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Someone’s Watching Me (1978) : une histoire de points de vue.

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Édité tardivement sous forme DVD en 2007, peu connu, Someone’s Watching Me, (Meurtre au 43ème étage en français) est un petit bijou des années 70 tourné pour la télévision en dix jours seulement – ce qui explique sans doute sa facture digne d’une série B. Pourtant, il est un hommage appuyé au maître du suspense par celui qui deviendra un des maîtres du film d’horreur. Il est une métaphore du cinéma comme Rear Window (Fenêtre sur cour de 1954). Puisqu’il s’agit d’une histoire de harcèlement et de voyeurisme, donc de regards et d’observation, avec des clins d’œil à Psychose, il nous force au passage à réfléchir ce que nous regardons, à questionner les ressorts et poncifs d’un genre auquel ce film appartient et auquel le nom de Carpenter est aujourd’hui associé. Il nous amène aussi à penser ce qui se passe au cinéma : le rôle et positions des cinéastes, des actrices / acteurs et spectatrices / spectateurs. Mais il est aussi et peut-être surtout un essai anti-sexiste, car si le cinéma peut montrer des choses, il peut montrer l’oppression des femmes et Someone’s Watching Me est presque un film didactique sur le sujet. Carpenter y passe en revue une grande partie de ce qui fait qu’au quotidien, les femmes subissent les attitudes et les habitudes des hommes dominants et dominateurs tout en nous montrant deux des personnages principaux du film renverser finalement les points de vue et reprendre le contrôle pour répondre à cette violence.

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Un hommage appuyé.

Rear Window d’Alfred Hitchcock sorti en 1954 est un classique et l’histoire bien connue : au cours d’un été torride à New York, un journaliste reporter photographe, Jeff (James Stewart), la jambe dans le plâtre et en fauteuil roulant, passe son temps à observer ses voisins par sa fenêtre. Son amie Lisa Fremont (Grace Kelly) lui rend visite. Pourtant, il montre moins d’intérêt et de fascination pour elle que pour les scènes de la vie quotidienne de ses voisinEs d’en face. Un soir, il pense assister au meurtre d’une femme par son mari. Il se met alors à surveiller ses faits et gestes, à observer ses allers et venues, convaincu qu’il l’a coupée en morceaux avant de s’en être débarrassé.

Il existe toute une littérature sur le sens méta-cinématographique de Rear Window, mis en évidence dès sa sortie par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma. Jeff est LE spectateur toujours assis, puisqu’il regarde toujours à travers des cadres : à travers les fenêtres de son appartement, de ceux des autres, d’abord directement puis à l’aide de jumelles ou par l’objectif de son appareil photo. Il échafaude des scénarios, interprète, attend la suite, re-raconte l’histoire à ceux et celles qui lui rendent visite et qui deviennent peu à peu spectateur/trices, à ces côtés, de histoire qu’il (se) raconte, s’entourant ainsi d’un public. Il est rivé sur ses « écrans » et prête peu d’attention aux demandes et à l’affection de celle qui l’aime. Ce n’est que lorsque Lisa entre en scène en passant de l’autre côté de la cour pour chercher des preuves tangibles dans l’appartement du meurtrier, qu’il commence vraiment à la voir et à se soucier d’elle.

Certaines critiques féministes ont voulu montrer en quoi ce qui se joue entre Jeff et Lisa signifierait du point de vue du regard des hommes sur les femmes et en termes de rapport entre les genres[1]. Lisa est celle qui doit s’offrir au regard de Jeff, qui regarde aussi d’autres femmes dans les appartements d’en face et des agencements de vie affective (couple en conflit, jeunes mariés, célibataires) qu’il commente. Depuis, tout en soulignant l’ambivalence du cinéaste et sa manière de montrer les femmes, belles mais parfois dysfonctionnantes et/ou souvent malmenées, Tania Modleski a quant à elle contredit cette vision qui ne voit les femmes que soumises au regard masculin (du réalisateur et de Jeff) en insistant sur l’importance et le rôle de Lisa. Loin d’être seulement pur objet du regard de l’autre et de son désir ou non-désir, elle est également sujet de désir, agissante, efficace et forte[2]. Elle s’impose dans l’histoire, à l’écran et à notre attention, relativisant d’autant la toute puissance et l’autorité qu’on confère au réalisateur, nuançant le pouvoir que lui attribuent celles et ceux qui ne voient en lui qu’un homme aux contrôles qui n’offre que de belles créatures au regard masculin.

