Auteur: Eryn


American Sniper, ou la propagande selon Eastwood

American Sniper, sorti en salles le 18 février 2015, est un biopic de Clint Eastwood (avec Bradley Cooper dans le rôle-titre) sur le soldat américain Chris Kyle, tireur d’élite considéré comme une légende en raison de son efficacité (160 « terroristes » tués) pendant la guerre en Irak.

Les films de guerre n’ont jamais été ma tasse de thé, et puis le synopsis et la bande-annonce, ainsi que les échos de la polémique aux Etats-Unis (où le film est dénoncé pour son militarisme et son manque de recul), ne me disaient rien qui vaille. Je ne pouvais m’empêcher de penser au film de propagande nazie moqué par Tarantino dans Inglourious Basterds (2009), nommé Stolz der Nation et mettant en scène un soldat nazi dégommant trois cents soldats alliés depuis le haut d’une tour…

stolzdernation

J’ai pourtant tenté, en faisant la démarche d’aller voir ce film au cinéma, de laisser mes a-prioris à l’entrée pour saisir la portée éventuellement critique du film, de l’ironie peut-être, ou au moins un questionnement éthique. La première scène allait d’ailleurs en ce sens : le protagoniste a dans son viseur un petit garçon, image d’innocence par excellence, qui tient une grenade et se dirige droit sur un groupe de soldats américains. Que faire ? L’incertitude, le malaise, la tension de Chris Kyle sont perceptibles, et le suspense est renforcé par l’interruption de la scène, qui se transforme en long flash-back sur l’enfance, la formation et le mariage du héros.

C’est avec ce flash-back que débute le cauchemar. En effet, il s’ouvre sur Chris, enfant, abattant son premier chevreuil à la chasse. Cela crée un parallèle à mon sens très choquant, qui fait de ce petit gamin irakien un animal, une bête à abattre, sans trop d’état d’âme. D’autant plus que Chris-enfant se fait complimenter par son père, tout comme Chris-soldat est félicité ensuite par ses pairs comme par ses supérieurs. Pour avoir abattu un enfant. Et sa mère.

american-sniperLe monde vu à travers un viseur

Tout le film fait ainsi naître des embryons de critiques possibles de la guerre en Irak et du militarisme en général, aussitôt tués dans l’œuf par un manque total de distance et par l’exaltation d’un protagoniste sublime qui met sa force virile (en sacrifiant au passage son équilibre mental et sa vie de famille) au service inconditionnel de sa patrie mise en danger par de cruels sauvages.

En sortant du cinéma, j’ai donc pu noter avec intérêt comment l’industrie cinématographique américaine est capable de produire un film aussi grossièrement propagandiste que le régime nazi (et par extension tout régime totalitaire), alors qu’elle s’en moque régulièrement (voir par exemple Inglourious Basterds) et se présente comme son antithèse. Dans le monde libre, ça n’existe pas, la propagande, c’est impossible, nous ne faisons que des films subtils.1

Eh bien impossible n’est pas Eastwood.

La justification de la guerre en Irak comme noble et juste

La première chose qui m’a dérangée, c’est la mystification complète opérée par le film. La seule « explication » donnée à la guerre en Irak, c’est l’attaque du World Trade Center, à laquelle Chris Kyle et sa femme assistent au début du film en direct à la télévision, réveillant dans la mémoire du spectateur le souvenir traumatisant de ces événements. L’aspect impérialiste, le contrôle les ressources énergétiques (pétrole) , ainsi que la volonté d’installer un régime qui servira les intérêts américains, sont passés sous silence. La guerre est présentée comme une défense des Etats-Unis qui veut neutraliser les terroristes, car après tout ce sont eux qui ont commencé. Sa justification joue donc sur les sentiments du public, sur ses traumatismes, ses peurs. Peut-être que plus de dix ans après, on aurait pu s’attendre à légèrement plus de distance de la part du réalisateur…

Le bon droit des Etats-Unis est réaffirmé à plusieurs reprises dans le film : Chris Kyle dit en effet à un de ses camarades en proie au doute : « Tu veux qu’ils débarquent à San Diego et à New York, c’est ça ? » (c’est par ailleurs l’occasion de réactualiser ici le vieux fantasme raciste de l’Arabe conquérant…), et quand sa femme lui demande de rester avec sa famille plutôt que de repartir, il affirme que c’est pour elle qu’il fait ça, pour la protéger, pour sa sécurité.

