Auteur: ielshikh


Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? (2014) : le racisme, c’est rigolo

bon dieu00Claude et Marie Verneuil n’ont vraiment pas de chance : trois des quatre filles de ces Français issus d’une vieille famille catholique se sont mariées respectivement un Juif, un Arabe et un Chinois, alors que la quatrième s’apprête à leur présenter Charles, son fiancé ivoirien. Pour ces provinciaux racistes, la pilule ne passe pas. Alors, pour retrouver le fragile équilibre familial, les trois gendres conspirent vainement pour faire rater le mariage de la cadette. Le « salut » viendra finalement des deux patriarches Verneuil et Koffi (le père de Charles, tout aussi raciste et réactionnaire que son alter ego auvergnat) qui, après avoir sérieusement mis en danger les choses, se rendent compte de leur manque d’ouverture et réussissent à réconcilier les uns et les autres.

Dès sa sortie, cette comédie populaire a été acclamée par le public et la critique comme hymne à la tolérance et rapprochée d’un autre film à succès, « Intouchables ». Mais, alors que le propos central de ce dernier porte sur la construction d’une relation positive entre deux êtres que tout sépare (bien que le propos soit assez problématique à plus d’un égard), « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » se limite à décrire le racisme dans sa forme la plus puérile comme socle tout à fait acceptable d’identification commune. « Tout le monde est un peu raciste », comme le dit David, le gendre juif ; et tout le film s’applique à démontrer que ce n’est pas si grave, tant que cela reste dans des proportions acceptables. L’Arabe ne tolère pas le Juif (et vice-versa), les Sémites se méfient des Chinois, qui leur rendent bien, et la haine du Blanc pour le Noir n’a d’égale que celle du Noir pour le Blanc. Au final, tous les racismes s’annulent et créent la paix commune.

Alors comment l’oeuvre de Philippe de Chauveron réussit ce tour de force à réhabiliter une certaine forme de racisme tout en prétendant défendre l’inverse? En dédramatisant par le rire un des procédés d’escroquerie intellectuelle les plus aboutis de la droite décomplexée, consistant à dépolitiser le racisme en le réduisant à la dimension de l’individu. En le cadrant à cette dimension unique, celle de la petite invective balancée lors d’un repas de famille, que l’on pourra facilement guérir autour d’un verre de vin.

Des minorités lissées et une apologie de l’assimilation

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Le film nous présente de bien beaux gendres, qui en plus de remplir de bonheur les filles Verneuil, semblent avoir été taillés sur mesure pour contredire les idées reçues les plus répandues : Chao est extraverti et drôle, Rachid est avocat et David est sans le sou. A ce parti pris de départ presque scolaire de jouer le contre-stéréotype, on oppose l’archétype du couple bourgeois catholique le plus caricatural qui soit : Claude le gaulliste et Marie la grenouille de bénitier. A priori, une condition idéale pour mettre en valeur ces jeunes hommes « issus de l’immigration », donc. Malheureusement, il suffit de gratter un peu la surface pour voir apparaître la grossière conformité des gendres aux caricatures les plus courantes : le Chinois obséquieux fait du kung-fu, l’Arabe est un peu roublard et l’idée fixe du Juif consiste à trouver l’idée business qui le rendra enfin riche. L’obsession permanente du film de rappeler à chaque scène et à chaque phrase leurs origines, à expliquer chacune de leurs actions (surtout les plus retorses) en fonction de leurs appartenances respectives, ne leur confère absolument aucune existence au-delà d’elles. Les alliances et les antagonismes entres les uns et les autres ne se fondent pas sur des amitiés ou des compatibilités de caractère, mais sur des ennemis communs à combattre : tantôt l’Auvergnat catholique, tantôt le Noir qui veut « sa part du gâteau » (sic!). L’unique ressort comique du film tenant en la capacité des personnages à confirmer ou infirmer un préjugé, il s’agit moins de rire du racisme que grâce à lui.

Pour ces gendres posés comme des produits génériques de leur communauté agrémentés de rares traits distinctifs qui les érigent en exceptions parmi les leurs, les rares instants de répit et d’harmonie doivent être mérités ; ils passent par l’assimilation, ni plus ni moins. Le fin du repas de Noël donne lieu à ce qui restera certainement à une des scènes les plus édifiantes du film : aviné, Rachid se lève pour entonner la Marseillaise, bientôt suivi de ses deux comparses, prouvant par là-même leur patriotisme. L’honneur est sauf : bien que métèques, ces gendres-là sont, au fond, de bons français pétris de valeurs républicaines. Plus tard, ils se rendent en compagnie de leurs beaux-parents à la messe de minuit et entonnent les cantiques avec une ferveur outrancière qui n’échappe à personne. A ce moment seulement entrent-ils symboliquement dans la famille. De leur côté, les Verneuil n’auront pas eu à faire ces efforts d’adaptation à l’autre : les dindes hallal, casher et laquée préparées par Marie est une attention présentée comme louable mais excessive et inutile. Les trois jeunes hommes insinuent clairement qu’ils ne demandent rien de tel. L’autre n’est donc acceptable dans sa différence d’apparence que dès lors qu’il est totalement assimilé dans ses us et coutumes, qu’il en fait des tonnes pour prouver qu’il a bien appris sa leçon d’intégration et qu’il ne demandent pas trop d’efforts en retour.

