Auteur: Miss Understood


Parle avec elle, et surtout qu’elle se taise !

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Sorti en 2002, « Parle avec elle » (titre original: « Hable con ella ») est un film de Pedro Almodóvar qui a été encensé par la critique. Pour Télérama : « Parle avec elle est un grand film sur la transmission et le don ultime de soi. Un film d’amour fou, mais encore de deuil et de renoncement. » D’après le site AlloCiné, c’est l’histoire d’une « grande amitié quelque peu mouvementée » entre deux hommes dont les copines respectives sont dans le coma.

Selon les mots mêmes de l’auteur, « Parle avec elle est un film où on n’a pas à réfléchir »[i]. C’est son opinion et, théoriquement, il est possible de mettre son cerveau en pause devant n’importe quelle production mais je propose justement d’y réfléchir quand même. Il est vrai que ce film comprend de très belles images, que les acteurs sont très convaincants (Javier Cámara a d’ailleurs obtenu un prix d’interprétation pour le rôle de Benigno) et que la musique est superbe mais autant le dire tout de suite, j’ai été choquée par ses messages auxquels il semble dangereux de ne pas réfléchir. Je vais essayer de les décortiquer ici.

Marco est journaliste et auteur de guides de voyage. Quand sa copine Lydia, une torera, se retrouve dans le coma, il devient ami avec Benigno, infirmier de 24 ans qui soigne la jeune danseuse Alicia, elle aussi dans le coma.

A première vue, en se basant sur l’affiche et le titre du film, on pourrait croire que les deux femmes dont il est question vont beaucoup parler ou se parler. Or, c’est loin d’être le cas : Alicia et Lydia ne parlent que dans les flashbacks et, dans le cas d’Alicia, tout à la fin du film. Elles ne sont actives que dans les souvenirs de leurs copains respectifs, qui font tous deux figure de sauveurs. Elles pratiquent toutes deux une activité du spectacle (la danse pour Alicia, la corrida pour Lydia) et sont vues principalement à travers les yeux des protagonistes masculins.

parle01Non, Lydia et Alicia n’échangent pas un mot de tout le film.

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Alicia : la femme-enfant passive

Alicia est sûrement le personnage le moins développé. On sait d’elle uniquement ce qu’elle a dit dans un flashback à Benigno, lors de leur unique conversation : elle est orpheline de mère et elle adore la danse, les voyages et les films muets. Le film la montre régulièrement à moitié nue sur son lit d’hôpital, son corps est fractionné et filmé en gros plan comme si elle était là uniquement pour satisfaire le regard masculin. En outre, elle arbore souvent un demi-sourire quand elle est inconsciente et elle parle à peine de tout le film.

parle02Une patiente dans le coma, c’est tellement glamour…

Le corps d’Alicia n’est pas seulement esthétisé et soumis au regard du spectateur : Alicia est aussi infantilisée. Katerina, sa prof de danse, l’appelle par des surnoms enfantins (sweet potato, choukinolette, chéribibi…) alors qu’elle a dans les 20 ou 24 ans. Avant qu’Alicia se retrouve dans le coma, Benigno s’introduit chez elle par la ruse (parce qu’il se demandait pourquoi elle ne se rendait plus au cours de danse en face de chez lui). Il la surprend alors qu’elle sort de la douche et elle ne réagit presque pas ; elle a juste l’air choqué. Plus tard, quand elle est à l’hôpital, Benigno s’occupe d’elle comme une fillette s’occuperait d’une poupée : il lui lave les cheveux, lui raconte des histoires, et va jusqu’à la maquiller. Même sortie du coma, on ne voit jamais Alicia prendre de vraies décisions.

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Lydia : une femme forte ?

Lydia représente un cas intéressant. Contrairement à Alicia, c’est un personnage non conforme aux stéréotypes genrés. Femme athlétique à la beauté sévère, elle apparaît sûre d’elle et déterminée à prendre ses propres décisions.

