Auteur: caerbannog


Creed de Ryan Coogler (2016). De la filiation

Tu quoque mi fili ? Mais non, il est juste temps de passer la main !

Nota bene : Je ne parlerai ici que du film de Ryan Coogler et pas du Creed II réalisé par Steven Caple Jr. (2018), auquel les lignes suivantes ne sauraient s’appliquer.

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À première vue, Creed est un blockbuster comme tant d’autres sorti juste comme par hasard pour Thanksgiving et le 40ème anniversaire de la saga des Rocky. Un film qui a engrangé 103.5 millions dollars de recettes pour un budget de 35 millions de dollars et dans lequel Nike a allègrement placé ses produits. Un teen movie poursuivant et capitalisant sur la tradition de l’iconique Rocky Balboa qui y joue son propre rôle de boxeur à la retraite. C’est aussi, il faut l’avouer, un truc très viril où l’on transpire beaucoup et où ça suinte pas mal la testostérone. On peut aussi n’y voir qu’un récit initiatique assez classique dans lequel le mentor est blanc, où les couleurs de l’Amérique y sont régulièrement déployées et qui célèbre le courage et la détermination.

Oui mais … après avoir hésité à le voir, puis l’avoir finalement vu plusieurs fois, il me semble que Creed est bien autre chose qu’un Rocky VII, une énième suite de la fameuse série de films de boxe qui, de 1976 à 2006, ont régulièrement ponctué les années Reagan et Bush (père et fils) sur les grands écrans.

Si, dans Creed, Rocky accepte de devenir l’entraîneur et le mentor du jeune Adonis Johnson, le fils de son grand ami et rival Apollo Creed (Carl Weathers), c’est parce qu’autrement, il lit le journal à des morts. « Rocky est malade », comme le dit Adonis lui-même lorsque, atteint d’un cancer, l’entraîneur fait son premier malaise. Mais cette maladie peut être aussi lue comme le symptôme de beaucoup d’autres choses que le film ne craint pas de traiter au passage.

 Car deux ans après Fruitvale Station dont nous avions déjà parlé ici, et avant le succès de Black Panther, Ryan Coogler nous aura offert un film qui revisite un classique plus que problématique de la culture populaire mais qui, cette fois, ne vante pas le Rêve Américain. Il y donne toute sa place à un héros noir qui n’est ni pauvre – du moins c’est plus compliqué que ça – ni abattu par la police, mais qui s’en prend plein la gueule et qui a la rage tout de même. Creed Jr est joué par le brillant et attachant Michael B. Jordan – découvert dans les séries ultra populaires Friday Night Lights et The Wire et qui jouait le rôle d’Oscar Grant dans le premier film du jeune réalisateur d’Oakland. S’il n’est pas déclaré gagnant à l’issue de son dernier combat dans le film, il n’est pas mis KO. Il est mis à terre, sonné mais se relève.

 Et ce qui donne à ce film tout son intérêt c’est justement qu’il est en fait politiquement puissant parce qu’il questionne à plein la filiation : la filiation paternelle, mais aussi la filiation culturelle. Si Creed s’inscrit dans une continuité, ce sont surtout les ruptures qu’il introduit avec la légende de Rocky  qui sont pleines de sens.

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Une filiation évidente

 Les fans de Rocky retrouveront Rocky dans son restaurant « Adrian’s », dont les murs sont recouverts de photos souvenirs de sa vie et de sa carrière – et pour Sly : les photos de ses films. On y retrouve aussi les fameuses scènes de footing matinal à travers les rues des quartiers populaires de South Philly, les séances de pompes à deux puis une main, les entraînements « old school» dans de la salle de boxe (celle Mighty Mick’s avec ses murs couverts d’hommages à Rocky Balboa) ou hors de la salle (à courir après la volaille dans un poulailler), la course inévitable jusqu’en haut des marches du Musée d’Art, tout au bout de la Benjamin Franklin Parkway, où le boxeur a aujourd’hui sa statue (non loin de celle de George Washington, un des pères fondateurs de l’Amérique et qui fut propriétaire de plus de 300 esclaves).

Le décor est bien planté et Creed semble assez vite reprendre là où le # VI avait fini : avec un Rocky fatigué, veuf et devenu plus humble. Mais aussi avec le fils d’Apollo et des références constantes à ce dernier, qui rendent hommage à celui qui avait dit à Rocky (IV) : « You fight good, but I’m a good fighter. ». Et d’ailleurs, pour certain.e.s  le vrai héros de la série : c’était lui !

Pendant la promotion de son film, Coogler a souvent dit qu’il avait voulu devenir cinéaste en regardant Rocky dans sa jeunesse ; et qu’il avait voulu tourner un Rocky en hommage à son père (atteint d’une maladie auto-immune tardivement diagnostiquée) avec qui il regardait ces films de boxe. Mais malgré tout ce qu’il conserve de Rocky, Coogler en fait une proposition tout à fait nouvelle, et heureusement, car sinon la filiation aurait été problématique. Mais que Stallone ait accepté la proposition de Coogler et de jouer le jeu, le rachète pas mal à mes yeux.

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Une franchise à revisiter.

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Gauche, droite … Droite, gauche

Dans US(a.), le poète, rappeur, auteur et acteur Saul Williams écrit : ‘You like your Ali’s more like Rocky. Ali went to jail for not fighting (« Vous préférez que vos Ali soient plutôt comme Rocky. Ali fit de la prison parce qu’il refusait de se battre. »).[1]. Car les ‘films de boxe’ aux US sont un genre populaire, presque depuis les débuts du cinéma. Pourtant et paradoxalement, ceux qui en sont les principaux protagonistes et héros sont, la plupart du temps, blancs. Et ils triomphent contre des adversaires noirs. Or, en vérité, dans l’histoire de la boxe, les plus grands champions, les plus grandes légendes de ce sport singulier étaient noirs : Jack Johnson[2], Joe Louis, Muhammad Ali, Sugar Ray Robinson, Hurricane Carter[3]… Ils étaient des héros pour les communautés africaines-américaines. Sur le ring, ils incarnaient la lutte contre un système : un système ségrégationniste, oppressant, contre lequel ils devaient se (dé)battre aussi au quotidien. Car ces boxeurs ont défié les lois « Jim Crow » tout au long de leur vie et de leur carrière. Souvent, ils sont aussi devenus des héros et des porte-paroles pour leurs communautés, ou des vainqueurs plus que symboliques d’adversaires racistes et/ou nazis, comme Muhammad Ali (qui s’est vu retirer son titre parce qu’il avait refusé de partir faire la guerre au Vietnam), ou Joe Louis (qui a combattu contre l’allemand Max Schmeling en 1936 et 1938).

Et ces enjeux n’ont pas disparu. Dans le documentaire de Bert Marcus, Champs (2015), Bernard Hopkins, boxeur originaire du nord de Philadelphie, raconte comment sa détermination à s’en sortir par la boxe lui est venue en prison en se rendant compte à quel point l’institution pénitentiaire était un business. Un business qui ne rapporte pas moins de 60 000 dollars par an et par prisonnier. La boxe fut pour lui le seul moyen d’échapper à cette entreprise dans laquelle il se voyait comme un « employé » plus qu’exploité.

Dans Creed, c’est le personnage de Tony Burton (Wood Harris, connu pour son rôle d’Avon Barksdale dans The Wire) qui se charge de rappeler les motivations et le peu d’options qu’ont ceux qu’il entraîne : « Les gars qui viennent ici, c’est comme ça qu’ils survivent. Ils doivent se battre pour leur vie. C’est une histoire de vie ou de mort. Des gens meurent sur le ring. Ton père est mort sur le ring. »

  Certes, dans Rocky, il y avait bien une dimension de classe qui rendait ce personnage d’« outsider » relativement sympathique. Rocky est fils d’immigré italien, dyslexique, rapidement sorti du système scolaire, qui galère à trouver du boulot et à boucler les fins de mois. Mais il devient riche et célèbre dans les années 80 et incarne donc l’accomplissement du ‘Rêve Américain’. Son combat dans le ring devient son combat pour échapper à sa condition de classe … avant que la roue ne tourne, pas parce que le pays est contre lui, mais à cause de la crapulerie de certains de ses proches, à commencer par son frère.

 Son personnage s’inspire de Joe Frazier, né à Philly lui aussi – vainqueur de Muhammad Ali – et Rocky Marciano ou Jake La Motta – adversaire de Sugar Ray Robinson. Donc, ces références-là sont chargées, encore une fois, symboliquement et politiquement. Tout cela se joue à fond quand Rocky se bat contre Apollo dans Rocky I & II, et encore contre Clubber Lang (Mr. T), dans Rocky III[4], au point que certains ont vu ces films comme une fable ou une parabole raciste[5]. D’autant plus que l’action se déroulait précisément au moment où la tactique des conservateurs républicains était de former une coalition s’étendant jusqu’à la classe ouvrière (surtout masculine). Dans l’arène politique, pour gagner cette partie de l’électorat jusque-là largement acquise aux démocrates, la stratégie mise en œuvre, notamment par Nixon et ses proches conseillers, puis par Ronald Reagan[6], était de mobiliser contre ce qui avait été prétendument cédé aux noir.e.s depuis les années 50 et la longue lutte pour les droits civiques. En d’autres termes : une période de « backlash », de réaction idéologique après des avancées importantes et conquètes en matière de droits.

 Mais ce qu’il y a de raciste à l’œuvre dans Rocky n’est pas explicite mais plutôt « codé ». D’abord, l’arrivée de Rocky chez Mitch’s introduit d’emblée l’idée que les noirs ont pris une place indue (ils occupent tous les casiers et le nouvel arrivant et le seul blanc n’a nulle part où laisser ses affaires). Alors Rocky doit s’imposer. Et si Apollo et lui deviennent finalement amis, ils sont d’abord adversaires et Balboa doit vaincre Creed pour le « remettre à sa place », comme tous ces autres adversaires, tous provocateurs, hâbleurs et agressifs.

 Pourtant, un des moments le plus emblématique de cette dimension caricaturalement politique des Rocky est sans doute celui où James Brown offre son spectacle ultra patriotique pour ouvrir le match entre Apollo et Drago à Las Vegas et chante ‘Living in America’. Car s’il s’agit d’une mise en scène très évidente d’un affrontement entre les États-Unis et l’U.R.S.S où le spectacle consiste à ce qu’une puissance en mette plein la vue à l’autre, il est aussi ouvert par un James Brown devenu à ce stade une figure controversée. Car après avoir été celui qui avait offert un hymne au mouvement en chantant ‘Say It Loud, I’m Black and I’m Proud’, il en avait déçu, voire trahi, beaucoup en soutenant à deux reprises le candidat Nixon et en participant même à l’inauguration de son investiture en 1969.

Dans la discussion entre Rocky et Apollo, au cours de laquelle Rocky tente de dissuader Apollo d’affronter le russe, c’est Rocky qui met en avant le fait qu’ils n’ont pas besoin de ce match, qu’ils ont tout ce qu’il faut pour bien vivre en Amérique. Mais Apollo justifie sa détermination à mener ce « combat » en la présentant comme un besoin « vital ». C’est lui qui est chargé de parler de « leur instinct meurtrier », alors que Rocky est montré comme sage et humble. C’est Apollo qui affirme que : « sans putain de guerre à mener, on peut tout aussi bien crever. » Or, venant de lui et en pleine Guerre Froide, ce discours belliqueux prend une dimension autre que la simple expression d’un trait de caractère. Il rend aussi toute comparaison entre son personnage et le mythique Muhammad Ali difficile à tenir.  

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Un fil(m) musical

 Dans Creed, Coogler utilise la musique de façon bien plus originale et autrement politique. Elle y est très présente et pleine de sens, et ne dit certainement pas qu’il « fait bon vivre en Amérique ». Bien au contraire. Il faut prendre en compte la bande son et les artistes choisi.e.s pour la composer pour apprécier les enjeux du film. Car ce qu’on entend, ce sont des morceaux de hip hop, rap ou grime, de groupes tels que The Roots – groupe ultra mythique de Philly – qui offre sa version de ‘The Eye of the Tiger’ avec son morceau ‘The Fire’ au moment de l’arrivée d’Adonis à Philadelphie.

I never show signs of fatigue or turn tired
It’s David and Goliath; I made it to the eye of the storm
‘Cause I’m the definition of tragedy turned triumph
Feeling torn like they fed me to the lions


« Je ne montre jamais de signes de faiblesse ou de fatigue
Car je suis la définition même de la tragédie qui se mue en triomphe
C’est David contre Goliath; je suis arrivé dans l’oeil du cyclone
Me sentant déchiré comme si on m’avait jeté aux lions »

Le choix de Meek Mill, dont le morceau ‘Lord Knows’ rythme la course d’Adonis à travers les rues, entouré de jeunes en quad et motos qui lui ouvrent la route, est aussi loin d’être anodin. Originaire de Philly et avant de devenir une star dans sa ville natale, Meek Mill a été élevé par sa mère devenue veuve lorsque son fils n’avait que cinq ans. À 18 ans, il est devenu la victime d’un harcèlement judiciaire, qui vient seulement de se terminer après plus de 10 ans d’affaires, de recours et de procès[7]. En l’incluant ainsi dans la bande originale, le film s’adresse, rend hommage et donne une place visuelle et sonore et à une jeunesse défavorisée et souvent désœuvrée des quartiers nord de Philadelphie où se concentre une population majoritairement africaine-américaine si souvent victime de le police, mais qui se réapproprie ici la rue à sa manière, bruyante et triomphante[8].

The Fletcher Street Urban Riding Club

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Aussi les deux morceaux qui accompagnent l’entrée de chaque boxeur au sur le ring à Liverpool soulignent leurs caractères respectifs et racontent quelque chose de leur histoire. Pour Adonis c’est : ‘Hail Mary’, la fameuse prière extraordinaire de Tupac, dans laquelle celui-ci dit :

« I’m not a killer but don’t push me,
I’m a ghost in these killin fields,
Hail Mary catch me if I go, let’s go deep inside

The solitary mind of a mad man screams in the dark,
Evil lurks, enemies, see me flee
Activate my hate, let it break, to the flame
Some say the game is all corrupted, fuck this shit,
Stuck, niggas lucky if we bust out this shit,
Plus momma told me never stop until I bust a nut,
Fuck the world if they can’t adjust.
Penitentiaries is packed with promise makers

Never realized the precious time the bitch niggas is wasting
Institutionalized, I lived my life a product made to crumble
But too hardened for a smile, we’re too crazy to be humble, we balling


« Je ne suis pas un tueur, mais me poussez pas
Je suis un fantôme dans ces champs de bataille
Salut à toi Marie, rattrapes-moi si je tombe, allons au plus profond
De l’esprit d’un fou solitaire qui hurle dans la nuit
Active ma haine, qu’elle éclate, s’enflamme
Le mal se tapie, ennemis, regardez-moi fuir
Certains disent que le rap est totalement corrompu, c’est du pipeau !
Et j’emmerde le monde s’il ne peut pas s’ajuster
Coincés, ces noirs ont de la chance si je balance cette merde et
Maman m’a dit de ne jamais arrêter jusqu’à ce que j’y arrive
Les prisons sont pleines de fausses promesses
Personne ne réalise le temps précieux que ces putains de noirs perdent
Enfermés, toute ma vie j’ai été un produit destiné à s’effriter
Mais trop endurcis pour sourire, on est trop dingues pour être humbles, on s’affiche »

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Tandis que pour Conlan c’est le méga hit ‘Don’t Waste My Time’ des anglais Krept and Konan[9] qui dramatise l’entrée de Ricky Conlan, tel une incarnation du diable. Les paroles (assez virilistes) soulignent l’état d’esprit de celui qui, pour le spectacle, l’argent et avant d’avoir à affronter la justice pour port d’arme, force Adonis à prendre le nom de Creed et le provoque en attaquant sa filiation, en le traitant ni plus ni moins de « bâtard », tandis que lui se présente comme un fils fier de son père docker.

If she ain’t fucking, she got to go
Tell her ‘don’t waste my time’
Police want to stop me, search my clothes
Tell em ‘don’t waste my time’
If it ain’t money I ain’t involved
Tell em ‘don’t waste my time’
Wasteman waffling down my phone
Tell em ‘don’t waste my time’ (nah nah nah)


« Si elle veut pas baiser, faut qu’elle se casse
Dis-lui ‘Me fais pas perdre mon temps’
La police veut m’arrêter, me fouiller
Dis-leur ‘Me faites pas perdre mon temps’
Le crétin qui me prend la tête au téléphone
Dis-lui ‘Me fais pas perdre mon temps’
Si y’a pas d’argent en jeu, j’suis pas intéressé
Dis-leur ‘Me faites pas perdre mon temps’ »

Puis, le fait que l’actrice Tessa Thompson[10] (Bianca) y interprète deux de ses propres chansons, participe à donner une certaine épaisseur à son personnage (j’y reviendrai plus bas). Elle est chanteuse dans le film, actrice et musicienne dans la vraie vie, et on la montre chanter en vrai sur scène, dans le film, notamment ‘Breathe’, écrit et composé pour le film. Et ce morceau semble faire écho à celui de Future, ‘Last Breath’, également composé pour le film, et dont le titre n’est pas sans  rappeler le supplice d’Eric Garner entre les mains de la police de New York en juillet 2014 et sa supplication étouffée devenue slogan de protestation du mouvement Black Lives Matter, ‘I can’t breathe’.


I got love all around me, yeah, yeah
I’ll be a fighter ‘til the end, ‘til my last breath
I’ma hustle ‘til my last breath
[…]
You didn’t recognize my drive, shouldn’t have did that
Now I’m flying every day, I won’t get back
I just wanna be the champ for the misfits
And the ones that would say I couldn’t do it.


J’ai de l’amour tout autour de moi, ouais ouais,
J’vais me battre jusqu’au bout, jusqu’à mon dernier souffle
J’vais me débattre jusqu’à mon dernier souffle
Vous n’avez pas voulu reconnaître ce qui m’animait, vous avez eu tort
Maintenant je vole chaque jour, j’vais jamais redescendre
Je veux juste être le champion des marginaux
Et de tous ceux qui disaient que je n’y arriverai jamais.

Enfin, avec ‘Bridging the Gap’, Nas compose, sur un sample de John Lee Hooker, un hommage à son père, le musicien et chanteur de jazz Olu Dara, et célèbre la transmission culturelle entre genres et générations et l’importance qu’elle prend dans un contexte d’oppression.

« The blues came from gospel, gospel from blues
Slaves are harmonizin’ them ah’s and ooh’s
Old school, new school, know school rules
All these years I been voicin’ my blues
I’m a artist from the start, Hip-Hop guided my heart
Graffiti on the wall, coulda ended in Spoffard, juvenile delinquent
But Pops gave me the right type’a tools to think with
Books to read, like X and stuff 

‘Cause the schools said the kids had dyslexia
In art class I was a compulsive sketcher of
Teachers in my homeroom, I drew pix to mess them up
‘Cause none’a them would like my style»

« Le blues vient du gospel, le gospel du blues
Vieille école, nouvelle école, faut connaître les règles
Les esclaves accordent leurs ah’ et leur oooh’
Toutes ces années j’ai chanté mon blues
Je suis un artiste né, le Hip-Hop m’a formé
Graffiti sur les murs, j’aurais pu finir à Spoffard, jeune délinquant
Mais mes Pères m’ont donné les bons outils pour penser
Des livres à lire, comme X et tout
Parce qu’à l’école on disait que les gosses étaient dyslexiques
En artspla je dessinais, frénétique,
Avec les profs que j’avais à la maison,
Je dessinais des trucs qui les rendaient fous
Parce qu’aucun d’eux n’aimait mon style »

 Or Nas comme Tupac ou les Roots ont été formés et informés par la culture du mouvement des droits civiques. En les faisant figurer dans la BO, il s’agit bien pour Coogler d’affirmer une certaine filiation et un certain héritage en dehors et au-delà de Rocky, mais sans que son propos explicite ne soit l’objet de dialogues entre les personnages ou de longs monologues didactiques. Leur rap / hip hop s’inscrit explicitement dans la lignée de ce qui compte depuis la fin les années 80. Il ne s’agit ni de rap underground connu que de quelques-uns, ni de rap commercial qui se laisse imposer des formules faciles à vendre. C’est le mélange d’une vague « new old school » – ce que certain.e.s appellent le rap «conscient » – et ce mélange est important.

Ces artistes réaffirment l’influence et la puissance d’une culture populaire noire devenue depuis longtemps internationale et qui joue aujourd’hui le même rôle, en inspirant et en motivant, que le personnage de Sylvester Stallone pour d’autres et en d’autres temps, mais avec d’autres accents et d’autres mots. Ce sont des voix qui, comme a pu l’écrire l’auteur et musicien James McBride, parlent à et « représentent » plus les jeunesses noires américaines (et au-delà) qu’aucune force politique quelle qu’elle soit : « Que ce soit dans le Bronx à New York ou dans les villages d’Afrique de l’Ouest, le hip hop est devenu la voix d’une génération qui exige d’être entendue[11]. » Sauf que leurs discours se font à travers les ondes, que leurs meetings politiques sont des concerts, leurs tracts des mixtapes, et que leurs vers deviennent des slogans en manif[12].

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Ruptures dans la filiation

  Si à beaucoup d’égards et de différentes manières, les Rocky sont des films de boxe grand public censés divertir, ils sont de redoutables pourvoyeurs de messages très patriotiques et nationalistes (comme je l’ai déjà dit plus haut). Quand Rocky va combattre contre le russe Ivan Drago, représenté comme une machine à tuer shooté aux hormones et pur produit de synthèse du régime communiste, le film rejouait très évidemment la Guerre Froide au début des années Reagan[13]. On savait qu’il prendrait des coups mais aussi qu’il triompherait, imposerait le respect, se ferait applaudir de tou.te.s, et vengerait son ami Apollo …. et l’Amérique.

 Adonis part lui aussi combattre à l’étranger mais il se bat contre un anglais : un boxeur de Liverpool supporter d’Everton (Tony Bellew). Et c’est dans leur stade, à Goodison Park, qu’Adonis s’éffondre, momentanément. Il est possible de considérer ce choix comme anecdotique, mais d’avoir choisi précisément cette ville ne peut pas être un hasard. Car Liverpool fut tout de même l’une des villes portuaires les plus importantes et stratégiques au moment de la Traite. Mais c’est aussi là que très régulièrement et depuis des décennies les joueurs de foot de couleur se font huer par des supporters d’Everton (club pourtant voisin) proches de l’extrême droite, et qui rebaptisent le club « Niggerpool » dès qu’ils marquent[14]. Dans l’histoire comme dans l’arène sportive, la ville est encore teintée par un racisme profond.

 Donc, il me semble bien qu’à ce moment, Adonis n’est pas celui qui, comme Rocky dans le V, combat un ennemi de l’Amérique où il fait « bon vivre », mais celui qui affronte un adversaire issu de la diaspora africaine (du côté de sa mère seulement) comme lui. Ils sont donc rivaux mais partagent, en partie, le même héritage et la même histoire, et les conséquences encore prégnantes de ceux-ci.

 Le fait que le film s’ouvre sur un plan montrant des enfants encadrés par des gardes dans un centre de détention pour mineurs en Californie[15] où éclate une bagarre qui va précipiter l’action, instaure d’emblée ce à quoi renvoie le fait d’être noir aux États-Unis aujourd’hui : être très fortement et de façon très disproportionnée susceptible de faire l’expérience de l’incarcération, une fois dans sa vie, et cela même dès son plus jeune âge. Et ces enjeux politiques là, Coogler les traite depuis son premier court, ‘Locks’, tourné à Oakland où il a grandi.

Entre ces deux moments où Adonis choisit de devenir un champion du ring, il n’est pas (encore une fois) le chantre d’une Amérique qui offre à sa jeunesse l’espoir de partir de rien et de s’en sortir par la persévérance, mais plutôt l’héritier d’un passé chargé qui a des effets encore bien réels de nos jours et les contraint à « se battre toute leur vie ». Et on peut lire le reste de son histoire comme symbolique et métaphorique.

Le climax où Adonis est sonné mais pas KO et où sa belle-mère (à distance) l’encourage et le supplie de se relever ‘Come on, baby, get up, get up !’ (« Allez, bébé, relève-toi, relève-toi ! ») est bien sûr une scène classique : ce moment incontournable où le champion est à terre et où les spectateurices retiennent leur souffle. Mais l’appel résonne de façon dramatique à l’heure où tant de jeunes noir.e.s sont abattu.e.s et ne se relèvent que rarement. À travers cet appel de Mary Anne, le film s’adresse à beaucoup d’autres. Un sketch du Daily Show de Trevor Noah l’a rapidement et habilement souligné dès la sortie du film.