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Le bon immigré est celui qui boit du vin, est issu d’une classe socio-économique élevée (l’homogénéité de classe est remarquable dans ce film), n’est pas trop rancunier quand on lui balance une remarque raciste de premier degré, vu qu’il en balance en retour de toute façon. En bref, la version cinématographique de la promotion de « l’immigration choisie » sarkozyste.

Cette apologie de l’assimilation est particulièrement efficace parce qu’elle ne se lit pas aisément : elle crie la tolérance de la différence de surface tout en chuchotant son intolérance à la différence de fond. Le fait que les gendres soient présentés comme des « bons immigrés » n’exempte pas le film d’une tendance à dépeindre les autres immigrés sous un angle bien moins flatteur. Lorsque des figurants « de couleur » apparaissent à l’écran, c’est quasi-exclusivement pour souligner certains travers : le jeune de banlieue arabe se drogue en face du tribunal, le traiteur chinois ne craint rien tant qu’une inspection d’hygiène, la femme de ménage noire est fainéante et on en est encore à débattre d’une supposée forme de barbarie de la circoncision infligée aux petits garçons juifs.

Le bon immigré et le mauvais immigré mis dos-à-dos n’est pas une configuration nouvelle dans le cinéma français. Les exemples ne manquent pas : « Neuilly sa mère », « Mohamed Dubois », « La journée de la jupe » et tant d’autres encore. A chaque fois, l’immigré qui se montre sous un jour trop différent, qui prend en quelque sorte trop de place est systématiquement identifié comme hostile et personnellement responsable de sa propre désintégration au corps majoritaire.

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Le racisme, cette valeur triviale et consensuelle

Tout le monde, des Blancs aux Noirs en passant par les Arabes, les Juifs et les Chinois nourrit un petit complexe de supériorité à peine dissimulé. Chacun y va de son bon mot sur l’autre et devant la véhémence des invectives qui fusent de toute part, nous avons bien vite conclu à la totale symétrie et équivalence des sentiments racistes de tous. Pire encore, le racisme finalement ne consiste plus qu’en ce jeu d’insultes certes outrancières mais finalement bien peu conséquentes ; la discrimination raciale n’existe pas, par exemple. On apprend que Koffi ne doit s’en vouloir qu’à lui-même et son caractère de cochon du dédain affiché par ses supérieurs hiérarchiques blancs et Charles peut même camper un personnage principal dans un vaudeville où se presse le tout Paris ; ironique de la part d’un cinéaste français de prétendre que les arts de la scène français se sont à ce point guéris de leur ethnocentrisme blanc, quand dans la pratique on compte encore sur les doigts d’une seule main le nombre de rôles confiés à des personnes de couleur sans que se cache derrière ce choix une exigence scénaristique faisant mention explicite des origines particulières du personnage.

Le racisme tel qu’il est vécu en réalité pour les personnes « issues de l’immigration » est un système politique, économique et social qui instaure une hiérarchie entre dominants et dominés, qui limite les chances d’accès à un emploi, un logement et une visibilité médiatique. C’est cette dimension collective du racisme qui est totalement absente du film, qui ne le transforme qu’en petits points de vue exprimés entre le fromage et le dessert. Dans « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? », être raciste n’est rien d’autre qu’un travers personnel, qui n’engage que son titulaire et non l’ensemble des paramètres environnementaux susceptibles de le créer. C’est cette dépolitisation du racisme qui est la plus en vogue tant dans les rangs de droite décomplexée que dans les milieux proches la gauche gouvernementale tièdement « anti-racistes ». Il est facile, lorsque l’on fait mine d’ignorer que la société française est instaurée de telle façon qu’un ordre de dominant-e-s et dominé-e-s existe et n’a pas encore été dépassé, de prétendre que le « racisme anti-blanc » existe en France et est équivalent au racisme anti-noir, anti-musulman ou antisémite.

La caractéristique purement individuelle du racisme est confirmée par l’évolution du personnage de Marie Verneuil. Rongée par la solitude occasionnée par la mésentente familiale,elle fait une dépression et entame une psychothérapie, qui lui permet de se remettre en question et de mettre le doigt sur les raisons profondes de ses sentiments hostiles à l’égard de ses gendres. Elle découvre alors que sa peur de l’étranger prend racine dans sa peur enfantine des… mulots. Toute honte bue, le film fait donc le parallèle entre étrangers et rats. Cette révélation est le début de la guérison pour Marie, qui nous prouve par a+b qu’il est possible de guérir du racisme allongée sur un divan de psy, sans jamais remettre en cause le système global qui produit ce mal social dont les conséquences politiques, géopolitiques et économiques sont pourtant tangibles.

