Auteur: Marion


La Marcheuse – entretien avec le réalisateur Naël Marandin

Trigger warning : il sera question de violences faites aux femmes et de prostitution.

Mercredi 3 février est sorti en salle le 1er long métrage de Naël Marandin, La Marcheuse. Le film retrace le parcours de Lin Ayu, une femme sans-papier dans la quarantaine se prostituant sur les trottoirs de Belleville. Lin vit avec Cerise, sa fille adolescente, chez un vieux monsieur qui les héberge gracieusement. En échange, Lin s’occupe de lui, le soigne et lui prépare ses repas. Le quotidien de la mère et de sa fille est bouleversé le jour où Daniel, un petit caïd en fuite, s’introduit de force dans l’appartement…

Le film met en lumière les rapports de domination et d’oppression au sein de la société française mais ne réduit jamais, pour autant, son personnage à un statut de victime. Au contraire, il dresse le portrait d’une femme forte et combattive, qui se bat pour rester maitresse de sa vie.

J’ai eu l’occasion de rencontrer le réalisateur et de l’interroger sur sa façon d’envisager son travail et sur son engagement, dans ses films comme dans sa vie. Compte-rendu de nos échanges :

***

Marion : Ton film se déroule à Belleville et nous plonge dans le quotidien de prostituées chinoises. Peux-tu nous raconter comment sont nées l’idée et l’envie de faire ce film ?


La marcheuse 1
Lin Ayu, une femme chinoise travailleuse du sexe sans-papier

Naël : C’est toujours difficile de dire d’où viennent les idées, c’est un long processus.

J’ai fait mes études en Chine où j’ai appris le chinois. De retour en France, j’ai voulu garder un lien avec ce pays mais aussi m’engager dans mon quartier, à Belleville, et dans la vie qui m’entourait. J’ai donc rejoint comme bénévole une mission de Médecin du Monde qui s’appelle Le Lotus Bus.

En quoi consiste cette mission ?

C’est une mission qui fait de l’accès au soin pour les femmes chinoises qui se prostituent à Paris. Par exemple, on met à leur disposition des informations en chinois sur des pratiques sexuelles sans risque, on distribue aussi du matériel de prévention, et on fait de l’accès au soin.

C’est-à-dire  ?

On accompagne les femmes dans leurs parcours médicaux. Il faut savoir que ces femmes chinoises ont souvent peu accès aux soins, soit par méconnaissance, soit parce qu’elles ne maitrisent pas la langue, soit parce qu’elles sont aussi stigmatisées en tant que prostituées.

On les suit également dans leurs parcours juridiques. Ces femmes sont très souvent victimes de violence (de la part de certains clients – pas tous ! – dans la rue, etc.) et on les accompagne pour qu’elles puissent porter plainte.

La santé, c’est un terme plus polysémique qu’il n’y paraît. Pour notre mission, il s’agit de faire en sorte que les gens puissent être acteurs de leur vie. On est donc très axés sur une politique d’auto-support, d’empowerment. Les femmes doivent pouvoir devenir actrices de leur santé et surtout autonomes.

On les incite également à s’engager au sein de notre association pour qu’elles la modifient de l’intérieur et qu’elles agissent pour elles-mêmes. Un petit nombre a sauté le pas… Elles sont maintenant autant bénéficiaires que volontaires et il y a un an environ, elles ont crée leur propre association, « Les Roses d’Acier » !

Tu as l’air de très bien connaître le contexte que tu évoques dans La marcheuse. Pourquoi as-tu décidé de faire une fiction et pas un documentaire ?

La première raison c’est que je viens de la fiction. J’ai envie de raconter des histoires !

Ensuite je crois au pouvoir de la fiction, à la capacité de la fiction à créer de l’empathie et donc in fine de la compréhension par un partage du commun, du sensible. Dans mon film, je mets en scène des personnages qui sont à priori loin de « nous » – bon alors là, il faut définir le nous ! J’aurais dû dire : des personnages loin de ceux qui sont représentés généralement dans les médias… Le récit est également très loin des intrigues qu’on voit la plupart du temps sur les écrans et qui mettent en scène des blancs hétérosexuels de classe moyenne ! Bref, quand on travaille sur une forme d’altérité, il peut y avoir une barrière entre le personnage et le spectateur. La barrière peut être sociale, linguistique, culturelle, etc. Attention, je ne dis pas du tout que c’est bien ! Je constate juste le phénomène… Et cette barrière peut mettre à distance. Je crois que la fiction, parce qu’elle nous fait partager au plus près le quotidien d’un personnage, son ressenti, à le pouvoir de faire disparaître ces barrières qui ne sont au fond qu’apparentes…

Dans ton film, tu montres la prostitution de manière très frontale. D’un côté, tu n’esthétises rien mais tu ne « sur-dramatises » rien non plus. On est donc assez loin de tous les fantasmes et autres clichés que l’on peut voir fréquemment à l’écran sur la question des prostituées. Qu’est-ce que tu peux nous dire sur le sujet ?

Je me garderais bien de parler de toutes les formes de prostitution, je ne peux parler que de la situation particulière des femmes chinoises de Belleville, parce que je la connais. La première chose à savoir c’est que ce sont des femmes autonomes. Il y a beaucoup de fantasmes autour des proxénètes mais en fait ces femmes ne travaillent pas dans des réseaux. Souvent, elles sont venues seules en France. Elles viennent du nord de la Chine et peinent à s’intégrer dans la communauté Wenzhou (originaires d’une province du sud) plus anciennement installée à Paris. Elles sont sans-papier et ne parlent pas français et ont donc des difficultés à trouver un travail. Elles font le choix de se prostituer parmi les quelques rares options qu’elles ont.

Dans le quartier, il y a un business autour de la prostitution – des gens qui louent des appartements, qui vont offrir des services intermédiaires – mais il ne s’agit pas de réseaux coercitifs ou mafieux.

La marcheuse 2-1

Cache-cache quotidien avec la police

 

Le film articule les trajectoires de différents personnages et met en lumière différents niveaux d’oppression, plusieurs « couches d’oppressions » pourrait-on dire : des hommes sur les femmes, des inclus sur les exclus, etc. Je pense, entre autres, à cette scène assez violente où Lin et ses amies se font mettre à la porte d’un restaurant wenzhou parce que le patron ne veut pas de « putes » chez lui, mais aussi à la scène finale où un policier force l’héroïne à lui faire une fellation en échange de son aide…

Est-ce qu’on peut dire que La marcheuse est un film sur les rapports de force au sein de la société et sur la question de l’oppression ?

Dès l’écriture du scénario, j’ai réfléchi à la façon de montrer différents types de domination (des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des français sur les étrangers, etc.) et aussi comment ces dominations s’additionnent et sont interconnectées. Est-ce que c’est un film sur l’oppression ? Oui, je crois, mais c’est aussi un film sur la dépendance.

Qu’est-ce que tu veux dire par dépendance ?

Je m’attache à montrer qu’il y a une dépendance (économique notamment) entre dominés et dominants. On présente souvent, dans les médias, les femmes chinoises prostituées comme étant à la marge de la société… À l’inverse, une des choses que je voulais montrer c’est à quel point ces femmes sont au contraire DANS la société… Certes, elles sont dans une position très défavorable, très inconfortable, mais elles ne sont pas du tout en marge ou « en dehors »… Elles ont des liens, des relations, avec toutes les autres franges de la société. Par exemple, dans le film Lin vit chez un docteur à la retraite, sa meilleure amie, prostituée elle aussi, sort avec un flic, etc. Bref, c’est pas un « à côté », c’est un « dedans dominé »… Et c’est ça que je veux dire par le terme de « dépendance ».

C’est un film sur les rapports de force et comment ces rapports de forces viennent influencer des relations humaines particulières. Et ces rapports de force sont aussi ambivalents. Il est évident que le vieux monsieur peut employer Lin à domicile parce qu’il est riche et il y a quelque chose de fondamentalement inégalitaire dans leur rapport mais il se tisse quand même entre eux une relation plus intime. La quotidienneté crée un attachement et j’avais aussi envie de montrer cette ambivalence là.

J’ai effectivement eu l’impression que le film était très ambivalent dans le sens où le regard n’est jamais manichéen. Les personnages exercent des rapports de force les uns sur les autres mais ne sont jamais présentés et réduits à un statut de « méchants » ou de « gentils ».

Je ne fais pas ce film pour montrer du doigt, pour juger. Pour moi, si on veut essayer de comprendre quelqu’un, de comprendre une situation, il faut se défaire de tout jugement. À partir du moment où je décide que ce personnage là sera le personnage de mon film, je raconte sa vie sans poser de jugement moral dessus. J’essaie de comprendre les choix du personnage, sa rationalité, de comprendre ce qui l’a mené à se retrouver dans telle situation.

Je n’ai de jugement moral sur aucun des personnages de mon film. Ce qui m’intéresse c’est de montrer des mécanismes à l’œuvre, ce n’est pas de tenir un discours, c’est d’incarner une situation, d’en montrer les ressorts.

La marcheuse 3-1

Des femmes unies…

Le film dresse le portrait d’une femme soumise à de nombreuses oppressions. Lin est une femme d’origine chinoise, sans papier et prostituée. Pour autant, tu ne la « victimises » jamais et le personnage marque surtout par sa force de caractère, sa détermination. J’ai également été frappée par des scènes très belles de solidarités entre les différentes prostituées du boulevard qui s’épaulent et s’entraident face à l’adversité et notamment face au machisme d’une société patriarcale.

Oui, le film pointe de nombreuses situations d’oppression mais ça me paraissait aussi important de raconter les formes de solidarité – et notamment de solidarité féminine – qui se tissent au quotidien. Bien évidemment, il y a des rivalités interpersonnelles, des animosités, elles ne sont pas des anges, mais sur le trottoir, ces femmes chinoises ne sont pas des rivales, elles sont ensemble à lutter pour leur survie. Elles se donnent des conseils, s’épaulent, partagent des informations sur les clients violents, les descentes de police…

La plupart de ces femmes chinoises viennent en France seule (c’est le cas du personnage dans le film), elles sont sans-papiers et s’il leur arrive quelque chose personne ne sera au courant… Et c’est pour ça qu’elles veillent les unes sur les autres. C’est ce que j’ai vu à Belleville et que je voulais mettre dans mon film.

La Marcheuse 4

… Et solidaires sur le trottoir

Du coup, te considères-tu comme un réalisateur « féministe », est-ce un enjeu important pour toi ?…

Ce que j’espère montrer dans mon film c’est que malgré les difficultés, Lin ne perd jamais son statut d’individu autonome. Elle vit dans un monde où très peu d’options s’offrent à elle, mais la limitation du nombre d’options n’annihile en rien sa capacité à juger, à faire des choix et à être actrice de sa vie.

Aujourd’hui, le terme de « féministe » est revendiqué par des gens qui ont des positions très différentes. Le féminisme d’ »Osez le féminisme » ou celui du « Collectif du 8 mars pour toutes » n’est pas du tout le même… Donc qu’est-ce que je dis si j’affirme « je suis un réalisateur féministe » ? Je ne sais pas… Le constat que je fais c’est qu’on vit dans une société où il y a toutes sortes de dominations et d’inégalités et la domination genrée est extrêmement présente. Elle traverse tous les pans de la société. Il y a autant de machisme chez les bourgeois blancs que dans les quartiers habités par des populations issues de l’immigration. Je fais ce constat et donc à travers mon film, je met ça en lumière, est-ce que c’est féministe du coup ?

Moi j’aurais tendance à dire que oui…

Et pour dérouler cette question du féminisme, il y a un autre aspect qui m’a frappé dans ton film, c’est qu’on voit une grande diversité de corps et notamment des corps qui ne répondent pas aux canons de beauté du cinéma « mainstream ». Le film s’ouvre notamment sur une très belle scène où Lin lave le corps du vieux monsieur dont elle s’occupe. Comment as-tu travaillé cette question ?

Je trouve que le traitement des corps au cinéma est souvent extrêmement genré. On déshabille beaucoup plus les femmes que les hommes, on cadre avec des plans plus larges les silhouettes des femmes pour mettre en valeur leur plastique, etc. C’était quelque chose que je voulais absolument éviter et j’ai essayé de faire attention à filmer tous les corps de la même manière et notamment de ne pas esthétiser plus certains corps que d’autres. Pas plus les corps de femmes que les corps des hommes et pas plus les corps jeunes que les corps vieux…

On revient sur cette question du non-jugement…

Tout à fait. Dans la même optique, dans les scènes de rapport sexuel, j’ai pris soin à ce qu’on voit les corps nus de mes deux protagonistes de la même manière, à les cadrer de la même façon tous les deux. Mais attention! Le non-jugement ne veut pas dire qu’on ne prend pas position. Avec ce refus du jugement, je choisis mon camp !

Puisqu’on parle des acteurs-rices, peux-nous parler de ton casting ? Il s’agit pour la plupart de non-professionnel.les ou bien d’acteurs-rices peu connu.e.s du grand public. Est-ce que la question de prendre des acteurs « célèbres » s’est posée ? Et comment y as-tu répondu ?

Il y a un enjeu économique énorme sur la question du casting… Faut en avoir conscience ! Quand on monte un film, on chercher des financements et il faut donc rassurer les financeurs sur le fait qu’on va faire des entrées et la présence d’un casting est un élément très important pour ça… Donc ne pas prendre de casting connu, c’est aussi prendre le risque d’une moindre visibilité.

Pour autant, je ne voulais absolument pas d’une top modèle qui marche sur les trottoirs de Belleville. Je voulais ancrer ce film dans une forme de réalité. Par exemple, Lan, comme son personnage, vient du Nord de la Chine et parle vraiment le mandarin du Dongbei. Et puis je crois aussi que les classes sociales peuvent se lire sur les corps. Pas systématiquement bien sûr mais quand même… Y a un physique de classe. C’est pour ça que j’ai fait le choix de travailler avec des non-professionnel.les et c’est évident que ce choix là m’a fermé des portes en terme de financement et sûrement en terme de diffusion…

Est-ce que des travailleuses du sexe de Belleville ont participé au film ?

On n’a pas proposé à des femmes sans-papiers prostituées de jouer dans le film pour une raison toute simple : on a fait le film grâce à de l’argent public (CNC, région Île-de-France, etc.) et il fallait donc qu’on puisse rendre de comptes et faire des contrats de travail en règle… Mais certaines ont assisté au tournage et conseillaient mes « comédiennes », elles leur ont aussi appris leur jargon de la rue, le mandarin qui s’invente sur les trottoirs de Belleville.

À ce propos, d’où vient le terme de « marcheuse » ?

