Auteur: Rémi Gendarme


Hasta la vista (2011) : un film d’handicapé-e-s parmi d’autres…

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Le miroir des dominations : sexisme et validisme…

On parlera d’un petit film, Hasta La Vista (Geoffrey Enthoven, Belgique, 2011). Il n’est pas un monument et il ne fera pas grand succès. Toutefois, il me semble être un condensé extraordinaire de tout ce que je trouve insupportable dans ce genre de films. C’est un film d’handicapé-e-s, comme on en voit en ce moment, qui prétend, à sa mesure, au choix : faire changer les mentalités, ou faire évoluer le soi-disant regard de la société tout en nous donnant une bonne dose de pêche et d’envie de vivre. Ce sont trois compères belges partis pour un road movie adolescent en route pour rejoindre, l’espace d’un voyage, un paradis sexuel espagnol.

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… faire évoluer le regard de la société, qu’ils disaient…

On peut s’en rendre compte, on n’accusera pas le film d’avoir des ambitions trop grandes. Il s’agit bien d’un divertissement qui prétend toutefois apporter sa pierre à l’édifice du changement des mentalités.

Mais ne nous trompons pas : trois jeunes partis en Espagne pour se faire dépuceler, on est bien dans la configuration d’un American Pie (Paul et Chris Weitz, USA, 1999) ou d’un Road Trip (Todd Phillips, USA, 2000). A ceci près que le handicap des trois protagonistes apporte un vernis légitime au film qui passe du statut de film pour ados pré-pubères à celui de film qui bouscule les idées reçues et aborde les problématiques d’accès à la sexualité des personnes handicapées.

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Eh oui ! Sans handicap, au revoir la caution morale…

J’affirme le contraire, ce film n’aborde rien du tout ! Il se sert même méticuleusement des préjugés les plus minables pour justifier sa production et offrir au spectateur et à la spectatrice un sentiment de bonne conscience satisfaite. S’il fonctionne c’est justement en faisant appel aux idées reçues les plus socialement admises, les plus idiotes, et en fait les plus violentes.

Mais peu importe, ça fait un beau film et encore une fois, tant pis pour nous…

***

Uniformes

Le film raconte l’histoire de trois amis : Lars, Philip et Jozef vivant chacun chez leurs parents et souhaitant faire un voyage en Espagne pour visiter un bordel fait pour « les mecs comme nous ».

C’est qu’ils sont tous les trois handicapés. Il va donc s’agir pour eux d’organiser un voyage de la Belgique jusqu’en Espagne. C’est-à-dire : trouver un, ou une accompagnatrice capable de conduire, louer un minibus susceptible de transporter nos trois compères dont Philip a un gros fauteuil roulant électrique et surtout partir quelques jours du foyer parental en masquant, à leurs parents, l’enjeu réel de ce voyage.

Dés le début du film, pour nous faire une histoire facilement compréhensible, celui-ci utilise, à la fois les plus courants et les plus absurdes des préjugés.

On voit d’abord nos trois complices faire une dégustation de vin. On donnait facilement à Jozef la trentaine mais pour Lars et Philip on ne pouvait pas savoir s’ils étaient majeurs ou mineurs. Après cette scène, on a bien la confirmation : ils sont tous majeurs. Je trouve alors étonnant qu’ils habitent tous les trois chez leurs parents sans que cet élément ne soit interrogé d’aucune manière par le film. Je veux dire qu’il existe beaucoup d’individus majeurs qui habitent chez leurs parents. Mais lorsque ça arrive dans des films, cet aspect nous est expliqué : le héros ou l’héroïne fait ses études, ou la famille est particulièrement pauvre, ou le personnage principal a une problématique spécifique qui fait que l’intrigue va bien désigner le fait d’habiter chez ses parents comme problématique. Il s’en suivra alors des gags désopilants ou des événements tragiques suivant la nature du film.