L’individualité du racisme et sa non-existence politique est également présente en creux dans les personnages des quatre filles Verneuil. Si tous les protagonistes s’en donnent à coeur joie pour balancer des vannes, elles seules restent totalement hermétiques et innocentes à cet égard. Elles roulent des grands yeux et s’émeuvent, mais jamais ne prononceront de mot désobligeant sur une appartenance quelconque. Dans la réalité, le déterminisme familial n’est jamais total, bien entendu, mais il est étonnant de laisser penser que les valeurs racistes ne se transmettent pas, au moins en partie, à travers l’éducation ou les références culturelles. Ainsi, le racisme des parents Verneuil est dépeint finalement comme une anomalie exceptionnelle chez les Blanc-he-s plutôt qu’une règle sociale qui déploie son effet sur l’ensemble du corps des dominants.

Les filles Verneuil incarnent de plus à elles quatre la seule réponse anti-raciste qu’oppose le film au racisme : le métissage, présenté comme une solution auto-suffisante. Conception simpliste, vu qu’être en couple avec une personne d’un autre groupe ethnique que le sien et avoir des bébés de toutes les couleurs dans une même famille n’exempte pas de l’existence de rapports de domination à la fois dans la sphère personnelle et publique. Le métissage, tout comme la « tolérance », est sans conteste un pas important hors de la logique de la haine raciste, mais il ne saurait constituer un aboutissement à lui seul. Les filles Verneuil ne combattent pas le racisme en manifestant, en votant ou en exprimant leur désaccord sur l’ordre politique; elles le font en faisant des enfants peut-être suffisamment blancs pour échapper un peu mieux aux stigmates que leurs pères largement plus typés. Ici encore donc, la dépolitisation du racisme est utilisée comme procédé d’occultation de la nature multidimensionnelle du phénomène.

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Pour être plus précis, notons que si le racisme n’est pas « contagieux » chez les Blanc-he-s chez qui il n’est qu’un truc de vieux réac’, il n’en va pas de même pour les personnes immigrées ou issues de l’immigration. Comme tout Algérien qui se respecte Rachid marque sa haine du Marocain et David le Séfarade des Ashkénazes, alors que Chao se désole de son accent vietnamien. La métissage qui suffisait à lui seul à ériger les femmes blanches en archétypes incontestables de l’anti-racisme n’a visiblement pas le même effet sur les jeunes fils d’immigrés, qui sont bien incapables de dépasser les haines inter et intra-communautaires irrationnelles commandées de façon apparemment inéluctable par leurs appartenances respectives. Et finalement, puisqu’à l’intérieur même des minorités tout le monde semble déjà se haïr pour d’obscures raisons, qu’il y a-t-il de mal à les détester aussi, après tout ? La boucle est bouclée : il est possible d’être déculpabilisé du racisme.

La haine comme valeur commune

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Au final que reste-t-il des 1h37 de « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » ? Une farce à peine cohérente où les personnages se lient d’affection uniquement sur la base de leurs détestations communes. La genèse de l’amitié entre Claude et Koffi consacre ce message pour le moins contradictoire ; on assiste pendant de longues minutes au rapprochement entre les deux chefs de clan au fur et à mesure qu’ils tombent d’accord sur les méfaits du métissage ; au cours des activités bien masculines que sont la pêche et la boisson, débarrassés donc des complications de la vie (à comprendre : des bonnes femmes), ils peuvent enfin aller au fond des choses, à la façon des hommes, des vrais. A la conclusion de cette joute viriliste se dessine enfin la paix des ménages, faite par et pour les patriarches. Ils scellent même leur réconciliation par la prise à parti d’un jeune homme soit-disant « albinos » pendant leur garde à vue. L’agression d’un tiers au motif de son apparence physique pour tisser des liens fraternels, on n’y aurait difficilement pensé, de prime abord.

La désescalade de l’hostilité entre les deux hommes fera au passage une autre victime : la réparation. En effet, c’est à travers l’obstination tournée en ridicule de Koffi à ne pas participer aux frais du mariage qu’est abordée la question de la réparation de l’exploitation coloniale française en Afrique. Présentée comme une requête égoïste, bête et méchante, elle passe à la trappe dans la dernière scène, lorsque le père du marié promet un chèque à Claude, celui-ci ayant plus tôt bien relativisé la spoliation en rendant les Africains coupables de leur propre sort sous la domination coloniale. Jamais oeuvre « anti-raciste » n’aura autant été en phase avec l’establishment politique (à gauche comme à droite), qui ne sait parler de l’idée même de la réparation des crimes coloniaux qu’en qualifiant celle-ci dans des termes tels que la « culpabilisation », l’ « autoflagellation » ou encore la « repentance » (sous-entendue excessive). La mise à égalité des griefs de l’ex-colonisé avec ceux de l’ex-colonisateur tendent à relativiser l’Histoire coloniale, car elle sous-entend que celle-ci peut être nuancée, répartie en « pour » et en « contre », qu’elle a même ses « circonstances atténuantes » ; en bref, on ne tombe pas très loin du « rôle positif de la colonisation ».

Peut-être donc parce qu’il conforte tout un chacun dans sa médiocrité et n’oblige personne à se questionner, le film a tout d’un consensus politiquement correct caressant les dominants dans le sens du poil. Au fond très convenu et conservateur, il ne bouscule rien et c’est certainement là la recette de son succès.

Inès El-Shikh