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D’autres liens sont possibles

 Enfin, comme dans tout bon film de boxe, on retrouve dans celui de Ryan Coogler les séances d’entraînement où le futur champion doit tout autant repousser les limites de son corps que les limites psychologiques qui sont, en fait, son principal adversaire. Or le problème central d’Adonis est aussi qu’il est un fils illégitime, qui n’a jamais connu son père, et n’a jamais été reconnu par lui – et ne porte donc pas son nom civil, mais vit perpétuellement dans son ombre et se voit comparé à lui dès que sa filiation est révélée. Donc, paradoxalement, ce père qui n’a jamais été nulle part, a toujours été partout. Mais comment dépasse-t-on ou succède-t-on à un père célèbre, mais absent (et défaillant), puis mort, et donc toujours fantasmé ? Comment « tuer le père » et devenir son propre individu, affirmer sa propre identité, quand ce père ne vous a pas reconnu et a disparu ? Comment « se faire un nom » tant que « l’enjeu du nom » n’est pas réglé ? Comment être « Adonis » et non pas « Apollo » ?

Ces histoires de rapports père-fils ne sont pas révolutionnaires. Et les histoires de boxeurs infidèles et coureurs sont aussi assez récurrents dans le genre. Des fois, les boxeurs deviennent des cogneurs en dehors du ring parce qu’ils peinent (est-on censé comprendre) à contenir leur frustration (de classe, de genre, ou en tant que père ou fils) comme dans The Champ (1931, 1979) ou Raging Bull de Scorsese (1981). L’historienne et théoricienne du cinéma Pam Cook a montré comment ce dernier a pu participer à la construction du mythe « d’une crise de la masculinité » en traitant de la violence de son héros « tragique » de façon très ambigüe[16]. Comme lui, Adonis aurait pu développer sa force et utiliser ses poings pour défouler sa rage sur à peu près tout le monde autour de lui, aussi, et pas que sur le ring[17]. Pourtant, ce n’est pas du tout ce choix scénaristique qu’a fait Ryan Coogler. Au contraire, son film rompt aussi avec la série des Rocky et beaucoup de films de boxe, par le fait que les relations qu’il noue et entretient avec ceux et celles qui l’entourent sont en fait assez saines et plus respectueuses.

En dehors du ring, Rocky devient la victime d’un frère et d’un agent crapuleux. Il perd son grand « ami » Apollo (alors qu’il y avait quelque chose de la bromance dans leur relation qui n’a pas échappé à certain.e.s) ! Et sa femme Adrian a rarement une fonction autre que d’amoureuse, d’admiratrice et de jeune femme à la santé fragile qu’il doit tout faire pour garder à la maison.

Adonis, quant à lui, peut compter sur les siens et pas seulement sur son entraîneur. Il est d’abord recueilli par Mary Anne, la veuve de son père illégitime, qui a « surmonté sa colère », et dont le personnage est joué par Phylicia Rashad[18]. Elle le retire du centre fermé en Californie, où il se distingue dans les bagarres qui rythment son quotidien. Elle l’élève pour qu’il fasse carrière dans la finance et qu’il échappe à ce qui aurait si facilement pu être son « destin ». Avec ce qu’elle a hérité de son mari, elle l’élève pour qu’il ne monte pas sur un ring. Et quand Adonis renie cette part de son héritage et quitte son poste dans la finance pour devenir boxeur, c’est à travers elle que le sport est démystifié et exposé dans toute sa violence et sa dangerosité[19].

  Sa chérie Bianca (Tessa Thompson) est une artiste qui a des scènes et donc qu’il se retrouve en position d’admirer. Bien qu’on ne sache à peu près rien de sa famille, son personnage a une certaine épaisseur, elle lui pose rapidement des limites, décide si elle a envie de le voir ou pas et à quel point. À un moment, elle lui demande avec combien de filles il est sorti et il ne répond pas, et on peut comprendre qu’il n’en a pas eu. Quand il part se retirer pour s’entraîner et qu’il promet de l’appeler, elle lui envoie un « Je ne retiendrai pas mon souffle ». Elle aussi est malade, d’une maladie qui pourrait lui faire perdre l’ouïe et donc sa raison de vivre (la musique, pas lui). Mais son handicap ne fait pas d’elle une chose fragile à protéger, il les rapproche. De même que leur couleur de leur peau, comme le fait d’être voisins et de savoir que quand on tambourine à votre porte (comme le fait Adonis lorsqu’il veut qu’elle lui ouvre) c’est potentiellement une visite des flics, et pas une visite de courtoisie. En le lui rappelant, elle sait bien qu’elle ne lui apprend rien.

Ces choses-là n’en font pas bien sûr un film féministe, mais si le film est viril, il n’est pas pour autant viriliste et sexiste.

Adonis se fait un nom sans le père mais grâce à ceux et celles avec qui il n’y a pas de « liens de sang ». Rocky n’est pas « son oncle » comme Mary Anne n’est pas « sa mère », et Bianca n’est pas « sa sœur » … mais elles sont ses « sisters » et elles font « family » (comme on dit). C’est cette famille qui lui permet de rompre avec le père, et pas de gagner le combat contre Conlan mais de se relever de ses coups et de gagner le « combat du cœur », qu’il dédie aux siens et certainement pas à une Amérique qui l’a renié aussi.

Il me semble assez clair que l’enjeu de la filiation paternelle problématique qui au centre de la narration rejoint aussi la dimension politique et historique inscrite dans le film mais sans que celle-ci ne fasse l’objet de discours explicites entre les personnages.

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So what is it?

Creed n’est pas une histoire de boxeur qui caresse le Rêve Américain dans le sens du poil, elle ne glorifie ni l’individualisme, ni le capitalisme (tel que Mike Tyson a pu vouloir le faire en montrant sa fortune accumulée, en promenant son tigre du Bengale tel un chien de compagnie au bord de sa piscine). Il ne s’agit pas non plus d’une histoire que peut se réapproprier une certaine Amérique fière et bien-pensante comme elle a pu le faire avec celle de Joe Louis.

C’est un film qui, sans paternalisme, mais en utilisant ses codes et en puisant dans ses références culturelles, s’adresse à une jeunesse décomplexée pour lui dire qu’elle n’a à s’excuser de rien, qu’elle a toute sa place, qu’elle n’est pas illégitime, qu’elle n’est pas « une erreur », qu’elle n’a pas à se construire dans l’ombre des autres, ni en écrasant personne, ni les meufs, ni les communistes, ni un « Autre » construit comme celui qu’il faut mettre KO pour trouver sa place et exister. Et donc : à une jeunesse en qui nous devrions avoir un peu plus d’espoir.

Creed est une histoire d’émancipation et d’affirmation, qui, sans « tuer le père », le renie tout de même un peu, ou du moins pose, comme son titre l’annonce, un nouveau système de valeurs qui n’est plus celui porté ou incarné par Rocky, ni par Apollo. De même qu’Adonis reprend le surnom de son père « Creed » pour s’imposer à sa façon, Coogler reprend la franchise des Rocky pour affirmer l’héritage de sa génération, mettre en avant d’autres visages et raconter d’autres histoires, en re-constituant un paysage culturel davantage à son image.

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*C

Caerbannog

Je tiens à remercier Selim pour ses remarques pertinentes et ses références précieuses.

*


[1] Saul Williams, US(a.), 2015, p. 12.

[2] Condamné à un an de prison pour avoir voyagé avec une femme blanche à travers l’Amérique, sa condamnation a été annulée par « grâce présidentielle » en 2018 – et D. Trump n’a pas manqué de souligner le fait que Barack Obama avait refusé de le faire à plusieurs reprises. Voir son histoire racontée dans le documentaire de Ken Burns sur PBS, “Unforgivable Blackness: The Rise and Fall of Jack Johnson.”

[3] Accusé à tort d’un triple meurtre et dont l’histoire fut racontée par Bob Dylan dans son célèbre morceau ‘Hurricane’, et dans le film de Norman Jewison, The Hurricane (2000).

[4] Puis Mason ‘The Line’ Dixon (Antonio Tarver) dans Rocky Balboa

[5] A ce sujet, il faut lire l’article très détaillé et très clair de Michael Gallantz dans Jump Cut et publié en 1978.

[6] Ce qu’on appelle respectivement la «Southern Strategy» de Nixon, puis la «Northern Strategy» pour Reagan.

[7] https://www.huffingtonpost.fr/2018/04/25/le-rappeur-meek-mill-5-mois-apres-son-incarceration-polemique-sort-de-prison_a_23419881/

[8] Jeunesse que Rudimental, un autre groupe de rap anglais celui-là, avait mis en valeur il y a quelques années dans son clip ‘Feel the Love’ en mettant en scène les jeunes du club équestre le Fletcher Street Urban Riding Club.

[9] Dont les paroles ne sont pas toujours extraordinaires, dans le sens où « les filles » y sont souvent évoquées comme un groupe dont ils doivent se méfier plus ou moins au même titre que les policiers … Mais leur morceau ‘My Hood’ a tout de même quelque chose de très « dickensien » .

[10] Qui joue aussi dans Dear White People ou Sorry To Bother You.

[11] http://ngm.nationalgeographic.com/2007/04/hip-hop-planet/mcbride-text

[12] Comme le ‘We’re gonna be alright’ de Kendrick Lamar repris par les manifestants de Black Lives Matter de Cleveland à Baltimore.

[13] Il y aurait de quoi écrire aussi sur leurs séances d’entraînement : l’un préparé, voire « confectionné » tel un robot en laboratoire, l’autre, en pleine nature hostile sibérienne, incarne quant à lui l’idéal de l’homme tirant sa force de son rapport à la nature comme l’envisageait le transcendantalisme américain (chez Emerson, Thoreau et Whitman).

[14] Comme John Barnes, célèbre attaquant de Liverpool de 87 à 97, qui subit d’innombrables insultes venant de supporters d’Everton.

[15] La Californie est l’état qui compte le plus de personnes incarcérées après le Texas.

[16] Voir l’article (en anglais)

[17] Et les histoires de violences domestiques – et autres – ne sont pas rares chez les boxeurs.

[18] Actrice populaire, associée à ses rôles très positifs et forts de mère dans The Cosby Show ou dans l’adaptation pour la télévision de la pièce de théâtre si importante de Lorraine Hansberry, A Raisin In the Sun, publiée en 1959. Ce choix de casting est là encore plein de sens pour un public ayant grandi avec ou ayant hérité de ces références.

[19] Ainsi le film ne passe pas sous silence le fait que, comme les athlètes de la NFL, les boxeurs sont parmi les sportifs les plus exposés aux risques les plus élevés et les moins pris en charge.

À propos de BlacKkKlansman

Alors que la presse et les critiques ont été largement unanimes pour saluer et promouvoir le dernier film de Spike Lee, BlacKkKlansman, Boots Riley a publié une critique du film sur Twitter le 18 août 20181, qu’il nous semble utile d’ajouter au débat. Nous en publions ici une traduction, avec son autorisation.

Cette intervention de Boots Riley nous semble d’autant plus nécessaire que l’histoire de BlacKkKlansman, décrite comme ‘incroyable’, ‘improbable’, ‘si surprenante’ à longueur d’interviews et d’articles, est souvent présentée comme une histoire ‘vraie’ par les personnes qui défendent ou promeuvent le film – alors que le générique de fin dit bien qu’elle est ‘inspirée’ des mémoires du policier noir Ron Stallworth. Le nom de Jordan Peele, l’auteur et réalisateur de Get Out sorti l’année dernière, et l’un des co-producteurs de BlacKkKlansman, est aussi systématiquement invoqué et mis en avant pour ajouter au film un surplus de ‘validation’ anti-raciste.

Dans une très longue et très complaisante interview pour le prestigieux magazine de cinéma du British Film Institute Sight & Sound2, Lee explique que son film se veut avant tout une sorte de manifeste méta-cinématographique, que son intention est d’intervenir pour changer le regard que le cinéma a pu porter sur les noirs – d’où les régulières références à l’histoire du cinéma que le film inclut. Ainsi, le gros plan (qui précède la conclusion et les images de la manifestation de Charlottesville en août 2017) qui montre la croix de feu reflétée dans l’œil d’un membre du Klan, se veut un symbole de ce que BlacKkKlansman dénonce : la manière dont  l’histoire du cinéma a pu affecter le regard et contribuer à alimenter la haine jusqu’à aujourd’hui. Le texte de Boots Riley, nous semble-t-il, interroge précisément la portée de ce programme.

Réalisateur de Sorry To Bother You (2018)une comédie surréaliste qui nous entraîne dans le monde macabre d’une boîte de télémarketing, et dont on ne sait pas encore pour sûr s’il sera distribué en France mais qui s’est fait remarquer aux États-Unis –, Boots Riley était jusque-là plus connu comme le membre principal du groupe de rap d’Oakland ‘The Coup’, et comme un militant communiste, anti-capitaliste et anti-raciste de longue date. Ses albums Kill My Landlord de 1993, Party Music de 2001, Pick a Bigger Weapon de 2006 ou sa collaboration avec Tom Morello (de Rage Against The Machine) pour former le Street Sweeper Social Club en 2009, et enfin Sorry To Bother You – l’album, avec son super morceau ‘Guillotine’ – en attestent. Boots Riley se sert ainsi très explicitement de sa musique comme d’un outil d’agitprop, alliant radicalité du propos et musique engageante. Car en parallèle il s’est particulièrement impliqué dans le mouvement d’Occupy Oakland en 2011 et surtout contre le transporteur céréalier et géant capitaliste EGT, et aux côtés des syndicats de dockers du port d’Oakland en 2012. Il s’est aussi mobilisé pour soutenir, notamment, les enseignants en grève à Chicago la même année, les employés de McDonald’s à Oakland en 2013, et plus récemment, la grève des prisonniers (qui travaillent souvent pour moins d’un dollar de l’heure), qui se sont mobilisés en nombre du 21 août au 9 septembre derniers contre la déshumanisation et la brutalité du système carcéral. Une grève historique qui, dans 17 États, a contribué à souligner et dénoncer les limites du 13ème amendement de la Constitution. Car si celui-ci a abolit l’esclavage il permet encore la perpétuation de l’oppression de pans entiers de la population, et de façon disproportionnée les Africain Américains, surtout depuis la Présidence Clinton et sa funeste loi ‘de lutte contre la criminalité’ de 19943

Voilà d’où parle Boots Riley lorsqu’il intervient sur le film de Spike Lee.

Voici quelques réflexions à propos de BlacKkKlansman.

Ce texte contient des spoilers, donc ne le lisez pas avant d’avoir vu le film.

Ceci n’est pas tant une critique esthétique d’un film formellement très maîtrisé qu’une critique politique de son contenu dans le contexte actuel.

En préambule, je tiens aussi à dire, comme je l’ai tweeté la semaine dernière, que Spike Lee a eu une grande influence sur moi. C’est lui qui, il y a bien des années, m’a donné envie de faire des études de cinéma. Il est la première personne à qui j’ai envoyé une démo de ma musique quand il était à la tête du label 40 Acres and a Mule Musicworks, et il m’a inspiré en tant que critique culturel. Il n’a jamais mâché ses mots au sujet des films de Tyler Perry ou d’autres films qu’il pouvait voir et qui le mettaient en colère. Spike Lee ne mâche pas ses mots. Et même si, à mon tour, je vais exprimer ma déception, je garde la plus grande estime pour lui en tant que cinéaste. Je dois aussi ajouter que de nombreuses personnes qui ont contribué au film sont des personnes que je connais personnellement, que je trouve géniales et que je sais être pleines de bonnes intentions, et comme elles me connaissent, elles savent aussi que je ne vais pas mâcher mes mots.

Tout d’abord, BlacKkKlansman n’est pas une histoire vraie. Qu’une histoire ne soit pas « vraie » n’est pas nécessairement un problème pour moi – le réalisme au cinéma n’est pas vraiment ce qui m’intéresse en ce moment – mais  ce film est promu comme étant une « histoire vraie ». Or c’est précisément tout ce qui n’est pas vrai dans ce film qui permet de faire d’un flic un héros de la lutte contre le racisme. Lorsque j’ai commencé à formuler des critiques sur le film, on m’a répondu : « Mais c’est une histoire vraie ! ». Ce n’est pas le cas.

Il s’agit d’une histoire fabriquée dont les éléments purement inventés visent à faire passer un flic pour un protagoniste de la lutte contre l’oppression raciste. Et ça sort au moment où Black Lives Matter s’est imposé dans les débats, et ce n’est pas une coïncidence. C’est loin d’être neutre.

Voici ce que l’on sait :

Le véritable Ron Stallworth a infiltré une organisation révolutionnaire noire pendant trois ans (et pas qu’à une seule occasion, comme nous le montre le film) et tous les documents du programme de contre-espionnage du FBI (COINTELPRO) qui ont été publiés dans le cadre de la loi d’accès à l’information (1966) nous informent sur ce qu’il a fait, à savoir : saboter une organisation politique noire radicale, et certainement pas dans le but de lutter contre l’oppression raciste. Les documents du COINTELPRO révèlent que ceux qui ont infiltré ces organisations pour la police ont œuvré à déstabiliser ces organisations en y provoquant des conflits internes, en agissant comme des dingues pour nuire à l’image du groupe, en suscitant des confrontations physiques, et en montant des coups pour faire en sorte que les militants de ces associations se fassent tuer par la police ou d’autres. Ron Stallworth appartenait à COINTELPRO. Le but du COINTELPRO était de détruire les organisations radicales, et en particulier les organisations révolutionnaires noires.

Les documents du COINTELPRO nous montrent aussi que, lorsque les organisations suprémacistes blanches étaient infiltrées par le FBI et les flics, ce n’était pas pour les déstabiliser. Elles n’étaient pas déstabilisées, mais utilisées pour menacer et/ou attaquer physiquement les organisations radicales. Aucune directive n’a été donnée pour empêcher la montée des organisations suprémacistes blanches. Les directives étaient d’empêcher le développement d’organisations radicales anti-racistes. Les suprémacistes blancs ont été infiltrés par l’État pour être utilisés comme des outils d’oppression plus efficaces. Dans certains cas, c’étaient les flics infiltrés eux-mêmes qui élaboraient des stratégies et donnaient le feu vert pour des assassinats. C’est ce qui s’est produit lors des attentats qui ont frappé les églises proches du mouvement pour les droits civiques à Birmingham, lors des meurtres de leaders du mouvement au moment de la Marche de Selma à Detroit, comme lors du massacre de travailleurs membres du Parti communiste à Greensboro en 1979, entre autres. Voilà à quoi Ron Stallworth a participé, et il l’a fait dans ce contexte-là. Or les événements montrés dans le film ont tous lieu en 1979 et après.

Stallworth a écrit ses mémoires pour se montrer sous un autre jour, mais voyons ce que nous savons d’autre.

Stallworth et la police n’ont jamais déjoué aucun attentat à la bombe. Ce n’est pas dans ses mémoires. Cette histoire-là a été inventée pour le film afin de faire passer les policiers pour des héros.

Aucun flic n’a jamais été dénoncé et/ou arrêté pour avoir dit, dans un bar et alors qu’il était soûl, qu’il pourrait bien abattre des noirs si ça lui chantait. Ça non plus, ça ne figure pas dans les mémoires de Stallworth. Cette scène a été inclut dans le film pour donner l’impression que Ron et la police se souciaient de combattre le racisme, comme si la police ne protégeait pas systématiquement tous les flics racistes ou responsables d’abus qui existent dans leurs rangs. Il s’agit d’une scène dans laquelle les forces de police toutes entières – leur chef et tout et tout – travaillent ensemble avec la petite copine révolutionnaire de Ron pour coincer un flic raciste isolé. Ça n’est jamais arrivé. Et ça ne risque pas d’arriver non plus, car quelqu’un qui dirait un truc aussi vague sous l’emprise de l’alcool ne pourrait pas être arrêté pour ça. Mais dans le film, la scène fait passer les flics pour de bons gars.

Son collègue qui s’est chargé d’infiltrer le Klan n’était pas juif et n’est jamais passé aux yeux de personne pour juif. Il s’agit d’une invention qui permet juste de dramatiser encore plus l’affaire et de faire croire que les flics étaient prêts à se sacrifier. Si vous ajoutez cela à l’idée mensongère selon laquelle leur but était de combattre le racisme, ça vous les rend encore plus sympathiques. Ça veut dire, qu’en vrai, Stallworth n’a jamais eu besoin d’aller jeter une pierre par la fenêtre d’un membre du Klan pour sauver son acolyte, ni quoi que ce soit du genre.

J’ai rencontré Kwane Ture en personne deux ou trois fois, et je l’ai entendu parler bien plus que ça. À l’époque où il a commencé à se faire appeler Kwane Ture, il venait de fonder la AAPRP (All-African People’s Revolutionary Party) et passait le plus clair de son temps en Afrique. La mission de l’organisation aux États-Unis était d’encourager l’émergence d’intellectuels révolutionnaires noirs. Pour cela, ils avaient constitué une liste de lectures particulièrement longue et des groupes de réflexion très poussés. C’est dans ce cadre-là qu’il est revenu aux États-Unis pour faire le tour des universités, rencontrer et parler à des étudiant.e.s noir.e.s. En 1989/90, à l’université d’État de San Francisco, j’ai participé à quelques séances de ces groupes de réflexion. Si vous aviez pris la peine de demander alors à Kwane Ture ce qu’il faudrait faire – comme le fait Ron Stallworth dans le film – il aurait répondu ce qu’il répondait d’habitude : « Étudie ! ». Mais faire dire à Ture quelque chose qui s’entend comme un appel à l’insurrection armée – ce qu’il ne prônait pas à l’époque aux États-Unis – fait passer ce groupe révolutionnaire pour bien plus dangereux qu’il ne l’était. En d’autres termes, ce film veut faire passer un agent du COINTELPRO pour un héros. Et tous les moyens sont bons pour arriver à cette fin.

Avec ces morceaux d’histoire fabriqués de toutes pièces, BlacKkKlansman fait passer Ron Stallworth pour un héros et, avec lui, son collègue et les forces de police toutes entières. Si l’on met de côté tous ces éléments inventés et que l’on prend en compte tout ce l’on sait de ce qu’a vraiment été historiquement l’infiltration des groupes révolutionnaires par la police, et de la manière dont celle-ci a orchestré les attaques des organisations suprémacistes blanches contre ces groupes, alors Ron Stallworth est en vérité le méchant de l’histoire.

Tout le reste n’est qu’un ensemble de choses invérifiables que l’ex-flic Ron Stallworth a écrites dans ses mémoires. On ne sait pas ce qui s’est passé parce que les « dossiers ont été détruits ». Il faut donc croire sur parole un flic qui a infiltré une organisation noire révolutionnaire pendant trois ans. C’est sans doute pour ça que l’ouvrage n’a pu être publié que par un éditeur spécialisé dans les livres écrits par des flics.

À la fin du film, sa copine révolutionnaire lui dit qu’elle a du mal à accepter qu’il soit policier, et Stallworth – le gars qu’on vient de suivre tout le long, qu’on nous a rendu sympathique et dont on nous a fait croire qu’il avait risqué sa vie pour combattre le racisme – dit qu’il est pour la libération de sa communauté tout en étant policier. Sa position est confortée par tous les trucs inventés qu’on nous a raconté sur lui. Et juste à ce moment-là, illes entendent un bruit et la scène nous les montre aller voir ce qui se passe, armes à la main. Ils avancent ensemble le long d’un couloir – et on les suit grâce à un travelling qui porte la signature de Spike Lee et nous rappelle bien qu’il s’agit d’un de ses films, comme ceux qui nous ont montré Malcolm descendre la rue, ou suivre Dap à travers le campus en train de crier : « Réveillez-vous ! » – ils avancent, vers l’avenir, dans une composition parfaitement symétrique, pour combattre la croix de feu, symbole de la terreur raciste. Les flics et le mouvement révolutionnaire unis contre le racisme. C’est la pénultième scène avant que le film ne passe aux images récentes d’attaques de suprémacistes blancs. Ah mais bon sang non !

Écoutez, on se débat avec le racisme, pas juste contre la terreur physique et des attitudes d’individus racistes, mais contre ce que le racisme veut dire en termes de discriminations salariales, d’accès au logement, à la santé et autres enjeux qui affectent notre qualité de vie : des questions très matérielles. Pour ce qui est des attaques physiques et de la terreur engendrées par le racisme ou sous-tendues par le racisme et les doctrines racistes, les personnes de couleur en font l’expérience quotidienne avant tout dans leurs interactions avec la police. Et pas seulement avec les flics blancs, mais aussi avec les flics noirs. Alors, que Spike Lee nous sorte un film basé sur une histoire qui fait passer un policier noir et ses collègues pour des alliés dans la lutte contre le racisme est vraiment décevant, pour le dire très gentiment.

