Film de science fiction réalisé par Morten Tyldum et sorti en France fin 2016, Passengers semble vouloir s’inscrire dans la lignée des classiques du genre (2001, Odyssée de l’espace, Solaris, Interstellar…) par son épure esthétique et ses interrogations existentielles. S’il a été accueilli plutôt froidement par les critiques, qui lui ont reproché principalement un scénario et un jeu d’acteurs peu convaincants, rien ou presque n’a été dit sur sa dimension politique. Je propose donc ici d’analyser les représentations genrées traditionnelles que ce film véhicule ainsi que son sous-texte colonial.
Synopsis
La Terre étant surpeuplée et parvenue à la limite de ses ressources naturelles, le vaisseau spatial Avalon est envoyé en direction de la planète Homestead 2, propriété d’une société privée, pour en coloniser à la fois le territoire et les richesses. À son bord, 5000 passagers et 258 membres d’équipage, sont maintenus en état d’hibernation pour les 120 ans prévus pour ce voyage. Mais un accident endommage le vaisseau et l’un des passagers se réveille alors qu’il reste encore 90 ans avant d’atteindre Homestead 2. Ne pouvant se ré-hiberner, il choisit, plutôt que supporter une vie entière solitaire, de réveiller une passagère dont il est tombé amoureux. Le réveil d’un troisième passager, membre de l’équipage, va leur faire prendre conscience que le vaisseau est en danger et le couple va devoir unir ses forces pour le sauver.
Un homme tourmenté et bourreau « malgré lui »
La première partie du film montre le réveil accidentel du héros, Jim, et ses réactions quand il découvre être le seul éveillé. Tout commence pour lui comme une féérie. Sorti du sommeil par la douce voix d’une hôtesse virtuelle, il découvre tous les avantages de ce vaisseau high-tech dont il profite comme un passager de croisière de luxe. En effet, même si son statut de voyageur de seconde classe limite ses possibilités, Jim est décidé à profiter au mieux de son environnement. Il quitte ainsi la cabine confinée qui lui avait été attribuée pour s’installer dans une suite luxueuse dont il force la porte et explore toute la gamme des loisirs proposés aux passagers de 1ère classe. Mais le charme de ce paradis technologique artificiel trouve rapidement ses limites pour le passager solitaire qui y est condamné à vie et cette situation sans échappatoire va se transformer progressivement pour lui en un véritable enfer. Les spectateurs-trices assistent alors à la dégradation du moral de Jim qui passe de l’euphorie de la découverte à un ennui profond, avant de sombrer dans une dépression de plus en plus insurmontable, dont le terme est une tentative de suicide abandonnée in extremis.
Pour le Robinson de l’espace, désocialisation et dépression
Le film présente alors comme une véritable renaissance pour Jim sa découverte, parmi les passagers endormis, d’une jeune femme blonde, prénommée Aurora[1], dont il tombe amoureux.
Hanté par le désir de la réveiller, il ne peut néanmoins ignorer, pour en être victime lui-même, les conséquences qui s’ensuivraient pour elle : être condamnée à vivre le reste de son existence à bord de ce vaisseau. Le film met longuement en scène le dilemme moral qui déchire le héros, présenté comme un « homme bien » victime des circonstances : ses discussions avec Arthur, le barman androïde incarné par Mickaël Sheen – dédié au service des whiskys et à l’écoute des états d’âme de son unique client –, et ses auto-injonctions à résister sont autant de témoignages de ses tourments et de sa lutte intérieure pour ne pas céder au désir de la réveiller avant de finalement y succomber.