Ici, rien de tout ça, ils sont handicapés, ils vivent chez leurs parents, c’est tout. Nous n’en saurons pas plus. De là à dire : ils vivent chez leurs parents et c’est normal puisqu’ils sont handicapés, il n’y a qu’un pas. Mais pourquoi une telle évidence ? Il existe aussi des personnes handicapées qui habitent seules ou en couple. Est-ce à dire que pour ce film, tous les handicapés et toutes les handicapées, même majeur-e-s, restent, quelque part, des enfants irresponsables ?

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Jozef : un neuneu qui voit pas

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Lars : un neuneu qui marche pas

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Philip : un neuneu qui fait rien du tout

Si le film peut se permettre de tels raccourcis dans l’exposition de la situation de départ des personnages, c’est en s’appuyant sur des idées reçues courantes. Par exemple, un élément qui n’est pas interrogé est leur amitié ou plutôt le rapport entre leur amitié et leur handicap. Je me permettrai alors de convoquer la très vieille image : ils ou elles sont handicapé-e-s donc ils et elles se connaissent et sont ami-e-s.

Ils ont tous les trois un handicap différent (Philip a une tétraplégie, Lars semble être paraplégique et Jozef est mal voyant) et comme le film semblait nous dire que l’existence et la possession d’un handicap suffisaient pour qu’un personnage soit caractérisé, on peut se dire que ce handicap suffit aussi à justifier l’amitié. D’ailleurs nous ne verrons aucun autre personnage handicapé. Ainsi lorsque Philip raconte sa découverte de ce qui fera l’objet de leur quête, il dira que ce bordel est « fait pour les mecs comme nous ».

Mais ce « nous », c’est qui bordel ? Il faut d’abord voir que le ton léger et enjoué du film n’incite pas à poser cette question. Ce sont ces trois hommes qui partiront à la recherche de ce lieu. On peut donc se dire que sous ce terme est désigné l’ensemble des personnes atteintes de handicap. Évidemment ! Mais ce handicap est à prendre au sens très large et même au sens de toute forme d’anomalie physique. Il ne s’agit pas seulement de ne pas pouvoir se servir de ses bras (Lars est compté dans ce « nous »), il ne s’agit pas non plus d’être en fauteuil. Jozef marche, il est pourtant inclus dans ce « nous ». Alors quoi ? Quoi puisqu’une personne mal voyante fait aussi partie du groupe de clients potentiels. Je crois que ce « nous » désigne en fait, le plus généralement possible les personnes handicapées… Disons, désignées comme handicapées. Et puis ça passe tout seul, ça se voit.

Ce point de détail paraîtra tout à fait logique et évident. C’est en fait le principal procédé du film : soutenir des préjugés et des idées reçues discriminatoires et violentes en n’en parlant pas. Si un élément du récit n’est pas expliqué, c’est qu’il est évident. D’un côté, il y aura les handi-e-s et de l’autre, les vrais gens.

Le film prend donc cette pente d’une conception des personnes handicapées comme une catégorie uniforme de la population. Elle est uniforme par son mode de vie (êtres dépendants habitant chez leurs parents toute leur vie), par ses attentes (les personnages affirment bien ce bordel espagnol comme étant le seul et unique moyen de connaître une expérience sexuelle) et par les moyens de les satisfaire (Pourquoi ne s’adressent-ils pas au ou à la prostituée tapinant dans leur quartier ?).

Une première étape vers ce paradis sexuel sera d’annoncer l’entreprise aux parents.

***

D’éternels enfants

Ce milieu parental est largement sur-protecteur. Il s’agit d’annoncer calmement ce projet de voyage après avoir été bien clair sur l’ambition de partir « sans les parents ».

L’objectif réel du voyage sera caché à leurs parents, et déguisé en une raison beaucoup plus aseptisée : la visite des vignobles du bordelais.