Si Alicia est danseuse (une activité considérée comme féminine), Lydia pratique la corrida, domaine presque exclusivement masculin. Il y a d’ailleurs un parallèle entre les scènes de ballet et les scènes de corrida, qui sont très esthétisées et filmées au ralenti. Quand Lydia est dans l’arène, ses traits deviennent si durs qu’on pourrait presque la prendre pour un homme. Marco tombe sous son charme, ce qui n’est pas inintéressant. En effet, un homme attiré par une femme « masculine », ce n’est pas très courant à l’écran, d’autant plus que Marco est un homme sensible. En effet, dès le début du film, il est remarqué par Benigno parce qu’il pleure en regardant un spectacle de Pina Bausch.

parle03Enlevez son goût pour la torture des animaux et vous avez un modèle féminin très positif…

parle04et qu’au moins un homme trouve attirante.

Seulement, Lydia n’est pas si indépendante que ça. Lors de leur première rencontre, Marco l’appelle une « femme désespérée » (parce qu’un homme l’a quittée) et il s’avère plus tard qu’il a raison, même si elle le nie farouchement. Face à un serpent (un symbole phallique?) dans sa cuisine (un espace traditionnellement considéré comme féminin), Lydia se met à hurler de peur et essaie de fuir le plus loin possible. Marco, qui est journaliste et auteur de guides touristiques (et dont la profession ne consiste pourtant pas à affronter des animaux  « dangereux »[iii], contrairement à elle), doit voler à son secours et tuer le serpent pour la rassurer. Après qu’il l’ait « sauvée », Lydia devient instantanément gentille avec Marco et accepte l’interview qu’elle lui refusait peu avant. Elle se place d’elle-même dans la position de la femme qui a besoin de la présence d’un homme et à partir de là, il semble vouloir la protéger.

Lydia est ambitieuse. Contre l’avis de ses proches, elle a décidé de prendre de plus en plus de risques dans l’arène. Un jour, l’un de ces taureaux l’encorne et elle se retrouve dans le coma. Ce passage me pose problème. Déjà, il n’y a aucune remise en question du caractère cruel de la corrida, qui est même présentée comme une activité noble. Personne ne fait remarquer que les bovins ont un système nerveux très similaire à celui des humains et que par conséquent, ils endurent des douleurs inimaginables quand on leur enfonce une épée dans le flanc.[iv]

parle05Aucun animal n’a été maltraité pendant le tournage de ce film… sauf quand on a filmé les scènes de corrida, bien sûr.[v]

Ensuite, on apprendra que Lydia trompait son petit copain Marco avec son ex et qu’elle ne lui en avait pas encore parlé. On peut supposer que son manque de concentration était dû à son état émotionnel avant la corrida. On a l’impression que forte soit elle, Lydia est donc rattrapée par ses émotions, et donc par sa féminité. Ainsi, le film lui-même interdit à Lydia de mener une carrière dans un domaine traditionnellement réservé aux hommes.

C’est au chevet de Lydia que Marco fait la connaissance de Benigno, un jeune infirmier qui soigne la danseuse Alicia, dans le coma depuis quatre ans.

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Marco, le sauveur de femmes en détresse.

Marco a la quarantaine, soit environ sept ans de plus que Lydia. Son ex, Angela, avait une quinzaine d’années de moins que lui. Cette manière de placer Marco en couple avec des femmes plus jeunes que lui conforte la posture de protecteur qu’il a vis-à-vis de ces jeunes femmes, et reconduit ainsi des rôles genrés traditionnels (homme protecteur / femme protégée). En effet, Angela avait des problèmes de drogue et il voyageait avec elle pour qu’elle décroche ( ?!?). Une nuit, en Afrique, Angela prend peur à cause d’un serpent dont elle avait la phobie (on dirait que toutes les femmes ont peur des serpents) et se sauve au milieu de la nuit, sans un vêtement sur elle (soumise et transformée en objet face au « male gaze », au regard du spectateur masculin) en attendant que Marco vienne la sauver. Marco continue de voyager avec elle jusqu’à ce qu’elle retourne vivre chez son père. Ils rompent et gardent leurs distances, mais il estime qu’il peut cesser de s’inquiéter pour elle le jour où elle se marie avec un autre homme, passant symboliquement de la protection de son père à celle de son époux. Vous reprendrez bien un peu de sexisme ?