Or, ce choix scénaristique de placer le héros, auquel tout porte à s’identifier, dans une situation infernale implique une double conséquence. D’une part, il rend presque inévitable, voire pardonnable, la décision de Jim de dés-hiberner la passagère dont il est tombé amoureux. Finalement, dans une telle situation de survie, tout le monde ne ferait-il pas la même chose, semble nous suggérer le cinéaste ? D’autre part, il masque sous cet argument de nécessité la portée d’un acte – soumettre une femme au désir exclusif d’un homme sans son consentement – qui s’apparente à un viol au plan symbolique. Ce discours, qui fait du héros une victime et du sacrifice volontaire de la vie d’Aurora à son profit un acte excusable, suscite un sentiment de malaise tant il se place délibérément du point de vue masculin.
L’apparition du personnage d’Aurora ne peut guère contrebalancer la prépondérance conférée dès le début du film au vécu douloureux du héros masculin. La focalisation sur son point de vue est même renforcée par l’ignorance dans laquelle Aurora est sciemment maintenue par Jim sur les conditions de son réveil et dont le public devient le complice involontaire. Ce lourd secret partagé tend ainsi à accentuer l’identification initiale au personnage masculin. L’enjeu profondément androcentré du film devient alors : Aurora va-t-elle tomber amoureuse de lui ? Et comment réagira-t-elle si elle apprend un jour que c’est Jim qui l’a réveillée ?
De femme émancipée à amoureuse du héros
Jim a fait connaissance d’Aurora, comme le spectateur-trice, à travers une vidéo qu’elle a fait d’elle-même avant son départ. Écrivaine et journaliste vivant à New York, elle a décidé de prendre part au voyage pour vivre l’aventure exceptionnelle de cette traversée et de la vie sur Homestead 2. À la différence toutefois des autres passagers, son intention n’est pas de s’installer définitivement dans la colonie mais de revenir au bout d’un an sur Terre pour témoigner de cette expérience unique au travers d’un livre.
« Passagère 1456. Je suis une écrivaine »
Pourtant, le projet personnel du personnage féminin est progressivement mis au second plan, notamment dans la deuxième partie du film principalement axée sur les enjeux amoureux de la relation d’Aurora avec Jim. Ceci fait basculer le statut de son personnage d’intellectuelle non conformiste vers celui d’une simple « amoureuse » dont le projet initial est fortement dévalorisé.
En témoigne la perception d’Aurora qui ressort de ses échanges avec Jim au sujet du projet économique de la société Homestead[2] et des motivations des passagers pour quitter la Terre.
Aurora dénonce les immenses profits tirés de l’exploitation des planètes colonisées par cette entreprise : « Savez-vous combien de bénéfices la société Homestead a tiré de sa première planète ? Huit quadrillions de dollars, cela représente huit millions de milliards. La colonisation de planètes est le business le plus lucratif aujourd’hui ». Toutefois, elle met également en cause les passagers, qu’elle traite de « zéros » bercés de rêves de réussite par la « propagande » de Homestead alors qu’ils seront maintenus toute leur vie sous sa coupe financière par un mécanisme d’endettement à vie[3]. Mais Jim de son côté préfère plutôt voir en ces derniers des personnes mues par l’espoir d’une vie nouvelle et dont les raisons de partir ne peuvent être totalement mauvaises.
« Alors ils remplissent votre tête de rêves… »
La critique de fond portée par Aurora sur une entreprise coloniale exploitant à son profit les rêves d’un « nouveau départ » est ainsi décrédibilisée à la fois par son attitude condescendante et méprisante à l’égard des autres passagers et par son indifférence à l’égard de leurs réalités sociales ou de leurs projets. À l’inverse, la posture plus compréhensive et terre à terre de Jim le rend sympathique et tend à emporter l’adhésion à ses arguments frappés du sceau du « bon sens ». On peut voir de manière plus générale dans ces divergences d’opinion une opposition entre le « bon gars » d’origine populaire empreint des « vraies » valeurs de l’Amérique (Jim) et l’intellectuelle émancipée issue de la bourgeoisie new-yorkaise dont les aspirations professionnelles et personnelles passent avant une vie familiale rangée (Aurora). Cet antagonisme se traduit également dans leurs projets d’exil respectifs : Jim se projette dans une vie où il sera utile en tant qu’électro-mécanicien sur une planète où tout est à construire, y compris sa propre maison, symbole de son rêve d’accomplissement ; Aurora veut d’abord vivre pleinement une expérience exceptionnelle et en rapporter un témoignage sans concessions.