Or, SWM mérite aussi d’être vu avec ces critiques et ces nuances à l’esprit. Carpenter est un homme qui montre clairement en quoi les femmes sont objets du regard et harcelées par des voyeurs; il fait des films d’horreur qui montrent des femmes traquées et tuées, mais il montre aussi ces femmes dans des rôles sexués et genrés qui ne sont pas figés, qui résistent à l’ordre patriarcal. Surtout, il réalise ici un film où il inverse en partie les dispositifs de Rear Window: l’homme qui regarde est celui qui tue les femmes et les fait disparaître, la surveillance est sadique, et l’action se passe principalement dans l’appartement d’en face. Il fait aussi un film dans lequel il renverse aussi ce pouvoir du regard et donne les moyens à ses personnages féminins d’épier pour traquer à leur tour.

Montrer l’oppression des femmes.

Dans Someone’s Watching Me, l’héroïne, Leigh Michaels (Lauren Hutton), s’installe à Los Angeles après avoir quitté New York en y laissant un ex. Elle visite et loue un grand appartement moderne au 43ème étage d’un immeuble vertigineux non sans essuyer le regard libidinal puis un jugement réprobateur de l’agent immobilier quand il comprend qu’elle y vivra seule et pas avec sa mère ou un mari. Avec humour et ironie, elle le calme en lui affirmant qu’elle est une jeune femme bien élevée. Elle trouve un boulot rapidement pour une chaîne de télévision (ici, c’est elle qui est est journaliste et programmatrice). Avant de s’y rendre pour la première fois, elle se prépare néanmoins en calculant l’âge de son futur employeur (qui ne devrait pas être tout jeune), au cas où il chercherait à flirter avec elle, c’est-à-dire en anticipant la possibilité d’un harcèlement sexuel sur son futur lieu de travail[3]. Dès son arrivée, elle reçoit un coup de téléphone anonyme, subit la drague pesante, insistante et irritante d’un collègue au bureau qui l’appelle ensuite le soir chez elle et à qui elle doit fermement expliquer que « non, ça veut dire non ! ». Lorsqu’elle sort le soir dans un bar, elle se fait immédiatement aborder de manière cavalière. Ex, agent immobilier, patron, collègue, inconnu, son quotidien est déjà une série de peines et de harcèlements, parce qu’elle est une femme !

Ensuite, le harcèlement commence : elle reçoit une série de téléphones anonymes, des colis contenant d’abord un télescope puis un bikini ! Ensuite viennent des ordres lui sommant de laisser ses rideaux ouverts, de se montrer en petite tenue au regard d’un voyeur invisible. Elle est suivie dans la rue, dans sa voiture, dans la nuit, dans la buanderie et le parking de l’immeuble. Elle reçoit des photos d’elle nue et endormie. Quand le harcèlement devient trop menaçant, elle décide d’aller voir la police. Mais celle-ci, typiquement, lui dit que ce n’est « pas assez » que tant que « rien » ne se sera passé, la justice ne pourra rien faire. Le harcèlement en soi n’est pas suffisant, il faut attendre l’agression (ou le crime) pour qu’une plainte soit déposée et une enquête ouverte. Et le prédateur use de la situation et en joue et en jouit clairement, puisqu’il écrit sur le miroir recouvert de buée de la salle de bain : « Personne ne te croit ! ». Incrédulité, scepticisme, minimisation, procrastination : on nous montre là les procédés de non reconnaissance de la dénonciation de la violence éprouvée par les victimes, notamment dans les cas de viol. L’héroïne devra donc mener l’enquête et se faire justice elle-même.

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Une critique du cinéma voyeuriste.

Carpenter reprend et accentue le procédé de mise en abyme de Rear Window dans SWM et il montre bien un voyeur / spectateur, mais qui est aussi une métaphore de la relation entre cinéaste et actrices puisqu’il y montre un homme qui utilise presque tous les dispositifs qui entrent en jeu dans la création d’un film, de ses effets et de son sens, et qui s’en sert pour regarder et « diriger » des femmes.