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Buvons entre hommes… pour une fois que nos gosses nous foutent la paix…

On peut alors s’en tenir à ce fait : les parents sont sur-protecteurs à l’excès. Une autorisation sera donnée à la condition qu’ils soient au courant « heure par heure » de l’itinéraire. Ce qui est alors notable, c’est le flegme, l’inertie et l’accord dont font preuve les trois protagonistes. De la part de n’importe quel personnage normalement constitué, on pourrait s’attendre à une crise d’adolescence (même si adolescence tardive) demandant plus d’indépendance et d’autonomie. Depuis quand des individus majeurs demandent de telles permissions pour partir en vacances ? Pourquoi n’envoient-ils pas tout simplement des parents aussi tatillons se faire foutre ?

Les parents finiront par poser comme ultime condition au voyage l’avis du médecin de Lars. Jamais aucune objection ne sera formulée à ce que ce soit le pouvoir médical qui ait le dernier mot sur cette question.

C’est encore une fois le handicap qui est désigné et dissimulé derrière ces mises sous silence généralisées. Il en résulte encore une fois un flou laissé au spectateur. Certains ou certaines diront : « il y en a, moi j’ai connu un handicapé, sa mère décidait tout pour lui », d’autres ne se poseront même pas la question. Il n’en demeure pas moins que le film décrit trois individus handicapés qui trouvent normal de demander l’autorisation avant d’entreprendre quoi que ce soit et qui, cette autorisation donnée, ne s’offusquent pas des masses de la condition d’un contrôle permanent. Et ici, il n’y a que moi pour dire qu’il y a problème. Pour le film, ce n’en est pas un : ces parents-là sont juste très attentionnés et cette réunion anodine est un simple élément de réalité des personnages.

Mais cette scène est en fait davantage nécessaire au film. Celui-ci fonctionne sur un schéma narratif assez commun : il y a des personnages, ils ont un enjeu, une quête (à prendre ici au sens propre), plusieurs opposantes ou opposants à cet enjeu, et à la fin du film chaque personnage aura résolu sa quête d’une manière différente en s’étant surtout trouvé soi-même. Et c’est très beau.

Ce fonctionnement, archétypique, est une trame du récit qui ne date pas du cinéma et qui n’a rien à voir avec la manière de représenter des personnages handicapés. Cette réunion de familles initie la quête et pose un premier obstacle aux trois héros : les parents. Le film a en fait besoin que ces derniers soient sur-protecteurs au point de mettre en péril le projet de voyage, tout comme il a besoin que les personnages n’aient pas envie de faire appel à des prostituées tapinant dans la rue d’à coté. (Je pourrais écrire prostitués mais le film est infiniment loin d’oser imaginer l’homosexualité potentielle de nos trois héros). Il s’agit bien d’entamer une quête initiatique, formatrice, un voyage au but inatteignable.

C’est d’abord ce schéma hyper classique que le spectateur ou la spectatrice comprend très bien. Sa perception prend forme sur le moule des récits qu’elle ou qu’il connaît déjà. Hors de question alors de demander pourquoi ces trois personnages handicapés ne font rien d’autre qu’être handicapés, hors de question de se demander pourquoi des parents, à priori normalement constitué-e-s, s’opposeraient au projet d’un voyage entre amis, hors de question enfin de demander pourquoi les trois personnages sont si naturellement puceaux. Ici, les besoins du film et les idées reçues inavouables véhiculées par celui-ci s’alimentent mutuellement, se rendent service. Tant pis si tout ça renforce les idées reçues.

Les personnages entameront finalement leur périple.

***

L’autonomie est punie

Comme seule accompagnatrice/conductrice/auxiliaire de vie disponible, ils embaucheront Claude, une femme d’une quarantaine d’années, plutôt ronde et ne respectant pas les canons de beauté socialement admis. Elle se fera traiter, par Philip notamment, de « vache marine avec un air de gorille ». Ils se moqueront d’elle en pensant d’abord que Claude ne parle pas français.