Les marcheuses c’est le nom qui est donné par les médias aux femmes chinoises qui se prostituent… Ce terme remonte à loin… Au 19ème siècle déjà, les travailleuses du sexe sur les boulevards étaient appelées les marcheuses. C’est un mot qui a été ramené à la mode par un reportage d’Envoyé Spécial (en 2007, je crois) et depuis c’est le nom qui est resté pour ces femmes.

Est-ce que c’est un terme que les femmes chinoises revendiquent ?

Non, ce n’est pas un terme qu’elles revendiquent. En fait, elles se nomment peu. La seule fois où elles se sont nommées, c’est assez récent c’est quand elles ont crée leur association « les Roses d’Acier » en novembre 2014. Aujourd’hui, elles s’appellent ainsi : les Roses d’Acier. Je trouve que c’est classe comme nom !

Mais alors pourquoi as-tu choisi de mettre en avant ce nom, « les marcheuses », qui est celui utilisé par les dominants plutôt que le nom qu’elles se sont données ou éventuellement un autre nom encore ?

Il y a une dimension clairement marketing ! On s’est dit que c’était une bonne façon de parler du film, que c’était un nom qu’on retiendrait sur l’affiche au milieu des autres sorties.

Mais au delà du cynisme, le terme de « marcheuse », ça me plaisait bien par rapport au personnage. J’ai toujours imaginé mon personnage principal comme un petit soldat, comme quelqu’un qui avance quoi qu’il arrive, qui se prend les difficultés en pleine face mais qui continue à tracer sa route. Si « fantassin » avait existé au féminin, j’aurais appelé le film comme ça !

On peut aussi décider de féminiser les noms…

(Rire) Oui, mais on est parti dans un autre débat là !

 

La marcheuse 5-1

Lin, fantassine…

Tu es un homme blanc cis de classe moyenne et tu parles donc d’une position de privilégié… Comment envisages-tu ta place ? N’y a-t-il pas un risque, en faisant un film sur une population minorée et opprimée comme tu le fais, d’usurper une parole qui n’est pas la tienne ?

Absolument, y a un risque ! D’ailleurs tu peux même rajouter homme blanc cis bourgeois et hétérosexuel, comme ça le panel est complet…

Bon sérieusement, c’est une vaste question…

Déjà, je ne parle pas au nom des prostituées chinoises, je parle en tant que réalisateur qui fait un film. En aucun cas, je prétends être le porte-parole de ces femmes. Je ne vois pas du tout mon travail comme « donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas ». D’ailleurs, les travailleuses du sexe chinoises s’organisent très bien toutes seules, à travers leur association.

Ce qui m’intéresse c’est de montrer les rapports de domination entre les différents personnages de mon film. En faisant cela, j’ai l’impression de porter un regard sur la société française dans son fonctionnement, et sur les rapports humains. En tant que citoyen français engagé, je me sens du coup tout à fait légitime pour tenir ce discours là.

Après, effectivement, même si je ne suis pas un « porte-parole », j’estime qu’il y a une responsabilité à avoir vis à vis des gens que je mets en scène. Cette responsabilité là, j’y réponds en me documentant. Ça fait 8 ans que je suis volontaire sur le terrain et que je côtoie ces femmes. A chaque fois que j’avais des doutes, j’allais les interroger. Mais je dois avouer que je ne leur ai pas fait lire le scénario.

Elles ont toutes vues le film ?

Toutes non ! Je l’ai montré en fin de montage à celle dont je suis le plus proche. Et le jour de la sortie, les Roses d’Acier ont organisé une sortie collective au cinéma. C’était très émouvant. Elles sont ressorties enthousiastes.

Ma question c’est : est-ce que le cinéma va être poursuivi pour proxénétisme puisque les femmes ont payé leurs billets avec l’argent de la prostitution ? (Rire)

Comment ont-elles réagi ?

Elles m’ont dit que leur seule réserve était sur la présence de Cerise, la fille de Lin, qui est très jeune. Elles m’ont dit qu’elles mêmes n’auraient pas fait venir une fille si petite ! Et c’est vrai que c’est une liberté que j’ai pris parce que ça me semblait plus fort en terme de fiction.

Cerise

Cerise, la fille de Lin

Je me suis aussi fait engueuler parce que pour la scène de la descente de police, j’ai fait venir un camion de flic sur le boulevard toute une après-midi. Elles, elles savaient que c’était un « faux » mais ça a fait fuir les clients !

Par ailleurs, elles m’ont dit que j’avais bien présenté leurs conditions de vie, et ça c’est une sacrée reconnaissance!

 

Question bonus pour conclure : « faire politiquement des films ou faire des films politiques » ?

Bah, je ne suis pas un inconditionnel de Godard mais je vais quand même essayer de répondre…

On ne peut pas dire que j’ai fait politiquement ce film dans le sens où j’ai tout fait pour l’inscrire dans le système et qu’on l’a financé de manière très classique. J’ai eu le CNC, l’aide d’une région, on a un distributeur bien installé… J’aurais pu faire ce film de manière plus sauvage mais je tenais au contraire à le développer au sein de l’industrie cinématographique pour essayer de faire en sorte qu’il soit le plus vu possible. Ce que je vise, c’est m’inscrire dans le système pour pouvoir le changer de l’intérieur et proposer d’autres types de récit, d’autres types de représentations…

Entretien et retranscription : Marion
 

Les 100 meilleurs films américains – il paraît

L’autre soir, je n’arrivais pas à dormir. J’ai décidé de ranger mon bureau. Au fond d’un placard, je suis retombée sur un vieux polycopié qu’on m’avait donné à la fac, au tout début de mes études. C’était la liste des « 100 meilleurs films américains de tous les temps«  – rien que ça – selon l’AFI.

L’AFI, c’est le prestigieux American Film Institute. En 1998, l’AFI a établi cette liste en interrogeant plus de 1500 artistes et dirigeants de l’industrie cinématographique à partir d’une base de plus de 400 films. Comment les 1500 personnes interrogées ont-elles été choisies ? Wikipédia ne le dit pas mais on peut facilement deviner qu’il s’agit de personnes reconnues au sein de la profession et qui y occupent une position de pouvoir… Soit une « élite » d’hommes blancs – à l’image du comité des oscars, constitué majoritairement d’hommes blancs et âgés. (Voir à ce propos la polémique à propos de la cérémonie de 2015 où la grande majorité des votants était constituée d’hommes blancs de plus de 60 ans (1))

Cette liste n’évoque que le cinéma américain. Elle a été mise à jour en 2007.

Les critères pour sélectionner les films ? L’AFI en a défini 7. Les œuvres doivent :

  1. Être un long métrage de fiction d’au moins 40 min.
  2. Être en anglais et l’essentiel de la production doit être américaine.
  3. Avoir reçu un accueil critique positif.
  4. Avoir reçu une ou plusieurs récompenses majeures dans un festival américain.
  5. Avoir été populaires (et continuées à l’être).
  6. Avoir marqué l’histoire du cinéma, que soit à travers d’innovations techniques, d’une narration originales ou de tous autres critères esthétiques.
  7. Avoir eu un impact culturel et avoir marqué la société américaine d’une façon ou d’une autre.

Les critères mis en avant sont surtout des critères formalistes (6). Ils favorisent les films salués par la critique et l’industrie du cinéma (3 et 4), c’est à dire des films qui ont été légitimés par un milieu constitué en grande majorité d’hommes blancs de classe supérieure. Si la mention de « l’impact culturel » des films (7) semble témoigner d’une volonté de prendre en compte le sens social de ces œuvres, la formulation reste assez vague pour recouvrir à peu près n’importe quoi et en devient, au final, dépolitisante. Oui, « Les Dents de la mer » ont marqué la société américaine : après sa sortie, tout le monde avait peur d’aller se baigner… Bref, ces critères évitent soigneusement de poser la question du contenu et in fine la question du politique.

Comme je n’arrivais toujours pas à dormir, je me suis dit que j’allais compter, non pas les moutons, mais les personnages représentés dans ces cent supposés chefs d’œuvres. J’ai donc pris la liste telle quelle, puis j’ai mis au point un petit tableau :

  1. Je me suis focalisée sur les 20 premiers films du classement. Je me suis basée sur la version réactualisée de 2007. Sur les 20 premiers, les films cités sont plus ou moins les mêmes que dans la version de 98 (seul apparition notable, « le Mécano de la General de Keaton », soit un film de… 1926), l’ordre, lui, diffère un peu.
  2. J’ai créé 6 entrées. Elles ne sont pas exhaustives, on pourrait en rajouter encore. Je n’ai notamment pas inclus la question de la représentation des handicapés ou des personnes issues des classes populaires. J’ai tenté de condenser différentes questions pour ne pas surcharger la lecture du tableau. Ainsi, on pourrait traiter plus en détail la question des personnes racisées en regardant par exemple plus spécifiquement la question de la représentation des noirs ou celle des maghrébins (« Casablanca »).
  3. Question méthodologie : j’avais vu la plupart des films évoqués. J’ai complété les trous de ma mémoire par l’aide de résumés de Wikipédia. Si jamais vous remarquez des oublis ou imprécisions, n’hésitez pas à le signaler !

Ah et oui, avant de commencer… L’info n’apparaît pas dans le tableau mais 100% de ces films ont été produits et réalisés par des hommes.

tableau2

Résultat des courses :

  • Sur les 20 films cités, seuls 3 ont une femme comme personnage principal, soit une moyenne de 15 %.

Ce chiffre est à mettre en perspective : même si les femmes se retrouvent parfois personnage principal, leur statut est rarement équivalent à celui du héros masculin (qui ont plus rarement à partager l’affiche). Un exemple, dans Autant en emporte le vent, Scarlett partage la vedette avec Rhett Butler. Dans Casablanca, l’histoire reste racontée du point de vue de Bogart et le personnage de Bergman, bien qu’important, reste plus secondaire. Dans ces deux exemples (auxquels on pourrait rajouter Bonnie and Clyde ou l’Aurore si on prend cette fois en compte la totalité des 100 films), les femmes partagent donc la vedette avec un homme.

Dans Psychose enfin, Marion, le personnage de Janet Leigh, se fait assassiner dès le milieu du film et c’est un couple (Leila, la sœur de Marion, et Sam, son petit ami) qui prend le relais.

Dans Le magicien d’Oz, Dorothée est incontestablement le personnage principal mais il s’agit d’une enfant… Bref, dans ces 20 films, aucune femme adulte n’est réellement l’héroïne centrale et unique du récit.

  • Aucun de ces films n’a de personne racisée comme personnage principal. Peu (25%) font intervenir des personnes racisées comme personnage secondaire – et leur traitement est alors souvent problématique, comme dans La prisonnière du désert où les natives americans sont présentés comme des « sauvages ».
  • Aucun ne fait intervenir de personnes LGBTA, comme personnage principal. Lawrence d’Arabie, dont la vie a inspiré le film, était pourtant notoirement homosexuel mais le récit occulte cette dimension. Qui plus est, au cours du film, un personnage très secondaire torture et viole le héros… L’homosexualité est là associée à la perversion et au sadisme : sans commentaire.
  • 2 films font intervenir une personne ayant des troubles psy important dans leur récit. Mais dans un film comme Psychose, les troubles de Norman sont clairement associés à sa criminalité.
  • In fine, dans 95% de ces films, le héros est un homme blanc cis hétéro et valide.

Casablanca

Casablanca

Vas-y joue du piano, je m’occupe du reste

Si on considère les 100 films dans leur globalité (version 2007) – je vous épargne le tableau un peu laborieux – un seul a comme héros un personnage noir (Dans la Chaleur de la nuit) et seuls 10 % ont comme personnage principal une femme (3). Si on prend en compte les films où un couple – ou un duo – se partage la vedette (comme dans Bonnie and Clyde par exemple), on arrive péniblement à 17 % (4).

Cette analyse est purement quantitative. Il s’agit de chiffres qui, pris tels quels,  ne nous disent rien sur la qualité de ces films ni sur le traitement qu’ils proposent de leurs différents personnages. On pourrait aller plus loin et se demander quelle vision est donnée, par exemple, des personnages racisés de Casablanca (hum), ou encore s’interroger sur la représentation du viol dans Autant en emporte le vent (re-hum)…

Ces chiffres, donc, nous apprennent moins sur ce qu’ils montrent que sur les absences criantes qu’ils pointent du doigt (il y a des femmes dans tel film et pas dans tel autre, oui, et ? un film avec une femme comme personnage principal peut tout à fait être sexiste). Bref, ils mettent en lumière des processus d’invisibilisation extrêmement marqués.

Je repense à mes années de fac et je me dis qu’on m’a très bien expliqué l’avancé technique et esthétique indéniable que représente l’usage  de la profondeur de champ dans Citizen Kane mais qu’on m’a, au final, peu armée à comprendre, en profondeur, le système de représentation véhiculé par ce film. Certes, Citizen Kane et Psychose – pour ne citer que ceux là – peuvent être considérés comme des chefs d’œuvres. Ils ont, à leur façon, fait évoluer l’art du cinéma et révolutionné l’art du récit. Ces œuvres de grands « Auteurs » sont pourtant, également, le produit d’une époque et sont chargés d’une idéologie et de valeurs qu’il est important de déconstruire. Réintroduire des considérations politiques dans ce genre de « panthéon » que constituent ces listes, c’est également, à plus long terme réfléchir à une redéfinition de la conception dominante du jugement de goût. Dans le domaine du cinéma, la critique oublie bien vite les dimensions sociales et politiques des films au profit de critères esthétiques (considérés comme plus « purement cinématographiques »). Renouveler un procédé technique, proposer des avancés formelles, c’est bien, mais ça ne rend pas forcément une œuvre progressiste… Le Naissance d’une nation de Griffith en est le parfait exemple : il invente dans la forme tout en étant profondément raciste. Au fond, qu’est-ce qui fait la valeur d’un film ? Les critères mis en avant, au final, nous disent moins sur la qualité « intrinsèque » des films que sur l’idéologie de ceux qui ont établi ces listes et qui utilisent leur position de pouvoir pour les légitimer.