Les arguments de Jim et son projet d’exil, qui font de lui un candidat idéal pour la société Homestead, s’inscrivent en définitive dans l’imaginaire collectif états-unien du Far West, celui de la conquête d’une terre réputée vierge ouvrant à de nouvelles aspirations. Son projet apparaît ancré dans une réalité concrète contrairement à celui d’Aurora qui semble nébuleux par effet de contraste. En discréditant la portée politique des critiques d’Aurora, le cinéaste jette en même temps le doute sur l’intérêt de son projet. Beau coup double, qui lui permet à la fois de remettre à sa place une femme qui se croit plus intelligente que tout le monde (et que le personnage masculin en particulier) et de désamorcer un commencement de critique d’une entreprise capitaliste et coloniale.
La deuxième partie du film, consacrée à la constitution de leur couple, montre Jim rivaliser d’ingéniosité pour séduire Aurora. Le rôle de cette dernière se trouve quant à lui cantonné à celui d’objet du regard masculin désirant, ce qu’elle a été finalement depuis le début, puisque c’est d’abord sa beauté qui a retenu l’attention de Jim. Arthur, le barman androïde, ne s’y trompe pas d’ailleurs, puisqu’il confie à Jim après sa première rencontre avec Aurora, qu’il la trouve « merveilleuse » et le félicite, avec un coup d’œil complice, de son « excellent choix ».
Le schéma traditionnel de l’homme « actif » dans la séduction et de la femme « passive » qui se laisse séduire est ici largement repris. Jim multiplie ainsi les attentions à l’égard d’Aurora et fait la démonstration de son habileté manuelle et de son intelligence technique pour lui concocter des cadeaux originaux.
En cadeau, un souvenir émouvant de New York
Aurora de son côté se contente d’être ce qu’il est socialement attendu d’elle selon les règles élémentaires de la romance, c’est-à-dire une belle femme offerte au regard masculin attendrie par les attentions dont elle est entourée. On nous montre ainsi, un jour où Jim la regarde longuement se baignant dans la piscine, leurs échanges de sourires entendus quand elle s’aperçoit qu’il la contemple ou encore le « WOAW ! » émerveillé de Jim à l’apparition d’Aurora en robe de soirée mettant en valeur son corps, lors de leur première soirée au restaurant.
Le clou de cette soirée est l’initiation d’Aurora par Jim aux secrets d’une balade dans l’espace. Totalement émerveillée par cette expérience qu’elle fait grâce à lui – classique de la révélation du monde à la femme (surtout si elle croit tout connaître) par l’homme – elle est à cet instant complètement conquise par Jim.
Mais la vérité dérangeante sur les conditions de son réveil, que le héros craint de lui avouer, est révélée par Arthur (le barman androïde) à Aurora, au moment même où Jim s’apprêtait à lui offrir une bague pour couronner leur rapprochement amoureux. Cette découverte provoque alors sa colère immédiate et sa rupture radicale avec lui.
Une hiérarchisation raciste et sexiste des différents personnages
Le réveil accidentel d’un troisième personnage, dans la dernière partie du film, correspond au moment où le vaisseau, qui présentait déjà plusieurs signes d’avaries, va entrer en phase d’auto-destruction. Ce personnage, prénommé Gus et incarné par l’acteur noir Laurence Fishburne, est un membre de l’équipage et connaît à ce titre tous les secrets techniques du vaisseau Avalon. Il ne tarde pas à comprendre le danger de destruction encouru par le vaisseau et explique à Jim et Aurora qu’ils vont devoir mettre leurs forces en commun pour tenter de le sauver.