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En effet, le voyeur de SWM contrôle à distance les lumières (tamise, éteint, rallume), enregistre les sons (l’héroïne trouvera le micro, puis les bandes magnétiques avec ces enregistrements), donne des ordres et des instructions à distance (par téléphone), visite les lieux où se déroule la scène qu’il regarde sans être vu. Tel un metteur en scène, il organise ce qui se jouera quand l’héroïne reviendra chez elle (ou quand l’actrice reviendra sur scène). L’intervention directe sur ces opérations est néanmoins montrée explicitement : une main anonyme opère des appareils, actionne et tourne des boutons, on entend sa voix d’homme sans visage, on voit son œil et ce qu’il regarde à travers l’objectif.

Et comme dans Rear Window, l’appareil photo et le télescope symbolisent la caméra et, par extension, l’œil du cinéaste. Ce qui nous est donné à voir est le miroir de ces différents regards et points de vue. L’enjeu du contrôle, de la distance et de la proximité sont des sujets sans cesse discutés entre les personnages et comme dit Paul dans une phrase pleine de sens : « Mais qui donc peut contrôler tout ça en restant toujours invisible ? » De même Leigh dit à la police : «  Il reste à distance et il est arrivé à vous faire croire qu’il n’existe pas ! »

Qui d’autre en effet que précisément le réalisateur dont on oublie la présence ? Quand on est pris dans l’histoire, on oublie que quelqu’unE a prévu et fabriqué ce qu’ille nous donne à voir. Comme Hitchcock qui se rappelle à nous en se montrant lui-même intervenir sur une pendule dans son caméo célèbre, Carpenter le fait en multipliant les allusions et procédés techniques et visuels, mais ils se montrent tous deux en maîtres du temps et de l’image.

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Mais entre Rear Window et Someone’s Watching Me, les 20 ans qui séparent les deux films ont vu le développement de techniques et procédés qui accentuent à la fois le pouvoir potentiel du voyeur et du cinéaste. Entièrement tourné en studio, Rear Window a une facture assez théâtrale. Ce n’est pas le cas de SWM qui, en partie tourné en extérieur, est plus réaliste et donc d’autant plus inquiétant[4]. Les possibilités techniques et les décors accentuent l’effet de réel et donc de la peur et du suspense. De même que « la boîte en verre » dans laquelle s’installe Leigh permet une maîtrise technique avancée du harcèlement et de la surveillance. En effet, l’immeuble est vendu comme d’autant plus moderne que tout y est contrôlé par informatique: air conditionné, lumières, chauffage. Tout est en réseau. Ce qui est loué comme un luxe et une garantie de confort est aussi ce qui permet d’autant plus l’oppression à distance de celle qui s’y retrouvera, en fait, prisonnière. Dans SWM, la modernité est d’ailleurs clairement montrée comme synonyme d’une plus grande aliénation et d’un danger potentiellement plus grand : les immeubles immenses (high rises), sont d’autant plus impersonnels, les liens d’autant plus distants (ce n’est pas une cour comme chez Hitchcock qui sépare les immeubles, mais un gouffre et des boulevards), les voisins sont d’autant plus isolés (les couloirs sont toujours vides), les interactions d’autant plus minimales voire inexistantes, la surveillance informelle d’autant moins présente, que la possibilité pour un prédateur de nuire en s’immisçant dans l’intimité d’une personne est par conséquent d’autant plus grande[5].

Si le voyeur tient lieu de métaphore de la position dans laquelle est le cinéaste, ce qui est clairement mis en lumière c’est que les relations au cinéma ne sont pas neutres du point du vue du genre et des rapports entre les genres. Qui sont massivement les réalisateurs, ceux qui sont derrière la caméra, invisibles ? Qui décide de ce qui sera montré ? Qui met en scène ? Qui demande à qui de se montrer et comment ? Qui donne à voir ?

Un regard genré.