En terminant ce tableau, il était tard et j’étais un peu déprimée. Pour autant, ces chiffres ne sont pas surprenants. Ils témoignent d’un sexisme et d’un racisme profondément ancrés – et qui continuent à perdurer dans de nombreuses productions cinématographiques actuelles. En contemplant cette liste, on pourrait croire qu’il n’existe pas de films mettant en scène des personnes racisées, des lesbiennes, des handicapés, etc. Il y en a pourtant, mais ces films, la plupart du temps, ont été moins bien financés et ont eu une distribution moins large que les « chefs-d ‘œuvres » de l’AFI. Ce genre de listes, au final, focalise l’attention sur un petit groupe de films réalisés par des hommes blancs et qui racontent toujours les mêmes histoires d’hommes blancs. Ça me rappelle une phrase que j’entendais beaucoup quand j’étais à la fac : il paraîtrait que toutes les histoires ont déjà été racontées et que, depuis la Bible, on ne fait que tourner autour des mêmes mythes fondateurs… Ouais, peut-être… Ou peut-être pas… Et en regardant à nouveau cette liste, je me dis, qu’en fait, le champ d’histoires à raconter est immense, qu’il reste encore beaucoup à faire pour rendre compte de la diversité et de la pluralité des expériences humaines, pour renverser les rapports de force et rendre visible les invisibilisés…

Marion

NOTES

(1) http://next.liberation.fr/cinema/2012/02/21/les-oscars-lavent-trop-blanc_797466

(2) LGBTQIA : Lesbienne, Gay, Bi, Trans, Queer, Intesersexué, Asexuel.le

(3) Pour info, j’ai noté : Le choix de Sophie, le Magicien d’Oz, Ève, Le silence des Agneaux, Cabaret, Intolérance, NY-Miami, Indiscrétions, Blanche Neige, La Mélodie du bonheur.

(4) L’impossible monsieur bébé, Pulp Fiction, Titanic, l’Aurore, Bonnie and Clyde, Qui a peur de Virginia Woolf ?, l’Odyssée de l’African Queen

Il est possible que j’ai oublié un titre, n’hésitez pas à me le signaler.

 

 

Mad Max, Fury Road : Max, le sauveur de ces dames

Mad Max

Attention, je vais spoiler largement l’intrigue.

Difficile en ce moment de passer à côté du phénomène « Mad Max, Fury Road ». Le film est partout, en ouverture à Cannes (et certains disent que c’est un crime qu’il ne soit pas en compétition officielle), omniprésent sur les écrans (avec ses 802 copies en France) et sur les réseaux sociaux… Le film plaît, il enthousiasme même et parvient à mettre d’accord la presse et les spectateurs (dans Allociné, critiques et public lui accordent la même note de 4,3). Il réconcilie également les différents bords politiques. De Figaro à Libé, par delà les clivages droite-gauche, tous s’accordent à voir en « Mad Max » un film féministe (1) :

Le Point y voit un film « Résolument contemporain (et diablement féministe !) ». Le Figaro n’est pas en reste et fait du film « Une ode vrombissante au féminisme. » Madmoizelle s’enthousiasme pour « son féminisme percutant. » « Le nouvel Obs le considère comme « un film féministe, badass et violemment jouissif. », tandis pour Libération, « le féminisme de Mad Max est peut-être plus subtil que cela ». Enfin, Télérama a même jusqu’à voir Max comme l’incarnation d’ « une virilité douce, assez nouvelle »…

(J’arrête là la revue de presse, pour les liens exacts et quelques articles de plus, jetez un œil aux notes.)

Je suis assez peu sensible aux films d’action en général et c’est cette dimension prétendument féministe qui m’a intriguée et poussée à aller voir le film.

Et avant de commencer vraiment, mettons-nous d’accord sur un point : oui « Mad Max » est visuellement époustouflant, virtuose et inventif dans la forme, captivant par son rythme effréné. Je ne remettrais pas ça en cause dans ce texte et je ne parlerai pas de ses qualités cinématographiques. Par ailleurs, je ne connais pas les précédents Mad Max et donc ce texte n’est en rien une analyse transversale et en profondeur de la série et du personnage.

Au cours de la projection, j’ai d’abord été séduite par une approche en apparence féministe puis, derrière ce « vernis », plusieurs choses ont commencé à me déranger. Le féminisme affiché du début m’a paru fragilisé et contredit par l’évolution du récit. Je vais donc tenter d’analyser les rapports genrés du film et plus globalement essayer d’en questionner le contenu idéologique.

 

A « feminist fury road » ?

Mad Max aka film féministe fait le buzz. La polémique a vite enflé dans les réseaux sociaux. Elle a commencé dans les pages web d’un blog américain connu pour son masculinisme virulent (2). Le site s’appelle « The return of kings » – rien que ça – et le blogeur, Aaron Clarey, y va franco dès le titre de son article :

« Pourquoi il ne faut pas aller voir Mad Max : feminist road » (3)

S’en suivent de longs passages sur le danger que courent les films d’action (et les hommes en général) à laisser trop de place aux femmes. Un petit extrait :

« But let us be clear. This (the movie) is the vehicle by which they are guaranteed to force a lecture on feminism down your throat. This is the Trojan Horse feminists and Hollywood leftists will use to (vainly) insist on the trope women are equal to men in all things, including physique, strength, and logic. And this is the subterfuge they will use to blur the lines between masculinity and femininity, further ruining women for men, and men for women. »

« Soyons clair. « Mad Max, Fury Road » est l’instrument grâce auquel [les féministes] comptent vous imposer leur vision des choses. Ce film est le cheval de Troie des gauchistes d’Hollywood et des féministes qui essayent (en vain) de nous convaincre que les femmes sont les égales des hommes sur tous les points, y compris dans les domaines du physique, de la force et de la logique. Et c’est ce subterfuge qu’ils vont utiliser pour flouter les limites entre masculinité et féminité, et au passage ruiner plus encore l’image que les hommes se font des femmes, et les femmes des hommes. »

1. Max Mad FuriosaÉgaux ou pas égaux ?

Ainsi, si ce quatrième volet de la série Mad Max dérange et interpelle, c’est parce qu’il remettrait en cause les assignations genrées implicites des genres cinématographiques et s’ouvrirait à un public féminin en laissant plus de place aux personnages « du deuxième sexe ».

Pour Clarey, les hommes doivent rester des hommes et les films d’action des condensés de testostérone virilistes, fait par des mecs pour des mecs (les filles vous avez « Girls only » marketé rien que pour vous, de quoi vous vous plaignez ?)

Le critique de Première partage les mêmes présupposés machistes quand il écrit (4):

« C’est bien simple : on n’a rien vu d’aussi bandant au cinéma que l’ouverture de « Fury Road » depuis très très longtemps. « 

Le but d’un blockbuster d’action, ça serait donc de faire bander les spectateurs mâles. Les filles, vous pouvez rentrer chez vous… On me répondra peut-être que le terme « bander » n’est pas forcément à prendre au pied de la lettre. Pour autant, le message reste clair et ce genre d’expressions me semble avant tout segmentante et excluante. Personnellement, je me dis qu’on devrait pouvoir « bander et mouiller » de concert en regardant un film d’action, non ? Ou alors pourquoi pas un terme commun qui conviendrait à la fois aux hommes, aux femmes et à celle.eux qui ne se reconnaissent pas complètement dans cette vision trop binaire. « Une montée d’adrénaline », par exemple, me paraît une expression à la fois évocatrice et prenant en compte tout.e.s les spectateur.trices.

 

Men did that

Le film s’ouvre sur un constat aussi pessimiste qu’accablant : les hommes, aveuglés par leur cupidité et leur bêtise, ont transformé la terre en un désert aride et acide où la vie n’est presque plus possible. Les dialogues sont rares dans « Mad Max » et pourtant une phrase revient souvent : ce sont les hommes (par opposition aux femmes et non pas « les humains ») qui sont responsables de ce chaos. « Men did that. »

Et ce sont des hommes encore qui tiennent les rênes des sociétés tyranniques montrées au cours du récit. L’univers post-apocalyptique proposé se veut donc une critique féroce de la bêtise des « mâles ». La Citadelle d’Immortan Joe peut dès lors se voir comme l’illustration exacerbée et outrancière d’une conception viriliste de l’existence. Les valeurs mises en avant par le tyran sont la force, la puissance et le combat. Les War Boys qui forment les troupes de Joe sont des soldats kamikazes. Les femmes, quant à elles, sont réduites au statut de mères pondeuses, elles sont de véritables « vaches à lait », asservies pour assurer la descendance du dictateur.

 

Girl power?

Le film commence par le départ de l’Impératrice Furiosa de la Citadelle. Elle est censée aller chercher du pétrole et des munitions dans les villes voisines mais, en réalité, la jeune femme s’enfuit avec à son bord les épouses de Immortan Joe, cinq superbes femmes, toutes jeunes et séduisantes. Leur but : échapper à l’emprise du dictateur et à leur statut de mère pondeuse pour rejoindre la « Terre Verte », un endroit idyllique, géré par des femmes, les Vuvalinis, et où l’eau coulerait à flot… En s’échappant de leur prison dorée, les cinq femmes ont tagué sur les murs, à destination de leur geôlier : « nous ne sommes pas des objets ». Et cette maxime sera répétée à plusieurs reprises. Le film affiche donc d’emblée un discours féministe.

…Ou du moins en partie. En effet, Max est lui aussi réduit au statut d’objet, il est un « globular », un réservoir de sang frais pour les War Boys. Et lui aussi va s’émanciper au cours du film, Immortan Joe réifie aussi bien les femmes que les hommes. Le système patriarcal que dénonce le film opprime donc tout le monde et si critique il y a, c’est avant tout celle d’un régime dictatorial.

Ainsi, la première partie du film se conclut par une double libération. Les épouses sortent de leur cachette et, en parallèle, Max se libère de l’emprise des War Boys et parvient à ôter le masque qui lui enserrait la mâchoire.

2. Mad Max CasqueAttendez un peu que je me libère…

Le point de départ du film, c’est la quête de Furiosa et des épouses, leur désir de liberté et d’émancipation. Dès leur première apparition, on voit les cinq épouses se défaire de leurs ceintures de chasteté. Cool non ? Le gros plan sur la ceinture est toutefois vu du point de Max qui découvre les cinq femmes. On est dans le regard d’un homme sur ce geste et pas complètement avec la jeune femme.

3. Mad Max Chasteté

Qu’est-ce qu’on regarde, la ceinture ou l’entrejambe de la jeune femme ?

La scène se termine pour autant avec Dag donnant un coup de pied jouissif et libératoire dans sa ceinture désormais inutile.

FURY ROAD

Qui est-ce qui commande ici ?

 

Furiosa, une femme forte

 

4. Furiosa fait tout peter

Furiosa en force

Face au pouvoir tyrannique d’Immortan Joe, l’impératrice Furiosa vient apporter une alternative positive. Elle est indépendante, sait se battre et fait preuve d’un sang froid hors du commun. Qui plus est, elle agit de manière altruiste, risquant sa vie pour aider les épouses fugitives d’Immortan Joe. Nombreux.ses sont celle.eux, dans les articles sur le film, à voir en elle le vrai personnage principal de ce 4ème Mad Max.

Et en effet, une scène du début du film pourrait leur donner raison. On y voit Max tirer à la mitraillette sur ses poursuivants. Il rate sa cible, une fois, deux fois… Furiosa surgit et vise à sa place – utilisant le corps de l’homme comme une sorte de trépied géant. Elle lui demande même d’arrêter de respirer, tire… Et atteint son but du premier coup. La scène a quelque chose de jouissif et place la jeune femme en position de force. Max, fairplay, se tait, reconnaissant l’habilité de sa collègue.

(Je vais jouer les rabats joies mais à ce coup d’éclat de Furiosa répond la mission commando de Max qui part seul attaquer – et vaincre ! – le véhicule lancé à leurs trousses. Son action est aussi héroïque que décisive : c’est le geste de Max qui permet au convoi des fuyard.es de prendre une réelle avance. Furiosa – 1. Max – 1. Égalité, la balle au centre…)

Si on fait le bilan au bout du premier tiers du film on a donc :

– Une impératrice Furiosa puissante et indépendante, capable de tenir tête à une horde d’hommes en furie lancés à ses trousses.

– Une groupe de femmes qui refusent leur statut d’objet et se mettent en quête d’un monde plus libre.

– Un héros masculin en position de faiblesse. D’ailleurs, comme le remarque un article du Nouvel Obs (5), pendant la première course-poursuite, Max est placé à l’avant de la voiture des War Boys dans une position qui rappelle celle des sirènes à la proue des bateaux et qui, en le mettant en danger, a pour effet de le « féminiser »…

 

FURY ROADUn homme sirène…

6. combat Max Furiosa

… Et une femme forte.

Furiosa est capable de tenir tête à Max, même sans son bras artificiel.

De nouveau, on se dit : cool ! Enfin un blockbuster alternatif. Mais le film ne s’arrête pas là et va faire évoluer progressivement les rapports de force entre ses personnages…

 

Des hommes pour émanciper les femmes

Bon, on a : une femme au volant d’un camion, emmenant avec elle cinq autres femmes victimes de viol, direction, un pays formidable, dirigé par des femmes, où toutes pourraient enfin vivre en paix. Beau programme ! Ces femmes, nombreuses, atteindront-elles seules leur but ? Non. Il leur faudra l’aide décisive de Max puis le concours de Nux, le War Boy converti…

Une scène est symptomatique : après des heures de trajet, les fuyard.e.s finissent par arriver sur cette Green Land tant fantasmée. La déception est grande. Comme le reste de la planète, la région est devenue acide et a été grignotée par le désert. Les Vuvalinis, anciennes habitantes de la Terre Verte, ont été contraintes à l’exil et sont devenues nomades… Furiosa s’interroge : que faire, où fuir ? Elle propose de traverser le désert de sel dans l’espoir de trouver de l’eau de l’autre côté. Les Vuvalinis comme les épouses acceptent de la suivre. Pas convaincu, Max décide de tracer la route de son côté, laissant les femmes seules… Notre héros est alors assailli de visions de sa fille qui le font douter et culpabiliser. Il n’a pas pu sauver l’enfant (morte dans les épisodes précédents), peut-être pourra-t-il sauver ces femmes là ? Pris d’un élan altruiste, Max grimpe sur sa moto et rejoint les femmes pour leur exposer son plan : il ne croit pas à l’existence de terres habitables de l’autre côté du désert, la seule chose à faire, c’est profiter de l’absence d’Immortan Joe pour retourner à la Citadelle. Toutes les femmes se rangent immédiatement à son avis et acceptent son autorité. Faut dire qu’il est tellement persuasif et convaincant le Max… Seul homme dans un groupe de femmes, Max va « naturellement » occuper la place de leader. Dans Mad Max, l’émancipation des femmes ne peut pas être exclusivement l’œuvre des femmes. Sans les lumières d’un homme, elles foncent droit dans le mur – pardon le désert.

On peut également s’étonner (moi en tout cas, je m’étonne grave) qu’aucune des femmes n’aient eu la même idée que Max. Elles sont pourtant près d’une dizaine et les Vuvalinis sont censées bien connaître la région et seraient potentiellement les plus à même de juger de la probabilité de la présence de l’eau…

Dans cette situation de crise, les femmes espèrent (elles font le pari risqué qu’il y aura de l’eau de l’autre côté du désert), leur réaction est de fait relativement passive. À l’inverse, l’homme, lui agit et affronte le problème.