L’intervention de Gus arrive ainsi à point nommé pour renouer un lien entre les deux protagonistes. Cet élément est d’autant plus important que son état de santé très dégradé (il est atteint de plusieurs affections mortelles liées aux conditions de son réveil), ne va pas lui permettre de les aider très longtemps. Un constat s’impose à ce propos : la trajectoire narrative du personnage de Gus, subordonnée au seul service de l’évolution de l’histoire des deux protagonistes blancs, est en adéquation avec la place subalterne généralement dévolue aux personnages incarnés par des acteurs-trices noir-e-s. Passengers se révèle sur ce plan en parfaite conformité avec beaucoup de films hollywoodiens par sa reproduction de la hiérarchisation sexiste et raciste qui sous-tend les différences de temps de présence et de parole à l’écran : un héros blanc omniprésent, à la fois centre et moteur de l’action, une héroïne blanche qui n’existe qu’en référence au premier et un personnage noir sans épaisseur dans un rôle secondaire[4].
Un discours masculiniste…
Lorsque Gus comprend que le caisson d’Aurora n’a subi aucune avarie et que c’est Jim qui l’a réveillée volontairement, il justifie l’acte de ce dernier auprès d’Aurora en concédant que, certes, elle « a raison d’être en colère » et que ce qu’il a fait « n’était pas bien » mais en lui expliquant surtout que « un homme qui se noie entraîne toujours quelqu’un avec lui . Ce n’est pas bien mais cet homme est en train de sombrer». On ne pourrait signifier plus explicitement l’essence supérieure masculine, lui octroyant des droits à peu près sans limites qu’il convient d’accepter comme tels. Ainsi, même si sa colère est considérée légitime, il va de soi pour Gus qu’Aurora se doit de faire preuve de compréhension envers celui dont elle est la victime[5].
Désapprobation (relative) mêlée de compassion pour le geste de Jim
Au moment de sa mort, Gus remet à Jim son bracelet connecté – qui donne accès aux salles des machines – confiant ainsi tout naturellement au personnage masculin la mission de sauvetage du vaisseau. Ce faisant, il ouvre aussi la voie au rachat de Jim et à sa réhabilitation, rendant du même coup possible le pardon d’Aurora. L’opération de sauvetage du vaisseau Avalon se révèle ainsi un moment clé du film permettant la réconciliation de Jim et Aurora et par là le retour à l’ordre établi, en particulier des relations de genre, momentanément mis en péril.
« Reviens-moi Jim. Je ne peux pas vivre dans le vaisseau sans toi »
Le retournement de l’image de Jim, qui le rend de nouveau « aimable » pour Aurora, ne survient toutefois réellement que lorsque celui-ci fait la preuve de sa noblesse d’âme en choisissant à deux reprises de se sacrifier. D’abord pour sauver le vaisseau et ses passagers, au cours d’une opération très périlleuse où il risque sa vie ; ensuite, au bénéfice d’Aurora elle-même, quand il lui propose de la ré-endormir (selon un procédé que lui a montré Gus) pour qu’elle puisse terminer son voyage et réaliser le projet qui motivait son départ, se condamnant ainsi lui-même de nouveau à une solitude sans fin. Leur réconciliation est définitivement scellée lorsque Aurora décide finalement de rester auprès de Jim, c’est-à-dire de renoncer à la vie qu’elle avait voulue et au livre qu’elle ambitionnait initialement d’écrire sur l’entreprise de colonisation spatiale.