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Benigno, le nice guy incompris

Comme Lydia, Benigno est un personnage qui n’est pas conforme aux stéréotypes genrés. Il nous est présenté comme un personnage doux, gentil, sensible et chaleureux. Il a longtemps vécu avec sa mère dont il s’occupait énormément, élève rarement la voix, n’a jamais eu de rapports sexuels à 24 ans, travaille comme infirmier et a suivi une formation d’esthéticien, deux domaines presque exclusivement féminins. Il prête une oreille attentive quand sa collègue féminine lui parle de ses problèmes de cœur et répète régulièrement qu’il faut toujours être gentil avec les femmes. Physiquement, il est un peu rondouillard, sans muscles, avec une bonne bouille de grand gamin. Il déroge aux codes de la masculinité, ce qui nous le rendrait aimable et a priori inoffensif.

parle06Qui se méfierait d’un type qui arrose ses fleurs en tee-shirt Betty Boop?

En voyant Marco affligé de voir Lydia dans le coma, Benigno lui donne un conseil : il lui suggère de lui parler, de laisser parler son cœur et ses sentiments. C’est un moment qui donne son titre au film et qui est censé en être le « coeur ». Almodovar se distingue ici de tant d’autres réalisateurs en assumant clairement de montrer un personnage masculin adopter un rôle traditionnellement féminin (en l’occurrence, celui d’infirmier), être valorisé en tant que tel et dire à un autre homme qu’il a le droit d’avoir des émotions et de les exprimer. Cette affirmation et valorisation de la parole et de la verbalisation des sentiments pour montrer l’attention à l’autre rend le personnage positif et sympathique… jusque-là.

parle07parle08Et vive le sexisme !

Si le film se bornait à montrer comment un homme très sensible apprend à un homme lambda qu’il n’a pas à avoir honte de son « côté féminin », cela pourrait être un film très progressiste. Malheureusement, le personnage de Benigno n’est pas si angélique que ça. Avant même de faire connaissance avec Alicia, il l’espionne par sa fenêtre à chaque fois qu’elle se rend à son cours de danse en face de chez lui. Il trouve un prétexte pour l’aborder dans la rue et lui parler (en lui rendant le portefeuille qu’elle a perdu). Plus tard, il s’introduit chez elle sous prétexte de consulter son père psychiatre, entre en douce dans sa chambre et lui vole une barrette. On nous montre donc Benigno se comporter en « stalker », en harceleur. Or le film reste assez ambigu vis-à-vis de ce comportement, qu’il semble regarder d’un oeil un peu amusé. Comme on voit le voir, cette complaisance que la caméra a pour Benigno perdure jusqu’à la fin du film, alors même que les actes de ce derniers sont de plus en plus condamnables…

Benigno ment sur son orientation sexuelle et se prétend gay pour pouvoir continuer à soigner Alicia. S’il est intéressant de voir qu’il n’a aucunement honte d’être pris pour un homo, ça reste quand même un mensonge. Si le mensonge de Benigno moque et démine l’homophobie du père dans cet échange, il lui sert néanmoins aussi à préserver une position qui lui servira en fait à abuser d’Alicia sans attirer les soupçons. Car il semble en effet complètement obsédé par elle et quand on voit une photo de la mère de Benigno en robe de mariée, on constate qu’Alicia lui ressemble de manière troublante. En outre, il se montre d’une dévotion dérangeante avec sa patiente, insistant pour qu’on ne raccourcisse pas trop ses cheveux afin qu’elle ne soit pas trop perturbée par le changement à son réveil. Il reste près d’elle des nuits entières, adopte tout ce qu’elle aime, brode leurs initiales sur un drap et va voir des spectacles de danse et des films muets parce qu’elle les aimait alors qu’il lui a parlé pendant à peine quelques minutes avant son accident. De façon assez ambiguë, le film joue sur la suggestion que Benigno est peut-être « psychologiquement troublé », notamment lors de la scène de la vraie-fausse consultation dans le cabinet du père psy d’Alicia. Si la scène se veut comique, puisque l’on sait que Benigno n’a pris ce rendez-vous que pour se rapprocher d’Alicia, au passage, on nous suggère à travers cet échange que Benigno « souffre » d’avoir eu une relation fusionnelle avec sa mère. Schéma tout de même bien misogyne.