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Les filles, attendez moi ! Je reviens vous sauver.

Les masculinistes nous avaient pourtant prévenu : seuls les hommes seraient capables de faire preuve d’audace et d’esprit de conquête.

La suite du film donnera raison à Max puisque le groupe parviendra à rejoindre la Citadelle et à en prendre le contrôle, sauvant au passage les humains réduits en semi-esclavage par Immortan Joe. Bref, la proposition de Max permettra in fine de libérer tout un peuple. Rien que ça. On peut imaginer que la citadelle que Max a permis de reconquérir sera régentée par Furiosa et son groupe de femmes. Max, le sauveur altruiste, s’éclipsera discrètement dans la foule en liesse des dernières images du film…

 

Les Vuvalinis, l’arrière-garde

Attardons-nous un moment sur les Vuvalinis et la place qu’elles occupent dans le récit. Un article du Washington Post propose une lecture historique et politique du film assez intéressante. L’auteur écrit entre autre (6) :

“IF we were going to do a feminist reading of Mad Max WHICH WE ARE NOT we could talk about how the caravan of wives was clearly meant to represent feminism’s third wave going back to acknowledge and honor the second wave feminist elders they left behind but also to move ahead without them.”

« Si on voulait faire une lecture féministe de Mad Max – CE QUE NOUS NE FAISONS PAS – on pourrait évoquer comment la caravane des épouses est clairement censée représenter la troisième vague du féminisme venant rendre hommage à la seconde vague, des féministes plus âgées et laissées en arrière. Et comment la troisième vague avancera au final sans ses aînées. »

Les Vuvalinis représenteraient la « deuxième vague » du féminisme… Et pourquoi pas ? Au cours du récit, Furiosa et les siennes viennent rencontrer leurs aînées et celles-ci leur transmettent un sac de graines. Mais au delà de cet héritage symbolique, les Vuvalinis apparaissent surtout assez désemparées et dépassées par la situation. Face à la disparition de leurs terres, elles ne savent que fuir et n’ont d’autres alternatives à proposer que d’errer sans but, sans vision, dans le désert. Pour sortir de l’impasse, la « troisième vague » du féminisme incarnée par Furiosa devra s’allier aux hommes en collaborant avec Max… Hum, hum, re-hum.

 

Max, le sauveur altruiste

Max ne se contente pas de montrer la voie aux femmes qui l’entoure… Au cours de la bataille finale, Furiosa est sévèrement blessée. Les femmes survivantes s’attroupent autour d’elle mais sont bien incapables de l’aider. C’est Max qui va lui sauver la vie en lui transfusant son propre sang.

Au cours du film, Max aura donc donné à Furiosa :

  1. L’idée géniale de conquérir la citadelle (il pense à sa place).
  2. Son sang – et donc littéralement la vie.
  3. Les clés de la citadelle (dans la séquence finale, une série de plans portés par une musique élégiaque nous montre Max aidant une Furiosa à bout de force à sortir de son camion. Il la soutient alors qu’elle se fait acclamer par la foule. Sans un « homme fort », elle s’effondrerait peut-être…)

En échange, qu’aura apporté Furiosa à Max ? Aura-t-il acquis ou appris quelque chose grâce à sa coéquipière ? Elle lui sauve bien la mise à quelques reprises dans les divers combats qui parsèment le récit mais ces moments sont peu mis en relief par la mise en scène. Elle offre également à Max, d’une certaine façon, la rédemption après laquelle il courait. Mais cette rédemption, elle et les autres femmes du convoi, la lui offrent de manière passive, par leur statut de « demoiselles en détresse ». C’est parce que ces femmes ont besoin d’aide (l’aide qu’il n’a pu apporter aux siens dans les épisodes précédents) que Max va commettre une série d’actes héroïques.

Bref… Dans leur fuite, Furiosa et Max sont clairement présentés comme complémentaires mais sur la ligne d’arrivée, Max, le loup solitaire, garde un temps d’avance…

 8. Mad Max prisonnierMax, du globular au cow-boy solitaire qui sauve les femmes et libère les peuples opprimés.

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Et maintenant c’est moi qui conduis !

 

Déshabiller les femmes

Mais Furiosa n’est pas le seul personnage féminin de « Mad Max Fury Road »… Quels statuts ont les autres femmes du film ?

– En premier lieu, il y a les 5 épouses en fuite. Tiens, d’ailleurs, c’est drôle ça… En fait, il n’y a pas que cinq femmes autour d’Immortan Joe. On aperçoit d’autres femmes au cours du film, des « laitières ». Toutes sont un peu plus âgées que les fuyardes et surtout beaucoup plus grosses. Ce sont des femmes rendues obèses pour allaiter leur progéniture et ne répondant pas aux critères de beauté traditionnels. Dans le monde de George Miller où l’aphrodisme (7) bat son plein, il faut être belle et jeune pour avoir des aspirations à la liberté…

11. Max Max 5 wives

Les filles, on fait un concours, c’est qui la plus belle ?

Et en plus d’être belles, les cinq épouses sont surtout extrêmement dénudées. La coupe de leurs (morceaux de) costumes semble parfaitement étudiée pour mettre en valeur leurs formes : hanches sveltes, seins rebondis et fermes, silhouettes élancées.

De fait, les tenues légères des cinq épouses rendent le moindre plan sur elles un peu « sexy ». Deux exemples en photo :

9. Mad Max les jambes 10. Mad Max les jambes des fillesMontrez-nous donc vos jambes…

À l’inverse, les cadres sur les hommes visent avant tout à dynamiser l’action. De même, du corps de Tom Hardy on ne verra jamais grand chose. Dès qu’il le pourra, Max récupèrera sa veste en cuir volée par un War Boy et l’enfilera (c’est « sa » veste nous dit-il… L’habit fait l’homme ?). Les cinq épouses, quant à elles, n’auront pas vraiment l’occasion de se couvrir au long du récit.

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Ah, ça va mieux avec ma veste…

Mais les tenues légères des épouses ne suffisaient pas… Il manquait un nu intégral. Ne vous inquiétez pas, ça va venir. Vers les deux tiers du récit, les fuyard.e.s tombent sur une femme emprisonnée dans une cage en plein milieu du désert. Cette femme est belle, entièrement nue, et appelle à l’aide. Max – ce petit malin – sent directement le piège : c’est un appât ! Confie-t-il à Furiosa. Et il a raison… Les Vuvalinis, condamnées à l’exil et réduites à une petite dizaine, ont inventé ce système pour duper leurs ennemis. Était-il nécessaire de déshabiller Valkyrie pour que le piège fonctionne ? Sans doute pas. Qui plus est, cette méthode donne, en creux, l’impression que l’ « arme » première de ce groupe de femmes, c’est la fourberie. Les Vuvalinis tendent des pièges là où les hommes du film avancent de manière certes plus « bourrine » mais aussi plus franche.

Évidemment, si les War Boys sont constamment torses nus, aucun homme n’est réellement déshabillé dans le film…

 

Les hommes, les femmes… et l’amour dans tout ça ?

Dans ce monde post-apocalyptique où toutes les règles du jeu social ont été rebattues et modifiées, une chose n’a cependant pas beaucoup changé, c’est une certaine vision hétéronormée de l’amour. Dans Mad Max, soit les hommes asservissent les femmes et les transforment en pondeuses (et ça, nous dit le film, c’est vraiment pas bien), soit ils restent des loups solitaires (Max)… Le seul personnage à connaître une histoire d’amour effective, c’est Nux. Le War Boy va se « convertir » à la cause des fugitives et passera du statut de chasseur à celui de proie. La scène où Nux « bascule » est particulièrement intéressante. Après avoir échoué à arrêter Furiosa, il se rend compte que son idole et maître, Immortan Joe, l’utilise comme de la chair à canon. Caché dans un recoin du camion, Nux rumine et pleure. Une des épouses, Capable, vient s’allonger à ses côtés. On assiste alors à un long monologue (long par rapport à la quantité de texte globale du film…) où Nux raconte son difficile parcours… Le pauvre War Boy aurait été tout autant instrumentalisé par Immortan Joe que les épouses… (Hum.) Capable, compréhensive, écoute Nux avec tendresse. Elle devient le réceptacle de sa souffrance et c’est cette scène qui va marquer le début d’une nouvelle ère pour le War Boy. Porté par son amour naissant pour Capable, il va aider Furiosa et Max à attaquer la Citadelle et jouer un rôle décisif dans la bataille. On peut se dire : montrer un homme en position de faiblesse, un homme qui pleure et fait preuve d’une vrai sensibilité, c’est bien. Ça change des gros machos bodybuildés… Mais ce qui m’étonne et in fine me dérange dans cette scène, c’est l’absence totale de réciprocité. Mettons les choses à plat : Nux a été élevé comme un War Boy, il a grandi sous l’emprise totale d’Immortan Joe, on l’a nié dans son individualité et éduqué à la violence. C’est dur, certes… On peut comprendre qu’il craque. Mais en face, on a une jeune femme qui a été séquestrée par le même Immortan Joe et a été violée à plusieurs reprises par ce dernier. On pourrait se dire qu’elle aussi a besoin de parler, que son parcours est tout aussi dur, voire même plus dur encore. Mais le film ne lui donne tout simplement pas la parole. En tout et pour tout, Capable ne doit pas dire plus d’une cinquantaine de mots (je n’ai pas compté, je me base sur un ressenti…).

Bref, si émancipation il y a, ce n’est pas tant celle du groupe de fuyardes (qui n’est jamais clairement racontée – leur décision de prendre leur destin en main a été prise avant, elle reste dans le hors champ du film et est donc assez peu problématisée), mais bien celle de Nux qui va connaître une profonde révolution.

 

Mourrons en héros

À Nux, il est donc donné la parole mais aussi une mort héroïque. Le dernier quart du film raconte le retour du camion vers la citadelle. Nos fuyard.e.s sont toujours poursuivi.e.s par la horde furieuse qui leur colle aux basques depuis le début… C’est le moment de la dernière bataille. Elle sera classiquement plus violente et plus sanglante que les précédentes. Lorsque la situation commence à devenir sérieusement critique pour la bande de Furiosa, Nux va décider de se sacrifier. Son héroïsme permettra de tuer Rictus et empêchera les autres War Boys d’avancer, mettant ainsi définitivement ses amis hors de danger.

Nux se suicide sous les yeux de sa compagne en lui murmurant : witness me. Il s’agit là d’une expression récurrente chez les War Boys qui, élevés comme kamikazes, ont le culte de la mort et voient leur décès comme un spectacle. Le « witness me » final de Nux s’adresse spécifiquement à sa compagne. Il est présenté comme une preuve d’amour indéfectible. Ainsi, le rôle de la femme, dans ce couple, c’est d’être la témoin privilégiée de l’héroïsme de l’homme… Elle même sera très peu active (et peu utile) au cours de la bataille.

FURY ROAD

Capable et Nux… « Dis chéri tu conduis ? »

La mort de Nux est racontée en détail et est magnifiée. Pourtant, Nux ne sera pas le seul à mourir au cours de la bataille… La plupart des Vuvalinis tomberont au champ d’honneur mais leurs morts seront :

  1. Moins dramatisées.
  2. Racontées bien plus brièvement.
  3. Moins « utiles » dans l’avancée des combats…

La seule Vuvalinis dont le décès sera mis en relief par le récit, c’est celle qui porte le sac de graines… Des graines qui, on l’imagine, seront plantées par Furiosa et ses amies dans les champs irrigués de la Citadelle. De nouveau, on peut voir là un symbole positif : face à la violence et l’héroïsme sanglant des hommes, les femmes portent en elle le futur (des récoltes à venir) et ont la sagesse de se concentrer sur ce qui compte vraiment (la nourriture, la vie…) Ouais, bon, d’accord… Mais ce qui me dérange, c’est qu’il y a là une vision extrêmement essentialisante : la « Femme » serait « par nature » celle qui porte les graines.

Il disait quoi déjà Zemmour ? (8)

« Les femmes ne créent pas, elles entretiennent. Elles n’inventent pas, elles conservent, elles ne forcent pas, elles préservent. »

On en est pas bien loin finalement, non ?

In fine, le film assigne aux femmes la même fonction essentialisante (elles protègent les graines, elles assurent le futur) qu’Immortan Joe qui les cantonnaient au rôle de mère porteuse.

 

Des corps en tout genre ?

Une chose m’a frappé en regardant le film c’est la grande variété d’états de corps apparaissant au cours du récit.

On a, en premier lieu, une héroïne amputée de la main gauche qui pourtant reste indépendante et compétente. Son handicap n’est pas présenté comme une faiblesse ou quelque chose qui la rendrait « moins sexy ». C’est rare de voir un personnage handicapé qui ne soit pas en position de faiblesse et ça, c’est réjouissant ! Par ailleurs, l’article de Madmoizelle va jusqu’à voir dans Furiosa une impératrice queer : cheveux rasés, bras manquant, visage recouvert de cambouis, elle échappe aux codes traditionnelles de la féminité.

Max, quant à lui, a un corps sain et musclé et les cinq épouses ont une plastique parfaite. De même, les Vuvalinis sont certes âgées (et de nouveau, c’est rare de voir des femmes vieillissantes avec un rôle actif dans un film d’action !) mais ont des corps malgré tout assez normés. Elles sont toutes sveltes et Valkyrie (la femme nue dans la cage) est jouée par l’ancienne mannequin Megan Gale.

De l’autre côté, les « méchants » du film ont tous des corps dysfonctionnant ou difformes. Furiosa est amputée mais son corps reste « sain ». C’est une blessée de guerre – comme Max qui a des hallucinations suites aux traumatismes qu’il a vécus dans les épisodes précédents. Aucun des deux n’est handicapé ou malade par « essence », contrairement aux habitants de la Citadelle dont la « nature » est « malsaine » dès le départ.

Un petit tour d’horizon :

– Les War Boys sont en « demi-vie » et ont besoin des globulars pour se revitaliser régulièrement.

– Immortan Joe a un corps difforme et mou qu’il tente de cacher dans une armure censée le rendre plus « dur »(sic) et plus résistant. Il est par ailleurs particulièrement disgracieux et effrayant.

– Rictus, son fils, est un amas de muscles mais est complètement stupide.

– Son autre fils est un « nain », rachitique et difforme.

– En dehors des cinq épouses, les mères pondeuses sont obèses.

– Les plans sur « le peuple » nous montrent des corps amputés, édentés, abimés, affaiblis, etc…

Ainsi dans le monde de Mad Max, les « inférieurs » (le peuple, les « laitières », les War Boys) comme les « méchants » ont tous des corps malades ou dysfonctionnant. Ils servent de repoussoir à Max qui incarne, lui, une masculinité « saine » et « équilibré » (Max est fort mais aussi intelligent, il est loin de la masse de muscle sans cervelle qu’incarne Rictus par exemple).