Les soldats américains sont présentés comme des « chiens de bergers » chargés de protéger les « brebis » face aux « loups » (ces mots sont employés par le père de Chris dès le début du film, ça fixe le décor). C’est donc une guerre noble et juste, avec d’emblée un gentil et un méchant bien caractérisés.

Plus encore, le film semble exalter un idéal de vengeance, mettant en avant la Loi du Talion. En effet, à deux reprises Chris et ses soldats partent au combat pour venger un de leurs camarades (la phrase est même prononcée : « œil pour œil… » déclare l’un des militaires avec résolution). Si on met cela en parallèle avec le fait que la guerre en Irak est menée au nom des victimes du World Trade Center, on se retrouve face à un film qui glorifie une guerre de vengeance. On a donc un idéal militariste qui, dépolitisé, occulte la dimension impérialiste de la guerre en Irak et qui, en plus, fait une apologie de la vengeance à l’échelle des nations.

Les deux personnages évoqués plus haut, le soldat doutant et la femme pleurnicharde, sont, avec le petit frère de Chris lui aussi dans l’armée, les seuls instances éventuellement critiques du militarisme dans le film, et encore, toujours au niveau individuel  (jamais au niveau social et politique). Mais comme nous l’avons dit, ces critiques sont tuées dans l’œuf. Les deux personnages masculins sont présentés comme des lâches : le petit frère est dès le début du film victime de violences à l’école et c’est son grand frère qui doit le défendre, et quand il rencontre par hasard Chris sur un tarmac en Irak, il apparaît comme terrorisé, malade, fuyant la guerre pour rentrer chez papa-maman : il est donc faible et peureux ; quant à l’autre soldat, il se fait tuer sur le champ de bataille. Mais loin de le considérer avec respect, voire en héros puisque telle serait la logique du film, Chris estime que c’est sa propre faute s’il s’est fait tuer (comme il le dit à sa femme dans la voiture en revenant de l’enterrement, alors qu’ils discutent d’une lettre que le soldat a apparemment laissé avant de mourir), car il ne croyait plus en la justesse de la cause (il a pensé par lui-même, il en est mort, bien fait).

Quant à Tayla, la femme de Chris, elle est toujours montrée dans les mêmes situations, elle rejoue les deux mêmes scènes avec les deux mêmes lignes de dialogue tout au long du film (soit je pleure parce que tu es traumatisé par la guerre quand tu rentres et que tu ne me parles pas, soit je pleure au téléphone parce que j’entends des coups de feu et que tu es peut-être mort). Il semble que le film cherche à montrer que son point de vue n’est pas faux, mais « étroit », au sens où elle ne pense qu’à elle et sa famille, alors que le héros voit plus loin, il pense à sa patrie, à sauver le monde libre. Si son personnage est dans l’ensemble caractérisé positivement (elle est montrée comme une femme qui souffre, et le spectateur est enclin à compatir), elle n’a pas la hauteur de vue de son homme, et son point de vue n’a pas grand poids (ainsi dans la scène dans la voiture évoquée ci-dessus, Chris assène son avis, et la scène se finit là, ne laissant pas à Tayla l’occasion de répondre).

article-2633181-1E06575600000578-125_634x753« Mais arrête de chouiner, femme, tu ne vois pas que je sauve le monde ? »

Mais le film ne se limite pas à donner une image péjorative des figures porteuses d’une critique (déjà faiblarde) de la position et des choix du héros: il fait preuve d’un véritable militarisme décomplexé en présentant le fait de s’engager dans l’armée pour défendre sa patrie comme un but ultime et noble : quand à la fin de son adolescence Chris cherche un sens à sa vie (parce qu’il en a un peu marre d’être un Texan bouseux qui fait du rodéo), il se tourne sans hésitation vers la carrière militaire, car c’est bien connu, l’armée est le seul moyen d’avoir une utilité sociale.