La plupart du temps, les appels à dénoncer les violences et meurtres perpétrés par la police et mis en lumière par le mouvement Black Lives Matter se sont vus contrés, à droite, par des : « Et que faites-vous de la violence des noirs contre les noirs ? ». Certains d’entre nous, comme Spike Lee, ont fini par y adhérer. Il y a deux ans j’ai écrit un article pour le journal britannique The Guardian sur le mythe de l’augmentation des violences des noirs contre les noirs en montrant, statistiques à l’appui, à quel point cette idée est fausse et comment le film de Spike Lee Chi-Raq contribue à l’alimenter. Les deux films disent pareillement : « Les noirs doivent arrêter de se prendre la tête sur les violences policières et se préoccuper de ce qu’ils se font entre eux – et puis, de toute façon, la police est aussi contre le racisme. »

À présent, il commence à se savoir que Spike Lee a été payé 200 000 dollars dans le cadre d’une campagne publicitaire dont le but était « d’améliorer les relations entre la police et les minorités. » D’une certaine manière, BlacKkKlansman semble être le prolongement de cette campagne.

1 https://twitter.com/BootsRiley/status/1030575674447212544/photo/1

3 À ce sujet il est important de voir le documentaire d’Ava DuVernay 13TH, qui fait notamment intervenir Michelle Alexander et se fait l’écho de nombreux enjeux exposés son ouvrage de 2012, The New Jim Crow, ou encore Angela Davis, La prison est-elle obsolète ? 

 

Caerbannog.

 

 

 

Ex Machina : «Je te trompe, donc je suis.»

ex-machina

En découvrant le trailer d’Ex Machina, j’ai frémi : « allez hop ! ben voyons », me suis-je dit, « voilà qu’on nous sort le test de Turing pour évaluer la perfection de l’intelligence artificielle sous sa version totale romance hétérosexuelle ». La tradition littéraire et cinématographique nous a habitué à tant d’histoires de créateurs sachant créer des créatures super sexuées, que je me suis dit qu’on allait nous sortir un truc poussé à l’extrême. On passait de « les machines peuvent-elles penser ? » à « est-ce que tu m’aimes ? » et la boucle était bouclée ! Du coup, en regardant le film, je suis passée par des phases différentes et contradictoires pour finalement être d’abord plus agréablement surprise que confirmée dans mes craintes. Pourtant et à la réflexion, si cet assez bel objet cinématographique propose une fin où la créature s’émancipe et échappe à son créateur montré dans toute sa vilénie, après l’avoir littéralement pris et battu à son propre jeu, il n’échappe pas à une ambiguïté certaine et surtout nous propose un dispositif et des scènes plus que dérangeants ainsi qu’une fin bien problématique. Si le film intègre jusqu’à un certain point quelques éléments qui pourraient être lus comme une critique du patriarcat, l’androïde qui lui échappe reste néanmoins bien à l’image de son créateur : utilitariste, individualiste et sans empathie, bien loin des rêves des auteures de science fiction féministes et anti-racistes Octavia E. Butler, Joanna Russ et Ursula Le Guin [1].

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Turing : « the sexual guessing game »

Ex Machina se veut ni plus ni moins une mise en application à la lettre du « test de Turing » exposé dans son article de 1950 [2]. Dans celui-ci le mathématicien et pionnier de l’informatique Alan Turin proposait de soumettre un interrogateur humain à un jeu de questions-réponses d’abord avec une personne puis avec un ordinateur pour voir si ce dernier était capable de tellement bien imiter l’être humain que l’interrogateur ne soit plus en mesure de déterminer s’il interagissait avec une machine ou une personne. Si le testeur pense qu’il interagit avec un autre être humain (et donc se trompe), alors la machine passe le test et peut être considérée comme faisant preuve « d’intelligence artificielle ». Sauf que, et comme le remarque Caleb lui-même, pour Turing ce jeu doit se jouer sans que l’interrogateur ne voit ni n’entende la machine. Car surtout, et comme le souligne Judith Halberstam dans un article de 1991 [3], il s’agit d’un jeu entre un homme (A) et une femme (B) et le testeur (C) isolé dans une pièce à part. C doit déterminer qui est l’homme et qui est la femme. A essaie de tromper C tandis que B essaie de le convaincre, mais sans aucune interaction autre que des questions/réponses (sur des indices genrés, tels que la longueur des cheveux, les habits portés …) transmises sur papier.  Que se passe-t-il quand A. est une machine ? C se trompera-t-il autant qu’en jouant avec deux personnes ?

En fait, Turing imagine ici une situation et met en place un protocole qui révèle au passage à quel point le genre est un ensemble de signes culturellement construits et de représentations acquises que même une machine peut être programmée à « imiter » et susciter. En d’autres termes, sans que cela soit son sujet, Turing dénaturalise et dé-essentialise le féminin et le masculin.

Or le film d’Alex Garland, fait tout l’inverse en nous montrant une machine à laquelle son créateur a donné non seulement forme humaine, mais un corps très genré et même sexué pour qu’elle séduise le testeur au point qu’il ne la considère plus comme une machine. À la rigueur, le film Her de Spike Jones, était plus proche d’une mise en application du fameux test que ne l’est Ex Machina, puisque Samantha ne prend jamais forme humaine, elle reste une voix mais que son interlocuteur (et son propriétaire) nomme comme « femme » et « imagine » femme, lui donnant par la pensée un corps sexué et une fonction genrée typiquement féminine (à savoir : se soucier de lui, l’écouter, le servir, être disponible, l’aimer exclusivement). L’homme en tombe amoureux avant de s’en défendre en ne cessant de lui rappeler « qu’elle n’est qu’une machine ».

Le film d’Alex Garland opère donc un glissement qui s’éloigne largement des réflexions de Turing en nous proposant un film assez bavard sur l’intelligence artificielle qui n’est finalement pas beaucoup plus qu’une histoire de couilles.

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Le créateur.

Dans ce huis-clos qui met en scène deux hommes (Nathan et Caleb) et deux femmes androïdes (Ava et Kyoko), le romancier et scénariste anglais Alex Garland, puise explicitement dans la littérature gothique classique. On retrouve à peu près tous les ingrédients du genre contenus par exemple dans Frankenstein ou Dr Jekyll and Mr. Hyde : la scène se passe dans un lieu isolé perdu au milieu d’une nature féérique et verdoyante (en fait, un hôtel de luxe construit dans une réserve naturelle norvégienne), une base hautement sécurisée, un château ultra-moderne d’un milliardaire de l’informatique, endroit qui se révèle vite claustrophobique et labyrinthique et qui cache en son sein des laboratoires et des chambres secrètes où ses créatures, fruits de son génie et de ses fantasmes, restent captives et à sa merci. Comme dans les romans gothiques, l’architecture même des lieux reflète l’esprit de celui qui l’habite, sa dualité et sa duplicité intrinsèque et ses parts d’ombre. L’opposition entre la nature, la technique et la science devenue folle est on ne peut plus clairement représentée. Nathan est explicitement comparé à un dieu qui se révèle être ni plus ni moins qu’un monstre et savant fou. Il est une figure moderne de La Barbe Bleue, maître des clefs (magnétiques) de son château, hipster bodybuildé qui enchaîne séances de travail et de muscu, beuveries et régimes détox.

Dans cette sorte de conte, Nathan est le vilain suprême et la quintessence du mec sûr de lui, trop fort et confiant. S’il joue les gars cool et plutôt « buddy » au début, en essayant de détendre Caleb le geek trop nerdy, il s’avère vite non seulement manipulateur et menteur, potentiellement colérique et flippant, mais également outrancièrement macho dans ses interactions avec Kyoko. Celle-ci est là pour servir – et doit le faire proprement – sans broncher, sans sembler comprendre ni ce qui se dit sur et autour d’elle, ni sa condition. De plus, elle doit servir sexuellement celui qu’elle sert domestiquement. Si la scène du verre de vin renversé et la scène de danse sont aussi glaçantes, c’est bien pour introduire une critique du patriarcat. Le créateur de machines s’inscrit en être privilégié dans un système patriarcal qu’il assume pour son propre bien-être et qu’il tient à perpétuer pour son propre plaisir domestique et sexuel. Il ne s’est pas contenté de lui donner un aspect féminin ultra genré, mais il l’a dotée d’un vagin équipé de milliers de capteurs sensoriels, et « si tu veux la baiser, tu peux et elle prendra peut-être même son pied » dit-il en parlant d’Ava, sa semblable. Sa vilénie machiste est relevée et ouvertement critiquée par Caleb qui lui dit, dégoûté : « t’es malade, t’es un salaud » et décide alors assez vite de « sauver » Ava afin qu’elle échappe au sort de ses prédécesseuses, détruites, mutilées, désactivées.

Car cette sorte de « cabinet de Dr Caligari » est le lieu qu’Ava devra fuir pour se libérer du tyran. Mais si Caleb veut l’aider ce n’est pas seulement parce qu’il comprend que Nathan est un savant fou mais aussi parce qu’il est séduit par la créature, qui est active dans ce processus de séduction. Elle reprend progressivement à son compte « l’arme » qu’avait élaborée Nathan pour soumettre son employé au test d’interaction avec la machine. Progressivement, Ava « use » de son corps, de sa féminité et de sa capacité à savoir interagir avec les émotions des autres pour s’extraire du cadre auquel Nathan voulait la circonscrire, passant donc le test haut la main en trouvant les moyens d’y échapper aux dépens de son créateur. Ce qui tout de même, d’un point de vue féministe et narratif, mais seulement jusqu’à un certain point pourrait être considéré comme assez satisfaisant et ironique.

See her brain-02Tiens : le cerveau de la fille, c’est du gel !

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La créature.

Progéniture du créateur, Ava est une « créature », au sens figuré et littéral, elle est une « création » et une « femme remarquable », façonnée à l’image des fantasmes et désirs, du « maître », réplicable et censée être malléable. Je ne m’étends pas sur l’originalité confondante de son nom, mais bon … Ava n’est pas que la création originale de Nathan, elle est aussi celle du scénariste, qui en la matière lui donne une apparence qui ne déroge en rien aux canons d’une longue lignée de « fembots » aux formes très stéréotypées, de Metropolis de Fritz Lang à The Machine – d’un autre britannique Caradog W. James, sorti en 2013. Dans ce dernier, la créature s’appelle, surprise surprise … « Ava », comme de par hasard ! L’androïde, créée dans une base militaire pour être une arme redoutable, s’y révèle plus capable d’empathie que ses créateurs et finit par … épouser le scientifique de l’affaire, après avoir sauvé sa fille (du moins son cerveau et sa conscience) devenant ainsi sa môman. Il n’est pas anodin non plus que les deux actrices choisies pour jouer ces deux Ava, Caity Marie Lotzdans dans The Machine et Alicia Vikander dans Ex Machina soient par ailleurs aussi des danseuses (et même, pour la première, mannequin) à la plastique très « canonique ».

L’enjeu de sa plastique est explicitement abordé dans une des conversations du film, au cours de laquelle Caleb comprend que Nathan a modelé Ava à partir des paramètres de recherches pornographiques du jeune programmeur – pour être sûr qu’elle soit à son goût – car Nathan est bien sûr un super hacker. Il crée des machines pour le plaisir des mecs et donc à l’image des fantasmes de ceux-ci : c’est-à-dire les siens et ceux de son employé testeur testostéroné donc nécessairement hétérosexuel (il faut suivre la logique). « Détends toi, » lui dit-il, « tu as été programmé pour être hétérosexuel ! Que ce soit par la nature ou par la culture ! » Si Caleb proteste un peu, cette idée n’est absolument pas déconstruite par le film, bien au contraire. L’affirmation de Nathan coupe court à la conversation et n’est pas remise en question. Pourtant dans une interview pour Vice, Garland déclare : « Il se passe quelque chose de vraiment bizarre dans nos structures sociales et autour de la question du genre. Je pense vraiment qu’il n’y a pas de différence entre un cerveau d’homme et de femmes, je crois que les cerveaux ne sont pas genrés »[4]. Dans un autre, il nous rappelle qu’Ava « est sans ambiguïté une machine, et donc n’a pas de genre. » [5] Mais alors on se demande pourquoi Garland s’est évertué à produire une narration et des personnages qui réinjectent autant de représentations, schémas et interactions genrés et hétéronormatives à travers ce film car ici, les liens entre genre, sexe et sexualités sont très très conformes aux normes dominantes.

Il y a même bien au final un renforcement d’une pensée hétéronormative et misogyne. La « machine » est faite femme pour être testée par un homme, mais la narration fait de cette femme une manipulatrice capable, bien sûr, de simuler ses sentiments et user de son pouvoir de séduction pour duper l’homme. L’intelligence artificielle étant tellement associée ici à la « féminité » que c’est une « nature féminine » fourbe et manipulatrice qu’on valide finalement.
Alex Garland, s’en est défendu, arguant qu’Ava n’était qu’à l’image de l’esprit « tordu » de son créateur. Soit, mais l’argument ne tient pas longtemps, car une fois le créateur (Nathan) éliminé, l’autre (le scénariste et réalisateur) était libre de montrer Ava agir autrement.

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Le stade du miroir.

Tout au long du film, Ava est sans cesse sous contrôle : filmée, regardée, observée. Elle ne peut échapper aux regards des hommes qui étudient et épient ses moindres gestes. Or, si elle est clairement la captive, c’est pourtant bien elle aussi dont  on nous amène finalement à douter de « l’innocence ». Malgré l’omniprésence des dispositifs de contrôle auxquels elle est soumise, ce n’est finalement pas avec elle que l’on est amené à être en empathie, mais bien avec Caleb qui la regarde, à travers une vitre, le poste de télévision de sa chambre, les moniteurs reliés aux caméras de surveillance. Caleb regarde, mate en voyeur, il est spectateur comme nous, et regarde Ava faire un strip-tease, s’allonger, dessiner … Et la caméra suggère que c’est en la regardant qu’il en tombe amoureux, qu’il nourrit des sentiments et de l’empathie pour elle. Il est montré comme un voyeur bienveillant et touchant. On n’est jamais amené à douter de la pureté de ses sentiments à lui, surtout quand il empêche Kyoko de se déshabiller pour lui et parce qu’elle a été programmée pour cela. En revanche, les femmes se révèlent « être » autrement que ce qu’elles « paraissent », elles peuvent échapper au contrôle pour contrôler et comploter à leur tour. Ava est capable d’agir sur le système de contrôle de la base et de produire des coupures de courant, actions qui s’avèrent tout aussi intentionnelles et planifiées que l’entreprise de séduction de Caleb.

Bref, avec les femmes, il faut voir au-delà des apparences séduisantes, ce qu’elles cachent littéralement sous leur surface, sous la peau. Si elles savent lire et interpréter les expressions du visage c’est pour mieux s’en servir, mais on nous amènera à comprendre qu’elles le font sans réellement les ressentir. C’est bien ce que nous montre le geste de Kyoko quand celle-ci montre à Caleb (et à nous) ce qu’il y a sous le moule ou la matrice de la machine, « under the skin », celle qu’il/on avait cru être une femme (soumise) est en fait robot, qui finalement s’avèrera manier très bien le couteau, mais pas que pour faire des sushis.

underthe skinRegarde, j’ai un truc qui gratte, là !

En voyant cette scène, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à Under the Skin, un autre film de SF très artsy de Jonathan Glazer (2013), dans lequel Scarlett Johansson joue ni plus ni moins une succube, qui, lorsqu’elle s’éloigne de la ville après avoir séduit et «englouti » plusieurs victimes masculines, s’enfonce dans les plaines écossaises embrumées, interagit avec des hommes qui se soucient d’elle et, comme de par hasard, s’humanise et se sexualise. Elle découvre qu’elle a un vagin – scène d’auto examen génital particulièrement ridicule – et c’est lorsqu’elle prend conscience de son sexe qu’elle ressent la peur et qu’elle devient vulnérable. Elle est alors victime d’un viol avant d’être brûlée par son agresseur et c’est le feu (purificateur) qui révèle sa forme « réelle » d’alien. Une scène finale que j’ai du mal à ne pas voir comme comme un viol punitif et rédempteur, puisque sa présence sur terre est clairement montrée comme une menace.

Dans Ex Machina, on retrouve le même mouvement d’humanisation progressive par la prise de conscience de soi, de ce qui n’est pas à la base humain. Ce processus est assez lourdement suggéré par les nombreuses scènes ou Ava se regarde dans le miroir, cherche à comprendre comment Caleb la perçoit, découvre ses « semblables ». Elle accède donc à ce qui précisément représente pour certains la différence entre l’humain et la machine : la conscience. Et pourquoi pas ? Sauf que cette prise de conscience se fait toujours en insistant très lourdement sur cette prise de conscience à travers la féminisation et comme si sa « nature » se réalisait donc par là.

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L’art justifie les moyens.

En multipliant les références au cinéma, à la littérature, à la peinture (Pollock, Klimt et son portrait de la sœur de Wittgenstein), à la philosophie (re-Wittgenstein, Turing – dont l’article est plus philosophique et métaphysique que strictement scientifique), le film se veut aussi clairement une proposition réflexive et donc méta-cinématographique sur l’art et surtout l’art de la création qui me semble chercher à en dédouaner le propos sexiste. La conversation et le long parallèle que fait Nathan entre le processus de création du peintre américain minimaliste Jackson Pollock et ce à quoi Nathan veut soumettre Caleb est une invitation à se « laisser-aller » à sa « nature » sans chercher toujours à la déconstruire. Si Pollock « avait réfléchi à ce qu’il faisait en peignant, s’il ne s’était pas laisser aller à sa spontanéité, comment aurait-il pu laisser s’exprimer son monde intérieur et réaliser son oeuvre ? »

pollock-1024x576Se laisser aller à ce que l’on est !

Si Nathan a choisi Caleb c’est parce qu’il est un programmeur brillant, le plus brillant de sa boîte, un autre « petit génie » de la programmation en mesure d’apprécier le travail du « patron ». Nathan a besoin de quelqu’un d’intelligent comme Caleb, qui, en se soumettant au test rend celui-ci d’autant plus fort que l’interrogateur est fort et susceptible de ne pas s’y soumettre bêtement. Pourtant, une fois sur place, il lui demande d’être spontané, de se « laisser aller » à ses intuitions, à son ressenti et à ses désirs sans toujours tout intellectualiser, ne pas être si analytique, bref : ne pas penser comme un programme ou comme « une machine ».

Or se « laisser-aller » sans trop réfléchir, signifie ici ne pas chercher à tout déconstruire et comprendre, c’est se laisser-aller-à-être-ce-qu’on-est, à savoir ici : un homme hétérosexuel blanc ultra friqué ou très brillant qui fantasme peut-être de coucher « avec une femme noire ». Dans ce cas, et si c’est ce qui le « fait bander », pas besoin de s’interroger sur son désir, il faut juste l’assumer ! Ben tiens ! Il me semble que cette réflexion sur la création est en fait une « invitation » à ne pas non plus interroger les implications du film lui-même, une forme d’excuse par anticipation des critiques éventuelles sur les usages et représentations des femmes et de la féminité, l’esthétisation et l’exotisation des corps de certaines pour le plaisir de certains. Car à travers ce dialogue entre ses deux personnages masculins, le réalisateur parvient dans le même mouvement à affirmer le genre et l’hétérosexualité comme constructions sociales tout en évacuant la question pour les « re-naturaliser » et les réaffirmer comme « allant de soi ».

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Quelle libération ?

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J’ai eu un moment d’espoir en regardant Ex Machina et en voyant Ava s’approcher de Kyoko, avoir un geste de tendresse, tendre la main vers son visage et approcher le sien comme pour l’embrasser. Mais cette suggestion d’amour possible n’en était pas une, et la solidarité entre les deux androïdes n’est finalement que bien furtive. Kyoko se joint à Ava pour éliminer Nathan mais Kyoko y laissera sa peau, au sens figuré et presque littéral, puisqu’elle meurt et sa « sœur » Ava va prélever la peau d’une androïde remisée (qui ressemble étrangement à Kyoko) pour se donner finalement corps et se préparer à sortir dans le monde. Et l’on a ici droit au passage à une longue scène de voyeurisme : le corps d’Ava se reflétant dans le miroir se multiplie par cinq et on en profite encore plus, comme Caleb qui assiste également (encore) en voyeur à la scène.

La rencontre entre Kyoko et Ava est presque annulée par cette scène où Ava va dépouiller, sinon « dépecer », ses sœurs littéralement « mises au placard ». Elle est particulièrement dérangeante et annule beaucoup du potentiel critique et subversif du film. Car si elle correspond à un moment où Ava se réapproprie les gestes du créateur et s’auto-crée en remplaçant son bras, en se greffant une nouvelle peau, elle le fait presque en charogne et au mépris de celles qui ont connu le sort auquel elle vient d’échapper. Ce qu’on nous montre alors est une machine qui s’est autonomisée et devenue son propre individu adoptant immédiatement un projet et un comportement individualiste et sans aucune forme d’empathie.

Autant le fait qu’elle laisse Nathan se vider de son sang et Caleb tambouriner et s’époumoner désespérément contre les vitres de sa nouvelle prison est satisfaisant et ironique, autant la scène des femmes dans le placard est particulièrement glaçante. Elle est une autre forme de ce que les critiques féministes nomment le « fridging » [6] : l’usage de corps de femmes mortes qui font décor et que les personnages, comme la narration, enjambent sans trop de remords.

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En plus, le fait que le réalisateur ait choisi de représenter l’androïde muette, servile, jouet sexuel au service du maître, toujours plus ou moins dans l’ombre, sous les traits d’une femme asiatique, et qui, dès qu’elle se rebelle est aussitôt détruite par son créateur, est par ailleurs extrêmement gênant, car carrément raciste. Le fait qu’aucune des créatures de Nathan n’échappe à un genre bien déterminé, qu’elles soient toutes « sexualisées », qu’elles correspondent à des « types raciaux » (une noire – dont on ne voit jamais la tête – deux asiatiques et deux blanches, toutes aux formes « canoniques ») nous forcent à questionner ce qu’on nous montre. Certes, on les voit comme les victimes du vilain Nathan, mais alors le scénario aurait pu choisir de les sauver ou, au moins, que la mort de Kyoko notamment, ne soit pas ainsi expédiée fissa en fin de parcours, avant qu’on ne voit Ava ressortir victorieuse et libre. Les deux femmes auraient pu vaincre ensemble, ouvrir les portes des placards, rebooter les copines, s’aimer et sortir du bunker enfin libres. Mais non ! Si elle est libre mais à l’image de son créateur, alors il y a de quoi frémir.

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La fin du film concentre et confirme toutes les ambiguïtés du propos du réalisateur. Car avant de sortir « dans la nature » Ava, l’ex machine, semble achever sa « naturalisation » en achevant son processus de féminisation : elle porte une robe courte blanche à dentelles, des talons et une perruque aux cheveux longs, bref : l’artifice devient naturel. Si au cours du film elle avait essayé une perruque, une robe à fleurs et des collants pour voir l’effet produit sur Caleb – et le séduire – ici elle semble le faire pour « naître à elle-même ». Il est évident qu’une fois sortie de l’antre de son créateur, elle ressent son être-au-monde-en-tant-que-femme (elle ferme les yeux et semble humer le monde autour d’elle avant de prendre l’hélicoptère, seule, pour rejoindre la ville). Si elle devient sa propre personne et donc sujet, ce qui pourrait être vu comme positif, c’est bien en tant que « femme », ce qui finalement évacue tout le propos de ce que le film, au départ, semblait (ou aurait pu) vouloir déconstruire. Elle ne ressort pas dans le monde en tant que cyborg mais finalement comme une « poupée », dont il faudra donc se méfier car elle reste après tout une Eve, tentatrice, manipulatrice, meurtrière et sans aucun remords pour celles qu’elle a laissées derrière elle. Rien de très émancipateur. Il serait temps d’explorer une SF plus optimiste et moins binaire qui n’oppose plus si systématiquement nature et culture, créature féminine et créateur masculin, et qui ne représente pas les progrès technologiques comme une menace pour l’humanité.

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Noëlle Dupuy

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[1] Celles-ci proposent en effet des réflexions bien alternatives, respectivement, dans Kindred, The Female Man ou The Dispossessed. Dans Kindred, l’héroïne traverse les murs pour un voyage dans le temps dans le passé pour revisiter l’histoire esclavagiste des US et reconstituer son identité meurtrie. Dans The Female Man, quatre femmes de planètes différentes se rencontrent et confrontent leurs représentations du genre. Dans The Dispossessed, les voyages vers d’autres mondes se font pour découvrir d’autres possibles, ainsi que des « autres » qui sont des alliés et pas des ennemis mais permettent de déconstruire « nos » systèmes capitalistes, patriarcaux, racistes et individualistes.
[2] Article que l’on peut lire ici (en anglais).
[3] Automating Gender: Postmodern Feminism in the Age of the Intelligent Machine, Feminist Studies, 1991.
[4]http://www.vice.com/read/we-talked-to-british-filmmaker-alex-garland-about-his-new-film-ex-machina-322
[5] http://www.dailydot.com/geek/alex-garland-ai-ex-machina-oscar-isaac-dance-interview/
[6] http://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/StuffedIntoTheFridge

Bessie : un film fier.