Par ce traitement des corps, Miller cherche peut-être à dresser le portrait critique d’une société patriarcale « malade » et « en crise ». Le problème d’une telle vision, c’est d’associer des valeurs morales à des questions de corps. Le malade, le difforme, le « moche » est clairement assimilé au « mal »… Aïe.

Tant qu’on y est, on peut aussi remarquer que le monde de Mad Max est quand même presque exclusivement blanc. Les seuls personnages racisés, ce sont l’épouse jouée par Zoé Kravitz et la Vuvalini, Megan Gale. Et cependant, elles ont toutes deux la peau très claire…

Si j’essaie de résumer, le monde qui nous est montré par le film est blanc, patriarcal, et exclusivement hétérosexuel (9)… Soit pas si subversif au bout du compte.

 

Des chefs et des héros

Au delà du débat sur le féminisme du film se pose la question plus globale de l’émancipation. Mad Max commence comme un film contestataire : Furiosa et les cinq épouses s’opposent à l’autorité du tyran et prennent la fuite. L’émancipation du groupe de femmes n’ira cependant pas beaucoup plus loin. Au cours de la poursuite, certaines épouses apprendront à tirer mais la plupart resteront passives. Elles suivent les décisions proposées par les leaders.

Deux scènes sont caractéristiques : lorsque Furiosa propose de traverser le désert puis lorsque Max contrecarre son plan en suggérant d’attaquer la Citadelle, aucune des cinq épouses ni aucune des Vuvalinis ne participe réellement au débat. Toutes restent « sagement » à l’arrière plan. Elles légitiment ainsi en creux les positions de Max et de Furiosa comme leadeur.se et de facto la nécessité même de l’existence d’un chef.

L’invasion finale de la Citadelle s’inscrit dans la même dynamique et ressemble plus à un coup d’état qu’à une révolution. Le peuple reste très passif lors de cette prise de pouvoir qu’opère « pour son bien » Furiosa et les sien.nes. Le peuple est présenté comme une globalité, une masse qui doit être « sauvée » par des indvidu.es exceptionnel.les.

La vision du monde proposée par la fin du film est celle d’un univers dirigé par des chef.es « éclairé.es » œuvrant pour le bien de tou.t.es mais ne remettant jamais en cause leurs prérogatives ni la nécessité d’une hiérarchie sociale extrêmement marquée.

Ce monde que Max et Furiosa viennent libérer est présenté comme une société archaïque : Immortan Joe est un dictateur qui, dans ces régions désertiques, a basé son pouvoir sur le contrôle de l’eau. Joe asservit les femmes dans son harem, fait travailler les enfants, exploite son peuple et le force à l’adorer comme un dieu et à croire à l’existence d’un Valhalla… Obscurantisme religieux, fanatisme, soldats kamikazes, violence envers les femmes… Si « Mad Max » est une parabole évoquant notre époque contemporaine, la société qu’il met en scène n’évoque cependant pas directement nos sociétés occidentales. Les références brassées par le film semblent plutôt évoquer une vision caricaturale de l’Orient ou du monde arabo-musulman.

Faut-il du coup voir en creux dans le film une forme de racisme larvé ? Je ne serai pas définitive sur ce point mais ça vaut la peine de se poser la question…

 

Résultat de la course…

La façon dont les affiches françaises communiquent sur le film résume résume plutôt bien les choses :

Sur la première, Max et Furiosa dans le désert. Ils se partagent l’image. Ils sont armés tous les deux et le corps de Charlize Theron n’est pas particulièrement sexualisé. Ce n’est pas une bimbo mais bien une combattante. Et pourtant, elle se retrouve à genoux (on pourra toujours me répondre que c’est pour mieux viser mais symboliquement, elle reste plus basse). Le corps de Max la surplombe en créant une sorte d’alcôve au dessus d’elle. Dans Mad Max, les femmes ont accès aux armes, elles se battent et tentent de prendre leur destin en main mais restent malgré tout elles moins puissantes que les hommes.

12. Mad Max affiche 1

Idem pour la deuxième affiche : Max est dans une position de combat, on le sent prêt à attaquer, tendu vers l’action. Furiosa, à l’inverse, donne l’impression de s’abriter derrière lui, de le prendre comme bouclier humain.

12. Mad Max Affiche 2

De même dans celle-ci, Furiosa ne fait rien, c’est Max qui conduit alors qu’il s’agit de son camion à elle…

14. Mad Max Affiche 4

Enfin, dans cette dernière affiche, Max est seul, de dos, face à la horde d’Immortan Joe. Exit Furiosa, exit également les autres femmes du groupe. Ce genre d’affiche nous rappelle que le centre du film est bien un homme viril et héroïque (à ma connaissance, aucune affiche française n’est consacrée exclusivement à Furiosa).

13. Mad Max affiche 3

Au final, Aaron Clarey, ne vous inquiétez pas trop et allez voir « Mad Max, Fury Road«  tranquillement : vous y trouverez des filles sexy et dénudées, et le héros masculin et viril conservera ses prérogatives. L’ordre des choses remis en cause au début du récit n’aura pas été si chamboulé que ça. Le film qui, en apparence, se présentait comme une critique du patriarcat, finit par en répéter les normes et les codes, notamment à travers une essentiellisation des rôles des femmes et des hommes et du rapport hiérarchique.

Marion

 

Un grand merci à Mathieu pour ses relectures de mes traductions et à Paul et Grussie pour leurs apports et leurs conseils !

 

NOTES 

(1) Revue de presse non exhaustive :

Le Point : http://www.lepoint.fr/cinema/mad-max-fury-road-que-vaut-vraiment-le-retour-du-road-warrior-12-05-2015-1927938_35.php

Madmoizelle : http://www.madmoizelle.com/mad-max-fury-road-feminisme-368007

Rue 89 : http://blogs.rue89.nouvelobs.com/culture-pop/2015/05/17/mad-max-fury-road-est-une-parfaite-adaptation-des-monologues-du-vagin-234571

Madame Figaro : http://madame.lefigaro.fr/celebrites/les-cinq-raisons-qui-font-de-mad-max-fury-road-un-film-feministe-150515-96568

Le JDD : http://www.lejdd.fr/Culture/Cinema/Mad-Max-le-retour-tant-attendu-732022

Libération : http://www.liberation.fr/direct/element/8104/

Télérama : http://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2015/on-a-vu-mad-max-fury-road-beau-trip-hallucine-ou-bien-trop-bourrin,126416.php

(2) Une petite définition du masculinisme : http://www.toupie.org/Dictionnaire/Masculinisme.htm

(3) The Return of Kings : http://www.returnofkings.com/63036/why-you-should-not-go-see-mad-max-feminist-road

(4) Citation extraite du site de Première :

http://www.premiere.fr/film/Mad-Max-Fury-Road-1542223/(affichage)/press

(5) Le nouvel Obs : http://m.rue89.nouvelobs.com/note/234571

Et en rab : http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2015/05/23/aimez-politique-oubliez-sarkozy-melenchon-allez-voir-mad-max-259344

(6) http://www.washingtonpost.com/news/act-four/wp/2015/05/26/mad-max-fury-road-and-the-political-limits-of-action-movies/

(7) Pour développer cette question de l’aphrodisme :

http://www.lecinemaestpolitique.fr/en-finir-avec-laphrodisme-au-cinema/

(8) La citation complète de Zemmour est extraite du Premier sexe :

« Les femmes ne créent pas, elles entretiennent. Elles n’inventent pas, elles conservent, elles ne forcent pas, elles préservent, elles ne transgressent pas, elles civilisent, elles ne règnent pas, elles régentent. En se féminisant les hommes se stérilisent, ils s’interdisent toute audace, toute innovation, toute transgression. »

(9) On peut noter que les relations homosexuelles dans cet univers pourtant très binaire (les War Boys vivent entre hommes, les mères survivent en bande) n’existent tout simplement pas…

Loin des hommes (2015). Le lourd fardeau de l’homme blanc

 

loindeshommes00

Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, Loin des hommes de David Oelhoffen vient de sortir sur nos écrans dans une relative tranquillité. Le film suscite plus ou moins la même réaction de la part des critiques cinéma des principaux journaux. On salue le jeu exceptionnel des acteurs, on loue la beauté des décors tout droit sortis d’un western de John Ford, on cite la nouvelle forte et incisive de Camus, « l’Hôte », qui a inspiré le scénario. Si personne ne semble faire preuve d’un  enthousiasme débordant, les plus sévères se contentent d’avouer un certain ennui. Tous s’accordent en tout cas pour parler d’une « rencontre forte entre deux hommes que tout oppose et d’un hommage humaniste à l’idée de fraternité ».

Pour résumer le film, c’est souvent le pitch du dossier de presse qui est cité :

1954. Alors que la rébellion gronde dans la vallée, deux hommes, que tout oppose, sont contraints de fuir à travers les crêtes de l’Atlas algérien. Au cœur d’un hiver glacial, Daru, instituteur reclus, doit escorter Mohamed, un paysan accusé du meurtre de son cousin. Poursuivis par des villageois réclamant la loi du sang et par des colons revanchards, les deux hommes se révoltent. Ensemble, ils vont lutter pour retrouver leur liberté.

Ça fait rêver hein ? Deux hommes unis par-delà leurs différences pour résister à la violence et la folie de leurs concitoyens… Cette présentation sous-entend un traitement à égalité des deux personnages et une rencontre où chacun apprendrait de l’autre à part égale. Qu’en est-il vraiment dans le film ?

 

De la nouvelle au film

Commençons par une présentation plus générale. « Loin des hommes » est inspiré d’une nouvelle d’Albert Camus, « L’Hôte« , publiée en 1957 dans le recueil « L’exil et le Royaume ».

Le récit est très court et commence exactement comme le film. Un beau jour, Daru, instituteur sur les hauts plateaux de l’Atlas, reçoit la visite de Balducci, un gendarme qui lui apporte un prisonnier à conduire à Tinguit, la ville voisine. Là, l’homme sera jugé et exécuté par la justice française pour avoir tué son cousin. Dans la nouvelle, le prisonnier n’a pas de prénom. Il est « l’Arabe » avec un A majuscule. (1)

Une des premières opérations du film est donc de donner à l’ « Arabe » un prénom, ce sera Mohamed. (Mais soyons précis : Mohamed n’a pas le temps de donner son prénom, c’est Daru qui le devine… Dans la région, les fils aînés sont toujours nommé Mohamed – Il en sait des choses ce Daru).

La nouvelle ellipse la traversée de l’Atlas pour arriver directement à l’entrée de la ville. Là, Daru libère son prisonnier et lui laisse la possibilité de partir vers le désert. L’ « Arabe » se dirige quand même vers la prison. Aucune explication ne sera donnée sur les raisons de son choix. Et c’est là où le film propose un double changement majeur : il donne une raison aux actes de Mohamed et lui « laisse la vie sauve » à la fin.

Alors, pourquoi Mohamed marche-t-il si obstinément vers sa mort ?

Mohamed a tué son cousin car ce dernier lui a volé son grain. Ce faisant, il a enclenché un cercle de vengeance sanguinaire. Les frères de son cousin, pour venger leur mort, sont supposés tuer le petit frère de Mohamed… Et les frères survivants devront à leur tour s’en prendre à la famille adverse. Œil pour œil, dent pour dent et ainsi de suite. Pour sauver ses petits frères, Mohamed a trouvé une parade et veut se donner à la justice française pour être exécuté par un tiers. Lui mort, ses cousins seraient satisfaits et n’auraient plus aucune raison de s’en prendre à ses frères. On découvre les raisons de Mohamed vers le milieu du film, lorsqu’il se confie à Daru. Le personnage, qui jusqu’à alors semblait obscur, gagne d’un coup en complexité. On peut enfin s’expliquer son comportement et la première impulsion est de trouver Mohamed courageux, voire même admirable : son sacrifice sauvera les siens. Il apparaît comme un personnage attentionné et aimant…

Le Mohamed du film est clairement plus complexe que l’ « Arabe » de la nouvelle. Et pour autant, le scénario s’arrête en chemin : Mohamed pense, certes, il a même une stratégie pour sauver ses frères mais ne va pas plus loin dans son raisonnement. Il a besoin de Daru pour envisager un autre futur. Pourtant, lui comme nous, spectateurs, avons toutes les clés en main pour faire la même hypothèse que Daru : facile de disparaître en ces temps troublés dans les montagnes de l’Atlas… Imaginons un instant une fin alternative… Mohamed sait que Daru n’a pas l’intention de l’amener jusqu’à la prison, il pourrait tout à fait prendre son destin en main et lui demander de mentir à ses cousins et prétendre l’avoir confié aux militaires. La fin resterait plus ou moins la même : des adieux entre deux hommes devenus amis. Mais non… Le film jusqu’au bout maintient un rapport inégalitaire entre ses deux personnages. Et enfonce le clou : à l’entrée de la ville, Daru insiste une nouvelle fois auprès de Mohamed pour qu’il ne se rende pas. Mohamed hésite. Encore et encore. Daru s’en va et ce n’est qu’après un long moment de suspense que Mohamed prendra le chemin des bédouins et de sa liberté.

Et d’abord, pourquoi a-t-il tué son cousin Mohamed ? La nouvelle ne donnait aucune explication, le film en propose une : un cousin lui a volé son blé, menaçant ainsi Mohamed de famine. Cet élément de scénario crée un sentiment d’empathie envers le personnage. Certes, son geste est critiquable mais c’est aussi une victime… Victime de la violence des lois de son village. Mais que se cache-t-il, ou plutôt que pourrait-il se cacher derrière ce crime ? À aucun moment les personnages, ni le film avec eux, ne poussent la réflexion plus loin : l’insécurité alimentaire de ces régions arides de l’Atlas est présentée comme une résultantes des difficultés climatiques… L’occupation française, la spoliation des richesses par les colons, tout ça n’est pas mentionné, même pas par les rebelles. Le crime de Mohamed reste un acte cruel face auquel Daru, l’humaniste, ressent une colère indignée.

Mais revenons à la question de départ, le traitement des deux hommes est-il vraiment égalitaire ?