Les enjeux des rapports de genre, de la sexualité, du fantasme sont présents dans Rear Window, mais chez Carpenter ils sont montrés dans toute leur perversité – en tout cas dans la première partie du film – car les demandes du voyeur dans SWM, sont assez similaires à ce que peuvent être celles des « professionnels du regard », cinéastes ou photographes de mode qui dictent et déterminent comment les actrices et modèles se montreront : à moitié nues, objets de désir et de fantasmes. Or, Leigh raconte qu’elle n’en est pas à sa première expérience de harcèlement sexuel, qu’à New York, un homme lui avait déjà téléphoné pour prendre des photos d’elle nue en sous-vêtements, avant de demander qu’elle lui envoie ses dessous[6]. A Los Angeles, le voyeur aussi prend des images d’elle nue et dit bien au téléphone : « Je te préfère sans ta robe de chambre, enlève là ! ». Il regarde le couple faire l’amour et Leigh le comprend après coup et dit à Paul « il a tout vu ».

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Et nous que voyons-nous ? Comme le dit Carpenter lui-même au journaliste dans le making of : « Nous sommes tous des voyeurs, même vous ! ». Tous les miroirs, objectifs, cadres et fenêtres, écrans de télévision renvoient tous forcément par leur multiplicité à notre propre consommation d’images et nous invite à un faire un retour sur notre propre regard. Alors il faut aussi s’interroger sur nos rôles et positions en tant que spectateurs et spectatrices. D’autant plus, et c’est loin d’être anecdotique, que dans les années 70, l’actrice principale Lauren Hutton, était aussi modèle et mannequin, a posé de multiples fois pour le magazine de mode Vogue, est devenue l’égérie de la marque de produits cosmétiques Revlon avant d’être mise à la retraite à 40 ans. Sa carrière est en elle-même donc, au-delà du film de Carpenter, celle d’une femme photographiée, exhibée, montrée et que les téléspectateurs connaissaient !

Aussi, durant toute cette montée de la tension (typique du film d’horreur), nous suivons la caméra, parfois nous sommes aux côtés de l’héroïne, parfois on nous fait adopter le point de vue du voyeur. Nous suivons la jeune femme dans son appartement, dans le parking. Nous sommes chez elle, puis nous la regardons d’en face depuis l’autre appartement. Parfois, on ne sait plus si on craint pour elle ou si on la suit, si on suit la fuite ou la poursuite. Le/la spectateur/trice est tantôt auprès de la victime-proie, tantôt auprès du harceleur. Même passif ou passive, ille regarde toujours. Carpenter nous embrouille. Il nous rappelle au passage que nous prenons peut-être plaisir à voir l’histoire d’une femme prise au piège, même si nous pouvons aussi furieusement vouloir qu’elle s’en sorte. Et sans doute tout spectateur / toute spectatrice ne réagit pas à cela de la même façon en fonction de ce qu’ille y voit, de son degré de sympathie et/ou d’identification au personnage. Prenons nous plaisir à voir la peur ? Alors on se demande quelles sont nos grilles de lecture et de quel point de vue nous nous situons.

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Carpenter tend donc un miroir grossissant à ce qu’est souvent l’industrie de la production d’images dont le cinéma fait partie et à ce que l’on aime (parfois) voir au cinéma et dans les magazines : des actrices exhibées, montrées en objets du regard des autres et donc objets de consommation cinématographique et de fantasmes. Dans le film d’horreur et de suspense, cela se double de violence explicite, les femmes sont des proies, des victimes harcelées et si souvent malmenées ou tuées. Oui, les jolies filles qu’on poursuit, qui crient, qu’on viole et qu’on tue : le cinéma (d’horreur) adore ça !

Seulement, il faut remarquer ici que Carpenter ne montre pas Lauren Hutton nue, on la voit juste se dévêtir partiellement et de dos; en revanche on la voit être traquée dans dans son intimité, s’inquiéter, se crisper, pleurer, craquer. Mais à mi-film très exactement, c’est un renversement du regard qui s’opère, en partie grâce au voyeur lui-même, puisque le premier « cadeau » envoyé était un télescope – dont elle assemblera elle-même les pièces détachées. Il lui envoie précisément l’instrument qu’il utilise pour l’épier en lui demandant de regarder à son tour : « Regarde par le télescope. Je ne suis pas loin, cherche moi ! » Comme si le réalisateur lui-même offrait à ses personnages l’occasion de renverser le regard qu’on pourrait avoir sur elles.

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Le retournement du regard.