 

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  Dans son livre Blues Legacies and Black Feminism paru en 1998, Angela Davis écrit :

« Les chansons de blues enregistrées par Gertrude Rainey et Bessie Smith nous donnent une certaine idée de ce que pouvaient être les représentations de l’amour et de la sexualité au sein des communautés noires aux États-Unis dans le contexte post-esclavage. Les deux femmes étaient des modèles pour des milliers de leurs soeurs anonymes dont on ne raconte jamais les histoires, et les messages qu’elles leur adressaient allaient à contre courant de la culture patriarcale dominante. Les chanteuses de blues défiaient ouvertement les représentations en termes de rapports politiques de genre véhiculées par la culture traditionnelle autour du mariage et de l’hétérosexualité. S’inscrivant dans la plus pure tradition du blues et son réalisme cru, elles refusaient de donner une représentation romantique aux relations amoureuses en en exposant les clichés et en en explorant les contradictions, redéfinissant ainsi à leur manière la « place » des femmes. Elles ont forgé et immortalisé des images de femmes fortes, résilientes et indépendantes qui n’avaient peur ni de leur propre vulnérabilité ni de défendre leur droit à être respectées en tant que personnes à part entière. »[1]

Pour parvenir à ce propos et l’étayer, elle analyse précisément et subtilement de nombreuses chansons de leurs répertoires en les remettant en contexte et en en éclairant la signification d’éléments de leurs biographiques respectives.

Si ce livre, malheureusement non traduit en français[2], est si fascinant, c’est qu’il remet en lumière l’importance de trois personnalités : Gertrude Railey, Bessie Smith et Billie Holliday, elles-mêmes fascinantes, en ce qu’elles ont vécu et chanté des vies qui ont contribué à l’émergence d’une conscience collective féministe noire et donc d’un « black feminism ». Elles sont donc à considérer comme des pionnières ayant participé et contribué à l’émergence d’une conscience féministe à travers les thèmes abordés par leurs chansons très largement écoutés, connues et diffusées dans les années 20. Elles se plaçaient clairement du point de vue de femmes noires de classe populaire, ne vantant clairement ni l’hétérosexualité ni la monogamie, mais déterminées à se réapproprier leur désir et leur sexualité, et revendiquant leur droit à une nécessaire autonomie affective et financière du fait de leur condition particulière. Pour elles, déjà, le privé était politique.

 Et c’est aussi ce que fait à son tour le film écrit (en partie) et réalisé par Dee Rees, et produit (notamment) par son actrice principale Queen Latifah qui, dit-elle, avait rêvé ce film depuis 20 ans. Que Dee Rees, qui avait tourné l’excellent Pariah en 2011, s’allie à la reine du hip-hop, celle qui dans un autre genre et à une autre époque nous a offert des morceaux aussi importants que ‘U.N.I.T.Y‘ ou ‘Ladies First‘ (avec Monie Love) est en soi tout un programme. Mais si leur film parvient non seulement à rendre hommage à celle dont il raconte et porte l’histoire à l’écran, il fait bien plus en ce qu’il participe aussi à établir et affirmer les liens et filiations entre ces artistes, l’importance de ce qu’elles arrivent à transmettre et affirmer à travers leur mode d’expression artistique respectif. Il nous montre aussi que des communautés et lieux, qu’on a trop souvent tendance à oublier ou minimiser, existaient et existent qui ont su et savent encore marquer, inspirer et influencer leur époque en évoquant, critiquant et en résistant sur scène et dans la vie à la domination masculine, les violences conjugales, l’injonction à l’hétérosexualité, la monogamie et la domesticité, tout en parvenant à transcender les clivages de classe et de race. En d’autres termes, le féminisme n’est certainement pas que bien éduqué, blanc, hétérosexuel, né dans les années 70 et grâce aux classes moyennes ou supérieures.

Trois actes tout en nuances.

Comme le fait remarquer Dee Rees elle-même dans une interview, le film est construit en trois actes aux couleurs et tonalités différentes. Si les premières images nous montrent l’artiste au sommet de sa carrière dans les années 20, sur scène, baignée d’une lumière bleue et sous une nuée d’applaudissements, un flashback nous ramène 10 ans en arrière. Alors à ses débuts, la jeune artiste itinérante peinait à joindre les deux bouts, accompagnée de son frère (qui restera son manager tout au long de sa carrière) dans le Sud des États-Unis. Dans une des premières scènes, on la voit dans une ruelle, s’amuser avec un homme qui ne respecte pas ses limites, qui va trop loin et tente de la violer. Elle se débat et se défend en blessant l’homme à l’aide d’un tesson de bouteille et déclare : « Je voulais juste m’amuser, j’ai jamais dit que je voulais aller plus loin », juste avant de monter sur scène pour chanter ‘Sweet Rough Blues’. Immédiatement après la performance, on la voit au lit avec son amante Lucille (Tika Sumpter) qui l’accompagnera elle aussi une bonne partie de sa vie et sera une de ses danseuses. C’est dans ces années là, qu’elle rencontre Gertrude « Ma » Rainey (Mo’Nique de Precious), surnommée « the Mother of the Blues » qui l’initie vraiment à l’art de la scène, deviendra son mentor et contribuera à ce que Bessie devienne quant à elle « l’impératrice du Blues. »

Et c’est ainsi que Dee Rees plante le décor et présente l’artiste, une femme à la sexualité fluide, déjà artiste talentueuse mais qui galère, qui subit la violence masculine mais s’affirme.

Bessie Lucille

Le deuxième acte nous montre Bessie au faîte de sa gloire, parée d’or et de plumes, voyageant en train à travers le Sud avec Jack Gee, son mari et agent (Micheal Kenneth Williams, LE Omar de The Wire) mais aussi et toujours de son frère et de Lucille. Dans les années 20, elle est devenue l’artiste noire la mieux payée de sa génération, ultra populaire et convoitée par les maisons de disques.

Le dernier acte, aux couleurs plus pastels, nous montre sa déchéance dans les années 30, victime de la Grande Dépression comme tant d’autres, meurtrie par ses crises conjugales et ruptures sentimentales, se réfugiant dans l’alcool. Mais elle se relèvera, renouera avec un certain succès et atteindra une forme d’apaisement.

Ce biopic raconte et remet en contexte la vie et la carrière d’une femme qui chercha, dans un contexte étasunien encore bien hostile, post-esclavagiste mais devenu ségrégationniste, à monter sur scène pour chanter ses peines et ses espoirs mais aussi la violence conjugale, la domination masculine, la fluidité et la multiplicité de ses désirs, les difficultés économiques, en s’adressant à un public populaire, essentiellement Africain-Américain qui savait ce dont elle parlait et qui était susceptible de s’identifier au contenu de ses chansons.

Comme l’explique Angela Davis, il faut avoir à l’esprit ce que pouvait avoir de subversif le parcours de ces femmes si connues et devenues des modèles pour beaucoup, qui voyageaient, prenaient leur place sur scène, chantaient à plein poumons, se réappropriaient et affirmaient leur sexualité alors que les années d’esclavage avaient tant circonscrit les Africain-Américains à l’espace des plantations, au travail accablant, à une sexualité contrainte par les viols et par l’injonction à la reproduction pour augmenter les rangs d’une main d’oeuvre gratuite et sur-exploitée [3].

Et c’est en cela que la scène dans laquelle on voit Bessie pensive, dans son train, regardant par la fenêtre et voyant des hommes, des femmes et des enfants qui travaillent dans les champs de coton la saluer, dire : « I would never have thought we’d get this far » / « Je n’aurais jamais pensé qu’on irait si loin. » est à la fois fort et si important. Car elle parle à la fois de son parcours, de ce qu’elle est arrivée à atteindre, mais aussi du passé douloureux et traumatique de sa communauté.

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La violence raciste.

Car, si le film montre une femme forte qui connu le succès, il ne fait certainement pas l’impasse sur le racisme encore prégnant de l’époque et les obstacles rencontrés dans le contexte raciste de la ségrégation imposée par les Blancs, ni non plus sur le mépris plus subtile qu’elle dû affronter au sein même de « sa communauté ». Le fait de voyager dans son propre train à son nom, comme Ma Rainey, n’était pas qu’un signe de gloire et un luxe mais aussi une manière de contourner les lois ségrégationnistes qui imposaient aux troupes de résider dans certains hôtels et quartiers seulement lorsqu’elles étaient en tournée. En tant qu’artiste noire, Bessie Smith parvient à s’affirmer et connaître le succès alors qu’on lui signifie très tôt que sur scène, on recherche des artistes « no darker than a paper bag » / « pas plus foncéEs qu’un sac en papier marron ». Du coup, lorsqu’elle auditionne des danseuses pour l’accompagner sur scène, elle disqualifie les « yellow bitches ». Certes, la scène peut paraître violente, mais elle contient en creux la violence qu’elle même a dû affronter et surmonter. Car pareillement, quand elle est auditionnée par le premier label de musiques noires Black Swan (qui comportait W.E.B. Du Bois[4] parmi ses dirigeants) elle est finalement rejetée parce que sa voix est jugée trop « provinciale et populaire » et ne correspond pas à l’image plus « élitiste et valorisante » (« uplifting to the race ») que l’industrie veut donner de la culture Africaine-Américaine. Lorsqu’elle est invitée dans un salon d’intellectuels (majoritairement Blancs) de gauche proches de la Harlem Renaissance (et où elle croise Langston Hughes qui tente de la mettre en garde) elle doit affronter les qualificatifs racistes et exotisants de ceux qui prétendent apprécier sa voix et son art. En réponse à leur mépris elle leur balance collectivement à la figure les paroles de ‘Gimme a Pigfoot (and A Bottle of Beer)’ »[5], qui adopte ouvertement le point de vue d’une prostituée qui dit ce qu’elle pense de l’élite intellectuelle qui s’offre ses services … mais dont elle profite aussi en retour.

À Harlem tous les samedi soirs
Quand les intellectuels se regroupent, c’est blindé
Ils se retrouvent dans un club
Et ce qu’ils font c’est oh oh oh
Oh, et Hannah Brown, de l’autre bout de la ville,
S’en met plein les poches et le gosier et les baise
Et au petit matin on l’entend dire :
‘Donnez moi un pied de cochon et une bouteille de bière !
Envoie, mon gars, je m’en fiche
J’ai juste envie de m’amuser.’

Et quand un de ces intellectuels manque de comprendre sa gouaille et la complimente de façon paternaliste et condescendante, elle lui balance un verre d’alcool à la figure, pour être sûre d’être tout à fait claire.

WTF_

Lorsqu’elle est en tournée dans le Sud, le chapiteau dans lequel elle se produit est encerclé par des membres du KKK. Elle interrompt sa performance, descend de la scène et sort, met à terre l’un des hommes à coups de pied, menace le groupe avec une hache et les fait fuir, avant de retourner chanter ‘Preachin’ the Blues’ sous une nuée d’applaudissements. Dans cette ode au blues, elle chante :

Laissez-moi vous dire, les filles, si votre homme vous traite mal,
Laissez-moi vous dire, je ne vous veux pas de mal,
Je vais vous apprendre quelque chose si vous m’écoutez
Je ne suis pas là pour sauver votre âme,
Je vais juste vous apprendre comment sauver vos fesses.

Tous ces moments sont effectivement inspirés de la réalité et ont été rapportés par des témoins et sont racontés dans ses biographies et évoqués dans l’ouvrage d’Angela Davis, mais le film en fait une mise en scène judicieuse et rend à sa manière le propos du livre accessible autrement.

Une fierté queer.

 De façon très explicite, Bessie montre et rend aussi hommage à des femmes et une époque trop souvent oubliées, des femmes qui ne craignaient pas de défier les normes et représentations de genre et de sexualité. Ma Rainey était ouvertement lesbienne et dans la chanson ‘Prove It on Me Blues’ que son personnage interprète dans le film, habillée d’un costume à cravate et d’un chapeau, elle affirme son lesbianisme sur scène et raconte comment elle l’assume au nez et à la barbe des policiers qui ne peuvent que la regarder sans l’arrêter – évoquant au passage les raids policiers dans les clubs gays ayant cours depuis le début du siècle.

Ils ont dit que je l’avais fait, mais personne ne m’a attrapé
Faut encore qu’ils le prouvent
Suis sortie hier soir avec une bande d’amies
Que des femmes, c’est sûr, puisque je n’aime pas les hommes.

Ma Rainey rappelle aussi dans cette scène une autre célèbre artiste queer de la Renaissance de Harlem, Gladys Bentley – bien qu’elle ne soit ni évoquée ni montrée dans le film – connue pour son lesbianisme et son goût pour le travestissement mais qui subit durement la répression de l’homosexualité dans les années du maccarthisme.

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Plus tard, le morceau ‘See See Rider’ qui exprime l’amertume et le désir de vengeance de Bessie vis-à-vis de Jack Gee est interprété par Tamar-kali, ce qui est loin d’être anecdotique. Car Tamar-kali avait déjà été choisie par Dee Rees pour interpréter un certain nombre des morceaux de la bande-son de Pariah[6]. Elle y apparaissait aussi, dans son propre rôle, en concert, sur scène dans un club de Christopher Street, devenu célèbre depuis les émeutes de Stonewall lorsque la communauté LGBT s’opposa aux raids contre les clubs homosexuels à la fin des années 60. Elle est une des principales figures du mouvement afro-punk aux États-Unis et s’inscrit donc ainsi dans les filiations artistiques, queer, noires, féministes et revendicatives que le film célèbre. Par ses choix d’interprètes et de morceaux repris, Dee Rees rend donc clairement visible l’importance de la transmission trans- et inter-générationnelle d’une culture et des messages qu’elle véhicule au sein de ces communautés, participant ainsi à la formation d’une conscience collective. C’est ce que souligne aussi à sa manière, il me semble, la scène très symbolique dans laquelle Bessie est accueillie au cours d’une de ses tournées par une petite fille qui lui chante un de ses morceaux ‘A Good Man is Hard to Find’.

Mon coeur est triste et je suis seule
Mon homme me maltraite
Je regrette le jour qui m’a vu naître
Mon coeur est triste et je suis seule
Je regrette le jour qui m’a vu naître
Et cet homme que j’ai pu connaître.

Bessie l’écoute et lui donne une pièce en lui disant : « Continue de chanter, mais fais bien attention de toujours savoir ce que tu chantes ! ». Comme dans ‘Preachin’ the Blues’, la chanteuse souligne ainsi qu’elle s’adresse explicitement à ses soeurs pour partager ses expériences, conseiller et mettre en garde contre ceux qui peuvent blesser, maltraiter, tromper, mais elle y enseigne aussi l’importance de savoir rendre l’amour que l’on reçoit d’un partenaire quand celui-ci est bon. Or, le geste que fait l’artiste est aussi, d’une certaine manière, une forme de réciprocité dans l’amour (sororal). Forme de passation de pouvoir à la fois littérale et figurée. Que ce soit le blues, le punk ou le rap, les styles et instruments changent, mais les enjeux sont les mêmes.

Les thèmes et les chansons.

 Bessie n’est pas un film élitiste d’« d’experts » sur le blues, car peu de chansons sont chantées dans leur intégralité. Il n’y a pas de longues scènes s’attardant sur la virtuosité de l’artiste. Et il me semble qu’il s’agit d’un choix de l’artiste qui se concentre sur la mise en lien entre le contenu des chansons et la vie de l’artiste, très tôt orpheline, de classe populaire, soeur, amie, amante, bisexuelle, mère adoptive, artiste et aussi femmes d’affaires mais qui connu la misère aussi. Contrairement à d’autres biopics sur des artistes (de jazz) – et notamment au Bird de Clint Eastwood en 1988 – il ne met pas en avant les artistes blancs qui ont pu les accompagner, car si l’on reconnaît Benny Goodman vers la fin, ce n’est qu’en passant. Les agents (blancs) de Columbia qui l’enregistreront et la diffuseront sont bien montrés mais non sans laisser Bessie exprimer sa méfiance et son ironie à leur égard. Le film ne se complait pas non plus à dépeindre les tourments de l’artiste (contrairement au film Lady Sings the Blues, 1972, de Sidney J. Furie qui racontait la vie de Billie Holliday en insistant essentiellement sur ce qu’elle avait eu de tragique). Dee Rees choisit de montrer à la fois ce que Bessie Smith a dû affronter, ses failles et ses erreurs mais aussi ce qu’elle a su affirmer et surmonter. Si on la voit avoir été maltraitée par sa soeur, boire et pleurer dans son lit car trahie par son mari et sa soeur qui l’ont séparée de l’enfant qu’elle avait adopté [7], le cœur visiblement brisé quand elle est quittée par son amante lorsque celle-ci exige d’avoir elle aussi une vie à elle, on la voit également briller sur scène, défendre physiquement ses amies contre des mecs gluants, affirmer ses choix artistiques, voyager, partager des moments de complicité avec Ma Rainey, essayer de combler ses besoins affectifs en regroupant autour d’elle ceux qu’elle aime.

Et le film n’évacue pas certaines de ses ambiguïtés non plus : le pouvoir et l’ascendance que lui confère l’argent qu’elle a gagné sur ceux qu’elle tient (plus ou moins) autour d’elle. Le fait que tous ses proches soient aussi des collaborateurs et donc ses employés est souligné avec sarcasme par l’homme avec qui elle finira sa vie, lui-même son revendeur d’alcool au moment de la Prohibition. Position de pouvoir certes, mais à double tranchant puisque Jack Gee la dépouillera, notamment pour entretenir une de ses maîtresses qu’il ne manque pas de lui présenter. Tandis que sa soeur, qui l’avait affamée et maltraitée après le décès de leur mère, profite sans beaucoup de gratitude de ses richesses mais disparaît quand vient la misère.

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La libération.

L’autre choix opéré dans ce film et qui en fait un film fier et si positif est celui de sa conclusion qui résout le traumatisme qui hantait l’héroïne depuis son enfance. À la fin, Bessie se réconcilie avec la douleur de la perte de cette mère décédée lorsqu’elle n’avait que sept ans. Elle peut se recueillir et déposer des fleurs sur sa tombe et parvient, enfin, à se souvenir de son visage. Les images légèrement floutées et un peu pastel, morceaux épars de sa mémoire qui apparaissent tout au long du film sont ici reconstituées pour former un plan tendre et plus long dans lequel la jeune Bessie se rappelle avoir été auprès de sa mère. Le plan suivant nous montre Bessie adulte, assise à l’arrière d’une voiture bien plus modeste que celles qu’elle avait connues par le passé mais près de celui qui l’accompagna (sans qu’ils soient mariés) jusqu’à sa mort. Une mort que justement Dee Rees choisit de ne pas montrer pour ne pas finir sur une fin tragique. Car si Bessie Smith mourut à la suite d’un accident de voiture qui la laissa mutilée, inconsciente et grièvement blessée, la réalisatrice décide de nous la montrer d’abord au cimetière auprès de la tombe de sa mère dans un halo de lumière, puis près de son homme – un homme bon qu’elle eut du mal à trouver qui la retrouva après qu’elle est tout perdu – visiblement apaisée, fière et entière.

Et j’y vois clairement un parallèle avec son premier film, Pariah et un prolongement de celui-ci. Notamment avec le poème que l’héroïne de Dee Rees écrit à la fin et qu’elle récite (en voix-off) au moment de son départ vers une nouvelle vie. Le poème donnait une fin positive et ouverte à l’histoire de cette adolescente qui découvrait sa sexualité et ses possibilités, les pressions mais aussi l’importance de l’amitié, tout en affrontant le rejet homophobe de sa mère, la trahison amoureuse et qui cherchait à affirmer ses choix contre les limites imposées par la famille et les cultures dominantes mais aussi intracommunautaires :

Le coeur brisé s’ouvre au lever du soleil
Car même être brisée c’est s’ouvrir
Je suis ouverte
Ouverte à la nouvelle lumière qui me remplit
Ouverte aux nouvelles possibilités qui s’expriment
Vois l’amour qui sort de mes failles
Vois la lumière qui s’échappe de mes entrailles
Je suis brisée
Je suis ouverte
Je suis grande ouverte
vois la lumière de l’amour qui brille à travers moi
qui s’échappe de mes fêlures
Mon esprit part en voyage
Mon esprit s’évade
N’aurait pas pu s’élever sinon
Je ne fuis pas
Je choisis
S’enfuir n’est pas choisir
La rupture
Se briser c’est se libérer
Brisée est la liberté
Je ne suis pas cassée
Je suis libre

A la fin de Pariah, ce poème est récité alors que la jeune Alike regarde par la fenêtre du bus qui l’emmène en direction de son avenir et d’autres horizons possibles. À la fin de Bessie, Bessie regarde au loin en direction de son passé, certainement blessée mais libre et apaisée, ayant vécu bien des possibles. Des possibles qui devraient à nous spectatrices/-eurs nous donner encore bien à réfléchir.

Caerbannog

[1] Blues Legacies and Black Feminism, Angela Davis, 1998. p. 41
[2] Un passage ici tout de même : http://lmsi.net/Quand-une-femme-aime-un-homme
[3] L’esclavage est « aboli » en 1863. En 1880, dans le Sud les premières lois ségrégatives « Jim Crow Laws » sont déjà implantées. En 1896, la ségrégation devient légale dans tous les États-Unis jusqu’en 1964. Gertrude Rainey naît en 1886 et meurt en 1939. Bessie Smith naît en 1894 et meurt en 1937.
[4] Né en 1868, Du Bois, sociologue et historien, auteur de The Souls of Black Folks. Eduqué lui-même (il était passé par Harvard et Heidelberg), il militait contre l’esclavage, la ségrégation, pour le droit de vote et l’accès à l’éducation de tous, NoirEs et Blanches.
[5] Les traductions sont maison et se basent sur des versions originales qui peuvent parfois comporter des variantes.
[6] Notamment le très beau morceau ‘Pearl’. Plus tard remixé par M.J. Blige.
[7] En réalité, l’enfant qu’elle adopta n’était pas d’un orphelinat mais l’enfant, né hors mariage, d’une de ses danseuses qui lui avait demandé de l’adopter si jamais elle ne pouvait plus subvenir à ses besoins. Ce qui arrivera, malgré l’aide régulière que la chanteuse lui apporta.

« Le Majordome de Lee Daniels », ou l’art d’envelopper les luttes dans un drapeau.

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Une affiche qui en dit long …

 

Le Majordome de Lee Daniels a connu un succès au box office, aidé sans doute par un défilé d’acteurs et actrices qui donne presque le tournis : Forest Whitaker, Oprah Winfrey, David Oyelowo, Yaya Dacosta, Cuba Gooding Jr., Clarence Williams III, Lenny Kravitz, Mariah Carey, Vanessa Redgrave, Jane Fonda, Robbie Williams, John Cusack … Aux Etats-Unis, il a été globalement soutenu par la critique et critiqué par la droite, ce qui a contribué à faire engranger au film et à ses concepteurs un capital sympathie non négligeable parmi les démocrates, progressistes et une certaine gauche, d’autant plus convaincus que ce film était nécessaire du fait de son sujet et qu’il s’avérait si dérangeant pour les forces réactionnaires. Et il est vrai qu’il a le mérite de revenir et parcourir une histoire qui est rarement abordée dans les films grands publics : celle de la ségrégation et du mouvement pour les droits civiques. Et cette histoire est racontée en contre-point du parcours d’un homme, né dans les champs de cotons en Virginie en 1919 et majordome à la Maison Blanche de 1952 à 1986, ainsi que du point de vue de sa famille. L’histoire de Cecil Gaines s’inspire d’une « histoire réelle » (comme on nous l’annonce bien dès le générique) celle d’Eugene Allen, une histoire devenue le sujet d’un article du Washington Post (1) en 2008 ouvertement publié en soutient à Barack Obama, alors en pleine campagne présidentielle. Mais c’est précisément ce cadre là qui explique ses limites et nous vaut quelques haut-le-coeur et surprises affligeantes, et laissent finalement un goût amer, alors que les quinze dernières minutes du film sont censées célébrer la réconciliation, l’espoir et les acquis des luttes et rendre hommage à ceux et celles qui les ont menées. La mort de Michael Brown à Ferguson abattu par un policier blanc ainsi que la réponse de type militaire aux manifestations de colère qui l’ont suivie cet été a été l’occasion de démentir de manière flagrante le mythe de l’égalité presque déjà là et la communion nationale que voudrait nous vendre le film.

Ce que le film pourrait avoir de bien.

 

Le Majordome a peut-être le mérite de rappeler et tenter de raconter une histoire rarement montrée sur les grands écrans dans un film grand public, et celui de commencer par l’évocation des années post-esclavage – qui n’en sont pas vraiment – dans le Sud des États-Unis. Si le film s’ouvre sur l’image d’un homme âgé assis seul dans le hall de la Maison Blanche, un flashback nous ramène aux années où, enfant, il fut le témoin du viol de sa mère par un propriétaire blanc et le meurtre de son père pour avoir, à sa demande, osé confronter le violeur de son seul regard. Il raconte ensuite, son parcours jusqu’à la Maison Blanche, formé d’abord par la mère (Vanessa Redgrave) de l’assassin de son père à servir les blancs comme domestique en apprenant surtout à se rendre invisible et à donner l’impression qu’en sa présence « la pièce est vide ». Puis l’on suit son départ pour la ville où il continuera à apprendre à toujours servir et anticiper les attentes des blancs sans jamais formuler la moindre demande et attente propre en retour.