Une idéologie raciste et islamophobe

Cette justification unilatérale (car bien sûr, le point de vue des Irakiens n’est jamais adopté2) de la guerre en Irak pour répondre aux attaques terroristes participe d’une idéologie raciste, très prégnante dans le film.

Je ne m’attarderai pas sur les propos nombreux et récurrents à base de « sauvages » ou « allons évangéliser ces fils de pute », etc…, ni sur l’ouverture du film, qui nous donne à entendre un appel à la prière par un muezzin pour situer le théâtre des opérations (ça donne le ton).

Ce qui m’intéresse est plutôt une sorte de double standard dans la représentation des actes barbares commis par les Irakiens, par rapport à ceux commis par les Américains (car oui, ils en commettent).

En effet, le bras droit du terroriste recherché, appelé « le Boucher » (alors que le sniper qui tue 160 personnes dont des enfants est appelé « La Légende », allez comprendre), commet un acte terrible et totalement traumatisant : il troue à la perceuse le crâne d’un enfant dont le père a donné des renseignements aux Américains. La violence de cette scène est renforcée par une scène censée montrer le traumatisme qu’a subi Chris : le bruit de la perceuse dans un garage, de retour chez lui le met en état de choc. Soit, le Boucher est un affreux jojo, un sauvage cruel et sans morale.

Mais les soldats américains commettent, à deux reprises au moins, des actes tout aussi immoraux à mon sens :

  • d’une part, ils avaient juré à l’homme qui leur a fourni des renseignements de le protéger, mais ont préféré se replier et laisser son enfant se faire trouer la tête parce que quand même, on n’va pas risquer de perdre des hommes pour deux pauvres Arabes.

  • d’autre part, ils obtiennent d’un des complices du Boucher son aide pour infiltrer le bâtiment où se trouve le terroriste, après que l’homme a choisi entre « l’aide ou la prison » ; mais ils n’hésitent pas à l’abattre comme un lapin à peine sa tâche d’appât terminée, et quand le peuple irakien, portant le corps de l’homme, exprime sa colère, les fiers Marines tournent le dos en riant et le général commente « c’est de sa faute, il n’avait qu’à choisir la prison, et puis, c’est la guerre après tout ».

 

boucherLe Boucher, barbare sans pitié brandissant sa perceuse sanguinolente.

De même, ce double standard se retrouve dans la représentation de l’autre ennemi de Kyle, à savoir le sniper irakien. Pour citer le savoureux article de Vodkaster3 : « On a donc mal compris. Un sniper ne tue pas, il préserve des vies. Tous les snipers ? Oh non. ». Si Chris est toujours montré à découvert quand il tire, au grand jour sous le soleil brûlant de l’Irak, l’ennemi au contraire est toujours dans l’ombre, dissimulé par un drap, tirant depuis une fenêtre ou par un trou dans un mur. Cela permet de mettre en scène une opposition viriliste entre le courageux américain qui expose sa vie pour sauver celle des siens et le lâche ennemi qui ne prend pas trop de risques et qui ne peut gagner que par la fourberie – en tirant dans le dos des gentils. Plus symboliquement, on retrouve aussi une opposition lumière/ombre = Bien/Mal, tout ce qu’il y a de plus délicieusement manichéen.