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Claude : La moche au cœur d’or

A nous, spectateurs et spectatrices, Claude apparaît sympathique. C’est souvent le cas lorsqu’un film montre qu’un personnage est victime de méchanceté sans raison. Ici, les personnages handicapés sont les personnages principaux, on le sait dès la vision de l’affiche du film. Avant de voir le film, le spectateur a déjà passé le contrat d’un regard sympathique sur le handicap. Alors, venant d’un personnage, toute critique manifeste d’une autre forme d’anomalie (laideur supposée) sera perçue comme idiote et méchante. Ainsi le regard (donné par le film) porté par le spectateur verra en Philip, le plus cruel avec Claude, un handicapé aigri et capricieux, méchant.

Lors de la première nuit passée à l’hôtel, Claude préfèrera dormir dans le fourgon. Philip tiendra alors à ce que les trois amis aient tous une chambre individuelle. Hors de question de « jouer les handicapés » dira-t-il. Nous les verrons débuter la soirée au restaurant en dégustant des vins français. La nuit venue, ils seront entrain de chanter ivres, célébrant leur toute nouvelle liberté.

La mécanique du récit est alors tout à fait efficace : Claude les attend dans le hall de l’hôtel et leur dit, en sa qualité d’auxiliaire de vie, « Je vais vous mettre au lit ! ». Évidemment, Philip proteste : « Tu rêves ? On va se débrouiller ! ». Lars, valide de ses bras, s’en va dans sa chambre, Jozef accompagnant Philip, très handicapé, dans la sienne. Lars tombe alors de son fauteuil en voulant ramasser un truc. Pris de panique, Jozef le rejoint pour l’aider à se relever et oublie la carte de la chambre de Philip sur Philip, la porte claque et ce dernier se retrouve enfermé dans sa chambre. Les trois gars sont alors isolés. La séquence se termine avec un fondu au noir, et la seconde d’après s’ouvrira sur les trois amis dormant tout habillés dans le même lit.

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… la force comique d’un fondu au noir…

Même s’il est toujours délicat de prétendre savoir ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas, je ne crois pas dire d’horreur en affirmant que l’effet recherché de cette séquence est le comique. Des personnages sûrs d’eux, méchants avec une personne qui aurait pu les aider finiront par avoir payé deux chambres pour rien et seront contraint de partager un même lit, chose qu’ils avaient affirmé vouloir éviter.

J’affirme que si effet comique il y a, celui-ci fonctionne au mépris des personnages. Philip a été puni pour avoir revendiqué, espéré et essayé d’être autonome. Et, je suis d’accord, il faut un peu se creuser le ciboulot pour décrypter comment cette séquence fonctionne car l’alibi du comique peut tout faire passer.
Dans cette partie du film, Philip est tellement désagréable et ridicule qu’on aurait bien du mal à voir dans son comportement un désir légitime d’autonomie. Encore une fois, il faut tenter de séparer les différents signes que le film nous donne comme inséparables. Certains traits sont liés au personnage et d’autres au handicap. Si Philip est aigri et désagréable, la tentation est grande de confondre ces traits avec sa situation. Encore une fois, associer l’aigreur à la situation de handicap est une idée commune, que la spectatrice ou le spectateur saisira aisément.

Philip, dans sa tête, est un ado, un peu con et un peu aigri. Lorsqu’il dit « on ne va pas jouer les handicapés », on se rend bien compte de l’absurdité de cette phrase. On ne voit que ça : ils sont handicapés. Le spectateur et la spectatrice, témoins de ce grand élan de liberté à travers ce projet un peu fou de se barrer en Espagne, ne peuvent alors que baisser les yeux, bien désolé-e-s de se rendre compte que la réalité, la terrible réalité de leur triste sort d’handicapés est bien là. Aucun élan, aucune fougue ne peut la contrecarrer. Par cette phrase, Philip se rend alors coupable de déni grotesque.