 

Mohamed, « l’Arabe à émanciper »

Attaché à une corde que tire le gendarme le conduisant à sa prison, Mohamed est d’abord présenté comme un homme affaibli par la maladie. C’est une silhouette inquiétante et mutique et, comme Daru, on ne sait pas encore sur quel pied danser. Va-t-il tenter de s’enfuir ou pire de tuer Daru ? Il se révèlera une victime consentante, un prisonnier apathique, docile mais inefficace…

loindeshommes01Ben ouais, fais quelque chose Mohamed

Lorsque le lendemain matin, l’école est attaquée par les cousins de Mohamed venus crier vengeance, Daru prend les armes et se défend. Mohamed, lui, panique. Il reste immobile, transi de peur, et se met à réciter (ce que je suppose être) des versets du Coran. Dans cette première bataille, Mohamed, prostré, se montre complètement inutile. Il serait pourtant dans son intérêt de se défendre contre ses cousins… Ou du moins de parvenir à les éloigner.

loindeshommes02Mohamed s’en remet aux mains d’Allah, Daru se défend lui-même

Après cette attaque, Daru comprend qu’il n’a pas le choix, il doit accompagner son prisonnier à Tinguit pour le livrer à l’armée française. Les deux hommes se mettent en route. Très vite, on comprend que Daru est un homme de la montagne (dès les premières séquences, on l’avait vu relever des traces d’animaux). C’est lui qui va montrer le chemin alors que Mohamed semble continuellement perdu. Le « vrai habitant » de cette région, celui qui connaît « son » pays, c’est Daru. Mohamed, lui, est dépassé. Certes, il n’habite pas sur ce versant là de la colline, on pourrait toutefois imaginer qu’un paysan de la région sait se repérer et se débrouiller… Mais non. Le scénario s’obstine à placer Mohamed dans une situation de totale dépendance par rapport à Daru. À aucun moment, les deux hommes ne partagent leur connaissance de la montagne pour prendre une décision. Le seul passage où Mohamed se montrera vraiment « utile », c’est lorsqu’il découvre quelques racines à grignoter… Mohamed est ramené aux besoins les plus primaires de l’existence (manger, survivre) là où Daru pense, prévoit, organise. L’ « Arabe » est cantonné à être un corps, le « blanc » est associé à l’esprit…

Mohamed est présenté, pendant toute la première partie, comme un peureux.

loindeshommes03Je me cache… Tu me défends Daru ?

La gestuelle de l’acteur accentue les traits de caractère du personnage. Le Mohamed incarné par Reda Kateb est constamment vouté, les épaules basses et tremblantes là où Vigo Mortensen se tient droit et regarde au loin.

loindeshommes04Le colon et le colonisé, une question de posture ?

Mohamed se cache derrière Daru, ne prend aucune initiative pour sa survie. Excédé, Daru finit par s’emporter et le traite de lâche.

La suite du film viendra justifier le comportement de Mohamed : non, il n’est pas lâche. Au contraire, il a héroïquement choisi de se sacrifier pour ses frères. Cette explication redore le blason de Mohamed mais ne vient pas modifier son comportement : dans la 2ème partie, il reste suiveur, il ne prend pas d’initiative, sa posture reste celle d’un homme accablé et inquiet.

 

Tu seras un homme mon fils.

loindeshommes05T’es un vrai ou t’es pas un vrai ?

Mohamed a prouvé qu’il n’était pas un lâche… Oui, mais est-il un homme ? Dans le système de valeur des personnages, être un homme, c’est d’abord être courageux, combattant, aller de l’avant… Et être un homme, c’est aussi et surtout avoir connu une femme. Dans la scène « émotion » du film, Mohamed confie à Daru qu’il n’a eu de relation sexuelle. Il demande à l’instituteur des explications, à quoi ça ressemble ? Comment faut-il faire ? Mohamed doit avoir une trentaine d’années (c’est du moins l’âge de l’acteur qui l’incarne), ce n’est plus un gamin de 16 ans… Personne dans son village ne l’a-t-il renseigné ? C’est bien connu, les musulmans et le sexe hein… Bref, ça se passe de commentaire. De nouveau, Daru est mis en position de supériorité, il sait, il apprend à l’autre.

Quelques scènes plus loin, Daru l’instituteur initie son protégé et paye à Mohamed une prostituée. L’emprise de Daru sur l’ « Arabe » qui lui a été confié est telle qu’il vient jusqu’à jouer un rôle clé dans sa vie sexuelle.

C’est après avoir couché avec cette prostituée que Mohamed fera son premier choix d’ « homme » (selon la logique de Daru), et décidera d’opter pour la vie. Faut-il donc impérativement coucher avec une femme pour devenir un homme et faire des choix courageux dans sa vie ? C’est du moins ce que semble insinuer le film.

La fin du film s’approche… On sait depuis le début que Daru ne conduira pas Mohamed jusqu’à sa prison. Le tumulte de la guerre naissante offre d’autres possibles… Plus rien ne semble vraiment obliger Mohamed – d’un point de vue dramatique du moins – à se rendre aux français. Et pourtant Mohamed s’entête, il veut aller à Tinguit. Devant les cadavres des rebelles tués par les soldats français, Daru finit par s’emporter : « Tu veux finir comme eux ? Tu veux devenir un cadavre ? Mais vis plutôt ! »

 

loindeshommes06Mais réagis Mohamed, on te l’a déjà dit…

Face à la colère de Daru et aux cadavres de ses concitoyens, Mohamed reste inexpressif. Presque apathique, dans une attitude d’une intériorité extrême. La séquence suivante, nous retrouvons les deux hommes côte à côte, ils partagent une cigarette dans un moment de douce complicité. Mohamed sourit (et c’est rare qu’il sourie le Mohamed) et se risque à l’humour :

« Tu leur cries aussi dessus à tes élèves ? »

Daru se défend : « non, non… »

Avant d’avouer que « si, des fois, peut-être… »

Par cette petite remarque, Mohamed vient verbaliser une dimension latente de la relation des deux hommes : Daru se comporte avec lui exactement comme il se comporte avec ses élèves. Il le traite comme un grand enfant un peu borné. Et le film lui donne raison : il fallait lui crier dessus pour réveiller Mohamed et qu’il comprenne enfin le non-sens de son choix… Les arguments rationnels ne marchent-ils donc pas avec ces « indigènes arriérés des montagnes » ?

 

Daru, le White Savior.

Et Daru dans tout ça ? Lorsque le film commence, notre héros mène une vie paisible dans sa petite école perdue dans les montagnes. Lorsque Balducci surgit pour lui confier un prisonnier, il commence par décliner fermement. Ce n’est pas ses histoires, il est instituteur, pas militaire ! Mais Balducci ne lui laisse pas le choix. Si le courageux et intègre Daru commence par refuser de s’occuper de Mohamed c’est pour de très bonnes raisons : il ne veut pas mener un homme à sa mort.

Au petit matin, Daru décide de libérer Mohamed mais ce dernier refuse de partir… Petit à petit, Daru comprend qu’il n’y a pas d’autres alternatives : il va devoir s’occuper de cet inconnu.

 loindeshommes07Daru hésite à aider Mohamed, il se recueille devant la photo de sa femme morte et trouve l’inspiration.

Sur la route de Tinguit, les deux hommes sont vite rattrapés par les cousins de Mohamed. Daru est alors contraint de tuer un des hommes pour sauver sa vie. Guerrier au grand cœur, il supporte mal cette mort inutile. Il se met en colère et accuse Mohamed : c’est bien à cause de lui qu’il a été obligé de tirer !

Quand Daru tue, c’est en situation de légitime défense, ce n’est pas sa faute…

Au cours du film, Daru, guidé par son sens du devoir, va assumer des responsabilités sur des questions qui ne le concernent pas personnellement, car il est le plus compétent pour le faire.

En cela, il doit endosser le « fardeau de l’homme blanc ». Cette expression provient d’un poème de Rudyard Kipling (« The White Man’s Burden ») publié en 1899 (1). Dans ce texte, l’auteur exprime le devoir de l’homme blanc de civiliser et de subvenir aux besoins de « ses » colonisé-es. Kipling illustre la supériorité morale de l’homme blanc et présente la colonisation comme un « fardeau », une responsabilité que le colon doit porter sur ses épaules comme Jésus sa croix. Le colon du poème de Kipling est juste et surtout altruiste, il œuvre « pour le bien de tous ». Et n’est-ce pas exactement ce que fait Daru au cours du film ?

Du poème de Kipling a découlé un trope, celui du « sauveur blanc » que Arroway a déjà très bien présenté sur ce site. (Pour en savoir plus, je vous conseille son article, À la rencontre de Forrester, Écrire pour exister : le trope du « Professeur Sauveur Blanc ».) (5)

Le White savior, c’est un homme ou une femme blanche venant à la rescousse d’un groupe minoré, animé-e en cela par des valeurs humanistes. Le trope peut se décliner en sous-catégories, dont une en particulier est intéressante ici, celle du « white savior teacher ». Instituteur dans une région désertique, Daru apporte à la fois la connaissance mais aussi la nourriture aux enfants de la région. L’éducation est pour lui une véritable vocation, une mission. C’est est un professeur attentif et aimant, autoritaire quand il faut, pédagogue à d’autres moments. C’est un exemple à suivre pour ceux qui l’entourent.

Face à Mohamed, Daru est présenté comme une figure d’autorité. C’est un « homme moral dans un monde immoral » qui condamnera aussi bien l’obscurantisme des villageois criant vengeance que les crimes de guerre d’une armée française tout aussi violente. Il est l’étincelle de justice et de sagesse dans ce désert aride. Il est le justicier mutique des westerns classiques. Pour un peu, on croirait voir Clint Eastwood (auteur de Gran Torino, autre film assez exemplaire sur la question du White Savior)…

Dans son passionnant livre, « The White Savior film » (2) Matthew Hughey analyse toute une série de films dans lesquels des personnages blancs héroïques élèvent (ou sauvent ou émancipent) des groupes minorés (3).

“These very concepts (e.g., morality) are racialized; there is a host of sociological research that demonstrates how people identify whites (when compared to nonwhites) as more deserving of resources and leadership because they are assumed more naturally intelligent, innocent, and hard-working. Given our current racialized worldview, it should be no surprise that stories about white redeemers carry so much purchase.”

« Des concepts, comme ceux de moralité, sont racialisés ; de nombreuses recherches en sociologie démontrent comment les gens considèrent les blancs (en comparaison à des non-blancs) comme étant légitimes pour diriger et posséder plus de ressources car ils sont supposés être naturellement plus intelligents, innocents et travailleurs. Étant donnée notre vision actuelle d’un monde racialisé, il n’est pas vraiment étonnant de voir que les histoires sur des sauveurs blancs reçoivent un tel accueil. »

Matthew Hughey va plus loin encore dans sa description des phénomènes en jeu dans les white savior movies.

“Moreover, these films’ redemption stories turn on an assumption that the white savior must remove nonwhite people from their own communities to be successful. Once saved, the characters of color must stay far away from their families, communities, and former cultures. Being saved, it would seem, means entering into a nearly all-white world.

« Qui plus est, ces films basés sur une histoire de rédemption reposent sur l’hypothèse que le sauveur blanc doit extraire le personnage non-blanc de sa propre communauté pour que l’opération soit un succès. Une fois sauvés, les personnages de couleur doivent rester à l’écart de leur famille, de leur communauté et de leur ancienne culture. Être sauvé, semble-t-il, signifie entrer dans un monde presque entièrement blanc. »

Et c’est plus ou moins ce qu’il se passe dans « Loin des hommes ». Certes Mohamed ne part pas pour un monde blanc à la fin du film – au contraire, il fuit la justice des français. Il tente plutôt de rejoindre une communauté de bédouins mais sera bien, de facto, extrait et exclu de son milieu d’origine et désolidarisé, au passage, du mouvement d’indépendance.

 

Et la guerre d’Algérie dans tout ça ?

Le film s’ouvre en 1954, au tout début de la guerre d’Algérie.

Dans une interview du dossier de presse, David Oelhoffen précise qu’il ne souhaitait pas faire un film sur la guerre d’Algérie stricto-sensu.

« Je ne cherche pas plus à faire un film sur la philosophie d’Albert Camus que sur la guerre d’Algérie. J’ai lu Camus et tout ce que je pouvais lire sur la guerre d’Algérie, pour ne pas faire de contresens, mais mon souci était d’abord de développer le récit, l’amplifier et surtout de l’incarner. Les premières questions que je me suis posées tournaient autour du conflit moral évoqué dans cette nouvelle. »

Quoi qu’il en soit, la guerre d’Algérie est bien présente dans le film et on peut se questionner sur ce qui nous est donné à voir – et à comprendre – de ce fait historique.

La première chose qui frappe, c’est que le film ne nous propose pas d’informations précises et se repose en grande partie sur les connaissances extra-filmiques du spectateur pour comprendre le contexte géopolitique du récit.

Au cours du récit, on comprendra qu’une révolte est en marche mais elle ne paraît pas concerner les villageois des alentours. En effet, Mohamed ne semble en rien s’y intéresser. Lorsque Daru et Mohamed sont capturés par les rebelles, ces derniers ne prennent pas leur prisonnier en considération. C’est Daru, en tant que commandant pendant la 2nd guerre mondiale, qui fait sensation. Ses anciens soldats font preuve de respect et d’admiration à son égard. Mohamed, lui, est relégué à l’arrière-plan. Personne ne lui parle, personne n’essaie de le rallier à la cause ou de le libérer du « français » Daru et lui-même ne pose aucune question sur les motivations de ses compatriotes.

Le chef des « rebelles » (comme les appellent les français) essaiera de rallier Daru à sa cause mais ses arguments ne seront jamais très construits ni très développés. Face à l’instituteur blanc, les combattants pour l’indépendance semblent bien en peine de produire un discours cohérent et argumenté.

La conversation se termine sur une impasse.

« Si je dois te tuer, je n’hésiterai pas… » dit le chef des rebelles à son ancien supérieur.

 

loindeshommes08« Ma façon à moi de m’engager c’est de faire la classe à mes élèves ».

 

Après la déconvenue des rebelles face à une armée française violente et lâche, Daru et Mohamed reprendront leur chemin sans avoir été vraiment affecté par cette rencontre. Ce qui les fait réagir, c’est le spectacle de la mort comme repoussoir absolu et non pas l’idée d’une indépendance à venir.

Des villageois archaïques

En dehors des « rebelles » et de Mohamed, le film fait intervenir encore un autre groupe d’Algériens : les cousins de Mohamed.

Ils n’interviennent qu’à un seul moment, lors de l’attaque de l’école. Armés et à cheval, les trois cousins de Mohamed viennent le récupérer. Ils n’hésitent pas à tirer sur l’école (détruisant ainsi le lieu où leurs propres enfants vont probablement s’instruire) et mettent en danger l’instituteur qui n’est pourtant pas responsable du crime de Mohamed. Les cousins sont donc présentés comme violents et fermés au dialogue… Et peu efficaces : ils ont beau être trois, Daru parvient à les faire fuir à lui tout seul !