sniper sniper2

Il semble également y avoir deux poids deux mesures quant à la valeur de la vie humaine. En effet, à la fin du film, un psychologue demande à Chris s’il regrette certains actes qu’il a commis. Il répond « non, ce n’est pas mon genre. ». Si ça s’était arrêté là, on aurait pu sentir éventuellement une distance, l’affirmation choquante aurait permis au spectateur/à la spectatrice de moins s’identifier au personnage, de le trouver moins sympathique, de moins adhérer. Mais Chris rajoute : « par contre, je regrette tous ceux des nôtres que je n’ai pas pu sauver ». Et hop, non seulement le sniper redevient aux yeux du public un héros, mais en plus le spectateur le prend en pitié (pauvre homme torturé), sentiment qui rend si facile l’identification… en passant sous silence le vrai sens de cette affirmation : la mort des Arabes, c’est bien joli, mais qu’est-ce par rapport à la mort de bons petits soldats, honorables citoyens américains ?

Plus encore que l’acte lui-même, c’est la réaction des soldats qui m’a choquée : jamais de remise en question, jamais de souffrance face aux actes commis, ou quand il y en a (après que Chris tue l’enfant, qui est sa première victime, il a un léger cas de conscience quand même), c’est contrebalancé par cette phrase magique « c’est la guerre de toute façon », voire par d’autres propos encore plus légers. Ainsi un soldat dit à Chris après le meurtre de l’enfant : « alors, il paraît que tu n’es plus un puceau ? ». Vision intéressante à la fois de la valeur de la vie humaine et de la symbolique de l’acte sexuel…

L’exaltation de la virilité et d’un idéal patriarcal

Cette dernière citation m’amène à étudier un autre parti pris idéologique du film, à savoir la glorification du Mâle.

Chris Kyle est d’emblée présenté comme une sorte de super-héros, un super-soldat qui a suivi un entraînement de choc puisqu’il appartient aux « meilleurs », les SEALs (SEa, Air, Land : principale force spéciale de la Marine de guerre américaine). On suit d’ailleurs cet entraînement, qui apparaît comme brutal et souvent absurde, mais là aussi le début de critique est aussitôt effacé par le résultat qui nous est présenté : un homme fort, qui soulève de la fonte quand il s’ennuie et qui ne supporte pas d’être posté sur un toit avec un sniper (bien qu’il soit capable de tuer un ennemi à 1,5 km de distance) : un homme qui veut de l’action, du sang, du danger. Un homme, un vrai, en somme. D’ailleurs, quand le coéquipier de Chris au début du film refuse de descendre aider les Marines dans la rue et préfère rester en sécurité sur le toit, Chris le toise du haut de son mépris d’homme brave et refuse de le revoir. C’est donc le courage qui est mis en avant, comme qualité numéro 1 de l’homme.

Pour pousser l’analyse, on pourrait voir dans cette scène une volonté de redorer le blason des soldats américains, dont l’héroïsme est souvent remis en question (supériorité technique et militaire des Etats-Unis, idéologie « zéro mort », drones tueurs 4 – complètement absents dans le film alors qu’il y avait des drones Predator en Irak). Ici, le héros est animé d’une vraie volonté de risquer sa vie pour son pays et ses camarades, ce qui met en avant son courage et sa virilité, dans un temps où ces qualités guerrières traditionnelles sont moins visibles.

L’arme à feu est évidemment un symbole de cette virilité exacerbée. « La Légende », Chris Kyle, c’est celui qui tire le mieux, qui ne rate jamais son coup. Cela fait écho à la pique que lui lance sa première petite amie, qui claque la porte de chez lui en déclarant « de toute façon, tu es un mauvais coup », événement à l’origine de la prise de conscience de Chris, qui décide alors de vouer sa vie à défendre sa patrie. L’ascension de Chris vers la distinction suprême de « sniper le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis » peut alors être comprise comme une revanche prise sur ce dénigrement initial de sa virilité… De même à la fin du film, quand Chris rend visite à des anciens combattants dans un hôpital, il aide un blessé aux jambes à réapprendre à tirer, et ce dernier traduit sa satisfaction par « j’ai retrouvé des couilles, on dirait ».