Mais d’un autre côté on comprend aussi que cette phrase est synonyme du « comme les autres ». D’ailleurs les personnages diront, plus tôt dans le film, « comme des grands garçons ». Même maladroitement, ces phrases désignent et critiquent le monde social qui se divise en deux catégories. La première représente les handicapé-e-s, ces éternel(le)s enfants à la charge de leurs parents et du monde. Il faudra s’occuper d’eux et d’elles toute leur existence. Ces personnes ne sont pas sujet mais objet. La seconde catégorie désignera les êtres normaux, les adultes valides et responsables. En disant « on ne va pas jouer aux handicapés », Philip dénonce cette dichotomie. C’est comme s’il affirmait : « On ne va pas faire les gosses ». Il critique et refuse cette discrimination qui lui est imposée.

Le film joue, ici, sur un contre-sens qui cautionne finalement un amalgame grossier. Il met en scène la punition infligée à un personnage idiot qui refuse de voir l’évidence de sa situation de dépendance. Mais ce n’est pas ça qui est à voir ! Par le refus de jouer les « handicapés », Philip affirme en fait son indépendance sociale.

En montrant cette séquence, le film préfère dire que Philip affirme son absence de dépendance (au sens physique) alors qu’il aurait pu montrer et faire l’éloge d’une volonté d’indépendance. Ce n’est pas du tout pareil. A partir d’une volonté d’émancipation sociale légitime, le film aurait pu mettre en scène l’appropriation de l’autonomie. Il préférera la transformer en rappel à l’ordre d’un adolescent attardé et irresponsable. Du même coup comment voir dans cette scène autre chose qu’une assignation à remercier la pauvre Claude autant que les parents qui font tant de choses pour leur progéniture ?

***

La sexualité n’est qu’un spectre

Elle est l’enjeu vendu comme premier sujet du film. Dans la première scène, on voit deux paires de jambes qui courent au ralenti. Puis la caméra remonte sur deux poitrines féminines aux mouvements exagérés par le ralenti. On se tourne enfin vers deux visages en sueur qui apparaissent comme faisant le lien entre les différentes parties de ces corps morcelés.

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Des jambes…

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… filmées comme des seins

Il y a ensuite un plan filmant, de dos, la tête de Philip avec les deux jeunes femmes au second plan. Elles rentrent de leur jogging. Le contre champ sur le visage envieux de Philip est à peine nécessaire : l’essentiel du message passe très bien. Le point de vue est celui de Philip. Le regard sur ces deux femmes est subjectif et Philip ne s’intéresse pas aux personnages mais aux corps.

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Mmh, que c’est bon les jambes…

C’est le désir de ce jeune homme qui est signifié à travers ce ralenti et ces gros plans. Mais alors un doute apparaît : est-ce vraiment de ces corps féminins que Philip est envieux ?

Ce dont il faut se rendre compte c’est que la course est désignée autant, et de la même manière, que le désir charnel. Ce ne sont pas des jambes qui sont filmées, c’est la course qui est désignée par le flou de départ, comme un concept. De même, ce ne sont pas des poitrines féminines que l’on voit mais un objet de désir qui, en étant amalgamé à la course, est désigné comme inatteignable et ainsi comme une source de frustration. Est-ce que Philip regarde des femmes désirables ou bien regarde-t-il la course et la capacité de courir ? Ce qu’on peut dire, c’est que les deux sont filmés de la même manière.

Dès les premiers plans, le film nous montre un certain corps : un corps de femme valide. Il l’oppose (on l’a déjà vu) à un autre : le corps infirme. Le désir, la sensualité et l’enjeu charnel sont bien entendu du côté de ce corps valide, puissant, qui court. C’est alors tout l’intérêt de ce morcellement grossier : les jambes, les poitrines, les visages. Tout ce qui appartient au monde valide est objet inatteignable. Et c’est parce que la course est inatteignable et que la sensualité est filmée sous le même régime d’images que la course, que la sensualité est désignée comme tout aussi inatteignable et interdite. Les deux sont objets de frustration sauf que l’un des interdits est matériel et tout à fait fondé physiquement, tandis que l’autre, tout à fait subjectif, est symbolique. Il est naturel et évident que Philip ne vive aucune sexualité épanouie, puisqu’il est naturel et évident qu’un tétraplégique ne peut pas marcher.