Et c’est ici que le personnage de Sophie, la collègue et amie de Leigh devient important et se distingue de Paul dans son soutien à Leigh. Depuis le début elle est solidaire et lucide. Non seulement elle a toujours cru et compris ce qui se jouait pour Leigh, parfois même sans que rien ne soit dit – parce qu’elle sait lire les regards – mais c’est elle, qui en visitant l’appartement de Leigh pour la première fois, déclare : « C’est dégueulasse, y’a vraiment une vue de chaque pièce de l’appartement » … sans savoir encore à quel point de sera vraiment « dégueulasse ».

Sophie est lesbienne et son homosexualité est ouvertement et clairement discutée à deux reprises entre les deux femmes[7]. Lors de leur première rencontre, elle corrige le pronom qu’utilise Leigh pour poser une question sur sa relation amoureuse, évoque ses préférences. Plus tard, elle remarque et souligne que son amie n’a jamais semblé « menacée » par son « goût pour les femmes ». Elle admet que c’est agréable et fait par là allusion, en creux, à l’homophobie à laquelle elle doit être exposée.

Sophie aime les femmes et donc se soustrait au désir des hommes. C’est pourquoi son point de vue sur le monde et sur le harcèlement auquel est confronté Leigh de la part des hommes (de la part de leur collègue d’abord – dont elle moque le machisme – puis de la part du voyeur) n’est pas celui de Paul, ni certainement de la police et de la « justice ». Elle ne se fait pas d’illusions sur l’efficacité de celle-ci, alors que Paul compte sur une de ses connaissances au LAPD pour aider Leigh. Elle est aux côtés de son amie quand celle-ci décide de prendre l’avantage sur celui qui l ‘épie, et de trouver des preuves par elle-même.

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Donc clairement, sa sexualité n’est pas étrangère au fait que c’est elle qui s’empare du télescope et commence à regarder autrement d’où vient la menace, pour voir celui qui regarde. Le télescope, objet phallique s’il en est, n’est pas réservé aux hommes ! Mais en fonction de celui et de celle qui s’en empare, il n’a pas la même fonction : il peut servir l’homme à « faire du mal à distance sans même toucher » comme le dit Paul, mais il peut aussi servir la femme pour se défendre et démasquer l’ennemi, comme le montre Sophie.

Le dialogue est on ne peut plus révélateur quand, derrière l’objectif, elle demande à son amie :

« Tu n’es pas curieuse ?

– J’ai peur !

– Bah ! Tu as peut-être raison … qui voudrait voir la tête de son violeur ?

– Arrête Sophie !

– Ben quoi ? C’est vrai ! C’est exactement ce qu’il fait. Le viol c’est quand un homme te maintient consciemment dans un état de peur. »

Et de regarder encore. Car retourner le regard, c’est aussi retourner la peur ou la vaincre. C’est elle qui renverse le genre (dans tous les sens du terme) de regard porté; parce que c’est à présent une femme qui se met à regarder les hommes et un regard droit qui cherche le regard criminel. C’est alors elle qui en mesure de faire des commentaires et de porter des jugements. On a pas alors qu’une scène inversée du film de Hitchcock, on a une femme qui regarde des hommes chez eux : « un amant qui ne peut pas être un mari puisqu’il ressemble à Al Pacino », un mélomane et un amoureux de l’horticulture ! Et c’est elle qui repère le premier suspect ! C’est à travers le télescope que Leigh assistera avec délectation à son arrestation, pour ensuite l’observer au poste à travers un miroir sans tain[8].

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Jusque-là, le personnage de Leigh ébranlait déjà les stéréotypes féminins du genre. Elle faisait preuve d’humour parfois même dans les situations critiques, marchait toujours d’un pas assuré, bricolait des appareils électroniques le soir à ses heures perdues. Au bar, elle avait envoyé paître son prétendant pour aborder à son tour et selon ses propres modalités l’homme de son choix : Paul – non sans lui tâter la jambe pour juger de la marchandise. Le jour où elle trouva sa porte ouverte en rentrant chez elle, au lieu de fuir et malgré la peur : elle avança, provoqua l’intrus, l’invita à se montrer tout en le prévenant qu’elle « a été l’élève de Bruce Lee » et qu’elle est « ceinture noire de judo ».