Les cousins de Mohamed obéissent à des traditions ancestrales barbares. C’est l’archaïque loi du Talion, la spirale sans fin de la vengeance… Bref, on ressort du film avec l’impression que le monde des paysans algériens est totalement dépourvu de toute notion de justice. Je ne nie pas l’existence de coutumes violentes, ni ne cherche à défendre un point de vue angélique, je note juste l’absence de volonté du film à dresser un portrait plus complexe de ses personnages d’Algériens…

Soldats français, rebelles et paysans algériens, tous sont renvoyés dos à dos pour leur violence et leurs échecs. Et Daru préfère tracer son chemin seul, loin des hommes…

 

Une fin amère

Dans la nouvelle de Camus, Daru était français, dans le film, on découvre qu’il est d’origine espagnole. C’est un « caracole » (6) dont les parents, poussés par la misère, sont venus s’installer dans les montagnes de l’Atlas où ils ont travaillé la terre à la sueur de leur front. Aux yeux des français, Daru est un étranger, un « autre » qui parle couramment l’algérien ; aux yeux des arabes, il reste un occidental, un colon. Est-ce cette position d’entre-deux qui le rend plus ouvert aux autres cultures ? Est-ce le choix de Viggo Mortensen (qui parle couramment l’espagnol depuis son enfance) qui a amené à modifier le personnage ? Toujours est-il que cette caractéristique rend Daru encore plus touchant (c’est lui aussi une « victime » d’une situation inégalitaire entre français et espagnols) et l’ancre encore plus dans ce paysage désertique. Ce pays, c’est son pays dans lequel il est né et dont il maîtrise les langues et les coutumes. Dans la dernière séquence du film, Daru annonce à ses élèves son départ. Cette fin n’en paraît que plus brutale et plus triste : ce n’est pas un colon qui part, c’est un homme qui se déracine lui-même de sa terre.

Avant de s’en aller, Daru fait classe une dernière fois. On avait déjà fait la connaissance des élèves au début du film, lors d’une leçon où Daru apprenait aux petits paysans algériens quels étaient les principaux fleuves de leur beau pays la France.

 

loindeshommes09La France, notre beau pays

Le périple de Daru l’aura fait évoluer : cette fois la leçon ne porte plus sur la métropole mais sur les montagnes de l’Atlas et les schémas sont légendés en français comme en arabe.

 loindeshommes10Notre terre commune, l’Atlas

Ce tableau bilingue prouve, une nouvelle fois, la hauteur de vue de Daru et exprime peut-être, en creux, son souhait d’une Algérie « éclairée » et unifiée où les différentes cultures cohabiteraient de manière pacifique. Le personnage – comme le film dans son ensemble – semble retrouver en cela les opinions de Camus qui s’était opposé publiquement et même avec une certaine virulence à la revendication nationaliste d’indépendance de l’Algérie (7).

 

À la fin du film, si on essaie de dresser un bilan, on peut dire que Mohamed s’est « élevé ». Il s’était préparé à mourir et se voit offrir un futur dans les dernières minutes. Il a acquis sa liberté grâce aux conseils de Daru, mais a aussi gagné un statut d’homme (ouf, il n’est plus puceau). Daru, lui, a perdu : il a perdu ses montagnes qu’il aime depuis l’enfance et son statut d’instituteur qui donnait un sens à sa vie. Le film se termine sur une note de tristesse. La caméra s’attarde sur les visages souriants et ouverts des enfants. On voit alors en eux les premières victimes de la guerre qui s’approche : ils n’auront plus classe… En cela, l’indépendance à venir n’est pas perçue comme un mouvement d’émancipation mais plutôt comme une violence inéluctable.

 

Écrire (sur) l’histoire…

L’émancipation finale de Mohamed est présentée comme un « cadeau » fait par un homme blanc éclairé à un arabe en position de faiblesse. Et non comme une prise de conscience interne où Mohamed, « l’Arabe », « l’Autre », aurait joué un rôle actif. « Loin des hommes » n’est pas un film sur l’empowerment d’un homme et de manière plus large d’un pays mais un récit sur un homme blanc, endossant les valeurs supposément universelles du monde occidental, qui va libérer un arabe et le mettre sur la bonne voie (ici au sens propre, sur le bon chemin).

Fait symptomatique, le premier geste de Daru envers Mohamed est de le libérer de la corde qui lui entrave les mains…

Dans un article du New-York Time (8), l’historienne Kate Masur questionnait le traitement par Spielberg dans son récent « Lincoln » du mouvement de libération des esclaves dans l’Amérique du XIX° siècle.

L’article analyse et critique :

“The film’s determination to see emancipation as a gift from white people to black people, not as a social transformation in which African-Americans themselves played a role.”

« La détermination du film (cad Lincoln) à voir l’émancipation comme un cadeau des blancs aux noirs et non comme une transformation sociale dans laquelle les afro-américains eux-mêmes ont joué un rôle. »

Et avec l’historienne, on pourrait se questionner sur la volonté de « Loin des hommes » de se focaliser sur la figure d’un sauveur blanc sans donner à un algérien de rôle actif… Plus de 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, le cinéma français continuerait-il à essayer de redorer le blason d’un homme blanc remis en question ?

 

Marion


 

 

Notes :

(1) Dans nombreux de ses écrits, que se soit L’hôte ou encore l’Étranger, Camus ne nomme par l’ « autre » qui reste cet « Arabe », terme générique, marquant ainsi un fossé avec l’occidental qui lui a toujours un prénom. Pour voir une analyse plus détaillée de cette question : « L’arabe dans les récits d’Albert Camus » http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=11872 )

(2) Pour lire The White man’s burden, ce joyaux de littérature colonialiste : http://legacy.fordham.edu/halsall/mod/kipling.asp).

(3) The White Savior film de Matthew Hughey. Le livre n’est malheureusement pas traduit en français. Pour le consulter en anglais :

http://www.temple.edu/tempress/authors/2263_qa.html

(4) Je reprends ici l’expression « Groupé minoré » utilisée par Arroway dans son article et qui fait référence à l’expression employée par Pap Ndiaye dans la Condition Noire pour désigner tout groupe ayant subi des discriminations.

 (5) L’article d’Arroway :

À la rencontre de Forrester, Écrire pour exister : le trope du « Professeur Sauveur Blanc ».

http://www.lecinemaestpolitique.fr/a-la-rencontre-de-forrester-ecrire-pour-exister-le-trope-du-professeur-sauveur-blanc/)

 (6) Une définition de « caracole » :

https://genealeeloo.wordpress.com/2013/01/06/los-caracoles-et-lalgerie/comment-page-1/

(7) Pour creuser le sujet, voir l’article « Albert Camus ou l’inconscient colonial » sur le site du Monde Diplomatique

http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/SAID/2555

(8) Article de Kate Masur sur Lincoln dans le New-York Times :

http://www.nytimes.com/2012/11/13/opinion/in-spielbergs-lincoln-passive-black-characters.html?_r=0

 

 

 

 

 

 

Gone Girl (2014). Ou comment faire semblant de ne pas être misogyne.

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TRIGGER WARNING : il va être question de viol et de violences conjugales…

Depuis sa sortie, « Gone Girl », le nouveau film de David Fincher, a fait couler beaucoup d’encre. Globalement acclamé par la critique, le film a également été très critiqué par un texte du site Osez le féminisme. À sa publication, l’article a vite été très décrié par la presse traditionnelle et noyé sous une vague d’articles s’offusquant qu’on puisse attaquer Fincher et le traiter de misogyne (*). Au premier abord, Gone girl se présente comme complexe, non-dogmatique, et semble refuser une approche trop unilatérale. Comme « Les noces rebelles«  de Sam Mendes avant lui, et d’autres encore avant eux, « Gone Girl » raconte comment un couple idyllique, représentant parfait de l’ »American way of life« , va se désagréger. Mais derrière le thriller efficace et une critique du couple assez convenue, le film déploie malgré tout une idéologie et un propos latent qui me paraissent contestable.

Un beau matin de juillet (le lendemain de la fête nationale, le film est bien en train de s’attaquer à un modèle américain…), Amy disparaît sans prévenir son mari, Nick. L’enquête commence et petit à petit, le réalisateur va venir semer le doute dans l’esprit du spectateur. Le récit peut se découper en trois parties distinctes de durée inégale :

1. La découverte. Nous faisons la connaissance de Nick et Amy et nous les trouvons formidables. Quelle belle histoire d’amour ! Quand Amy disparaît, on s’inquiète avec Nick…

2. Le doute. À mesure que l’enquête avance, on en vient progressivement à douter de Nick… Et s’il avait tué sa femme ? D’abord, il la trompe. Et puis on a bien vu dans un flash-back qu’il l’avait frappé violemment… Pendant un instant, on pense que le film va s’amuser à démonter le système patriarcal américain…

3. La solution. Et bien non, on a eu tort de douter de Nick, c’est Amy qui est folle, c’est lui la victime. Et qui plus est, le flash-back où on le voyait frapper sa femme était faux. Ouf ! Le spectateur qui s’en veut un peu d’avoir douté de Ben Affleck n’en ressent que plus de sympathie pour lui. Allez Nick, tu vas y arriver, tu vas prouver que tu n’y es pour rien !

David Fincher est un véritable maitre du twist. La construction de son récit est extrêmement solide et surprend sans cesse le spectateur. On ne contestera pas ça… Mais par ailleurs cette structure accentue des mécanismes d’empathie qui nous portent clairement vers un personnage : Nick.

Nick Dunne, un brave type.

Le mouvement du film nous amène d’abord à nous méfier de Nick pour mieux le retrouver ensuite, créant un fort sentiment d’empathie à son égard. Il est un « faux coupable » à la Hitchcock et on n’a vite plus qu’une envie : que la vérité soit rétablie, que l’injustice soit punie.

gonegirl01Nick, un mec ordinaire… Personne n’est parfait !

Le choix et le jeu des acteurs vont venir renforcer cette impression.

D’emblée, Ben Affleck apparaît comme un type sympathique, terriblement « humain » (il a ses mauvais côtés, comme il le confesse à la télé, mais il n’est pas si différent de nous). On peut facilement s’identifier à lui et à son jeu naturaliste. Et puis c’est Ben Affleck, une super star au capital de sympathie extrêmement puissant. Il « entre » dans tout nouveau film chargé de ce background et le spectateur est préparé à s’identifier à lui. À l’inverse, Rosamund Pike est loin d’avoir la même notoriété et un.e spectateur/trice lambda n’aura pas vraiment construit de relation antérieure avec elle. Au cours du film, l’actrice adopte vite un jeu hiératique, parfois rigide. Son visage devient un masque sur lequel il est difficile de déchiffrer la moindre émotion. Sa folie la rend inhumaine, créant ainsi une méfiance chez le spectateur.

gonegirl02

L’affiche française semble nous dire plus ou moins la même chose. On y voit Amy, au premier plan, le regard au loin, dans le vague. D’entrée de jeu, elle nous « échappe » et l’étrangeté de son regard nous met légèrement en alerte… Nick, lui, apparaît tout petit derrière Amy qui paraît l’évincer. Il regarde vers sa femme mais aussi dans notre direction, il est inscrit dans l’espace de l’affiche. Les lignes de la composition mènent notre regard à lui. Il est plus petit mais paradoxalement, notre regard va être attiré vers lui car on arrive à « saisir » quelque chose de son émotion. Bref, dès ce premier rapport au film, nous sommes amenés à connecter plus avec le personnage masculin.

gonegirlMais qu’y a-t-il dans la tête d’Amy ?

Nick a du mal à comprendre à sa femme… Et nous aussi. Dès la première scène, nous partageons son point de vue (cf photo juste au-dessus) et ses interrogations :

« When I thing of my wife, I always think of her head. I picture cracking her lovely skull, trying to get answers… »

« Quand je pense à ma femme, je pense toujours à sa tête. Je m’imagine en train de fracturer son charmant petit crâne (…) pour y trouver des réponses. « 

Alors que la première partie du film pouvait laisser apparaître Amy comme une victime (elle est prisonnière des injonctions sociales du milieu dans lequel elle évolue et qui lui imposent d’être une épouse modèle, une femme lisse, une image) ; la dernière partie vient balayer cette piste pourtant intéressante.

La victime, c’est Nick. Certes, il a des torts : il trompe sa femme avec une fille plus jeune. Mais ce « tort » reste mineur face aux agissements d’Amy et on finit vite par oublier et pardonner les petits écarts de Nick. Les actes d’Amy, eux, ont une autre ampleur ! Elle accuse à tord un premier ex de viol, elle tue un autre ancien amant et met en place un traquenard pour que Nick finisse sur la chaise électrique…

Amy, de la cool girl à la femme machiavélique.

Mais pourquoi la parfaite Amy va-t-elle d’un coup disparaître ? Le personnage lui-même avance une explication. C’est le discours de la « cool girl » :

« Nick loved a girl I was pretending to be. Cool Girl. Men always use that as the defining compliment, don’t they? She’s a cool girl. Cool Girl is fun. Cool Girl is game. Cool Girl is hot. Cool Girl never gets angry at her man. She only smiles in a chagrined, loving manner and then presents her mouth for fucking. Go ahead! Cum on me! I don’t mind, I’m Cool Girl. »

« Nick aimait la fille que je prétendais être. Une fille cool. Les hommes utilisent toujours ce genre de compliments, n’est-ce pas ? C’est une fille cool. La fille cool est drôle. La fille cool est joueuse. La fille cool est sexy. La fille cool ne se met jamais en colère contre son homme. Elle se contente de sourire avec un air chagriné et aimant puis présente sa bouche pour une pipe. Vas y, éjacule moi dessus, je m’en fous, je suis une fille cool. »

Qu’est-ce qu’une cool girl si ce n’est la forme moderne de l’oppression masculine ?… Il n’est plus question aujourd’hui de laisser la femme au foyer. La femme américaine du XXIème siècle, dont Amy devient de fait une illustration, est une fille cool, sexy, libérée… Mais néanmoins emprisonnée dans toute une série de carcans qui ont bougé par rapport au siècle précédent mais qui continuent à exister sous une nouvelle forme et contre lesquels il serait tout à fait légitime de se rebeller. Pendant un instant, on espère que le film va dérouler ce fil et continuer à démonter le machisme de l’univers dans lequel évoluent les personnages.

Amy ne veut plus être la « Miss Amazing » créée par ses parents – eux mêmes modèle type du couple américain dans toute sa splendeur. Fatiguée d’être parfaite, elle va décider d’être tout l’inverse : une criminelle. Mais dans sa rébellion, Amy ne cherche qu’une chose, restaurer les apparences en sa faveur, remplacer un rapport de force inégalitaire par une autre forme de domination où elle serait maîtresse. Ainsi, c’est elle qui à la fin du film forcera Nick à « faire semblant », à jouer au petit couple modèle devant la caméra. Si les propos d’Amy sont au départ pertinents, la réponse qu’elle va apporter à son problème (ne plus être une cool girl) va être des plus sanglantes et va conduire à un retour à la normale encore plus violent et définitif que la situation de départ. Dans les scènes finales, Amy a réussi à faire passer sa disparition pour un enlèvement et le meurtre d’un de ses ex pour de la légitime défense. Elle revient chez elle en tant que victime et fait pression sur Nick pour qu’il ne raconte rien. Elle lui impose alors de devenir le mari modèle dont elle a toujours rêvé et tous deux finissent par annoncer aux médias qu’ils vont avoir un enfant. Ils « rentrent dans le rang »… Bref, la révolution des Cool girls reste à venir !

gonegirl04 Qui est la fille derrière la photo ?