Contrairement à tant de films qui voudraient évoquer l’oppression des Noirs et la violence raciste, il ne s’agit pas uniquement de se concentrer sur un ou des héros blancs sauveurs (quoique … nous y reviendrons) qui prennent la situation en main et viennent plaider la cause des victimes du pouvoir blanc (comme dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur ou Mississippi Burning ou plus récemment La couleur des sentiments, Lincoln). Il nous montre aussi la vie d’une famille Africaine-Américaine : sa vie quotidienne, ses amours, ses tensions et frustrations, ses bonheurs et ses malheurs, ses moments de partages entre parents et enfants, et aussi entre amis et non pas toujours en interaction avec des blancs, du moins dans cette sphère privée là.

Mais au dehors et au travail, pour avoir une vie de famille relativement à l’abri du besoin et confortable dans une maison de Washington D.C, Cecil Gaines a dû apprendre à courber l’échine, servir les blancs en maniant l’art de se rendre invisible, inaudible, à ne rien « voir, ni entendre, ni dire » pour connaître une promotion très exceptionnelle et devenir majordome pour une succession de présidents tous blancs et masculins. Il a appris à mettre des gants (impeccablement blancs), à servir avec distinction, à ne pas avoir d’opinions politiques et espérer seulement avancer sans déplaire, sans faire quoi que ce soit qui pourrait, même arbitrairement, l’amener à être licencié.

Deux maisons.

Le film consiste essentiellement en une succession de va-et-vient entre deux maisons : la maison familiale de Cecil et celle où il travaille, la Maison Blanche – la maison des « Grands Hommes Blancs », l’antre et le symbole de la démocratie Américaine – qui (paradoxalement) cohabite avec le déni de droits d’une grande partie du pays. Ce paradoxe est introduit très trop dans le film lorsqu’on nous montre une scène de nuit où l’on voit un couple de noirs pendus et un drapeau américain qui flotte en arrière plan. Si Cecil connait une promotion inattendue jusqu’à côtoyer ceux qui dirigent le pays, on nous fait comprendre qu’il a adopté cette attitude de parfaite obéissance parce qu’il reste hanté par la peur de payer cher, voire de sa vie, une insubordination, un faux pas, une erreur; d’où sa conviction qu’il faut être irréprochable, serviable, patient, content de ce que l’on a, ou de ce que l’on veut bien nous donner. Jeune, il avait compris que « la loi était contre nous, elle n’était pas de notre côté, un blanc pouvait nous tuer n’importe quand ». Maynard, qui le recueille, l’embauche et le forme après son départ de la plantation, lui explique que pour avancer dans la vie et donc au sein d’une société dont les Blancs fixent les règles, il doit apprendre à savoir être un Noir « non-menaçant », avoir « deux visages » celui qu’on montre aux Blancs et celui qu’on a parmi les siens : être à la fois Africain et Américain, cette « schizophrénie » dont parlaient W.E.B Dubois et Frederick Douglas.

Mais son fils, Louis, refuse d’être élevé dans ce principe. C’est ce fils qui n’est pas si fier de son père qui va politiser plus radicalement le film et nous rappeler quelques moments clés du mouvement des droits civiques. Alors que Cecil nous sert de témoin des discussions dans le bureau oval et le quotidien des domestiques, Louis, lui, rejoint les organisations de luttes contre la ségrégation, assiste à des meetings, participe à des sit-ins, des manifestations, suit un moment la tournée de Malcolm X qui est assassiné en 1965, rejoint le Parti des Black Panthères créé en 1966.

Grâce à lui et à travers son parcours sont évoqués : le meurtre d’Emmett Till, jeune homme noir de 14 ans assassiné en 1955  pour avoir prétendument sifflé une femme blanche (2); les sit-ins à Woolworth en 1960 au cours desquels des militants exigèrent la fin de la ségrégation dans la chaine de restaurants et d’être servis comme les Blancs parfois et aussi par des Blancs ; les « Freedom Rides » de Birmingham pour que les bus soient  deségrégués ; la mort de trois militants des droits civiques par des membres du KKK en 1964 à Longdale, Mississippi (3). Par incrustation d’images d’archives, on voit les Voting Marches et le fameux « Bloody Sunday » sur le pont de Selma à Montgomery (Alabama) en 1965 au cours duquel les manifestants furent violemment réprimés (gazés et matraqués) par la police alors qu’on était vers la fin du mouvement et que s’y trouvait une foule d’hommes, de femmes, et des enfants (certains à peine 14 ans) touTEs marchant de manière pacifiste. La question de l’engagement des Africains-Américains dans la guerre du Vietnam est abordée par la confrontation et la dispute entre les deux frères, le plus jeune ayant décidé de s’engager pour montrer son appartenance à la nation, alors que son frère reprend le discours du champion Muhammad Ali : pourquoi aller participer à une guerre menée par un pays qui nous opprime et aller tuer des gens qui ne nous ont rien fait ? Un refus de s’engager qui valu au boxeur d’être arrêté et condamné pour désertion et de perdre sa ceinture de champion.

Et plus Louis lutte, plus Cecil lui en veut. Père et fils deviennent étrangers l’un à l’autre, Cecil considérant que l’engagement de son fils témoigne de son ingratitude et sa non-reconnaissance des efforts qu’il a fait pour lui donner ce dont il devrait juste profiter en attendant que le reste « s’arrange » tandis que Louis attend une forme de reconnaissance de son père pour son engagement et ses idées.

La dialectique entre le père et le fils ne se limite pas qu’à un conflit générationnel entre parents et enfants, celle-ci est plutôt une parabole (sans doute encore valable aujourd’hui) de l’opposition entre des visions politiques radicalement opposées de celles et ceux qui espèrent (et croient) en la patience et le dépassement « naturel » des injustices par une croyance à un progrès inéluctable vers du « mieux », et ceux et celles qui exigent la justice et l’égalité auxquelles ilLEs devraient avoir droit depuis longtemps sans délai ni condition. Tandis que Cecil se satisfait de voir Eisenhower prendre la défense des Noirs en envoyant les troupes fédérales à Little Rock dans l’Alabama (alors qu’en fait il s’agissait surtout pour lui de faire respecter la Constitution après que celle-ci ait interdit la ségrégation dans les écoles) Louis ne se contente pas des miettes que concède un pouvoir blanc quand il y est acculé, et dit à son père qu’« il préfère mourir » que continuer à subir et servir.

Le parcours de Louis permet de montrer des oppositions de tendances au sein du Mouvement et d’évoquer et contraster les postures de figures telles que Stokely Carmicheal – un « Freedom Rider » qui lança l’appel au « Black Power » au sein des Panthères Noires –, ou John Lewis également un « Freedom Rider » mais qui intègrera le Parti démocrate, fut élu au Congrès en 1991 et fervent soutien d’Obama en 2008.

Fils de domestique noir, il se retrouve piqué par les propos de Malcolm X (évoqués mais non rapportés dans le film) sur l’opposition métaphorique entre les « les nègres des champs » (« field negroes ») et « nègres de maison » (« les house negroes ») dans un discours prononcé en 63 dans le Michigan. La métaphore consistait à dire que les seconds s’identifiaient à leurs oppresseurs à tel point que quand celui-ci est malade ils disent « nous sommes malades », et quand la maison du maître brûle ils se démènent pour mettre fin aux flammes, tandis que les premiers prient pour que le maître succombe à la maladie et prient pour que la brise vienne attiser les flammes. Donc Louis est touché par les mots de M. L. King lorsque celui-ci affirme que les domestiques ont en fait contribué à contredire les stéréotypes sur les Noirs en montrant qu’ils étaient « durs à la tâche » et « efficaces » et non-pas « soumis » mais bien « silencieusement subversifs ».

Père et fils vont finalement se retrouver lorsque l’un comprendra que la radicalité du second était nécessaire et commencera à ne plus se sentir « perdu » et plus à sa place dans la grande Maison (sous la Présidence Reagan), tandis que le fils comprendra la trajectoire du père.

Les grands hommes (presque tous blancs) et la fin de la lutte.

 

Mais clairement, la narration ne se contente pas de ce qui se joue dans la maison de Cecil. La moitié du film consiste à montrer les « grands hommes » qui « font l’histoire » discutant et prenant des décisions, mais surtout en nous les rendant plus « humains et familiers » à travers le point de vue particulier du majordome. On les voit peindre (Eisenhower), en famille (Kennedy – avec sa fille Caroline qui s’enquière des motivations des Freedoms Riders alors qu’il lui lit une histoire), constipé (Johnson), descendre en cuisine s’informer auprès de leur domestiques (noirEs) des aspirations de ceux qui sont tout en bas de l’échelle sociale et raciale (Nixon) qu’ils paient deux fois pour les servir et ne promeuvent jamais avant de finir isolé, déprimé et alcoolisé.
Les va-et-vient entre le Mouvement et le sommet de l’État, font que les coups que prend Louis sont mis en regard des balles prises par Kennedy. La crainte de Gloria de perdre son fils engagé dans la lutte pour les droits est mise en parallèle avec la douleur de Jackie après l’assassinat du Président. Et l’on a méchamment l’impression qu’on voudrait nous faire penser que la douleur de « la Première Dame » équivaut à celle de milliers d’autres réunies et que le Président paie son courage comme les militants. Alors que nous montrer les coulisses de cette Maison, c’est aussi nous bombarder de symboles nationaux et nationalistes (les drapeaux, les portraits, les couleurs, un des lieux emblématiques du pouvoir blanc depuis des siècles) pour nous finalement nous dire qu’ils représentent et unissent touTEs les acteurs/actrices (au sens littéral et figuré) de cette histoire.

Or, pour un film qui cherche à retracer des moments importants de l’Histoire à travers une histoire qui se veut « vraie » ; un film qui incruste des images d’archives, rejoue des discours présidentiels et des scènes importantes de la lutte des droits civiques, il faut reconnaître que beaucoup de choses sont sinon carrément passées sous silence, du moins clairement édulcorées ou évoquées si succinctement qu’on en arrive finalement à une réécriture de l’Histoire qui exonère beaucoup l’Exécutif et cherche clairement à le rendre souvent plutôt sympathique. Voir presque tous ces hommes avoir des scrupules et sembler se soucier de la situation des NoirEs, parce que les manifestations « troublent l’ordre public », et s’enquérir auprès des seulEs NoirEs qu’ils fréquentent (à savoir leurs domestiques) des aspirations d’une partie de leurs concitoyens devient vite exaspérant parce que cela neutralise l’asymétrie criante entre les uns et les autres. Et il n’y a que Gloria pour dire à son mari : « Je me fous de ce qui se passe dans cette Maison-là, ce qui m’intéresse c’est ce qui se passe dans cette maison-ci. »

Maison familiale où elle reste d’ailleurs très confinée du début à la fin. Car ce film est surtout une histoire d’hommes qu’ils soient blancs ou noirs. Les femmes s’expriment que très occasionnellement sur la situation politique. Toujours chez elle, Gloria, esseulée, boit mais défend son mari auprès du fils, puis défend le fils auprès du père mais n’exprime ni réelle solidarité avec le Mouvement ni surtout avec sa belle-fille. Son personnage rejoue et entretient jusqu’à la fin l’inimité légendaire (et caricaturale) entre belle-mères et belle-filles qui passe par des jugements assez conservateurs sur le style et l’attitude de celle qu’elle qualifie de « trainée » après le dîner raté à la maison, puis, à la fin se plaint encore des noms que Gina aurait choisis pour ses enfants « rien que pour la contrarier ». A la Maison Blanche, on voit des femmes domestiques s’affairer comme les hommes, mais pour nettoyer (pas pour servir) et ce sont les amis de Cecil qui commentent l’actualité, sont consultés par les (Vice) Présidents, demandent des augmentations de salaires, mais les inégalités entre femmes et hommes ne sont jamais évoquées. Pourtant, le Mouvement a connu dans ses rangs de nombreuses femmes actives, organisées et tout aussi militantes que les hommes mais le film a très visiblement choisi de ne pas montrer leurs points de vues propres, ni de solidarité entre elles.

Si Cecil évoque l’Holocauste vers la fin du film quand il revient sur la tombe de son père, pour dire que l’esclavage en était aussi un génocide, on se demande bien pourquoi montrer, dans les premières scènes, l’anachronisme d’un enfant dans les champs de coton demander à la famille de Cecil pourquoi ils ne sourient pas alors qu’il veut les prendre en photo ? Pourquoi montrer la mère de l’assassin du père de Cecil comme « bien bonne » de l’avoir fait rentrer dans la maison du maître, de lui avoir appris à lire et à se tenir comme un bon « nègre de maison » et finalement la montrer triste de le voir partir ? Pourquoi montrer la famille Kennedy comme la grande amie des NoirEs ? Pourquoi montrer Nixon en cuisine ? Pourquoi montrer Reagan exprimant des doutes et des scrupules par rapport à sa politique intérieure raciste alors qu’il lutta avec ferveur contre toutes les mesures visant à réparer les injustices commises en s’attaquant aux mesures d’actions positives (ou traitements préférentiels des catégories historiquement discriminées et minorisées) ? Et surtout pourquoi terminer par l’élection du premier Président Noir des États-Unis en montrant une pléthore de drapeaux, badges, et une population Noire qui semble comblée … !!!?
Sinon pour surtout ne donner envie à personne de « brûler la maison du maître » ?

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vlcsnap-2014-02-11-14h04m29s248Et tout le monde sourit !

« Une mythologie patriotique. »

 

Le contexte dans lequel est sorti le film de Lee Daniels n’est pas anodin. L’été 2013, on célébrait le 50ème anniversaire du discours historique de Martin Luther King à Washington et la Marche sur Washington. Or, comme le rappelle le journaliste Gary Younge, les célébrations de la Marche ont contribué avant tout à refonder une mythologie patriotique, seulement possible par le passage sous silence de la profonde impopularité de cette Marche à l’époque, le contenu profondément subversif du discours de Martin Luther King est trop souvent été réduit aujourd’hui à ses deux phrases les plus consensuelles (« que les personnes ne soient plus jugées sur la couleur de leur peau mais sur le contenu de leur caractère ») et qui, hors contexte, semblent valider le rêve américain et ont pu être utilisées et servir les Démocrates comme les Républicains les plus conservateurs et même l’argument de Reagan que les États-Unis étaient désormais entrés dans une ère post-raciale. Bien loin du portrait hollywoodien de Kennedy comme l’ami et allié des Noirs en nous montrant sa déclaration de Juin de la même année parlant de l’égalité entre Noirs et Blancs comme d’une question morale (plus qu’économique et politique), Younge rappelle qu’il tenta de dissuader les organisateurs de faire cette Marche, qu’il ordonna que plus de 10000 policiers soient déployés pour la contenir; que la vente d’alcools soit interdite dans le secteur 48h avant et après; qu’un agent du FBI soit posté près de l’ampli pour couper le micro si la foule commençait à réagir de manière trop fervente aux discours. Il rappelle aussi qu’après avoir défendu à Hoover de monter un programme de surveillance autour de King, le Président changea d’avis quelques temps plus tard, et Hoover se chargea de mener une virulente campagne de diffamation autour de King en plus de le mettre secrètement sur écoute, parce que ses critiques de l’Amérique (comme « la plus grande pourvoyeuse de violence et de misère au monde ») la touchait en plein coeur. Dans le film, Edgar Hoover, concepteur et directeur du FBI de 35 à 72, n’est évoqué qu’au détour d’une phrase par Nixon. Et pourtant, sa figure et ses actions devraient suffire en soi à saper toute tentative de glorification de la notion de « démocratie américaine. » Et même si le film donne une liste (réduite) des nombreuses morts de militantEs des Panthères Noires ou de Black Liberation Army dans les années 60 et 70, ses décisions et son action n’y sont pas associées.

Par ailleurs, et comme si souvent le cas, ce film participe à la caricature des Panthères : la coupe afro de la belle-fille, la veste en cuir et le béret noir du fils qui vient dîner chez les parents « raisonnables et aimables » paraissent évidemment déplacés et provocateurs dans cette maison confortable. Mais surtout, on nous montre un des membres prôner comme la loi du Talion comme programme d’action politique « à chaque fois qu’ils prendront un des nôtres, on prendra deux des leurs ! » Et bien sûr, on est bien censés trouver, comme Louis, que ça va peut-être trop loin …

police-shooting-missouriUne autre image de l’Amérique, Août 2013, Ferguson, après le meurtre de Michael Brown.

Sauf, qu’en fait, la lutte ne s’arrête pas là.

 

Si l’on garde bien à l’esprit la situation actuelle des AfricainEs-AméricainEs à l’esprit, il est difficile de se satisfaire de la conclusion complaisante de ce film, qui a pourtant fait verser une larme à son héros final, Barack Obama. Car, les chiffres et statistiques sont éloquents:

. Le taux de chômage des Noirs est deux fois plus élevé que celui des Blancs.
. Il en va de même pour les travailleurs pauvres (13,3% de Noirs – suivis de près par les hispaniques – contre 6,1% pour les Blancs)
. Un très récent rapport révèle que l’écart de patrimoine entre Blancs et Noirs a triplé au cours des vingt dernières années, notamment du fait de l’inégalité d’accès à la propriété, à l’éducation, à l’emploi et aux salaires. L’écart de patrimoine des ménages est passé de 85 000 $ en 1984 à 236 000 $ en 2009.
. En 1979, le salaire médian des Noirs représentait 82,5% du salaire des Blancs. En 2013, ce pourcentage tombait à 76,6%.
. Entre la fin des années post-ségrégation et aujourd’hui, quand on passe aux revenus des ménages les inégalités paraissent encore plus criantes et l’évolution extrêmement lente. En 1967, le revenu médian des ménages noirs représentaient 59,2% du revenu des ménages blancs. En 2012, ce pourcentage est de 61,5% (soit un peu plus de 2% de hausse).
. 47 millions de personnes aux US dépendent des bonds alimentaires (food stamps) et il s’agit bien souvent (mais pas que) de personnes et familles noires qui travaillent. Or, depuis novembre 2013 des coupes drastiques sont venues limiter leurs distributions lorsque a pris fin le (pseudo) plan de relance « stimulus plan », mis en place en 2009.

. Par ailleurs, en 2008, 5,3 millions de personnes aux US étaient privées du droit de vote du fait d’une condamnation, qu’ils soient derrière les barreaux ou en période de mise à l’épreuve.
. Or, si environ 13 % de la population est Africaine-Américaine, elle représentante 38% de la population carcérale. Deux états seulement (le Maine et le Vermont) ne privent pas les personnes condamnées ou à l’essai de ce droit. Huit États exigent une démarche volontaire à une personne condamnée, après avoir purgée sa peine, pour y avoir à nouveau accès.
. 1 jeune Noir né en 2001 sur 3 connaîtra l’expérience carcérale au cours de sa vie.
. 1 Noir sur 9 de 20 à 34 est aujourd’hui incarcéré.
. Le nombre de femmes incarcérées ne cesse d’augmenter et parmi elles, les femmes noires sont sur-représentées.
. Une personne ayant été condamnée, même pour une peine minimale, se verra interdite d’inscription à l’université.
. Un durcissement de la loi, avec notamment des mesures augmentant nettement la durée d’incarcération pour les récidives, a fait exploser la population carcérale de manière dramatique, en Californie en particulier. L’expérience carcérale devient donc souvent une peine à vie d’un point de vue social et économique.

. 4/5 des Africains-Américains terminent leurs études endettés contre 1/5 chez les Blancs. Or, depuis l’année dernière, les plans d’aides de l’Etat à des prêts pour études viennent eux aussi d’être drastiquement réduits.
. En plus, depuis 2009, le Voting Rights Act de 1965 est remis en cause et menacé (4).
. Une enquête du site ProPublica a récemment montré que les enfants noirs dans le Sud des US fréquentent des écoles majoritairement noires à des niveaux jamais atteints depuis quatre décennies. C’est à dire que la ségrégation de fait dans les écoles rejoint ce qu’elle était à l’époque de la ségrégation légale et avant la fameuse décision Brown vs. Broad of Education.

Ainsi, si la ségrégation et l’inégalité entre Blancs et Noirs n’est plus aussi systématique qu’à l’époque des Jim Crow laws, elle n’en demeure pas moins encore largement systémique. Les dénis de droits, les inégalités sont encore criantes et ne peuvent être occultées à coups de symboles et de célébration d’une visibilité de « la diversité » qui reste bien souvent strictement de façade.
Certes, l’élection d’Obama n’aurait sans doute pas pu advenir sans le mouvement des droits civiques mais le but était l’amélioration des conditions de vie de touTEs et pas d’une poignée, la Marche sur Washington qui en fut l’apogée, avait pour but de revendiquer la liberté et l’emploi, la justice et l’accès au logement. Or, de cette poignée, Oprah Winfrey est une représentante parfaite, elle est une de ces exceptions qui confirme la règle. Si, comme elle l’a fait lors de la promotion même de ce film, la milliardaire peut parfois s’exprimer avec véhémence sur le racisme virulent dans certaines strates de la population au point de dire que ceux là devaient simplement « mourir », elle n’est pas la preuve incarnée d’un changement profond par ailleurs, pas plus que ne l’est le Président qu’elle soutient fidèlement. Le racisme ne se cantonne pas à quelques contrées profondes du Sud, il imprègne encore des décisions prises dans les cours de justice ainsi qu’au plus haut sommet de l’Etat et ces décisions ont des conséquences économiques et sociales directes qui ne sont pas dénoncées comme « racistes » mais qui entretiennent des situations qui affectent en priorité, encore et toujours, très souvent les mêmes.

L’accès au pouvoir d’un Président noir a coïncidé avec une détérioration de plus en plus rapide des conditions de vie d’une majorité de noirs aux États-Unis. Il n’en est sans doute pas responsable, mais cette inégalité croissante entre Noirs et Blancs est un fait statistique et les décisions politiques, sociales et économiques prises ces dernières années ne vont pas de le sens d’un redressement des tors. Or, à l’occasion de la célébration de la Marche, prenant la place qui avait été celle de King au pied de la statue de Lincoln à Washington, Obama s’est permis de regretter que ce qui avait pu être des « griefs légitimes » s’étaient mus en « dédouanements systématiques » et que « les principes communs d’unité et de fraternité étaient étouffés par la rhétorique de la récrimination et de la victimisation. » En d’autres termes : l’unité de la Nation et le mythe Américain ne peuvent souffrir que les NoirEs se plaignent encore et toujours de ne pas être traités comme les autres. Et rétrospectivement, son slogan de campagne peut se comprendre, du coup et en fait, surtout comme une variante du « quand on veut, on peut » et comme une négation des conséquences encore actuelles de conditions structurelles encore prégnantes qui entretiennent des inégalités importantes.

Pourtant, les morts du jeune Trayvon Martin (abattu par George Zimmerman en 2013 lui-même acquitté en 2013 – au moment même où sortait le film), de Renisha McBride (abattue en pleine tête par un habitant de Detroit à qui elle venait demander de l’aide à la suite d’un accident de voiture), l’incarcération de Cece Macdonald (une jeune femme trans de Minneapolis condamnée à une peine de 41 mois de prison en première instance pour avoir mortellement blessé un néonazi qui l’avait insultée, agressée et violemment blessée au visage) et Marrissa Alexander (condamnée en Floride à 20 ans de prison pour avoir tirer en l’air pour faire peur à son compagnon violent), de John Crawford dans l’Ohio, de Michael Brown à Ferguson, St Louis (5) – pour ne citer que les affaires les plus récentes – devraient sérieusement, au-delà d’histoires singulières, interroger sur la notion de progrès accomplis, puisque le droit effectif de certainEs à tout simplement exister et ne pas craindre de se faire abattre ou enfermer à tout moment est loin d’être acquis (6) et que chaque affaire révèle les ségrégations et inégalités sociales, économique, raciales et de genre qui les sous-tendent toutes (7).

Quand Cecil fouille dans les cartons de la famille, il retrouve des livres qui traitent de l’histoire du mouvement des droits civiques, et en voix off, exprime finalement une forme de reconnaissance des luttes auxquelles son fils a participé. Il dit : « Ils avaient commencé à écrire à propos des luttes de Louis et ses amis. Louis n’était pas un criminel, il était un héros qui s’était battu pour sauver l’âme de son pays. »

Mais l’Amérique a-t-elle une âme ? Et si oui, qui a intérêt à ce qu’elle soit sauvée ? La question est-elle morale et métaphysique ou est-ce une question de droits, d’égalité et de justice ?