Mais à présent forte des encouragements de Sophie, alors que Leigh jusque-là avait résisté au regard du voyeur en fermant les rideaux (c’est à dire en tentant de se soustraire physiquement à son regard) l’héroïne va commencer à regarder par le télescope et regarder autrement par la fenêtre. Et l’on voit dans son attention, son sourire et sa bouche une certaine satisfaction à ainsi regarder à son tour. Elle reprend le contrôle et inverse les rôles, comme dans son travail où elle est aux commandes, où elle est cachée, dans l’ombre, où elle fait « l’œil » : dirige les caméras, dicte leurs mouvements et les effets (zoom, gros plan, fondu) alors qu’elles suivent les mouvements et filment les gestes d’un homme en tablier dans une émission culinaire !

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Pourtant, alors qu’elle est dans l’appartement du harceleur pour chercher des preuves et que Sophie est restée dans le sien, alors qu’elle regarde par le télescope criminel et qu’elle fait « juste le point pour voir[9] » : elle assiste, impuissante, au meurtre de son amie par son oppresseur. Celui-ci lui offre donc en spectacle la mort de sa meilleure amie.

Que Sophie soit la seule victime visible qui meure dans le film est loin d’être anecdotique, cela souligne les enjeux de genres et de sexualités qui y sont montrés. Celle qui remet le plus en cause l’ordre hétérosexuel est celle qui s’expose le plus à sa violence. Et au cinéma la visibilité lesbienne (et plus généralement homosexuelle) se paie très souvent au prix de la vie même du personnage. Après le meurtre, Leigh agira seule, sans l’aide de la police qui nie le meurtre dont elle a pourtant été le témoin direct, mènera l’enquête elle-même, ira sur le terrain de son adversaire, chez lui, pour récolter toutes les preuves.

La spect-actrice vengée.

Et, ces femmes auront la satisfaction d’être finalement vengées. L’obstination et la rage de Leigh Micheals auront raison de l’oppresseur, Herbert Stiles. Elle le contraindra finalement à venir physiquement chez elle, à se démasquer comme Lars Thorwald dans Rear Window, qu’on ne voit de près qu’à la fin dans l’appartement de Jeff. « Alors, c’est comme ça, je n’ai même pas le droit de te voir ? » lui demande-t-elle avant le duel. Et dans ce face à face, elle redevient à proprement parler actrice. Même si le rapport de force ne s’est pas encore inversé, même si la peur n’a pas encore changé de camp puisqu’elle dit « j’ai toujours peur de toi », son appartement n’est plus une scène de crime ou une scène de tournage mais un ring. Elle lui fera se montrer tel qu’il est : frustré, violent et criminel.

Alors qu’il cherche à la jeter par la fenêtre, c’est au rideau ouvert qu’elle se tient et c’est finalement avec un morceau de la vitre brisée en forme de lame de couteau qu’elle frappera son oppresseur meurtrier avant qu’il ne tombe du balcon dans le vide – scène qui fait bien sûr écho à celle de Rear Window où c’est Jeff qui passe par la fenêtre. Mais ici c’est elle qu’on peut voir en gros plan se pencher et regarder en surplomb le voyeur sadique tomber.

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 Là encore, ce rideau ouvert et cette vitre brisée sont des éléments signifiants et évidement symboliques, puisqu’au cours du film quelque chose a été « révélé » de cette « fenêtre » qui est aussi l’objectif de la caméra et tous les autres monocles monstrueux (la télévision que Leigh surnomme « cyclope », l’appareil photo, le télescope) autant de morceaux de verre entre celui qui observe et celle qui est observée.