Or le problème devient évident quand un jour, Benigno annonce à Marco qu’il veut épouser Alicia, parce qu’il se sent seul et que selon lui, beaucoup de couples s’entendent moins bien qu’Alicia et lui. Si Almodovar ironise ici sur le mariage et la conjugalité à travers Benigno et que cela peut être assez satisfaisant, si à travers la réaction de Marco, il pose bien la question pourtant centrale du manque de consentement de l’autre partie, et si sa colère est une forme de condamnation de cette non-prise en compte évidente de l’autre, le film nous amènera néanmoins et étrangement a finalement nous soucier bien peu du consentement d’Alicia.

Car bientôt, nous découvrons que Benigno a en fait violé Alicia un mois plus tôt et qu’elle est maintenant enceinte.

Le film ne montre le viol que de façon suggestive et euphémisée. Un soir où sa collègue est absente pour cause de grippe, Benigno raconte à sa patiente un film muet en noir et blanc, inventé pour les besoins du film et qui fait référence à « l’homme qui rétrécit »[vi]. On y voit une scientifique, Amparo, qui rétrécit accidentellement son fiancé, Alfredo, puis décide de tout faire pour le ramener à la normale. Pour lui éviter de souffrir, Alfredo la fuit (comme si cela pouvait lui éviter des souffrances!) et retourne vivre chez sa méchante mère (encore une mère « problématique »). Toujours rongée par le remords, Amparo va le rechercher. Ils dorment ensemble.

Amparo à peine endormie, Alfredo, qui est maintenant grand comme une allumette, découvre le corps de sa femme, géant par rapport au sien. Il s’amuse avec (sans lui demander la permission), puis, après ces vingt secondes de « préliminaires », décide d’entrer dans son vagin (mimiques de plaisir de la femme, comme s’il suffisait de faire entrer quelque chose dans un vagin pour avoir du plaisir) et d’y rester à jamais, sans lui demander son avis.

parle09Un corps de femme est un terrain de jeux pour les hommes.

Pendant que Benigno lui raconte l’histoire, Alicia reste inanimée (évidemment !), maquillée et vêtue d’une chemise de nuit blanche comme une robe de mariée. Benigno la déshabille et la masse doucement. La scène peut sembler « mignonne » si on la regarde sans réfléchir mais quand on comprend qu’il la viole hors champ, elle fait mal. [vii]

Le court-métrage ‘L’amant qui rétrécit’ est certes fort joli, avec de belles images, une musique touchante et des détails très soignés (la femme s’appelle Amparo, prénom qui signifie « celle qui protège ».) Cependant, je le trouve franchement dérangeant car il montre un homme qui  pénètre  littéralement dans une femme à l’insu de celle-ci, tandis qu’elle dort. Il montre donc la femme qui semble avoir du plaisir (donc presque « malgré elle » aussi) et par là annule ici aussi clairement la question du consentement en le montrant comme potentiellement tout à fait accessoire. Par ailleurs, il ne montre pas ce qu’Amparo a ressenti en cherchant en vain son mari le lendemain mais, après tout, qui se soucie des sentiments des femmes ?

Mon problème avec ce passage, c’est qu’Almodovar a utilisé une métaphore amusante et poétique pour représenter un viol et le faire passer pour un geste délicat. Encore une fois, le corps des femmes est présenté comme un terrain de jeu, joli et passif, les femmes n’ont pas le droit de décider de ce qui se passe dans leur propre corps, et elles s’en portent soi-disant très bien.[viii]

Quand on constate le viol et la grossesse (à la suite d’une aménorrhée prolongée d’Alicia), Benigno est licencié et condamné, et donc si il y a bien une condamnation morale et institutionnelle du viol, celle-ci est minimisée presque dans le même mouvement. Car quand Marco va lui rendre visite en prison, il demande à celui-ci si Alicia a accouché, s’il s’agit d’un bébé fille ou d’un bébé garçon, il se plaint parce qu’on le considère comme un psychopathe, parce que l’avocat qu’on lui a commis d’office le méprise pour ce qu’il a fait, et il annonce qu’il est tellement gentil qu’il travaille à l’infirmerie de l’hôpital. À aucun moment il ne manifeste de remords pour avoir violé Alicia.