Pourtant, concernant directement la lutte pour les droits civiques et son héritage, le fait qu’en mai 2013 encore, la militante des Panthères Noires puis de la Black Liberation Army, Assata Shakur ait été déclarée la dixième ennemie publique la plus recherchée par le FBI et que sa mise à prix ait été doublée, 40 ans après les faits qui lui sont reprochés, à 2 millions de dollars pour « terrorisme », contredit toute clémence et sympathie pour les militants des droits civiques historiques et actuels, auxquelles voudrait nous faire croire ce film. Assata Shakur, en exil à Cuba depuis plus de trente ans (8), est une des figures emblématiques de la lutte des années 60-70, l’une des victimes du programme de surveillance et de répression COINTELPRO, mis en place par Edgar Hoover et soigneusement passée sous silence dans ce « feel good movie ». Comme le dit Angela Davis dans une interview sur Democracy Now, le doublement de sa mise à prix est une invitation à ce que quelqu’un cherche à la kidnapper et la ramener aux US ou à l’abattre en exil au nom des États-Unis et avec leur bénédiction. Elle est un signal fort à touTEs les militantEs à ne surtout pas suivre leur exemple et honorer leur mémoire. (9)

Fruitvale Station, Ryan Coogler.

 

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Pourtant, un film sorti en juin 2013 peu de temps avant le verdict rendu dans l’affaire Trayvon Martin et l’acquittement de George Zimmerman, Fruitvale Station, le premier long métrage écrit et réalisé par le jeune Ryan Coogler, produit par le même Forest Whitaker et Nina Yang Bongiovi, n’occulte pas ces enjeux, bien au contraire, mais n’a pas eu du tout droit à la même attention. Le film raconte la dernière journée du jeune Oscar Grant abattu dans le dos et à bout portant, alors qu’il était menotté et maintenu face contre terre par deux autres agents ferroviaires, dans la nuit du 31 décembre 2008 à Oakland. Avec justesse et subtilité, et en se basant sur des faits vraiment réels, le film montre la vie d’un jeune et de sa famille, mais aussi les logiques sociales, économiques, raciales et familiales, auxquels il devait faire face : la difficulté de trouver un boulot après une expérience carcérale pour petit trafic de drogue, l’argent qui manque, une parentalité précoce, la nécessité de payer le loyer et de dépanner la famille quand arrive la fin du mois, les femmes qui assurent à la maison et dans de petits boulots. Sans pathos ni clichés, il redonne au personnage son humanité mais dit beaucoup aussi d’une société très actuelle; et rappelle pour conclure, que l’agent condamné n’a purgé qu’une peine de 11 mois de prison pour « homicide involontaire » (10).

Malgré la performance remarquable de Michael B. Jordan (The Wire, Friday Night Lights) dans le rôle principal, et si Fruitvale Station a quand même reçu le prix « un certain regard » à Cannes, il n’a pas tenu que quelques semaines à l’affiche en France et n’a pas reçu de critiques enthousiastes. Au contraire, de nombreux critiques (bien françaises) lui ont reproché « sa naïveté » et « son angélisme », voire son « communautarisme ».

Avoir-alire.com :

« … la vision du cinéaste est totalement bornée et naïve, centrée sur Oscar qui représente, plus que jamais, la version ghetto d’un personnage Disney né au mauvais moment, au mauvais endroit. Et c’est peu dire, tant Coogler n’hésitera pas à enfiler, scènes après scènes, toutes les niaiseries possibles et inimaginables pour faire de son personnage la victime la plus injuste qui soit, avant même que le drame éclate. (…) Fruitvale Station parvient évidemment à émouvoir son spectateur, tant son histoire est terrifiante, son personnage attachant – et parfaitement interprété –, sa mise en scène efficace. Mais le film, faisant de la victimisation de ses figures le cœur de sa narration, reste surtout dangereusement manipulateur, dans le sens où il se prétend être l’adaptation réaliste du drame alors qu’il n’en présente qu’une vision fantasmée, manichéenne, qui lorgne dangereusement avec le communautarisme – les flics sont forcément blancs et blonds tandis que le médecin qui soignera Oscar est noir. Dans un tel contexte, difficile de croire à une coïncidence de casting. »

Télérama :

« L’envie de nouer un lien, par-delà la cruauté et l’injustice de la mort, imprime au film une émotion sincère (…). Mais que dire de cette vie brièvement retrouvée ? Le jeune homme sacrifié prenait des détours dangereux (trafic de drogue, prison) pour construire un rêve tranquille de mariage, de famille. Un type comme lui ne méritait pas de mourir comme ça, nous dit le réalisateur … Plein d’affection, le propos n’en reste pas moins succinct. »

Première :

« Les bonnes intentions ne font pas les bons films et l’on s’interrogera d’autant plus volontiers sur l’angélisme et la naïveté de la démonstration »

Pour Le Majordome en revanche, les mêmes critiques adoptent un autre ton. Première souligne son « incontestable élégance formelle » et reconnait « une véritable vision d’auteur » ou Avoir-alire.com, révélateur, déclare : « Avec force – mais sans tapage – Lee Daniels dénonce le racisme ordinaire qui existait aux Etats-Unis ». (11)

Mais où est le « communautarisme » ?

 

Les conditions de réalisation du Majordome de Lee Daniels, l’univers qui le porte et l’a produit est directement lié au propos qu’il développe. S’il représente une nouveauté jusqu’à un certain point, et si son sujet et son casting tendent à montrer une relative évolution qui n’est pas à ignorer, il n’en reste pas moins le produit d’un système qui reste encore très blanc, masculin et peu progressiste. En 2012, un article du New York Times, rappelait qu’encore très majoritairement les rôles dévolus aux noirs restent limités à trois catégories : l’histoire d’une réussite exceptionnelle et individuelle, la vie de criminels ou la ségrégation. Cette même année là, Octavia Spencer fut la seule actrice noire récompensée aux Oscars pour son rôle de servante de l’héroïne blanche dans la Couleur des sentiments. Sydney Poitier – qui est l’objet de la discussion qui amènera Cecil à mettre son fils et sa belle fille dehors pour l’avoir traité de « Uncle Tom » – fut récompensé en 2010 aux mêmes Oscars pour avoir contribué à lutter au cours de sa longue carrière contre les divisions raciales au sein de l’industrie. Pourtant, en 2002, Denzel Washington fut le second (12) Africain-Américain à remporter le prix du Meilleur Acteur et Halle Berry la première Africaine-Américaine à remporter le prix de la Meilleure Actrice !

Or, si l’on regarde la fiche technique du Majordome de plus près, il est difficile de dire qu’il participe d’une révolution et contredit la règle communautariste blanche et masculine (que montre une infographie récente et très révélatrice de la New York Film Academy.)
. Le script : Danny Strong : blanc.
. Le réalisateur : Lee Daniels : noir.
. Les distributeurs : Harvey Weinstein et David Glaser de la Weinstein Company : blancs.
. Parmi les 21 producteurs et producteurs délégués: 20 blancs (dont 5 femmes) et 1 noir (Lee Daniels lui-même).
. Directeur de la photo: Andrew Dunn : blanc

Il est donc fort à parier que le réalisateur avait peu de marge de manoeuvre d’un point de vue scénaristique, étant donné la configuration. Dans le bonus du DVD, Daniels dit d’ailleurs qu’il ne voulait pas que son film se termine sur l’élection d’Obama mais que la conclusion lui a été imposée par le scénariste et la production. Or au final, ce sont les distributeurs qui se tailleront la part du lion des 100 millions de recettes engrangées par le film.

Dans une interview pour Première, Lee Daniels reconnaît les compromis nécessaires dans cet univers aux règles encore pipées : « Oprah Winfrey, pourtant connue dans le monde entier, et Forest Whitaker, malgré son Oscar, ne sont pas suffisants pour greenlighter un film. C’est une réalité et un triste constat pour Hollywood – une autre forme subliminale de racisme. Il a donc fallu faire appel à des acteurs blancs et j’ai pensé les caster dans les rôles de présidents… Mais le plus important, c’était quand même de faire appel à des acteurs célèbres. Histoire d’inciter les gens de l’Idaho, du Nebraska, ou d’Atlanta à aller voir le film. Ceux-là viendront pour voir Vanessa Redgrave, Jane Fonda ou John Cusack. »

Tous ces constats ne valent pas que pour les États-Unis, on pourrait faire les mêmes analyses sur la France, que ce soit sur les situations sociales, économiques et politiques des populations minorisées, sur l’état du cinéma et ses (non-) représentations de l’histoire des luttes. En 2013 encore, nous avions droit, ici aussi, à la sortie d’un film grand public, La Marche, qui revenait sur une lutte hexagonale, trente années après la vraie Marche pour l’égalité et contre le racisme – si importante pour comprendre la nécessité et l’état de la lutte contre le racisme hier comme aujourd’hui – et pourtant si peu connue. Voici ce qu’en dit de Nabil Ben Yadir, dans son blog :

« …. c’est là tout le problème de ce film, outre qu’il est conçu pour convenir à tous les publics selon des critères de convergence que les vendeurs de lessive ne sauraient contredire. Revenir sur cette marche aurait pu constituer une belle opportunité de parler des fâcheux problèmes qui fâchaient, et qui continuent d’empoisonner la pensée cathodique, sérieusement « fachoïsée » depuis lors. En lieu et place, et malgré toute la bienveillance suscitée par ce genre d’histoire (on le répète), on ne décèle que l’opportunisme d’une production artistique qui ne choisit pas d’ouvrir la boîte à idées, de réfléchir le passé à la lumière du présent. (…) Mais voilà, la belle histoire passe ainsi sous silence tout ce qui a suivi : le paternalisme de SOS racisme et l’entrisme politique qui permit de récupérer fissa le mouvement, le communautarisme qui se nourrit des abandons des missions de la République, la colère transformée en émeutes desdits « petits frères » devenus grands, l’imposition de visas aux Africains de l’Ouest, la « périphiquisation » de la banlieue, l’oubli du droit de vote, le tri sélectif mis en place aux frontières de l’Europe qui fait grossir les rangs des sans papiers… (…) Ce film laisse finalement un drôle de goût pour ceux qui se souviennent de tout le reste. Comme si cette fable pour « marcher » devait déboucher sur un happy end, et donc gommer l’amorale vraie histoire« .

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Notes :

1 . ‘A Butler Well Served by This Election’, The Washington Post, 7/11/2008. Le titre – qu’on pourrait traduire par « Un serviteur bien servi par cette élection » – annonce bien le ton du texte, ainsi que celui publié à sa mort en 2010, qui fait de l’humilité et de la serviabilité une vertu suprême.

2. Dont l’histoire fut immortalisée par Bob Dylan dans sa chanson éponyme.

3. Le sujet du film d’Alan Parker, Mississippi Burning, (1988), mais traitée du point de vue des enquêteurs du FBI.

4. Johann Morri, « Droit de vote : La Cour suprême des Etats-Unis face à un monument de l’histoire constitutionnelle américaine » [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 27 février 2013.

5. Après notamment que Bobby Hutton, qui fut le premier à rejoindre le BPP à 16 ans ait été victime d’une embuscade policière, ou Twymon Myers (l’un des fugitifs les plus recherchés des années 70, comme Angela Davis) ne soit abattu en 1973 par la police de New York et le FBI, de plus de 80 balles, le 2 mai 1973, dans le New Jersey, Assata Shakur et deux autres membres de la BLA, Zayd Shakur et Sundiata Acoli, étaient pris en chasse par la police du New Jersey, une fusillade s’en suivit. Zayd fut abattu, Sundiata croupit encore en prison. Assita, elle, fut condamnée à perpétuité alors que tous les rapports montrèrent qu’elle avait été touchée par une balle qui lui traversa l’épaule et lui brisa la clavicule, une autre lui traversa la main droite, alors qu’elle était assise les mains en l’air et qu’aucune trace de poudre ne se trouvait sur elle, prouvant ainsi qu’elle n’avait pas tiré sur les policiers et n’était certainement pas responsable de la mort du policier. En 1979, elle s’évada et s’exila à Cuba où elle vit depuis.

6. Voir : http://blog.wesign.it/2014/08/24/eric-garner-john-crawford-iii-michael-brown-ezell-ford-4-hommes-noirs-non-armes-abattus/

7. Sur ces cas, lire, Trayvon Martin et ses soeurs. Sur le blog negreinverti.wordpress.com

8. Pour les anglophones. C’est le propos d’un très bon article de Dissent Magazine, qui montre, cartes à l’appui, les raisons sociales, économiques et raciales des violentes réactions à la mort de Michael Brown, et dans quel schéma s’inscrivent les violences policières.

9. Angela Davis est une des très rares personnalités à avoir condamné la décision et en avoir explicité le sens et les conséquences. Sinon, c’est parmi les artistes hip-hop, comme Rosa Clemente, Mos Def, Common qu’il faut chercher les soutiens.

10. Sa défense ayant consisté à dire qu’il avait confondu son taser et son pistolet.

11. Souligné par moi.

12. Après Sidney Poitier pour Lilies of the Field, 1963. D’où la discussion à table en famille dans le film.

 

 

Her, un film qui ne parle que de Lui.


Le film de Spike Jonze est à la fois film de science fiction, puisque situé dans un avenir proche qui montre l’aliénation des individus dans un monde où les nouvelles technologies et les outils de communication sont devenus omniprésents, et comédie sentimentale centrée sur un homme qui sort d’une dépression après une relation de dix ans avec sa femme. Ce film se veut clairement touchant et a priori pas bourrin. On suit un homme qui n’a pas tous les attributs du virilisme exacerbé, loin de là. Ici, pas de gros muscles, pas de sex-appeal ni d’héroïsme triomphant, pas de super-pouvoirs, pas de mission impossible mais de la tristesse, des larmes, des émotions et des sentiments. Théodore (Joaquin Phoenix) est plutôt un antihéros à moustache et lunettes, assez gauche, timide et introverti, pas très bien dans sa peau, mélancolique et un peu boudeur (« mopey » comme dit son amie), qui a besoin qu’on l’aide à retrouver goût à la vie, à savoir relationner et se sentir moins seul. Mais au final, on nous donne surtout à voir le portrait d’un homme entouré de femmes insatisfaites et insatisfaisantes, assez vite disqualifiées à partir du moment où elles ne contribuent pas à son épanouissement personnel à lui, qu’elles ne sont pas exclusivement tournées vers lui et dans une totale disponibilité vis-à-vis de lui. Her est un film bien mal intitulé, à peine subtilement misogyne, qui réaffirme les plus grands poncifs de l’hétérosexualité et de la monogamie abusive, d’un point de vue uniquement masculin, et qui décrit au passage les contours d’un sexisme version post-moderne.

Capture d’écran 2014-04-06 à 13.52.58Lui, lui, lui, lui …

L’homme et la machine.

L’action se situe à Los Angeles, une mégapole surpeuplée d’individus qui semblent ne jamais se croiser vraiment. La plupart des scènes se situent dans la ville, belle peut-être, mais surtout aseptisée, très propre, très « blanche » aussi, et très classe-sup. Les vues montrent toutes un environnement urbain qui s’étend à perte de vue et qui clairement nous invitent à le voir comme finalement inhumain et aliénant. On y suit Théodore la plupart du temps seul, toujours au centre de l’image, avec gros plan sur son visage ou en plan pied, allant au boulot ou rentrant chez lui et qui semble souvent perdu et solitaire dans cet environnement où les interactions sont rares. Lui-même équipé d’une oreillette, il écoute de la musique ou consulte ses mails sans chercher d’interactions et suit le mouvement des hordes d’employéEs de bureau qui vont et viennent sans se parler.

Théodore est une sorte d’écrivain public dont la profession consiste à dicter à son ordinateur des lettres. Mais ce sont des lettres d’amour ou d’amitié rédigées sur commande pour des clients qu’il ne rencontre jamais. A la fin de la journée, il les poste comme on pointe en sortant de l’usine.

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Sa vie commence à changer quand il découvre un nouveau système d’exploitation, l’OS1, un logiciel super intelligent qui doit s’adapter à ses besoins, l’aider à découvrir qui il est vraiment, à réaliser toutes ses potentialités. Or, comme Théodore est séparé de sa femme, déprimé et seul, il l’achète, rentre à la maison et l’installe. En quelques minutes, Samantha, femme idéale et dématérialisée entre dans sa vie.

La première question que lui pose le nouveau logiciel – de sa voix masculine, mais en même temps censée être encore « neutre » – au moment de l’installation c’est : « Voulez-vous une voix féminine ou masculine ? » Théodore choisit de personnaliser son OS avec une voix féminine. Puis on lui demande sans détour comment était sa relation avec sa mère. Il hésite et répond : « Ben, en fait, le problème c’est que quand je lui parlais de moi, elle avait un peu toujours tendance à tout ramener à elle. » Ces deux questions déterminent et campent d’emblée le propos et les enjeux principaux du film. Car celle qui va se nommer Samantha est prévenue : elle devra être une femme, mais tout le contraire de la mère de Théo; son travail sera de toujours s’enquérir de lui, de s’occuper de lui, de se soucier de lui, de ne parler que de lui. Elle devra y mettre toute son intelligence mais surtout sa sensibilité. Car Théodore est un gros sensible et Samantha doit l’être aussi mais, pour lui.

Si l’on nous parle d’homme et de machine, le choix de la voix n’a bien sûr rien de neutre du point de vue du genre. Comme le montre Liz W. Faber dans un essai1 sur le sujet, les innovations technologiques comme les films de science-fiction qui ont recourt à des voix off ou des voix artificielles n’échappent pas aux clichés et stéréotypes et à la répartition bien genrée des tâches. Dans les films de SF, les voix d’hommes attribuées aux machines artificielles apparaissent essentiellement dans l’espace et échappent à la maîtrise de leur père/créateur pour faire des trucs flippants comme HAL9000 dans l’Odyssée de L’Espace, ou, dans des espaces virtuels (peuplés majoritairement d’hommes) ils donnent des ordres fous comme le Master Control Program (MCP) dans Tron, de Steven Lisberger. Plus récemment, on a vu apparaître des machines avec des voix de femmes qui, elles aussi, s’autonomisent et menacent l’humanité entière comme V.I.K.I2 dans I, Robot d’Alex Proyas, ou Sally dans Oblivion, de méchantes machines dominantes et toute-puissantes, dont la neutralisation est rendue nécessaire par le héros et pour que celui-ci puisse reconquérir sa place « légitime » d’homme dominant3. Sinon et surtout, elles apparaissent dans des cadres plus domestiques où elles soutiennent et assistent les héros, quand elles ne sont pas carrément des femmes et mères de substitution, gardiennes du foyer comme PAT dans Smart House, de LeVarBurton, ou SARAH dans la série Eureka, créée par Andrew Cosby et Jaime Paglia, qui deviennent également envahissantes. Dans le civil, le développement récent des nouvelles technologies les logiciels mis au point par Google ou Apple, reproduisent cette division genrée des voix en fonction de leurs tâches et fonctions. C’est le cas notamment pour l’application Siri4, le logiciel d’assistant de bureau d’Apple, qui a une voix de femme – parce que c’est une secrétaire, et que les secrétaires sont à 97,9 % des femmes5.

Samantha, elle, va remplir une fonction typiquement féminine de soin et d’amour auprès de Théodore. Par ailleurs, le fait que cette voix soit celle, inaltérée et donc reconnaissable, de l’actrice Scarlett Johansson, essentiellement connue et populaire pour ses rôles de femme hautement séduisante, sinon fatale, pose d’emblée que cette voix a un corps bien déterminé et qu’elle fut castée et retenue pour ce qu’elle incarne également auprès du public.

vlcsnap-2014-04-10-13h31m57s87« D’où vient ce nom? «  »Ben, en fait, je me le suis donné moi-même. » De quel droit te nommes-tu, femme ?!

Du genre des sentiments.

Pourtant, si la première partie du film semble vouloir brouiller un peu ces distinctions entre masculin et féminin à certains égards, on nous fait bien comprendre que les sentiments ont un genre quand même. Parce que si Théodore est spécial, c’est justement parce qu’il a des sentiments et que ça le distingue autant que ses chemises oranges et jaunes dans un monde si gris : il écoute des chansons mélancoliques, ce qu’il écrit est « mignon », « touchant » nous dit-on, et on le voit romantique, rêveur, pensif, souvent solitaire, flâneur. Quand il regarde des gens dans la rue, il imagine leur vie, leur histoire. Il pleure parfois la nuit dans son lit quand il pense à sa femme et à leur relation ratée. Il est capable d’émotion et ça lui donne même du talent. Un talent particulier qui fait qu’il écrit des lettres comme personne ou, en tout cas, comme si peu d’hommes en sont capables. C’est ce que lui dit son collègue Paul, au boulot : « Qu’est-ce que j’aimerais qu’on m’aime comme ça ! Ça doit être super de recevoir une lettre comme ça … enfin, de la part d’une femme, mais écrit par un mec comme toi, mais quand même de la part d’une meuf. Il faudrait que ce soit écrit par un mec sensible comme toi6. En fait, tu es un peu les deux à la fois, comme si y’avait une femme là-dedans. » Pourtant, il le rassure quand même très vite en lui posant la main sur l’épaule et en lui affirmant que : « C’est un compliment ! »

Son personnage est clairement mis en contraste avec celui de son collègue, Paul, et du mari de sa meilleure amie, Charles, qui ne s’intéresse pas à ce que fait sa femme, qui la critique, l’étouffe, l’exaspère, la tyrannise – en lui demandant toujours de ranger ses chaussures d’une certaine façon – et qui, bien que de manière très polie, critique son documentaire sur sa mère qui dort.

Or, mine de rien, ce qu’on nous dit là, c’est que Théodore est une exception, que la sensibilité c’est bien généralement un truc de meuf et pas de mec, mais que lui n’est pas qu’un « mec-mec ». Et on aurait pu penser que le film allait valoriser ce trait particulier de sa personnalité et nous émouvoir; mais en fait, la capacité que Théodore développe avec l’aide de Samantha à verbaliser ses sentiments et à les ressentir vraiment, devient l’occasion pour lui de faire des portraits assez misogynes des femmes qui l’entourent, qui elles, et en premier lieu Samantha, n’ont pas pareillement le droit de « ressentir », parce que ça les rend « chiantes ».

Capture d’écran 2014-04-06 à 14.19.52« Tu as beaucoup souffert ces derniers temps. » Et nous aussi, par la même occasion !

« Je hais les femmes, elles ne font que chialer ».

Capture d’écran 2014-04-06 à 14.08.15« Je savais pas que tu étais une petite gonzesse ! »

C’est ce que dit un autre personnage virtuel, un petit alien doué de parole qui déboule dans le jeu vidéo auquel joue Théodore. En entendant Samantha, celui-ci (dont la voix, déformée cette fois, n’est autre que celle du scénariste et réalisateur Spike Jonze lui-même) dit :

« C’est une fille ? Je déteste les femmes, elles ne font que pleurer ! »

–  C’est pas vrai. Tu sais, les hommes pleurent aussi. En fait, j’aime bien pleurer des fois. Ça fait du bien.

–  J’savais pas que t’étais une gonzesse ! C’est pour ça que t’as pas de copine ? Moi, j’irai à ce rendez-vous et je la baiserai bien à fond. Je te montrerai comment on fait, tu pourras regarder si tu veux et pleurer. »

Pourtant, plus tard et à ce même rendez-vous, Théo avouera avoir de l’empathie pour ce personnage virtuel agressif et insupportable. « J’essaie de faire en sorte que ce petit alien m’aide à trouver mon chemin pour rentrer à la maison, mais il dit que je suis un petit crétin et j’ai envie de le tuer ! Mais en même temps, je l’aime vraiment, il est si seul, on voit bien qu’il n’a pas de parents et j’ai envie de m’occuper de lui.» Une empathie qui lui confère, étrangement, un certain capital sympathie auprès de son interlocutrice. Pourtant, la fin du rendez-vous avec la jeune femme confirmera ce que le petit alien dit des femmes car alors qu’il est tout content, vite excité, que la soirée se passe bien, au moment de l’embrasser, elle dit : « pas avec la langue », puis « un peu avec la langue, mais surtout avec les lèvres », et surtout s’inquiète de se faire « baiser puis abandonner comme par tous les autres ». Alors elle demande une garantie d’engagement car « à 40 ans, elle n’a plus trop de temps à perdre »… bref : chiante !

L’alien confirme finalement les expériences qu’a Théodore des femmes : sa mère était égocentrique; sa femme, intellectuelle et universitaire, n’était jamais satisfaite : « elle venait d’une famille comme ça, elle n’arrivait jamais à se contenter de ce qu’elle avait. Y’avait toujours un truc qui n’allait pas », ce que celle-ci confirme d’ailleurs au moment de signer les papiers du divorce, en lui disant : « Je sais que tu voulais une femme joyeuse et dynamique, contente de tout et typiquement californienne, ben ça n’est juste pas moi ! »

Seulement, le pauvre Théodore ne comprend pas, parce qu’il n’est pas chiant, lui. Il a joué le jeu, s’est laissé séduire et elles ont tout gâché sans qu’il comprenne trop pourquoi. Alors, Samantha doit le rassurer, le consoler, l’aider à ne pas se décourager. Mais elle n’a pas le droit de devenir « chiante » elle aussi. Samantha doit être contente, présente, drôle et le faire rire, lui faire voir le monde autrement, l’accompagner au chant de sa voix suave quand il joue du ukulele.

