qui m’aidait à rester honnête en pondérant ma moralité et mes tactiques. Et je t’avais toi. Tu n’as pas d’enfant, tu ne vas peut-être pas comprendre : mais on voit son propre reflet dans leurs yeux. Il y a des choses que je pensais faire avec cette flotte mais j’ai renoncé car je savais que je devais te faire face le lendemain.

L : Si tu n’avais pas été en salle de contrôle, j’aurais donné l’ordre de frapper. Kara serait morte comme le reste de l’équipe.

W : Tu n’as rien fait de mal, moi non plus. Nous avons pris les décisions indispensables pour nos missions.

L : Cain… Kendra… Ont-elles eu tort ?

W : Si j’étais croyant, je dirais qu’elles seront jugées par une puissance suprême.

L : Mais comme tu ne crois pas…

W : Alors l’Histoire devra juger.  Et comme le brouillon de l’Histoire sera écrit dans nos rapports

L : Je suppose que j’ai des choses à écrire.

Il faut noter la réticence de William Adama à verbaliser explicitement son jugement. Il élude d’abord la question (« au niveau tactique », il est difficile de les critiquer). Puis il argumente qu’il ne peut pas les juger car il n’a pas été dans la même situation avant d’invoquer un jugement divin. Traduction : Adama réprouve mais comprend l’attitude des deux femmes. C’est qu’Adama se retrouve ici face à ses contradictions : d’une part, il partage les mêmes convictions que ces femmes quand à la suprématie militaire ; mais de l’autre, il a su garder cette « moralité » qui leur a fait défaut. Et grâce à quoi ? Grâce à Laura Roslin, son contre-pouvoir civil ; grâce à son amitié avec Tigh ; et grâce enfin à son fils. Cain et Shaw, elles, étaient toutes puissantes dans un monde militaire, sans ami-e-s, maris ou enfants pour remettre en question leur domination.

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William Adama écrit pour l’Histoire.

Finalement, Adama s’en sort avec pirouette : c’est l’Histoire qui devra juger ces femmes. Mais l’Histoire se construit sur les documents et les témoignages d’une époque. En l’occurrence, dans le monde militaire il s’agit des journaux tenus par les commandants de chaque vaisseau, Adama père et fils donc. Ou comment l’Histoire s’écrit en fonction du point de vue des deux hommes dominants de la flotte.  « Tu n’as rien fait de mal, moi non plus. Nous avons pris les décisions indispensables pour nos missions. » : devant les doutes de son fils, Adama est rassurant. Si la moralité des femmes au commandement est critiquable, eux, les Adama, ont pris les décisions qu’il fallait.

***

Les jeux de pouvoir sont centraux : les femmes comme les hommes à la tête du pouvoir sont confronté-e-s aux intrigues et aux questions morales que chaque situation soulève. Tou-te-s prennent des décisions difficiles, contestables, irréversibles. Mais illes ne gèrent pas les situations de la même manière : Cain et Shaw ont perdu leur moralité, Roslin s’isole progressivement pour ne plus communiquer avec personne. Au contraire, si Adama prend des décisions en étant influencé par des attachements personnels, c’est qu’il a su préserver son côté humain, paternel.

Mais quelle est cette « moralité » dont parle Adama ? Sur le Pegasus, c’était la loi du plus fort qui primait : exécuter ceux qui ne reconnaissent pas l’autorité et refusent d’obéir aux ordres, laisser les plus faibles en arrière, abattre tous les obstacles à la survie des plus forts. Pour Adama à la tête de la flotte, c’est la protection de la flotte civile qui rentre en compte : pas le respect de la démocratie ni celui des droits de l’homme. Roslin impose ses décisions en assénant l’argument imparable de la « sécurité » de la flotte. Seul-e-s celles et ceux à la tête du pouvoir sont à même de comprendre les raisons des décisions qui sont prises, tout comme illes sont les seul-e-s à pouvoir justement remettre en cause le fonctionnement des institutions et enfreindre les lois.

Arroway

Lien vers la deuxième partie

Notes

[1] « Lost In Castration », Dirk Benedict : http://www.dirkbenedictcentral.com/home/articles-archive.php

[2] Science fiction naturaliste : http://en.battlestarwiki.org/wiki/Naturalistic_science_fiction

[3] Cité de [2] : « Nos personnages sont des personnes qui vivent, qui respirent avec toute la complexité émotionnelle et les contradictions que l’on retrouve dans des drames de qualité tels que « The West Wing » ou « Les Sopranos ». […] Ce ne sont pas des super-héros. Ils ne sont pas une élite. Ils sont des gens normaux pris dans un immense cataclysme  et qui essaient de survivre du mieux qu’ils le peuvent. »

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