C’est là que passe la thèse du film : le handicap n’empêche pas seulement d’accéder au monde matériel, il interdit aussi un accès social, il empêche d’être désirable et d’être un ou une partenaire potentiel(le). Le film amalgame les deux pour les faire passer sans broncher au spectateur avec l’argument de l’évidence.
Le film n’ira pas plus loin que cet amalgame à ne surtout pas remettre en cause.

La sexualité restera un enjeu abstrait au sens le plus illusoire des enjeux mythologiques : les personnages sont condamnés à chercher un trésor qu’ils ne trouveront jamais.

Bien sûr, il est tout à fait vain d’attendre de ce film une réflexion sur le désir et la sexualité. Le film en parlera très peu. Cet enjeu est à voir « au loin ». Il est moteur de la quête et argument du voyage. La sexualité n’est pas, ici, une activité humaine, éventuellement mentale, évoluant tout au long de la vie. Elle ne fait pas vraiment partie des personnages autrement que sous l’angle de la frustration sexuelle. Elle est notée comme évidement absente. Et pour désigner que dans le cas des personnes atteintes de handicap cette activité mentale et physique doit-être spécialisée, on parlera d’un « bordel pour les gars comme nous ». Les personnages partageront comme discussion « tu as eu beaucoup de filles, toi ? – autant que toi ». Il n’y aura pas une thématique ou un ensemble de questions se rapportant à la sexualité que le film traiterait en apportant, par exemple, de nouveaux questionnements, des pistes de réflexion pour les personnages, les spectatrices et les spectateurs. Cet enjeu est chimérique.

Mais comme tout aspect d’un film qui n’est pas questionné, la sexualité est vue au travers de prismes tout à fait réactionnaires qui cautionneront les idées reçues les plus insupportables.

Si les personnages parlent bien de « bordel », aucune allusion technique ne sera faite à l’activité prostitutionnelle. Celle-ci sera vue comme un idéal à une recherche d’une sexualité épanouie. L’aspect marchand sera totalement masqué, les personnages n’échangeront jamais d’argent avec les femmes qu’ils rencontreront à « El cielo ». Les personnages se comporteront comme si ce lieu était l’endroit où ils peuvent vivre des situations de séductions anodines. D’ailleurs ils passeront plusieurs heures à se préparer (choix de vêtements et soins d’apparence). Tout ce que, dans d’autres films, les personnages font à l’occasion d’un rendez-vous amoureux. Ainsi, vivre une vie sexuelle épanouie est entièrement confondu avec le fait de devenir client ou cliente de prostitué-e-s ce qui est aussi tout à fait confondu avec le fait de devenir client ou cliente de prostitué-e-s spécialisé-e-s.

Au dernier moment, Jozef, mal voyant, refusera d’aller à El Cielo. Il avouera sa flamme à Claude et on comprend que Claude et Jozef feront tous les deux l’amour dans le camion. Ainsi, le film paraît soumis à toutes les règles moralistes. D’un côté les personnes prostituées (qui sont visiblement toutes des femmes) sont confondues avec des romances érotiques communes et l’aspect tarifé est masqué. Et de l’autre, être client d’une activité prostitutionnelle est incompatible avec une histoire d’amour. On notera aussi l’hypocrisie du film à présenter le personnage de Claude comme étant laid avant d’affirmer que la seule vraie beauté est à l’intérieur puisqu’elle sera désirable uniquement pour un individu mal voyant.

Enfin, on verra une des dernières images du film, absolument atroce selon moi et pour laquelle mon ami Jean-Baptiste me dira « à ce moment-là j’ai gerbé » ; une image qui apporte le jugement froid et définitif et qui condamne en vérité tout personnage du moment qu’il ou qu’elle est handicapé-e-s. Après leur supposé extase, Philip et Lars sortiront d’El Cielo en marchant. Je veux dire en marchant avec leurs vraies jambes. Jozef sortira du fourgon sans sa canne et sans ses lunettes. L’image sera embrumée de blanc pour marquer le caractère onirique de cette séquence. Et tous les trois marcheront lentement avant de se serrer dans les bras. Mais qu’est-ce que cela peut-il bien vouloir dire ?