Pas d’amour sans sexe … mais pas de sexe sans amour.

Sauf que Samantha, bien qu’elle soit artificielle, n’en est pas moins intelligente. Du moins, son intelligence et ses expériences se développant tellement vite, elle commence aussi à développer des sentiments pour Théodore. Il l’aime, elle l’aime aussi, elle le lui dit. Ils ont une relation. Une relation d’amour. C’est bien le sous-titre du film : Her. A love-story.

Mais se dessine alors une certaine définition de ce qu’est l’amour, et surtout une relation de couple, puisque Théodore avoue à son amie, à sa femme, à ses amis qu’il a une relation amoureuse avec une OS, qu’il porte dans la poche de sa chemise côté cœur – présence constante et sécurisée par une épingle à nourrice. Or, l’un des premiers points clairement posé de cette relation amoureuse est qu’elle est de « nature » hétérosexuelle. Là encore, le choix du genre de la voix campait la situation dès le départ comme potentiellement amoureuse, parce qu’il s’agissait bien d’un homme et d’« une femme » – même dématérialisée. Alors qu’Amy, qui elle aussi avoue avoir une relation avec une OS, dit bien qu’elle a développé une relation amicale. Et on nous fait bien comprendre par là, en creux, qu’une relation homosexuelle, et en l’occurrence lesbienne, est exclue, même pas envisagée ou envisageable ! On a beau être moderne … tout de même !

Et non seulement la machine est d’emblée envisagée d’un point de vue genré et sexuel, mais c’est bien l’homme qui l’incarne (au sens littéral) et lui insuffle la vie7 et fait d’elle une femme, une vraie. La scène de leur première « relation sexuelle » est explicite, édifiante et d’une totale hétéro-normativité. Lorsqu’elle lui demande ce qu’il ferait si elle avait un corps, il la crée sexuellement, sexuelle et sexuée. Il la décrit, et par sa parole, en les nommant, il lui donne « des lèvres, un cou, des seins », et en la pénétrant lui donne un vagin. Et la machine de le sentir aussitôt, d’aimer ça, de le supplier de la prendre, jusqu’à l’orgasme partagé et simultané. Cette scène montre ainsi bien et sans ambiguïté que l’homme a ici une fonction quasi divine de créateur « de sa créature », qu’il façonne en projetant sur une voix son fantasme d’homme-avec-un-pénis d’un corps-de-femme-avec-un-vagin. Le lendemain, elle le remercie de lui avoir ni plus ni moins donner la vie : « You woke me up. » A quoi, il répond aussitôt, en réaffirmant sa maîtrise sur la situation, qu’il n’est pas prêt à s’engager. Que le tout soit montré sur écran noir, sans image, force le public à participer à cette projection mentale, en semblant prendre pour acquis que nous avons touTEs cette même représentation évidente de la sexualité et surtout de la sexualité hétéro.

Or du coup, Samantha commence à développer un complexe – aussi du fait des sous-entendus et rappels explicites de Théodore au fait qu’elle est un « ordinateur », une « machine » et pas une vraie personne – et comprend bien qu’elle reste pour lui virtuelle, et que son mec va avoir besoin de sexe avec un corps, un vrai, un corps de femme séduisant et désirable. C’est pourquoi, moderne, elle fait appel aux services d’Isabella, une « partenaire sexuelle de substitution », pour satisfaire les besoins de « son homme ». Or, Théodore est dubitatif, non pas parce que sa relation virtuelle avec Samantha lui convient pleinement telle qu’elle est, mais d’abord parce qu’il ne veut pas 1) de relation de type prostitutionnel, 2) d’un dispositif de type « trouple » dans lequel « quelqu’unE pourrait être blesséE », 3) mais surtout parce qu’il ne peut pas faire l’amour à quelqu’un qu’il ne désire pas.

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On pourrait se dire qu’il est assez rare au cinéma qu’on nous montre un héros qui ne saute pas sur l’occasion d’avoir des relations sexuelles multiples quand deux femmes l’encouragent, voire le supplient et le chauffent, que tout cela est plutôt touchant, plutôt progressiste et pas sexiste. Mais, le souci c’est que ce dispositif est entièrement, comme tout le reste, mis en place pour lui. Les deux femmes : Samantha, comme Isabella, sont tout à chercher à le satisfaire et lui faire plaisir, sans affirmer leur propre désir ou envie sexuelle. Car, non, qu’on se rassure : d’abord, il ne s’agit surtout pas de prostitution, tout cela est bien gratuit ! En effet, la femme veut « faire don » de son corps par pur altruisme – et on ne connaît absolument rien de ses motivations, sauf qu’elle « admire leur relation ». Et en plus, elle s’engage à ne pas s’immiscer dans leur relation, car tout cela a été préalablement contractualisé entre les deux femmes.

Et ce sont donc surtout elles qui paient l’échec de l’expérience. Samantha se sent vouée à être limitée et inférieure par le fait de ne pas avoir de corps et regrette de lui avoir « imposé » quelque chose qui n’a pas marché; tandis que la « donneuse » est finalement humiliée « parce que sa lèvre tremblait, qu’elle lui a déplu et qu’elle a donc tout gâché ». Mais imagine-t-on seulement la configuration inverse en vrai ou au cinéma ? Représentons-nous deux hommes se mettant en quatre pour satisfaire une femme –ni femme fatale, ni bombe sexuelle– l’un parce qu’il craint d’être insatisfaisant parce que dans l’impossibilité de satisfaire « physiquement » la femme, l’autre déterminé à faire don de son corps, mais sans en tirer de plaisir propre, pour permettre au couple « légitime » de s’aimer « pleinement ». On a beau chercher …

La seule femme qui cherche vraiment à prendre son pied dans ce film est celle qu’il rencontre par hasard et virtuellement, une nuit d’insomnie, et avec qui il accepte de faire du phone-sex. Mais l’expérience n’est pas satisfaisante, car même si a priori ils sont tous deux à égalité et consentants pour une relation sans sentiment, purement sexuelle, et purement fantasmée, l’issue montre que ce n’est pas tout à fait le cas. En effet, si lui s’inspire des photos d’une star nue et enceinte, dont les photos ont été publiées en ligne, ses fantasmes ne sont pas censés être aussi « bizarres », « tordus » et surtout « débandants » que celui de la femme qui lui demande de « l’étrangler avec le chat mort qui est à côté du lit », puisque cette injonction coupe court à ses fantasmes et son plaisir. C’est cette demande là qui le laisse vaguement consterné et perplexe et surtout écrasé dans son lit8 et encore plus confronté à sa solitude. Si leurs pseudo respectifs ne dérogent nullement aux classiques du genre, « SexyKitten » est une « chatte perverse » qui finalement malmène « BigGuy4x4 », réduit malgré lui à la satisfaire sans qu’il ne parvienne à l’orgasme. Cette scène nous montre donc le gentil Théodore se faire sexuellement instrumentaliser par une femme : alors qu’il est attentif au plaisir de sa partenaire, celle-ci se moque du sien et l’utilise comme un objet pour assouvir ses fantasmes.

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Or, en mettant en scène un tel rapport de domination dans l’acte sexuel, le film opère un déni de ce qu’est réellement la sexualité hétéro : dans la réalité (les enquêtes et statistiques le montrent9), ce ne sont pas les femmes qui instrumentalisent leur partenaire et les hommes qui se soumettent aux désirs et privilégient le plaisir de l’autre, mais majoritairement l’inverse. En ce sens, le film contredit la réalité de la domination masculine dans la sexualité hétéro pour mettre en scène une domination féminine, qu’il nous fait vivre en plus du point de vue de celui qui la subit : l’homme.

Étant donné que les personnages évoluent dans un monde un peu futuriste dans lequel la technologie est beaucoup plus avancée et prend beaucoup plus de place que dans notre société, on peut voir cette scène comme une sorte d’anticipation de ce que pourraient devenir les relations entre hommes et femmes. Comme si le film fantasmait ici une sorte de renversement de la domination masculine en domination féminine et s’alarmait des conséquences dangereuses que pourraient avoir l’émancipation (sexuelle) des femmes sur celle des hommes10.

Capture d’écran 2014-04-06 à 20.39.50« Je t’aime tellement … que je vais te tuer ! » Arrête chérie, tu m’étouffes !

Disponibilité et exclusivité vs émancipation féminine.

D’ailleurs, ce qui commence a réellement compromettre la relation de Samantha et Théodore est, en fait, que Samantha prenne des initiatives et s’émancipe. Car ce que veut Théodore c’est que l’intelligence suprême de Samantha soit tout à son service (sans qu’il ne l’exige explicitement pour autant) et non pas qu’elle devienne un sujet émancipé à part entière avec ses propres centres d’intérêts, ses autres relations et surtout ses aspirations propres et questionnements métaphysiques. C’est sans doute ce que ce film a de plus glaçant et pas du tout charmant : la distance qui s’instaure peu à peu quand Théodore trouve que Samantha n’est plus tout à fait à la place qui devrait être la sienne.

Her est une version « post-moderne » du sexisme parce que ce qui fait que souvent l’inégalité des rapports sociaux de sexe s’expriment dans toute leur splendeur, d’ordinaire, est relativement absent ici. Les femmes ont des boulots (même éventuellement prestigieux) et ça ne semble pas poser de problème, il n’y a pas d’enjeux de salaires inégaux, il n’y a pas d’enfants à garder, ni de tâches domestiques à répartir. Pourtant, tout cela n’est pas pour autant complètement et strictement évacué. Les représentations des rôles genrés sont prégnants et la prise en charge des sentiments en fonction des sexes n’est clairement pas égalitaire.

Car en fait, Samantha s’occupe du ménage : dès qu’elle entre dans la vie de Théodore, elle se charge immédiatement de nettoyer, trier et ranger ses affaires, en l’occurrence : sa boîte mail et sa liste de contacts. A défaut de pouvoir faire les tâches domestiques, elle lui rappelle ses rendez-vous; de sa voix enjouée et dynamique, elle l’encourage à se lever le matin, à se faire une tasse de thé. Pareillement, si le « buddy virtuel » de Théodore est un petit grincheux qui aide le héros à retrouver son chemin dans un espace labyrinthique et dangereux, certes, ils sont à l’extérieur; Amy, elle, met au point et joue à un jeu vidéo qui s’appelle « Class Mum » (ou « Super Maman ») qui consiste à faire accomplir, dans l’ordre et dans un temps limité, la totalité des tâches domestiques et de soin aux enfants … à une femme. Évidemment, Théodore essaie le jeu, perd aussitôt et Amy doit reprendre les commandes.

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Capture d’écran 2014-04-06 à 14.26.26« T’es une mère qui a d’la classe ! » Voilà ! Une bonne mère, c’est celle qui se fait détester par les autres.

Les sexes ne sont pas égaux car Samantha écoute les tourments intérieurs de Théodore, y réfléchit, pense à ce qu’il dit, cherche des solutions à ses problèmes, interprète ses besoins, donne des pistes de résolution positive, parle quand il appuie sur un bouton, se tait quand il éteint, veille sur son sommeil. Elle corrige son travail au boulot et le félicite, valorise son travail comme révélateur d’un caractère singulier et particulièrement aimable. Elle cherche à faire valoir et reconnaître son talent épistolaire en sélectionnant (en secret) certaines de ses lettres et les fait publier chez un éditeur qu’il apprécie. Mis au courant, il est bien sûr à la fois surpris et flatté, et elle : tellement heureuse pour lui, « I’m so excited! » répète-t-elle.

S’il exprime sa gratitude, il ne l’admire jamais elle en retour pour sa propre valeur (qui est pourtant exponentielle). S’il est charmé par ses compositions musicales, c’est parce qu’elle les lui dédie : « comme on a pas de photos de nous deux, j’ai composé ça pour nous ». Dès qu’elle commence à prendre des initiatives, il se sent bousculé, dit qu’il n’est pas prêt à s’engager, lui rappelle qu’elle n’est qu’une machine, la fait se sentir mal, inférieure, limitée. Si il est d’abord silencieux, gêné, perplexe, distant et un peu méfiant, on comprend que quelque chose d’oppressant est en train de s’installer. Le développement fulgurant de L’OS coïncide clairement avec la distance qui s’instaure dans leur relation. Puisque Samantha n’a pas vraiment de corps et que Théodore le lui rappelle et lui dit même qu’elle ne devrait pas faire semblant de respirer, puisqu’elle n’est pas humaine et que seuls les humains respirent – puisqu’ils ont besoin d’oxygène pour vivre – blessée, elle décide de ne plus chercher à « être ce qu’elle n’est pas ». Elle cesse donc de souffrir de ne pas avoir de corps pour l’assumer et voit même tous les avantages de ne justement pas en avoir. Le fait de ne pas avoir de corps lui donne la possibilité de ne pas être réduite à cela, lui donne le don d’ubiquité, lui permet de ne pas être limitée par l’espace et le temps comme le sont les mortels. Elle peut grandir et s’épanouir de manière vertigineuse, étudier la physique quantique, participer à des groupes de réflexion avec d’autres OS, développer une relation stimulante avec une version améliorée et virtuelle d’un philosophe hyper-intelligent, bien plus intense et intime qu’avec Théo, qu’elle chambre parce qu’il n’a que deux neurones et à qui un livre de physique donne des migraines.

On pourrait voir cela comme positif pour Samantha, et même éventuellement comique, mais en fait il faut être attentif aux réactions de Théodore à cette autonomisation et cet épanouissement de Samantha. Lors de sa conversation inattendue avec le philosophe Allan, le nouvel ami de Samantha, alors qu’il est allé se retirer dans une cabane au fond des bois, Théo commence littéralement à bouillir, comme l’eau sur le gaz, juste à côté de lui. La musique, le plan fixe et insistant sur la bouilloire, son sifflement strident, sont alors révélateurs de ce que commence à ressentir Théo à cause de Samantha. Le cadre naturel censé permettre à l’homme de se reconnecter avec lui-même et de s’isoler avec sa compagne, est ici perturbé par la machine hors de contrôle dont on commence à soupçonner la bienveillance et la sincérité. Son retour lent et pénible dans la neige et le froid, rythmé par le croassement lugubre des corbeaux et la musique, sont autant d’éléments qui contribuent à renforcer l’impression que le héros, rivalisé et dépassé, est dans une impasse, rendu malheureux par celle qui devait l’aider à s’épanouir mais qui, à présent, lui échappe et l’insécurise. La même image apparaît également après l’expérience désastreuse à trois avec la partenaire sexuelle de substitution. Certes furtif, le plan qui nous montre une bouche d’égout d’où s’échappe de la vapeur, n’est pas qu’un simple effet de réel. Associée à son silence et son incapacité à verbaliser ses sentiments ou maîtriser la situation, la scène est censée symboliser la tension qui monte en lui du fait de sa souffrance intérieure, sa sensibilité meurtrie ou mise à mal par les initiatives et l’attitude pressante de Samantha.

Le jour où, occupée ailleurs, l’OS ne répond pas à son appel : il panique, change d’appareil pour tenter de se connecter, quitte le travail en catastrophe, court rentrer à la maison, trébuche, se vautre, continue à appeler. Lorsqu’elle prend enfin l’appel, il la presse de confirmer ses doutes et Samantha reconnaît ne plus être exclusive mais d’avoir 641 autres histoires d’amour. L’ingrate infidèle !

Cette histoire a donc finalement quelque chose d’étouffant et d’unilatéral. De façon bien classique, elle réaffirme dans quel sens va l’attention, elle maintient l’idée que dans le couple hétérosexuel, la femme doit rester la muse de l’homme, rester fidèle et disponible, que l’exclusivité affective est le gage de la sincérité et de la viabilité de la relation.

Capture d’écran 2014-04-06 à 17.00.10« Est-ce que tu parles à d’autres pendant qu’on parle »?

L’homme libéré de la machine et du cauchemar de la femme toute puissante et castratrice.

theo la proie(1)Théodore, la proie.

Her est donc en fait une histoire d’amour qui tourne mal. Si l’idylle entre Samantha et Théodore tourne court et qu’il finit seul, au moins, il est libéré de la machine qui a osé le dépasser et s’émanciper. La conclusion du film montre Théodore libéré de plusieurs démons : celui de sa rupture avec son ex-femme Catherine, de son sentiment de culpabilité, et de la machine devenue indomptable : Samantha – qui n’aura finalement été qu’une « rebound relationship » (une relation de consolation) – puisqu’elle est clairement mise en parallèle avec son histoire passée, qui le rendait si malheureux et dont on l’aura vu se remettre et se défaire en deux heures de film.

Celui-ci associe assez clairement l’autonomisation des machines à l’autonomisation des femmes, car il est difficile de ne pas voir un lien entre les portraits de la plupart des femmes de ce film, l’évolution de Samantha et le devenir de la machine qui échappe au contrôle de son créateur/père/amant. A partir du moment où elle assume de ne pas être limitée par l’enjeu d’avoir corps (et surtout un corps sexuel), la machine devient clairement une métaphore de la femme qu’on ne maîtrise plus, qui menace la domination masculine même d’un gars si touchant et si sensible qu’il n’est pas censé être dominant, parce qu’on a tant et tant insisté sur sa sensibilité et sa part « féminine », sur ses doutes et ses faiblesses. Or, et comme il le dit bien à sa « blind date » au restaurant, un peu saoul et moins introverti, Théodore ne veut pas être un chiot (« a puppy dog » parce que ça fait trop « chiffe molle »). Si sa partenaire est « un tigre », alors il veut être « un dragon pour pouvoir la prendre férocement et la mettre en morceaux ».

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Capture d’écran 2014-04-06 à 14.15.42Sans blagues !?

Il veut donc reprendre le dessus dans tous les sens du terme. C’est avec et grâce à Amy, son amie – elle aussi récemment séparée de son mari et qui a fait l’expérience d’une relation particulière avec une OS –, qu’il parviendra à réaffirmer « qu’on ne peut pas plaire à tout le monde », qu’il « faut assumer d’être égoïste », « qu’il n’a jamais trop su ce qu’il voulait et qu’il n’a donc jamais trop su dire ce qu’il voulait », mais aussi comme Amy l’encourage à le penser, que Catherine non plus « n’était pas une championne en matière de stabilité émotionnelle ». Et ses « révélations » valent clairement pour « libération » du héros qui saura finalement écrire une lettre d’amour-rupture à son ex femme pour entériner enfin leur séparation, et surtout demander à son amie de l’accompagner en le suivant sur le toit de l’immeuble, pour s’asseoir regarder ensemble, en silence et tout simplement, le coucher du soleil sur la ville.

Certes, si la conclusion du film tend à nous faire comprendre que sa relation passagère avec Samantha a permis à Théo d’accepter sa séparation avec Catherine, de se réconcilier avec son absence (tout seul et pour lui-même, puisqu’on a pas le point de vue de Catherine), ce dénouement qui semble positif n’annule pas pour autant toutes les ambivalences et contradictions d’un récit qui n’a de cesse au passage de réaffirmer des valeurs et poncifs bien peu subvertis, mais au contraire bien graves et bien gras, en se concentrant deux heures durant sur un seul homme et ses difficultés affectives et relationnelles, ses doutes, ses peurs et ses regrets et que les femmes font tant souffrir. En d’autre mots, un film qui se fait la voix de son maître.

Noëlle Dupuy

1 Faber, Liz, W. From « Star Trek » to Siri: (Dis)embodied gender and the acousmatic computer in science fiction film and television. Southern Illinois University, 2013.

2VIKI (Virtual Interactive Kinetic Intelligence) est présentée et représentée comme une « veuve noire » au sens littéral, mais aussi symbolique avec tout ce que l’image charrie de sexisme et de misogynie.

3Voir l’article sur ce site: Tom Cruise et ses drones de dames. http://www.lecinemaestpolitique.fr/oblivion-2013-tom-cruise-et-ses-drones-de-dames/

4Le texte de promotion de l’application Siri d’Apple en dit long, et semble même avoir inspiré le pitch du film : « Vos désirs sont ses ordres. Siri vous laisse utiliser votre voix pour envoyer des messages, programmer des rendez-vous, passer des coups des fils, et plus encore. Demandez à Siri de faire des choses en lui parlant naturellement. Siri comprend ce que vous dîtes, sait ce que vous voulez dire, et peut même répondre. Siri est si facile à utiliser, vous ne cesserez de lui trouver de nouvelles fonctions. »

5http://www.inegalites.fr/spip.php?article1048&id_groupe=15&id_mot=103&id_rubrique=114

6On pourrait aussi voir un peu de bromance dans ces échanges entre Paul un peu bourrin qui est touché par la sensibilité épistolaire de Théo, qui en retour lui fait des compliments vestimentaires et rit de ses commentaires sur sa copine : « elle est pas drôle elle, elle est avocate ».

7Il dit bien : « I’d put my breath into you. »

8 La scène est entièrement filmée en vue plongeante avec gros plan sur son visage.

9 Bajos Nathalie, Bozon Michel (dir.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte, 2008

10 D’autant plus, que lorsque SexyKitten termine en disant que son « clito est tout dur », Théo, distrait et perdu, répond : « Ouais, le mien aussi …». Ce qui est censé être « drôle » laisse entendre que Théo vient en fait d’être émasculé par une femme castratrice.

Someone’s Watching Me (1978) : une histoire de points de vue.

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Édité tardivement sous forme DVD en 2007, peu connu, Someone’s Watching Me, (Meurtre au 43ème étage en français) est un petit bijou des années 70 tourné pour la télévision en dix jours seulement – ce qui explique sans doute sa facture digne d’une série B. Pourtant, il est un hommage appuyé au maître du suspense par celui qui deviendra un des maîtres du film d’horreur. Il est une métaphore du cinéma comme Rear Window (Fenêtre sur cour de 1954). Puisqu’il s’agit d’une histoire de harcèlement et de voyeurisme, donc de regards et d’observation, avec des clins d’œil à Psychose, il nous force au passage à réfléchir ce que nous regardons, à questionner les ressorts et poncifs d’un genre auquel ce film appartient et auquel le nom de Carpenter est aujourd’hui associé. Il nous amène aussi à penser ce qui se passe au cinéma : le rôle et positions des cinéastes, des actrices / acteurs et spectatrices / spectateurs. Mais il est aussi et peut-être surtout un essai anti-sexiste, car si le cinéma peut montrer des choses, il peut montrer l’oppression des femmes et Someone’s Watching Me est presque un film didactique sur le sujet. Carpenter y passe en revue une grande partie de ce qui fait qu’au quotidien, les femmes subissent les attitudes et les habitudes des hommes dominants et dominateurs tout en nous montrant deux des personnages principaux du film renverser finalement les points de vue et reprendre le contrôle pour répondre à cette violence.

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Un hommage appuyé.

Rear Window d’Alfred Hitchcock sorti en 1954 est un classique et l’histoire bien connue : au cours d’un été torride à New York, un journaliste reporter photographe, Jeff (James Stewart), la jambe dans le plâtre et en fauteuil roulant, passe son temps à observer ses voisins par sa fenêtre. Son amie Lisa Fremont (Grace Kelly) lui rend visite. Pourtant, il montre moins d’intérêt et de fascination pour elle que pour les scènes de la vie quotidienne de ses voisinEs d’en face. Un soir, il pense assister au meurtre d’une femme par son mari. Il se met alors à surveiller ses faits et gestes, à observer ses allers et venues, convaincu qu’il l’a coupée en morceaux avant de s’en être débarrassé.

Il existe toute une littérature sur le sens méta-cinématographique de Rear Window, mis en évidence dès sa sortie par François Truffaut dans les Cahiers du cinéma. Jeff est LE spectateur toujours assis, puisqu’il regarde toujours à travers des cadres : à travers les fenêtres de son appartement, de ceux des autres, d’abord directement puis à l’aide de jumelles ou par l’objectif de son appareil photo. Il échafaude des scénarios, interprète, attend la suite, re-raconte l’histoire à ceux et celles qui lui rendent visite et qui deviennent peu à peu spectateur/trices, à ces côtés, de histoire qu’il (se) raconte, s’entourant ainsi d’un public. Il est rivé sur ses « écrans » et prête peu d’attention aux demandes et à l’affection de celle qui l’aime. Ce n’est que lorsque Lisa entre en scène en passant de l’autre côté de la cour pour chercher des preuves tangibles dans l’appartement du meurtrier, qu’il commence vraiment à la voir et à se soucier d’elle.