De ce point de vue, l’évolution du personnage de Chris, de cow-boy de pacotille à soldat accompli, est symptomatique. Cette évolution est mise en avant par cette scène à la fin du film où Chris apparaît avec son revolver, tout content, et fait le beau devant sa femme qui l’embrasse et se dit « fière de lui ». Comme si le film voulait nous montrer qu’il est maintenant devenu un vrai cow-boy, non plus un loser qui fait du rodéo, mais un homme qui sait se servir d’un flingue et qui, de ce fait, plaît aux femmes.

Actor-Bradley-Cooper-shown-as-Chris-Kyle-in-a-movie-trailer-for-American-Sniper-Screenshot1-800x430Vous avez dit phallique ?

Cet homme viril et bien armé a pour fonction principale de protéger : protéger les autres soldats moins entraînés, protéger sa famille, protéger sa patrie. Chris se montre à plusieurs reprises très paternaliste, notamment avec son petit frère.

Cette idéologie de l’homme berger du troupeau, à qui on a donné la force mais qui l’utilise pour faire le bien (contrairement au loup) est développée par le père de Chris dès le début du film, et est d’ailleurs transmise par Chris à son fils à la toute fin du film (« protège nos femmes, d’accord ? ») : la boucle est bouclée. De plus, si on croyait encore que le parallèle au début de film entre enfant et chevreuil pouvait mener à une critique de cette éducation viriliste, la fin, avec la scène où Chris emmène son fils à la chasse, renforce cette idée de transmission de l’idéal patriarcal et nous rassure définitivement sur l’image 100% positive qui en est donnée.

Quant à la représentation des femmes (principalement celle de Tayla, la femme de Chris, puisque 1. il n’y a aucune femme dans cette armée apparemment et 2. la seule autre femme qui a une réplique dans le film est la première petite amie de Chris, une « hystérique » qui le trompe « pour attirer son attention », donc je ne prends même pas la peine d’expliquer comment cela apporte de l’eau à mon moulin), elle est l’exact négatif de cet homme d’action né pour protéger le troupeau. Tayla n’agit jamais, a toujours les mêmes répliques, prononce toujours les mêmes mots (qui ne semblent avoir d’ailleurs aucun impact sur Chris, l’homme qui sait et qui agit), et semble cantonnée à un rôle de femme au foyer dont la fonction est d’être enceinte, d’avoir du phone sex avec son mari et d’organiser les goûters d’anniversaire de ses enfants. Les dialogues entre Chris et sa femme, lorsqu’ils ne consistent pas en des monologues de Tayla-femme éplorée, tournent principalement autour du physique de Tayla (je ne sais pas combien de fois il lui dit qu’elle est belle dans le film…). Si lors de leur première rencontre, elle semble faire preuve d’une forte personnalité : « je ne sortirai jamais avec un SEAL, ils sont arrogants et égoïstes », cela disparaît complètement dès la fin de la scène, puisqu’elle change d’abord d’avis : « je ne me marierai jamais avec un SEAL » (on rappelle que c’est un super-héros, fort et protecteur, c’est donc normal que la fille craque, non?), puis se marie avec lui plus ou moins dans la scène d’après (mais d’abord il la harcèle au téléphone en lui laissant 12 messages : sexy non?).

Un « héros » tour à tour glorifié et victimisé : encourager l’identification tout en déresponsabilisant

 

« We looked at hopefully igniting attention about the lack of care that goes to vets. Discussion that has nothing to do with vets or what we did or did not do, every conversation in those terms is moving farther and farther from what our soldiers go through, and the fact that 22 veterans commit suicide each day. » (Bradley Cooper, 2 fév. 2015, New York Times)

« Nous espérions mettre en avant le manque d’attention portée aux vétérans. Les discussions qui n’ont rien à voir avec les vétérans ou avec ce que nous avons ou n’avons pas fait, toute conversation de ce genre s’éloigne de plus en plus de ce que nos soldats traversent, et du fait que 22 vétérans se suicident chaque jour ».