« Quelque chose que je voulais te donner… »
Ce choix, qui la conduit à accepter pour elle-même tout ce qu’elle avait jusque-là rejeté, fait écho au message d’adieu que lui a laissé sa meilleure amie et qui livre en condensé toute la trajectoire narrative du personnage féminin : « Tu aurais pu faire ce que tu avais à faire ici… mais bon, je sais que tu n’étais pas heureuse et que rien n’était jamais suffisant pour toi. Puisque tu pars, voici mon souhait. J’espère que tu te rendras compte qu’il n’est nul besoin de faire des choses extraordinaires pour être heureuse et que tu rencontreras quelqu’un qui te comblera et que tu sauras lui ouvrir ton cœur ». La scène où Aurora écoute ce message, quelques temps après sa rupture avec Jim, explicite l’évolution psychologique du personnage féminin. Cette mutation la fait ainsi passer d’un statut d’intellectuelle immature en butte aux injustices et à la tradition à celui d’une femme rangée et épanouie dans la vie de couple pour laquelle elle opte finalement, même si ses aspirations personnelles doivent pour cela passer au second plan.
« Puisque tu pars, voici mon souhait »
Si Aurora a néanmoins continué son activité littéraire, comme on le voit à la fin du film, c’est une toute autre histoire qu’elle choisit finalement de raconter en voix-off à partir de ce qu’elle a rédigé – celle d’une conversion heureuse où le choix de l’amour, conçu comme une réalisation de soi supérieure, prime sur tout : « Mes collègues passagers, si vous lisez ceci, alors le vaisseau Avalon a atteint sa destination… Un ami a dit un jour : tant que vous pensez à l’endroit où vous préféreriez être vous oubliez de tirer le meilleur parti de l’endroit où vous êtes… Nous nous sommes perdus sur notre chemin. Nous nous sommes retrouvés. Et nous avons fait une vie, une belle vie… ensemble ».
Il reste cependant que l’image de ce bonheur sans tâche a tout d’une défense et illustration d’une vision patriarcale traditionnelle de l’accomplissement et de l’épanouissement féminins… Cette conclusion heureuse, énoncée par la voix même d’Aurora et qui efface toute trace de la violence masculine originelle, pose en outre un problème important. Elle accrédite en effet l’idée selon laquelle l’absence de consentement initial d’Aurora à son réveil serait secondaire puisque cela ne l’empêche pas d’aimer Jim et d’être heureuse avec lui par la suite. Ce faisant, le film apporte, sous couvert d’une émouvante histoire d’amour, une contribution non négligeable à la culture du viol qui encourage les hommes à faire peu de cas du consentement féminin.
… et un sous-texte colonialiste
Si la romance entre Jim et Aurora est au centre de l’action de Passengers, la conquête coloniale qui constitue l’arrière-fond du film n’est en revanche abordée que de façon allusive. Ce sujet représente pourtant au départ un différend non négligeable entre les deux protagonistes, la critique de la visée capitaliste et colonialiste de l’entreprise Homestead[6] portée par Aurora s’opposant, comme on l’a vu, à l’adhésion sans faille de Jim. Mais cette approche critique est rapidement désamorcée avant d’être abandonnée au profit du récit des aventures sentimentales de Jim et Aurora.
On ne peut toutefois pas ignorer la portée symbolique des noms donnés par le cinéaste à la société privée Homestead et à sa planète colonisée Homestead 2. Ce nom fait en effet directement référence au Homestead Act de 1862 par lequel le gouvernement états-unien permettait aux migrants d’acheter des fermes et des terres pour encourager la Conquête de l’Ouest (qui constituait une entreprise de colonisation de terres habitées par les Natives Americans). Le choix de ce nom lui permet d’établir un pont entre la Conquête de l’Ouest américain au XIXè siècle et la conquête spatiale futuriste du film en unissant symboliquement les colons de la planète Homestead 2 et les pionniers du XIXe siècle dans une même quête d’une vie meilleure.