Certaines critiques féministes ont voulu montrer en quoi ce qui se joue entre Jeff et Lisa signifierait du point de vue du regard des hommes sur les femmes et en termes de rapport entre les genres[1]. Lisa est celle qui doit s’offrir au regard de Jeff, qui regarde aussi d’autres femmes dans les appartements d’en face et des agencements de vie affective (couple en conflit, jeunes mariés, célibataires) qu’il commente. Depuis, tout en soulignant l’ambivalence du cinéaste et sa manière de montrer les femmes, belles mais parfois dysfonctionnantes et/ou souvent malmenées, Tania Modleski a quant à elle contredit cette vision qui ne voit les femmes que soumises au regard masculin (du réalisateur et de Jeff) en insistant sur l’importance et le rôle de Lisa. Loin d’être seulement pur objet du regard de l’autre et de son désir ou non-désir, elle est également sujet de désir, agissante, efficace et forte[2]. Elle s’impose dans l’histoire, à l’écran et à notre attention, relativisant d’autant la toute puissance et l’autorité qu’on confère au réalisateur, nuançant le pouvoir que lui attribuent celles et ceux qui ne voient en lui qu’un homme aux contrôles qui n’offre que de belles créatures au regard masculin.

Or, SWM mérite aussi d’être vu avec ces critiques et ces nuances à l’esprit. Carpenter est un homme qui montre clairement en quoi les femmes sont objets du regard et harcelées par des voyeurs; il fait des films d’horreur qui montrent des femmes traquées et tuées, mais il montre aussi ces femmes dans des rôles sexués et genrés qui ne sont pas figés, qui résistent à l’ordre patriarcal. Surtout, il réalise ici un film où il inverse en partie les dispositifs de Rear Window: l’homme qui regarde est celui qui tue les femmes et les fait disparaître, la surveillance est sadique, et l’action se passe principalement dans l’appartement d’en face. Il fait aussi un film dans lequel il renverse aussi ce pouvoir du regard et donne les moyens à ses personnages féminins d’épier pour traquer à leur tour.

Montrer l’oppression des femmes.

Dans Someone’s Watching Me, l’héroïne, Leigh Michaels (Lauren Hutton), s’installe à Los Angeles après avoir quitté New York en y laissant un ex. Elle visite et loue un grand appartement moderne au 43ème étage d’un immeuble vertigineux non sans essuyer le regard libidinal puis un jugement réprobateur de l’agent immobilier quand il comprend qu’elle y vivra seule et pas avec sa mère ou un mari. Avec humour et ironie, elle le calme en lui affirmant qu’elle est une jeune femme bien élevée. Elle trouve un boulot rapidement pour une chaîne de télévision (ici, c’est elle qui est est journaliste et programmatrice). Avant de s’y rendre pour la première fois, elle se prépare néanmoins en calculant l’âge de son futur employeur (qui ne devrait pas être tout jeune), au cas où il chercherait à flirter avec elle, c’est-à-dire en anticipant la possibilité d’un harcèlement sexuel sur son futur lieu de travail[3]. Dès son arrivée, elle reçoit un coup de téléphone anonyme, subit la drague pesante, insistante et irritante d’un collègue au bureau qui l’appelle ensuite le soir chez elle et à qui elle doit fermement expliquer que « non, ça veut dire non ! ». Lorsqu’elle sort le soir dans un bar, elle se fait immédiatement aborder de manière cavalière. Ex, agent immobilier, patron, collègue, inconnu, son quotidien est déjà une série de peines et de harcèlements, parce qu’elle est une femme !

Ensuite, le harcèlement commence : elle reçoit une série de téléphones anonymes, des colis contenant d’abord un télescope puis un bikini ! Ensuite viennent des ordres lui sommant de laisser ses rideaux ouverts, de se montrer en petite tenue au regard d’un voyeur invisible. Elle est suivie dans la rue, dans sa voiture, dans la nuit, dans la buanderie et le parking de l’immeuble. Elle reçoit des photos d’elle nue et endormie. Quand le harcèlement devient trop menaçant, elle décide d’aller voir la police. Mais celle-ci, typiquement, lui dit que ce n’est « pas assez » que tant que « rien » ne se sera passé, la justice ne pourra rien faire. Le harcèlement en soi n’est pas suffisant, il faut attendre l’agression (ou le crime) pour qu’une plainte soit déposée et une enquête ouverte. Et le prédateur use de la situation et en joue et en jouit clairement, puisqu’il écrit sur le miroir recouvert de buée de la salle de bain : « Personne ne te croit ! ». Incrédulité, scepticisme, minimisation, procrastination : on nous montre là les procédés de non reconnaissance de la dénonciation de la violence éprouvée par les victimes, notamment dans les cas de viol. L’héroïne devra donc mener l’enquête et se faire justice elle-même.

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Une critique du cinéma voyeuriste.

Carpenter reprend et accentue le procédé de mise en abyme de Rear Window dans SWM et il montre bien un voyeur / spectateur, mais qui est aussi une métaphore de la relation entre cinéaste et actrices puisqu’il y montre un homme qui utilise presque tous les dispositifs qui entrent en jeu dans la création d’un film, de ses effets et de son sens, et qui s’en sert pour regarder et « diriger » des femmes.

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En effet, le voyeur de SWM contrôle à distance les lumières (tamise, éteint, rallume), enregistre les sons (l’héroïne trouvera le micro, puis les bandes magnétiques avec ces enregistrements), donne des ordres et des instructions à distance (par téléphone), visite les lieux où se déroule la scène qu’il regarde sans être vu. Tel un metteur en scène, il organise ce qui se jouera quand l’héroïne reviendra chez elle (ou quand l’actrice reviendra sur scène). L’intervention directe sur ces opérations est néanmoins montrée explicitement : une main anonyme opère des appareils, actionne et tourne des boutons, on entend sa voix d’homme sans visage, on voit son œil et ce qu’il regarde à travers l’objectif.

Et comme dans Rear Window, l’appareil photo et le télescope symbolisent la caméra et, par extension, l’œil du cinéaste. Ce qui nous est donné à voir est le miroir de ces différents regards et points de vue. L’enjeu du contrôle, de la distance et de la proximité sont des sujets sans cesse discutés entre les personnages et comme dit Paul dans une phrase pleine de sens : « Mais qui donc peut contrôler tout ça en restant toujours invisible ? » De même Leigh dit à la police : «  Il reste à distance et il est arrivé à vous faire croire qu’il n’existe pas ! »

Qui d’autre en effet que précisément le réalisateur dont on oublie la présence ? Quand on est pris dans l’histoire, on oublie que quelqu’unE a prévu et fabriqué ce qu’ille nous donne à voir. Comme Hitchcock qui se rappelle à nous en se montrant lui-même intervenir sur une pendule dans son caméo célèbre, Carpenter le fait en multipliant les allusions et procédés techniques et visuels, mais ils se montrent tous deux en maîtres du temps et de l’image.

Rear-Window

Mais entre Rear Window et Someone’s Watching Me, les 20 ans qui séparent les deux films ont vu le développement de techniques et procédés qui accentuent à la fois le pouvoir potentiel du voyeur et du cinéaste. Entièrement tourné en studio, Rear Window a une facture assez théâtrale. Ce n’est pas le cas de SWM qui, en partie tourné en extérieur, est plus réaliste et donc d’autant plus inquiétant[4]. Les possibilités techniques et les décors accentuent l’effet de réel et donc de la peur et du suspense. De même que « la boîte en verre » dans laquelle s’installe Leigh permet une maîtrise technique avancée du harcèlement et de la surveillance. En effet, l’immeuble est vendu comme d’autant plus moderne que tout y est contrôlé par informatique: air conditionné, lumières, chauffage. Tout est en réseau. Ce qui est loué comme un luxe et une garantie de confort est aussi ce qui permet d’autant plus l’oppression à distance de celle qui s’y retrouvera, en fait, prisonnière. Dans SWM, la modernité est d’ailleurs clairement montrée comme synonyme d’une plus grande aliénation et d’un danger potentiellement plus grand : les immeubles immenses (high rises), sont d’autant plus impersonnels, les liens d’autant plus distants (ce n’est pas une cour comme chez Hitchcock qui sépare les immeubles, mais un gouffre et des boulevards), les voisins sont d’autant plus isolés (les couloirs sont toujours vides), les interactions d’autant plus minimales voire inexistantes, la surveillance informelle d’autant moins présente, que la possibilité pour un prédateur de nuire en s’immisçant dans l’intimité d’une personne est par conséquent d’autant plus grande[5].

Si le voyeur tient lieu de métaphore de la position dans laquelle est le cinéaste, ce qui est clairement mis en lumière c’est que les relations au cinéma ne sont pas neutres du point du vue du genre et des rapports entre les genres. Qui sont massivement les réalisateurs, ceux qui sont derrière la caméra, invisibles ? Qui décide de ce qui sera montré ? Qui met en scène ? Qui demande à qui de se montrer et comment ? Qui donne à voir ?

Un regard genré.

Les enjeux des rapports de genre, de la sexualité, du fantasme sont présents dans Rear Window, mais chez Carpenter ils sont montrés dans toute leur perversité – en tout cas dans la première partie du film – car les demandes du voyeur dans SWM, sont assez similaires à ce que peuvent être celles des « professionnels du regard », cinéastes ou photographes de mode qui dictent et déterminent comment les actrices et modèles se montreront : à moitié nues, objets de désir et de fantasmes. Or, Leigh raconte qu’elle n’en est pas à sa première expérience de harcèlement sexuel, qu’à New York, un homme lui avait déjà téléphoné pour prendre des photos d’elle nue en sous-vêtements, avant de demander qu’elle lui envoie ses dessous[6]. A Los Angeles, le voyeur aussi prend des images d’elle nue et dit bien au téléphone : « Je te préfère sans ta robe de chambre, enlève là ! ». Il regarde le couple faire l’amour et Leigh le comprend après coup et dit à Paul « il a tout vu ».

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Et nous que voyons-nous ? Comme le dit Carpenter lui-même au journaliste dans le making of : « Nous sommes tous des voyeurs, même vous ! ». Tous les miroirs, objectifs, cadres et fenêtres, écrans de télévision renvoient tous forcément par leur multiplicité à notre propre consommation d’images et nous invite à un faire un retour sur notre propre regard. Alors il faut aussi s’interroger sur nos rôles et positions en tant que spectateurs et spectatrices. D’autant plus, et c’est loin d’être anecdotique, que dans les années 70, l’actrice principale Lauren Hutton, était aussi modèle et mannequin, a posé de multiples fois pour le magazine de mode Vogue, est devenue l’égérie de la marque de produits cosmétiques Revlon avant d’être mise à la retraite à 40 ans. Sa carrière est en elle-même donc, au-delà du film de Carpenter, celle d’une femme photographiée, exhibée, montrée et que les téléspectateurs connaissaient !

Aussi, durant toute cette montée de la tension (typique du film d’horreur), nous suivons la caméra, parfois nous sommes aux côtés de l’héroïne, parfois on nous fait adopter le point de vue du voyeur. Nous suivons la jeune femme dans son appartement, dans le parking. Nous sommes chez elle, puis nous la regardons d’en face depuis l’autre appartement. Parfois, on ne sait plus si on craint pour elle ou si on la suit, si on suit la fuite ou la poursuite. Le/la spectateur/trice est tantôt auprès de la victime-proie, tantôt auprès du harceleur. Même passif ou passive, ille regarde toujours. Carpenter nous embrouille. Il nous rappelle au passage que nous prenons peut-être plaisir à voir l’histoire d’une femme prise au piège, même si nous pouvons aussi furieusement vouloir qu’elle s’en sorte. Et sans doute tout spectateur / toute spectatrice ne réagit pas à cela de la même façon en fonction de ce qu’ille y voit, de son degré de sympathie et/ou d’identification au personnage. Prenons nous plaisir à voir la peur ? Alors on se demande quelles sont nos grilles de lecture et de quel point de vue nous nous situons.

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Carpenter tend donc un miroir grossissant à ce qu’est souvent l’industrie de la production d’images dont le cinéma fait partie et à ce que l’on aime (parfois) voir au cinéma et dans les magazines : des actrices exhibées, montrées en objets du regard des autres et donc objets de consommation cinématographique et de fantasmes. Dans le film d’horreur et de suspense, cela se double de violence explicite, les femmes sont des proies, des victimes harcelées et si souvent malmenées ou tuées. Oui, les jolies filles qu’on poursuit, qui crient, qu’on viole et qu’on tue : le cinéma (d’horreur) adore ça !

Seulement, il faut remarquer ici que Carpenter ne montre pas Lauren Hutton nue, on la voit juste se dévêtir partiellement et de dos; en revanche on la voit être traquée dans dans son intimité, s’inquiéter, se crisper, pleurer, craquer. Mais à mi-film très exactement, c’est un renversement du regard qui s’opère, en partie grâce au voyeur lui-même, puisque le premier « cadeau » envoyé était un télescope – dont elle assemblera elle-même les pièces détachées. Il lui envoie précisément l’instrument qu’il utilise pour l’épier en lui demandant de regarder à son tour : « Regarde par le télescope. Je ne suis pas loin, cherche moi ! » Comme si le réalisateur lui-même offrait à ses personnages l’occasion de renverser le regard qu’on pourrait avoir sur elles.

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Le retournement du regard.

Et c’est ici que le personnage de Sophie, la collègue et amie de Leigh devient important et se distingue de Paul dans son soutien à Leigh. Depuis le début elle est solidaire et lucide. Non seulement elle a toujours cru et compris ce qui se jouait pour Leigh, parfois même sans que rien ne soit dit – parce qu’elle sait lire les regards – mais c’est elle, qui en visitant l’appartement de Leigh pour la première fois, déclare : « C’est dégueulasse, y’a vraiment une vue de chaque pièce de l’appartement » … sans savoir encore à quel point de sera vraiment « dégueulasse ».

Sophie est lesbienne et son homosexualité est ouvertement et clairement discutée à deux reprises entre les deux femmes[7]. Lors de leur première rencontre, elle corrige le pronom qu’utilise Leigh pour poser une question sur sa relation amoureuse, évoque ses préférences. Plus tard, elle remarque et souligne que son amie n’a jamais semblé « menacée » par son « goût pour les femmes ». Elle admet que c’est agréable et fait par là allusion, en creux, à l’homophobie à laquelle elle doit être exposée.

Sophie aime les femmes et donc se soustrait au désir des hommes. C’est pourquoi son point de vue sur le monde et sur le harcèlement auquel est confronté Leigh de la part des hommes (de la part de leur collègue d’abord – dont elle moque le machisme – puis de la part du voyeur) n’est pas celui de Paul, ni certainement de la police et de la « justice ». Elle ne se fait pas d’illusions sur l’efficacité de celle-ci, alors que Paul compte sur une de ses connaissances au LAPD pour aider Leigh. Elle est aux côtés de son amie quand celle-ci décide de prendre l’avantage sur celui qui l ‘épie, et de trouver des preuves par elle-même.

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Donc clairement, sa sexualité n’est pas étrangère au fait que c’est elle qui s’empare du télescope et commence à regarder autrement d’où vient la menace, pour voir celui qui regarde. Le télescope, objet phallique s’il en est, n’est pas réservé aux hommes ! Mais en fonction de celui et de celle qui s’en empare, il n’a pas la même fonction : il peut servir l’homme à « faire du mal à distance sans même toucher » comme le dit Paul, mais il peut aussi servir la femme pour se défendre et démasquer l’ennemi, comme le montre Sophie.

Le dialogue est on ne peut plus révélateur quand, derrière l’objectif, elle demande à son amie :

« Tu n’es pas curieuse ?

– J’ai peur !

– Bah ! Tu as peut-être raison … qui voudrait voir la tête de son violeur ?

– Arrête Sophie !

– Ben quoi ? C’est vrai ! C’est exactement ce qu’il fait. Le viol c’est quand un homme te maintient consciemment dans un état de peur. »

Et de regarder encore. Car retourner le regard, c’est aussi retourner la peur ou la vaincre. C’est elle qui renverse le genre (dans tous les sens du terme) de regard porté; parce que c’est à présent une femme qui se met à regarder les hommes et un regard droit qui cherche le regard criminel. C’est alors elle qui en mesure de faire des commentaires et de porter des jugements. On a pas alors qu’une scène inversée du film de Hitchcock, on a une femme qui regarde des hommes chez eux : « un amant qui ne peut pas être un mari puisqu’il ressemble à Al Pacino », un mélomane et un amoureux de l’horticulture ! Et c’est elle qui repère le premier suspect ! C’est à travers le télescope que Leigh assistera avec délectation à son arrestation, pour ensuite l’observer au poste à travers un miroir sans tain[8].

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Jusque-là, le personnage de Leigh ébranlait déjà les stéréotypes féminins du genre. Elle faisait preuve d’humour parfois même dans les situations critiques, marchait toujours d’un pas assuré, bricolait des appareils électroniques le soir à ses heures perdues. Au bar, elle avait envoyé paître son prétendant pour aborder à son tour et selon ses propres modalités l’homme de son choix : Paul – non sans lui tâter la jambe pour juger de la marchandise. Le jour où elle trouva sa porte ouverte en rentrant chez elle, au lieu de fuir et malgré la peur : elle avança, provoqua l’intrus, l’invita à se montrer tout en le prévenant qu’elle « a été l’élève de Bruce Lee » et qu’elle est « ceinture noire de judo ».

Mais à présent forte des encouragements de Sophie, alors que Leigh jusque-là avait résisté au regard du voyeur en fermant les rideaux (c’est à dire en tentant de se soustraire physiquement à son regard) l’héroïne va commencer à regarder par le télescope et regarder autrement par la fenêtre. Et l’on voit dans son attention, son sourire et sa bouche une certaine satisfaction à ainsi regarder à son tour. Elle reprend le contrôle et inverse les rôles, comme dans son travail où elle est aux commandes, où elle est cachée, dans l’ombre, où elle fait « l’œil » : dirige les caméras, dicte leurs mouvements et les effets (zoom, gros plan, fondu) alors qu’elles suivent les mouvements et filment les gestes d’un homme en tablier dans une émission culinaire !

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Pourtant, alors qu’elle est dans l’appartement du harceleur pour chercher des preuves et que Sophie est restée dans le sien, alors qu’elle regarde par le télescope criminel et qu’elle fait « juste le point pour voir[9] » : elle assiste, impuissante, au meurtre de son amie par son oppresseur. Celui-ci lui offre donc en spectacle la mort de sa meilleure amie.

Que Sophie soit la seule victime visible qui meure dans le film est loin d’être anecdotique, cela souligne les enjeux de genres et de sexualités qui y sont montrés. Celle qui remet le plus en cause l’ordre hétérosexuel est celle qui s’expose le plus à sa violence. Et au cinéma la visibilité lesbienne (et plus généralement homosexuelle) se paie très souvent au prix de la vie même du personnage. Après le meurtre, Leigh agira seule, sans l’aide de la police qui nie le meurtre dont elle a pourtant été le témoin direct, mènera l’enquête elle-même, ira sur le terrain de son adversaire, chez lui, pour récolter toutes les preuves.

La spect-actrice vengée.

Et, ces femmes auront la satisfaction d’être finalement vengées. L’obstination et la rage de Leigh Micheals auront raison de l’oppresseur, Herbert Stiles. Elle le contraindra finalement à venir physiquement chez elle, à se démasquer comme Lars Thorwald dans Rear Window, qu’on ne voit de près qu’à la fin dans l’appartement de Jeff. « Alors, c’est comme ça, je n’ai même pas le droit de te voir ? » lui demande-t-elle avant le duel. Et dans ce face à face, elle redevient à proprement parler actrice. Même si le rapport de force ne s’est pas encore inversé, même si la peur n’a pas encore changé de camp puisqu’elle dit « j’ai toujours peur de toi », son appartement n’est plus une scène de crime ou une scène de tournage mais un ring. Elle lui fera se montrer tel qu’il est : frustré, violent et criminel.

Alors qu’il cherche à la jeter par la fenêtre, c’est au rideau ouvert qu’elle se tient et c’est finalement avec un morceau de la vitre brisée en forme de lame de couteau qu’elle frappera son oppresseur meurtrier avant qu’il ne tombe du balcon dans le vide – scène qui fait bien sûr écho à celle de Rear Window où c’est Jeff qui passe par la fenêtre. Mais ici c’est elle qu’on peut voir en gros plan se pencher et regarder en surplomb le voyeur sadique tomber.

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 Là encore, ce rideau ouvert et cette vitre brisée sont des éléments signifiants et évidement symboliques, puisqu’au cours du film quelque chose a été « révélé » de cette « fenêtre » qui est aussi l’objectif de la caméra et tous les autres monocles monstrueux (la télévision que Leigh surnomme « cyclope », l’appareil photo, le télescope) autant de morceaux de verre entre celui qui observe et celle qui est observée.

L’héroïne a donc vaincu, se venge et venge. Comme dans les films de « rape and revenge », si les spectatrices sont temporairement mises dans une situation angoissante, voire écœurante, d’être les spectatrices de ce que la violence masculine fait subir aux femmes – situations dont le cinéma comme la littérature semblent se repaître – elles ont le plaisir jouissif de se voir vengées par elles-mêmes. Ce que nous offre Carpenter c’est le plaisir (ambigu) de voir mais pour vaincre. Malgré l’inefficacité de la police, deux tentatives de découragement de la part de son ami qui lui conseille de laisser tomber et de déménager, malgré la tension extrême et le danger, elle décide de chercher, ne pas renoncer à avoir le dessus sur son oppresseur – qui d’ailleurs n’en est pas à sa première affaire du genre puisque trois autres femmes ont subi le même traitement avant d’être assassinées. Parmi lesquelles Elizabeth, dont on entend la voix dans le prologue et dont le nom est mentionné au journal télévisé qui annonce sa mort comme un fait « divers ». Chacun de ces crimes avaient été déguisés par Herbert Stiles en suicides et pris pour tels par les autorités. C’est donc aussi à elles qu’elle rend justice, mieux que la police.

De ce point de vue, si l’on ne peut pas dire que Carpenter ait été ou soit féministe, il est clairement imprégné ou héritier des luttes féministes particulièrement importantes dans les années 70. On peut donc accorder à ce film une portée anti-sexiste et en faire une lecture pro-féministe, car il montre l’oppression des femmes, et dans une perspective d’auto-défense féministe, l’assurance, la volonté, l’acharnement de Leigh sont ici presque didactiques. Dans ses autres films on retrouvera ces figures de victimes fortes, tenaces, pleines de présence d’esprit et d’astuces comme Laurie (Jamie Lee Curtis) dans son film cultissime suivant Halloween sorti en 1979[10]. C’est la jeune femme qui se défend et met par terre le monstrueux Michael Myers en lui perçant la carotide à coups d’aiguille à tricoter, en l’éborgnant à coup de cintre en fer et en le poignardant à coups de couteau de cuisine (tout un programme !). Si l’ambiguïté du cinéaste ne peut pas être occultée, il montre néanmoins ce que bien peu font : les processus d’oppression et la violence, mais aussi les techniques de survie à l’usage des victimes – qui commence peut-être par une inversion du regard sur soi et sur celui des autres. Et c’est assez rare pour qu’on l’apprécie.

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Noëlle Dupuy

 

 

 

 

 

 


[1] Notamment l’article de Laura Mulvey, ‘Visual Pleasure in the Narrative Cinema ‘ de 1975. http://www.debordements.fr/spip.php?article25
http://www.debordements.fr/spip.php?article42

[2] Tania Modleski, ‘The Master’s Dollhouse’ in The Women Who Knew Too Much: Hitchcock and Feminist Theory, NewYork: Routledge, 1988 (traduit en français sous le titre Tania Modleski, Hitchcock et la théorie féministe. Paris, L’Harmattan “Champs visuels étrangers” , 2002)

[3] C’est peut-être qu’elle a fui New York à cause d’une histoire de ce type, et que son départ lui a fait perdre son ex petit ami.

[4] D’ailleurs, l’intrigue chez Carpenter est inspirée de faits réels, le film n’est pas qu’une reprise d’un grand classique sous forme de film d’horreur.

[5] Si dans Someone’s Watching Me, Carpenter se livre à une critique de l’aliénation moderne à la verticale, dans son film suivant Halloween, il se livre à une critique sociale de l’aliénation moderne à l’horizontale en montrant l’indifférence, l’ennui et l’oppression dans une banlieue de classe moyenne, où sévit sans trop de peine le tueur fou Michael Myers et où l’héroïne devra s’en sortir seule.

[6] Elle a peut-être déjà fui pour échapper à un pervers, ce qui expliquerait d’autant plus sa détermination à ne pas céder cette fois-ci.

[7] Ce qui n’est pas rien. Le film est tourné neuf ans après les émeutes de Stonewall et en pleine campagne homophobe contre l’accès aux droits pour les gays – notamment celle d’Anita Bryant, Save Our Children, de 1977-1978.

[8] Et si cette piste s’avère fausse, l’homme avait bien pris des photos de femmes à leur insu.

[9] ‘I’ll just try focusing this thing’ dit-elle.

[10] Quand il passe à la SF, dans Escape Los Angeles 1996, il crée le personnage de Hershe Las Palmas (Pam Grier), trans male to female, à la tête d’un gang de rebelles en résistance contre un gouvernement tyrannique. Le lieutenant Mélanie Ballard (Natasha Henstridge) dans Ghosts of Mars en 2001. La chercheuse implacable Kate Lloyd (Mary Winstead) dans The Thing de 2011.