L’héroïne a donc vaincu, se venge et venge. Comme dans les films de « rape and revenge », si les spectatrices sont temporairement mises dans une situation angoissante, voire écœurante, d’être les spectatrices de ce que la violence masculine fait subir aux femmes – situations dont le cinéma comme la littérature semblent se repaître – elles ont le plaisir jouissif de se voir vengées par elles-mêmes. Ce que nous offre Carpenter c’est le plaisir (ambigu) de voir mais pour vaincre. Malgré l’inefficacité de la police, deux tentatives de découragement de la part de son ami qui lui conseille de laisser tomber et de déménager, malgré la tension extrême et le danger, elle décide de chercher, ne pas renoncer à avoir le dessus sur son oppresseur – qui d’ailleurs n’en est pas à sa première affaire du genre puisque trois autres femmes ont subi le même traitement avant d’être assassinées. Parmi lesquelles Elizabeth, dont on entend la voix dans le prologue et dont le nom est mentionné au journal télévisé qui annonce sa mort comme un fait « divers ». Chacun de ces crimes avaient été déguisés par Herbert Stiles en suicides et pris pour tels par les autorités. C’est donc aussi à elles qu’elle rend justice, mieux que la police.

De ce point de vue, si l’on ne peut pas dire que Carpenter ait été ou soit féministe, il est clairement imprégné ou héritier des luttes féministes particulièrement importantes dans les années 70. On peut donc accorder à ce film une portée anti-sexiste et en faire une lecture pro-féministe, car il montre l’oppression des femmes, et dans une perspective d’auto-défense féministe, l’assurance, la volonté, l’acharnement de Leigh sont ici presque didactiques. Dans ses autres films on retrouvera ces figures de victimes fortes, tenaces, pleines de présence d’esprit et d’astuces comme Laurie (Jamie Lee Curtis) dans son film cultissime suivant Halloween sorti en 1979[10]. C’est la jeune femme qui se défend et met par terre le monstrueux Michael Myers en lui perçant la carotide à coups d’aiguille à tricoter, en l’éborgnant à coup de cintre en fer et en le poignardant à coups de couteau de cuisine (tout un programme !). Si l’ambiguïté du cinéaste ne peut pas être occultée, il montre néanmoins ce que bien peu font : les processus d’oppression et la violence, mais aussi les techniques de survie à l’usage des victimes – qui commence peut-être par une inversion du regard sur soi et sur celui des autres. Et c’est assez rare pour qu’on l’apprécie.

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Noëlle Dupuy

 

 

 

 

 

 


[1] Notamment l’article de Laura Mulvey, ‘Visual Pleasure in the Narrative Cinema ‘ de 1975. http://www.debordements.fr/spip.php?article25
http://www.debordements.fr/spip.php?article42

[2] Tania Modleski, ‘The Master’s Dollhouse’ in The Women Who Knew Too Much: Hitchcock and Feminist Theory, NewYork: Routledge, 1988 (traduit en français sous le titre Tania Modleski, Hitchcock et la théorie féministe. Paris, L’Harmattan “Champs visuels étrangers” , 2002)

[3] C’est peut-être qu’elle a fui New York à cause d’une histoire de ce type, et que son départ lui a fait perdre son ex petit ami.

[4] D’ailleurs, l’intrigue chez Carpenter est inspirée de faits réels, le film n’est pas qu’une reprise d’un grand classique sous forme de film d’horreur.

[5] Si dans Someone’s Watching Me, Carpenter se livre à une critique de l’aliénation moderne à la verticale, dans son film suivant Halloween, il se livre à une critique sociale de l’aliénation moderne à l’horizontale en montrant l’indifférence, l’ennui et l’oppression dans une banlieue de classe moyenne, où sévit sans trop de peine le tueur fou Michael Myers et où l’héroïne devra s’en sortir seule.

[6] Elle a peut-être déjà fui pour échapper à un pervers, ce qui expliquerait d’autant plus sa détermination à ne pas céder cette fois-ci.

[7] Ce qui n’est pas rien. Le film est tourné neuf ans après les émeutes de Stonewall et en pleine campagne homophobe contre l’accès aux droits pour les gays – notamment celle d’Anita Bryant, Save Our Children, de 1977-1978.

[8] Et si cette piste s’avère fausse, l’homme avait bien pris des photos de femmes à leur insu.

[9] ‘I’ll just try focusing this thing’ dit-elle.

[10] Quand il passe à la SF, dans Escape Los Angeles 1996, il crée le personnage de Hershe Las Palmas (Pam Grier), trans male to female, à la tête d’un gang de rebelles en résistance contre un gouvernement tyrannique. Le lieutenant Mélanie Ballard (Natasha Henstridge) dans Ghosts of Mars en 2001. La chercheuse implacable Kate Lloyd (Mary Winstead) dans The Thing de 2011.