J’ai déjà entendu ou lu des commentaires selon lesquels il ne s’agissait pas d’un viol parce que Benigno est soi-disant amoureux ou parce qu’il est gentil avec sa patiente. Je vous arrête tout de suite : un viol, c’est un rapport sexuel sans consentement[ix]. Alicia était complètement inconsciente, incapable de donner un consentement éclairé. Il s’agit donc d’un viol, point barre.

On retrouve ici une idée reçue assez courante selon laquelle quand un homme se montre gentil avec une femme (par exemple en écoutant ses problèmes ou en lui offrant à dîner), elle doit obligatoirement le récompenser avec du sexe. Ce syndrome du Nice Guy a tendance à culpabiliser les femmes qui n’éprouvent pas d’attirance sexuelle envers quelqu’un de « gentil » (entre guillemets car la vraie gentillesse est gratuite ; Benigno est quelqu’un d’intéressé) tout en alimentant la culture du viol[x].

À ce stade de l’histoire, Marco pourrait pousser une gueulante et dire à Benigno qu’en tant que violeur, il ne mérite pas sa compassion. Mais il continue d’apporter son amitié à Benigno, allant jusqu’à louer son appartement pour que Benigno puisse se payer un avocat plus compréhensif. Symboliquement, Benigno tend la main pour implorer l’aide de Marco, et Marco accepte de l’aider, renonçant à le croire coupable. C’est aussi ce qui se passe entre le film et les spectateurs/trices, qui renoncent à blâmer Benigno.

parle10Marco, fais-moi un câlin à travers la vitre, tout le monde est troooop injuuuuuste !

Après cette entrevue, Benigno avale une quantité massive de médicaments de l’infirmerie de l’hôpital. Il laisse à Marco une lettre expliquant qu’il veut sombrer dans le coma pour y rejoindre Alicia tellement il l’aime. Au lieu de cela, il meurt, au grand désarroi de Marco. Avant l’enterrement, Marco glisse la pince à cheveux d’Alicia dans la poche de Benigno, ainsi qu’une photo d’elle et de sa mère, pour qu’elles soient avec lui pour toujours. Ce n’est probablement pas ce qu’aurait voulu Alicia mais après tout, on se fiche pas mal de sa volonté à elle, non ?

Entre temps, Alicia est sortie du coma. En effet, elle a mis au monde un fœtus mort-né et l’accouchement l’a réveillée. Elle assiste à son premier cours de danse depuis quatre ans, toute émue, le visage auréolé par ses longs cheveux que Benigno a eu la bonté de ne pas couper trop court. Elle est sortie du coma mais son personnage reste sans relief, silencieux et surtout observé. On n’aura jamais son point de vue à elle sur ce qui vient de se passer ; d’ailleurs le film laisse entendre qu’elle ne sait pas précisément ce qui lui est arrivé. Une survivante de viol peut gérer son traumatisme de beaucoup de façons différentes, par exemple en pleurant, en se confiant à un proche, en contactant une association spécialisée, en devenant colérique, en changeant radicalement ses habitudes ou encore en écrivant dans son journal intime, pour ne citer que ces possibilités. Or, on ne voit jamais Alicia faire quoi que ce soit, même dans les flashbacks, et on ne saura pas non plus ce qu’elle a ressenti lorsque les douleurs de l’accouchement l’ont réveillée. Quand elle retrouve Katerina, dont elle est pourtant proche, elle lui parle de rééducation, pas de son viol. On a l’impression que le viol, tel le baiser du prince charmant dans Blanche-Neige, est un acte d’amour qui l’a sortie du coma. Sauf que là ce qui réveille la princesse, ce n’est pas un baiser non consenti, c’est carrément un viol. Beurk, sortez vos seaux à vomi. Alicia n’aura jamais la satisfaction de regarder son violeur dans les yeux pour lui dire tout net ce qu’elle pense de lui mais c’est pas grave! Si elle pleurait, ça ternirait la réputation de Nice Guy de Benigno ! Et puis, il lui a bien soigné les cheveux, alors de quoi se plaindrait-elle ?

parle11Si on me laissait le choix entre un viol et une coupe de cheveux pas à mon goût, je choisirais la coupe de cheveux mais c’est juste moi…