Quand Bradley Cooper tente de répondre à la polémique, il met l’accent sur le seul aspect du film que j’ai trouvé intéressant : la mise en avant de la détresse du combattant qui doit rentrer chez lui, la difficulté de décrocher, le manque d’aide psychologique et médicale face au traumatisme de la guerre. Ces scènes étaient bien rendues dans le film, notamment par le silence évocateur de Chris Kyle, et par des scènes très fortes comme celle de la perceuse, ou celle où Chris s’en prend au chien pendant un goûter d’anniversaire parce qu’il avait l’air de s’attaquer aux enfants. On ne sort pas indemne de tant de violence, nous dit le film.

Chris est donc un héros, mais un héros blessé, qui apparaît donc comme un idéal atteignable, car humain.

Je voudrais reprendre ici l’hypothèse de Chris Beney sur le site Vodkaster : pour lui, c’est précisément cette glorification d’un « vrai » héros, d’un homme qui a réellement existé, qui fait le succès du film. Il parle de « super-héros pour seniors » : « un super-héros, invincible, charismatique et dont on pourrait faire des jouets, mais qui a existé pour de vrai. Plus Marvel que la Marvel… »5. On pourrait trouver là une explication au générique du film, qui présente des photos prises lors de l’enterrement du vrai Chris Kyle. Si la fonction patriotique (des drapeaux américains partout) est évidente, on y trouvera aussi une fonction émotionnelle (le coup classique du « d’après une histoire vraie », mais puissance 1000) qui a pu faire le succès du film auprès d’une certaine population peu friande des films de super-héros classiques.

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Le lourd fardeau de l’homme blanc défendant les intérêts des Etats-Unis dans la poussière et la sauvagerie.

Mais le paradoxe est que Chris est à la fois glorifié et présenté comme une victime. Victime du terrorisme, victime de la guerre (mais jamais victime d’une politique expansionniste américaine, non, non.). Ce pauvre homme souffre des actions qu’il est obligé de commettre : quel poids que le rôle de chien de berger… Le film, en plus de montrer la souffrance particulière du soldat dans sa période post-traumatique, semble ainsi mettre en avant une idéologie de la domination comme fardeau pour le dominant.

Chris est donc totalement déresponsabilisé en tant qu’individu : c’est pourtant bien lui qui a appuyé sur cette gâchette. Là encore, on retrouve la philosophie de « à la guerre comme à la guerre », une sorte de permis de tuer généralisé parce que le contexte l’exige. Mais dans un monde post-seconde guerre mondiale, où l’homme a découvert que la guerre ne pouvait pas tout excuser, peut-on encore accepter ce type d’idéologie où le contexte, la guerre, la menace (réelle ou fabulée) dispensent de respecter la valeur de la vie humaine, de chaque vie humaine, en appelant héros un homme qui revendique le meurtre de 160 personnes ?

Vous ne pouviez y penser, Clint Eastwood l’a fait.

Eryn

Merci à Paul pour ses suggestions et conseils!

1C’est ainsi que la critique de Studio Ciné Live (relayée par L’Express) nous assène, : « sous ses faux airs de film patriotique, ce qu’il n’est évidemment pas, Eastwood révèle un personnage ambigu ». Bien sûr c’est tellement « évident » que ce n’est pas du tout justifié dans la suite de l’article… (http://www.lexpress.fr/actualite/societe/video-american-sniper-tempete-de-sable-sous-un-crane_1648981.html)

2Et pourtant, Clint Eastwood a déjà su se montrer plus nuancé, dans son diptyque Mémoires de nos pères (2006) et Lettres d’Iwo Jima (2007), deux films sur la même bataille de la Seconde Guerre Mondiale, d’abord du point de vue américain, puis du point de vue japonais.

4 Voir à ce sujet l’article sur le film Oblivion (2013) : http://www.lecinemaestpolitique.fr/oblivion-2013-tom-cruise-et-ses-drones-de-dames/