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Le film trouve ici à nous coller sous les yeux la même victoire dégueulasse et odieuse. Il réunit en une seule image toutes les certitudes niaisement satisfaites dont il a fait l’étalage ses deux dernières heures.
Pour le film, être valide est le plus grand rêve imaginable de toute personne handicapée. Connaître l’expérience sexuelle, c’est équivalent et aussi impossible que de ne plus être handicapé. C’est un déni insupportable de la sexualité d’un corps différent.

S’ils marchent, c’est qu’ils ont fait l’amour un peu comme tout le monde. Ce voyage leur a permis de goûter à cet ersatz de sexualité. C’est dégueulasse et rabaissant pour les personnes handicapées autant que pour les personnes prostituées.

C’est finalement faire un écho merveilleux à la première scène du film. Le monde se divise en deux et la sexualité est du côté du monde valide. Si celle-ci est atteignable, ce n’est que par le rêve. Elle ne pourrait alors, comme l’absence de handicap, n’inspirer qu’envie et frustration. Ils ont « goûté » au monde des valides après avoir fait ce voyage complètement fou.

Cerise sur le gâteau du spectacle mis en scène : cette séquence nous montre que les personnages sont joués par des acteurs valides. Alors que des acteurs et actrices handicapé-e-s, intermittent-e-s du spectacle et précaires, il y en a plein.

***

Mais parfois, moi aussi je rêve… Je rêve d’un film où les deux personnages en fauteuil, après avoir essayé d’être clients de prostitué-e-s découvrent qu’ils se plaisent l’un l’autre. Ils préfèreraient profiter du camion pour expérimenter toutes les nouvelles positions envisageables sur leur fauteuil. Je rêve d’un film où Jozef serait sorti d’un catalogue de mannequinat et se refuserait aux sollicitations multiples des femmes à la beauté calibrée qu’il rencontrerait. Dans ce film aussi, Jozef préfèrerait Claude mais elle le tromperait quelques fois puisqu’il ne se rendrait compte de rien.

Je rêve enfin d’un film où les trois compères rentreraient en Belgique munis d’une tronçonneuse et feraient joyeusement comprendre à leurs parents sur-protecteurs qu’ils n’ont pas besoin d’eux pour vivre une vie épanouie.

Rémi Gendarme


Edit du 8 juin 2015 :

Cet article se terminait par une photo montrant la tête d’une personne se faire découper à la tronçonneuse. Seul le bas du visage était visible puisque la partie supérieure du crâne était déchiquetée.

Suite à plusieurs commentaires notant l’impromptitude et la violence de cette image, je l’ai retiré. Ce n’est pas la vocation de ce site que de recevoir brutalement la violence des rédacteurs et rédactrices au sujet des films qu’ils et qu’elles analysent.

Je prend quand même la peine de m’expliquer. L’écriture de ce dernier paragraphe et la mise en image d’une scène d’ultra violence représente bien une rupture de ton certaine par rapport à celui employé dans le reste de l’article. Je veux par là exprimer le point de vue personnel de mon analyse. Il s’agit de faire sentir que derrière une analyse froide, détaillée et méticuleuse, il y a bien un individus, et même une communauté qui reçoit les clichés dénoncés ci-dessus dans toute leur violence.

Ainsi je me rend compte que si la société arrive de mieux en mieux à parler de handicap c’est toujours au travers les filtres de la bonne conscience et du politiquement correct. Puisque cela fait plus de 50 ans qu’un genre cinématographique gore existe, pourquoi semble-t-il si insupportable que dans le domaine de la représentation l’image du handicap soit malmené ?