Le film est problématique parce qu’il montre principalement les points de vue de Benigno et de Marco sur le viol d’Alicia. En effet, même si Benigno est condamné par la justice, le film se concentre surtout sur les souffrances de Benigno, et dans une moindre mesure, de celle de Marco. On nous a montré Benigno qui souffre parce qu’il est en prison et Marco qui souffre parce que son ami est un violeur. On pourrait penser qu’Alicia sera la plus affectée des trois. Or, elle a l’air heureux (ou du moins elle revit)  et en outre, Katerina est ravie d’avoir retrouvé son élève préférée. Il y a là une logique ignoble : dans Parle avec elle, le viol fera finalement souffrir les hommes mais ne fait pas de mal aux femmes. Les souffrances des survivantes de viol ne sont même pas minimisées : elles sont carrément niées.

La fin du film laisse imaginer que Marco et Alicia vont se rapprocher, qu’elle va revenir à la « normale » grâce à lui (comme Angela a échappé à la drogue grâce à lui), qu’il va rester un sauveur de femmes et qu’elle demeurera une femme-enfant passive jusqu’au bout. Marco, Alicia et Katerina assistent à un spectacle de danse et Marco parle brièvement à Katerina  de ce qui s’est passé / mais sans que la première concernée ne s’exprime et surtout n’ait accès au secret que partagent ceux qui prétendent se soucier d’elle. La question de savoir si vraiment tout est bien qui finit bien puisque celui qui a commis un viol est mort et que la jeune femme remarche reste en suspens voire, est évacuée. Mais clairement cette fin permet une telle lecture d’autant plus que c’est bien celle que font les deux personnages. Alicia est infantilisée jusqu’au bout par sa mère de substitution et par le sauveur de femmes du film.

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Les dernières images sont toutes en couleurs douces, avec une jolie musique par derrière. Pendant 1h48, on a eu un viol complètement banalisé et des femmes muettes mais ce n’est pas grave du tout. L’important, c’est que les images soient jolies pas vrai ? Ce serait dommage de réfléchir !

Miss Understood

*

Notes :

[i] Dans une interview dans Première

http://www.premiere.fr/Cinema/Exclus-cinema/Interview-cinema/Interview-Pedro-Almodovar

[ii] Un test créé à l’initiative d’Allison Bechdel dans les années 80 pour évaluer le taux de présence féminine dans les films. S’il y a au moins deux personnages féminins dans un film et s’ils ont au moins une conversation sur un sujet autre qu’un homme, le film passe le test. http://bechdeltest.com/

[iii] Je rappelle que dans la nature, les bovidés sont des herbivores qui n’attaquent pas les humains à moins de se sentir en danger. De même, les couleuvres sont des serpents non venimeux.

[iv] http://www.planeteanimaux.com/sujet/2015/01/19/corrida-le-taureau-ne-ressent-pas-la-douleur/003286 http://www.veterinaires-anticorrida.fr/pages/Jose_Enrique_Zaldivar_veterinaire-3322825.html

[v] C’est vrai. Un groupe écologique de Madrid a voulu faire un procès à Almodovar pour maltraitance envers les animaux. Almodovar a répondu que les propriétaires des taureaux l’avaient autorisé à les tuer et que les écolos cherchaient simplement à faire parler d’eux. http://www.imdb.com/title/tt0287467/trivia?ref_=tt_trv_trv

[vi] Film de Jack Arnold, tourné en 1957. http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=409.html

[vii] Pour ceux qui pensent que ce film muet n’est pas forcément la métaphore d’un viol, Almodovar lui-même l’a avoué dans une interview : http://www.festival-lumiere.org/manifestations/parle-avec-elle.html

[viii] Si vous voulez voir un film où les réactions d’une survivante de viol sont présentées de manière plus crédible, je vous conseille « une histoire banale ». http://www.lecinemaestpolitique.fr/une-histoire-banale-2013-daudrey-estrougo/

[ix] http://www.larousse.fr/encyclopedie/medical/viol/16948

[x] Voir à ce sujet les posts de blog suivants : http://lesquestionscomposent.fr/toutes-des-salopes-ou-le-mythe-du-mec-trop-gentil/ ethttp://www.legorafi.fr/2013/10/10/lyon-elle-refuse-toujours-de-coucher-avec-lui-alors-quil-est-tres-gentil-avec-elle/