« Nous sommes presque au terme de notre voyage entre la Terre et votre nouvelle demeure, la planète colonie Homestead 2 : un monde neuf, un nouveau départ, de l’espace pour grandir »
La mobilisation de la référence à la période historique de la Conquête de l’Ouest présente l’avantage, pour un film qui veut s’adresser à un large public, de pouvoir être reçue aussi bien de manière positive par ses thuriféraires que de façon critique par ceux qui veulent faire reconnaître les violences qu’elle a engendrées à l’égard des populations amérindiennes qui vivaient sur ces terres. Cependant, en choisissant de valoriser la vision positive de Jim plutôt que la critique portée par Aurora, on peut se demander si le réalisateur ne légitime pas en réalité le projet colonisateur de l’espace en l’inscrivant de fait dans la filiation du mythe de la Frontier – avec ses grands espaces considérés vierges à conquérir et gages d’une nouvelle vie pour les colons. Et ne se fait-il pas ainsi en sourdine le défenseur de la « destinée manifeste », cette doctrine forgée au XIXè siècle qui attribue à l’Amérique un rôle d’exception et une mission civilisatrice justifiant son impérialisme tant économique que culturel ?
La volonté d’ennoblir la conquête – amoureuse dans le cas de Jim et au service de son expansionnisme économique dans le cas de la société Homestead – devient particulièrement perceptible à la fin du film.
Ainsi, l’image idyllique d’un couple qui a su créer une « belle vie ensemble » dans un véritable Jardin d’Eden reconstitué, permet au cinéaste de conclure son film sur un « happy end » qui efface opportunément les zones d’ombre de la relation de Jim et Aurora et convertit la réalité d’une entreprise de colonisation en une ode humaniste et harmonieuse.
Catherine Chauvin
Merci aux membres du site pour leur relecture et leurs remarques judicieuses.
Je remercie également Pascal Chasson.
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Notes
[1] Il est intéressant de noter la polysémie du prénom Aurora attribué au personnage féminin. On peut en effet y voir à la fois le symbole du début d’une nouvelle vie pour Jim et une référence au conte La Belle au bois dormant, avec la reprise du prénom de la princesse endormie et de son réveil par le prince charmant.
[2] Homestead est le nom de la société privée qui est propriétaire à la fois du vaisseau spatial Avalon et de la planète colonie à qui elle a donné son nom, Homestead 2.
[3] Endettement lié aux conditions de l’achat de leur voyage jusqu’à Homestead 2 et qu’ils devront rembourser à la société Homestead en lui reversant toute leur vie 20 % de leurs gains, sans compter la dette contractée durant la dernière partie du voyage. Cela n’est pas sans rappeler le système du péonage mis en place au Mexique et en Amérique Latine au XIXème siècle et par lequel les grands propriétaires terriens imposaient un travail forcé à leurs ouvriers agricoles endettés auprès d’eux.
[4] Voir les statistiques regroupées à ce sujet : http://www.lecinemaestpolitique.fr/forums/topic/etudes-chiffrees-sur-les-representations-a-lecran/
[5] Sur la dénégation et / ou la relativisation des violences masculines à l’égard des femmes, voir Un troussage de domestique, ouvrage coordonné par Christine Delphy qui analyse les réactions suite à l’affaire Strauss-Kahn ou encore « La banalité du mâle » sur le site « Les mots sont importants » sur le cas du meurtre par le philosophe Louis Althusser de sa femme, Hélène Rytman- Legotien. http://lmsi.net/La-banalite-du-male
[6] La fiction n’étant pas forcément très loin de la réalité, le Grand-Duché du Luxembourg a voté une loi le 1er août 2017 (article 1er : « Les ressources spatiales sont susceptibles d’appropriation ») donnant un cadre légal et une sécurité juridique aux multinationales qui souhaiteraient exploiter les minerais, l’eau, les hydrocarbures ou les gaz sur les astéroïdes et autres corps célestes. En 2015, les USA avaient déjà voté une loi similaire mais au seul bénéfice des entreprises états-uniennes. https://www.humanite.fr/mondialisation-apres-les-taxes-le-luxembourg-fait-cadeau-de-lespace-639947
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