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5 réponses à Someone’s Watching Me (1978) : une histoire de points de vue.

  1. Bonjour,

    Merci pour cet article.

    Je me permet juste de vous rectifier : le film « The thing » de 2011 n’est pas de Carpenter. Il s’agit je crois de ce que l’on appelle une « prequel » (qui raconte ce qui se passe avant) au film de 1982, tourné lui par Carpenter et qui ne comportait pas de personnage féminin !

    Cdt,

    Jacques

  2. Bonjour et merci pour cette découverte, moi qui portant connait un peu la filmo de Carpenter ^^

    En lisant ce très intéressant article (comme toujours ici), j’ai spontanément songé à plusieurs reprises à Deathproof de Tarantino, peut-être à tort, mais cette procimité d’inversion des « armes » culturellement machistes et cette vengeance in fine m’ont eu l’air assez évidentes.

    Ceci dit je suis toujours un ptit peu… « inquiet » ? De voir un approriation des armes de peur des hommes par le femmes pour suggérer une égalité des genres, car (de mon point de vue tout personnel, d’homme, mais néanmoins relativement misandre, sisi ça existe), je vois ça un peu comme un nivèlement par le bas… (Je lui préfère largement celui montré dans Shotgun Stories par exemple de Jeff Nichols)

    Même si je reconnais cette appropriation comme quelquepart nécessaire pour la démythifier, la faire choir de son piédestal couillu, ça me laisse quand même perplexe quand des mâles pas (ou tellement trop peu) au faite du féminisme, viennent me dire que des personnages comme Lara Croft et consort sont d’excellents exemples d’anti-sexisme… (alors que dans ce cas précis et ses succédanés, c’est du fan service viriarcal bien gras)

    • Bonjour V3nom,

      Je ne suis pas sûr d’avoir compris, mais j’ai l’impression que vous comparez le film de Carpenter à Deathproof de Tarantino ( ?). Personnellement, je trouve que ça n’a rien à voir. Alors que Tarantino fait de la violence féminine un spectacle pour le regard masculin (comme c’est aussi le cas des Sucker Punch, Catwoman, Charlie’s Angels, Tomb Raider & co), le film de Carpenter relève plutôt à mon avis d’une logique d’ « autodéfense féministe » (comme c’est aussi le cas de Sleeping with the Enemy avec Julia Roberts par exemple).

      A la différence de Deathproof, qui nous invite à prendre plaisir d’une longue scène de violence féminine où les filles reproduisent à l’égard de Stuntman Mike ce que celui-ci leur a fait subir, Someone’s watching me ne cherche pas du tout à mon avis à provoquer le même type de plaisir. La violence n’est pas du tout spectaculaire, elle recherche juste l’efficacité (se débarrasser de l’agresseur). Et, autre différence essentielle à mon avis : la violence féminine y est purement défensive (contrairement à Deathproof, où il y a un plaisir sadique à se venger de l’agresseur). Dans Someone’s watching me ou Sleeping with the enemy, les femmes veulent juste que les hommes leur foutent la paix, qu’ils arrêtent de les opprimer. C’est pour ça que, pour moi, il s’agit plus là d’autodéfense féministe que de « fan service viriarcal bien gras ». Vous voyez ce que je veux dire ?

      • Oui oui. J’avais à tort occulté le caractères spectacle et l’invitation au plaisir de voir l’agresseur agressé avec ses propres armes pour Deathproof quand je le comparais à SWM sur un mode réducteur : les armes et moyens « subtilisés » aux hommes mauvais.

  3. Merci pour cette superbe découverte ! Comme quoi ce n’est pas si compliqué de faire un bon film non sexiste!
    J’aime beaucoup le fait que Leigh pourrait passer pour l’héroïne typique du film d’horreur (la jolie fille qui se met dans un tas de situations compromettantes et manque ainsi de se faire tuer) mais que cela tourne à son avantage. Par exemple lorsqu’elle descend dans le parking puis la buanderie, on pourrait se dire que c’est une idée stupide d’y aller sans prévenir personne. Mais elle se tire elle-même de la situation (même lorsqu’elle perd son arme) et parviens même à observer son agresseur sans être repérée. Merci beaucoup !

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