Quel diagnostic peut-on faire face à l’attitude d’Amy ? Je n’ai pas la formation pour établir une telle analyse mais je tenterais quand même de dresser un tableau à grands traits. (L’objectif ici n’est pas de parler d’un point de vue psychanalytique rigoureux mais plutôt de questionner des acceptions communes). Amy idéalise sa relation et va être confrontée à une déception qu’elle sera incapable de surmonter et qui sera le moteur des conflits à venir. Son comportement va alors devenir excessif et théâtralisé à outrance. On ne sait plus vraiment si elle est manipulatrice ou si elle croit elle-même aux histoires qu’elle invente pour que le monde extérieur colle à ses désirs. On retrouve là quelques symptômes d’un comportement « hystérique », cette « maladie des nerfs » que l’on a longtemps attribué aux femmes. Le terme d’hystérique trouve – tiens, tiens – son étymologie dans le mot grec utérus. L’origine du mal, c’est à l’intérieur même de « la femme »… « Gone girl », en proposant ce personnage de folle criminelle dont le ressort majeur est la frustration sexuelle et un égo démesuré, semble donc venir puiser dans un imaginaire profondément misogyne.

Nick au royaume des filles.

Certes, toutes les femmes du film ne sont pas criminelles. Mais en dehors d’Amy, les femmes de « Gone Girl » ont rarement un statut enviable ni valorisant. Faisons un rapide état des lieux…

La disparition d’Amy va vite faire la une des médias. Mais qui, plus précisément, s’empare de l’affaire ? Des femmes bien sûr. Des femmes qui, dans leur vision étriquée, sautent sur des conclusions hâtives (le mari est forcément coupable) et se sentent obligées d’exprimer une sorte de solidarité féminine hors de propos. La résolution du film leur donnera tort : il ne s’agit pas d’une histoire de violence conjugale mais bien d’une manipulation machiavélique. Les méthodes des femmes pour « prouver » leurs argumentaires seront par ailleurs des plus douteuses. Lors d’un buffet de soutien à la famille d’Amy, une femme se prend en photo avec Nick. Celui-ci lui demande de supprimer l’image. La femme refuse et brandit au contraire la photo sur tous les plateaux télé pour prouver l’absence de morale du mari. De la même manière, Ellen Abbot, la journaliste qui suivra l’affaire, se révèle particulièrement retorse et n’est attirée que par le scandale.

Le film – qui dresse par ailleurs un portrait acerbe du monde des médias – raconte donc clairement une « guerre des sexes ». Les prises de position autour de Nick sont des décisions morales (elles sont à mes yeux politiques mais sont présentés dans le système de valeur des personnages et du film comme des questions de principe) : Les « féministes » agressives de la télé font un procès à Nick parce qu’il est un homme. Ces femmes qui prennent la parole dans les médias ne connaissent pas Nick et lui font donc un procès par principe. C’est du « délit de faciès genré ». La « complicité féminine » mise en œuvre par ces personnages au cours du film est d’entrée de jeu diabolisée. Le scénario prend ensuite un grand plaisir à donner tort à ces femmes pour rétablir l’homme Ben Affleck dans son intégrité. Pauvre Ben, il a bien souffert, ce n’est pas facile d’avoir une femme folle à la maison. On te pardonne tout… Nick le dit lui-même : « I’m so sick of being picked apart by women. » (« J’en ai marre d’être décortiqué par des femmes »)

gonegirl05Les femmes, promptes à accuser les hommes

Accuser Nick sans d’abord prouver sa culpabilité est une attitude contestable. Mais en invalidant les attitudes et les méthodes des seuls personnages ouvertement « féministes » de son récit (lors d’un interview, Noelle, la voisine d’Amy, remercie Ellen, la journaliste pour « tout ce qu’elle fait pour les femmes »), le film prend le risque d’invalider également leur propos… Les violences conjugales envers les femmes sont pourtant une réalité.

Dans son article sur Bitch flicks, Megan Kearns va encore plus loin dans son raisonnement et s’interroge sur le choix du film de raconter que le viol d’Amy par Nick n’est en fait qu’un mensonge… En effet, il semble évident, dans l’univers de « Gone Girl« , que les femmes exagèrent et peuvent aller jusqu’à fabriquer des violences imaginaires pour servir leur cause. Avant Nick, Amy avait déjà menti et fait accuser son ex de viol, démolissant sa vie entière… Et pourtant, comme Kearns le souligne, les cas de fausses déclarations de viol sont quasi inexistantes…

Cette infographie (1) sur le sujet est saisissante :

rapist_visualization_03

En faisant des mensonges d’Amy l’un des principaux moteurs de sa dramaturgie, le film vient implicitement corroborer ce discours mystificateur selon lequel les femmes « inventeraient » les agressions dont elles sont victimes.

gonegirl06Vas-y Amy, invente nous une jolie histoire autour d’un viol imaginaire…

Dans l’imaginaire du récit, les femmes apparaissent comme castratrices. Elles menacent l’intégrité physique et morale des hommes qui sont contraints de s’écraser face à elles (Nick ne parvient pas à faire supprimer la photo ; l’ex d’Amy se fait tout simplement couper la gorge, etc.). On retrouve là tous les démons agités par les courants masculinistes qui s’inquiètent d’une féminisation de la société et d’une perte de puissance des hommes.

gonegirl07Baisse pas la tête Nick…

Les principales ennemies dans la quête de Nick pour rétablir la vérité seront des femmes.

Sa voisine Noelle, ostensiblement folle, (ce qui fait quand même beaucoup de folles pour un seul film), sera l’une des principales témoins à charge. C’est elle qui raconte à la police que Nick battait sa femme, se basant en cela sur les propos d’Amy. Comme les journalistes, la voisine se contente d’une version – celle d’Amy – et n’essaiera jamais d’écouter Nick.

La maitresse de Nick, la jeune et jolie Andie va elle aussi le trahir. Alors qu’il s’apprête à avouer aux médias et à ses beaux-parents qu’il a une liaison extra-conjugale, Andie lui coupe l’herbe sous le pied et fait une annonce publique…

gonegirl08Andie :  » Je suis désolée d’avoir une liaison avec un homme marié. »

 » I’m deeply ashamed of having been involved with a married man. »

Andie empêche ainsi Nick de prendre l’initiative : elle le rend impuissant. Après la déclaration d’Andie, Nick sera encore plus fragilisé…

Fuis, Nick ! Toutes ces femmes veulent te faire du mal…

Les alternatives : la sœur et la détective.

Face à ses modèles assez caricaturaux voire outranciers, Margo, la sœur jumelle de Nick, et l’officière Boney, semblent proposer un modèle alternatif et seront des vraies adjuvantes de notre héros. Aucune des deux n’est là pour séduire un homme mais pour autant aucune ne sera réellement autonome.

Margo travaille dans le bar que lui a acheté son frère (grâce à l’argent de sa femme). Il possède le bar, elle y travaille… D’emblée Margo est présentée comme dépendante de Nick. Que sait-on d’autre sur elle ? Elle est célibataire et aucune allusion ne sera faite à sa sexualité. En soit, c’est plutôt quelque chose de réjouissant : Margo existe dans le film en dehors de jeux de séduction envers un homme… Mais si Margo ne se situe pas par rapport à un amant, elle n’existe cependant que par et pour son frère. N’a-t-elle donc aucune vie privée en dehors de Nick ? N’a-t-elle aucune problématique propre en tant que personnage ? Elle semble avoir dédié toute sa vie à son frère sans que le récit questionne ce fait ou prenne la peine de le raconter plus en détail.

gonegirl09Margo et son frère : Je suis là pour toi Nick

De nouveau, on retrouve une répartition extrêmement genrée des rôles et des fonctions. Margo, la fille, a des attitudes féminines : peur, pleurs, angoisse, relative passivité. Face à un coup dur, Nick encaisse, stoïque, Margo au contraire pleure, dévorée d’angoisse pour son frère. Il faudrait lire « Les Apparences », le roman de Gillian Flynn dont « Gone Girl » est adapté… Le personnage de Margo y est-il plus étoffé ? Est-ce le scénario qui, par nécessité de concision, a rendu le personnage si désincarné ?

L’officière Boney, quant à elle, vient apporter une autre vision de la féminité. Voici une femme active, que l’on voit au travail, et a, qui plus est, un homme comme assistant… Lorsqu’elle débarque pour la première fois sur les lieux de la disparition, Boney se comporte de manière extrêmement rationnelle et efficace : elle remarque immédiatement le sang dans la cuisine, elle note les indices. Son investigation avançant, c’est elle qui commence à semer le doute dans l’esprit du spectateur. La table renversée dans le salon ressemble en effet à une mauvaise mise en scène… Très vite, la certitude se fait dans son esprit : Nick a tué sa femme et maquillé tout cela en disparition. Elle ne se contentera pas non plus de cette explication trop définitive et la découverte d’un soi-disant journal intime d’Amy installera le doute dans son esprit…

gonegirl10Boney : Soyons rationnels…

Mais Boney ne sera pas capable d’avancer beaucoup plus loin. Le récit fait alors intervenir un homme : l’efficace Tanner Bolt, avocat spécialisé dans les affaires de mœurs réputées ingagnables. Exit Boney. Nick et son nouveau copain vont régler cette affaire entre hommes. Grâce au soutien de Tanner, Nick parvient à convaincre son entourage proche de son innocence. Une fois l’intrigue en partie résolue, une dernière scène nous montre Nick et l’avocat en train de discuter autour d’un café. C’est l’occasion de faire un état des lieux : que va faire Nick ? Quelles sont ses options pour faire face à la folie de sa femme ? Dans un deuxième temps, nous découvrons Boney et Margo assises aux côtés des deux hommes. Toutes deux écoutent la conversation, posent quelques questions mais ne tiennent pas de rôle réellement actif. À ce stade du récit, l’officière a reconnu ses erreurs : elle aurait dû faire confiance à Nick, elle l’écoute à présent religieusement et ne semble plus vraiment là à titre professionnel. Les rapports de force et d’autorité entre eux se sont complètement inversés…

In fine, aucun des « ennemis » ou « adversaires » vraiment important de Nick au cours du film ne sera un homme (à l’exception du père d’Amy mais qui apparaît toujours en binôme avec sa femme, comme une seule et même entité « couple »).

Pauvres hommes…

L’une des affiches américaines du film nous montre un homme écrasé par un poids qui semble peser lourdement sur ses épaules… Pour ceux qui penseraient encore qu’Amy est la victime, ou qu’Amy et Nick sont égalitairement victimes d’un système, l’affiche apporte une réponse tranchée. Le sujet central du film, c’est cet homme seul et affaibli. Ce poids qui pèse sur ses épaules, c’est le danger que représente Amy (évoquée dans l’affiche par deux yeux gigantesques planant au dessus du titre). Et Amy finira par gagner : les dernières scènes du film nous montreront un homme écrasé par la pression qu’exerce sur lui sa femme.

gone00

Dans une autre affiche américaine, la silhouette de Nick est brouillée, décalée comme dans un «bug vidéo ». Bref, le personnage n’est pas bien aligné, il est fragilisé de nouveau…

gonegirl12

Au final, « Gone Girl » c’est l’histoire d’un couple qui se confronte aux difficultés du quotidien. L’amour finit par s’évaporer (qui a dit que l’amour dure trois ans ?), les difficultés s’amoncellent (Nick et Amy perdent leur boulot), c’est le temps des désillusions. Face à ce défi ordinaire de la vie quotidienne, Nick va répondre de manière lâche mais concrète et finalement relativement anodine. Il va prendre une maitresse. Amy, elle, va être blessée dans son égo et imaginer une vengeance terrible qui la fera basculer dans la criminalité.

Nick et Amy sont certes tous deux prisonniers des apparences mais néanmoins le film finit par prendre parti et la fin condamne unilatéralement le personnage d’Amy. Les défenseurs du film mettront en avant que Nick en prend lui aussi pour son grade et que la séquence finale est loin d’un happy-end conventionnel. Nick, prisonnier de l’emprise psychologique d’Amy, finit par « jouer le jeu » et accepte de donner une interview à la journaliste qui l’a tant décrié. Il devient l’illustration vivante et lisse du conjoint idéal. Cette scène sonne avant tout comme sa défaite en tant que homme face à son épouse (il étouffe son envie de fuite faute d’oser s’opposer réellement à Amy).

Bref, on peut toujours se dire que le film démonte les modèles traditionnels du couple en en montrant, par l’extrême, les limites, mais au final, la « méchante » du film reste Amy… Et si Amy se comporte comme ça : n’est-ce pas parce que les femmes auraient une « propension à la folie » et que leur but seraient « d’affaiblir les hommes » ? « Gone girl » n’est jamais si direct, si clairement misogyne. Il parvient à apporter un peu de complexité et d’ambiguïté à son récit à travers des personnages équivoques (Nick est loin « héros » au sens conventionnel du terme). Il déploie également une large et complexe palette de personnages féminins (il passe le Bechdel test sans problème), déjouant ainsi les pièges les plus évidents dans lesquels il pourrait tomber. Mais, à mes yeux, ce que le film raconte de manière pernicieuse ce n’est pas tant une intrigue policière ni les failles d’un modèle américain, c’est l’oppression d’un personnage masculin par la folie des femmes (je garde le pluriel, car même si Amy est la seule criminelle du récit, d’autres « collègues féminines » vont également avoir un comportement problématique.)

Zemmour ne renierait pas un tel propos…

Marion

 

NOTES

(1) http://theenlivenproject.com/the-truth-about-false-accusation/

* Voir par exemple :

http://blog.francetvinfo.fr/actu-cine/2014/10/24/pourquoi-gone-girl-nest-pas-un-film-machiste.html
http://www.lefigaro.fr/cinema/2014/10/29/03002-20141029ARTFIG00353–gone-girl-fincher-degrade-par-les-feministes.php
http://www.konbini.com/fr/entertainment-2/gone-girl-film-anti-feministe-vraiment/
http://www.lexpress.fr/culture/cinema/la-polemique-sur-gone-girl-misogyne-info-ou-intox_1617847.html
http://www.contrepoints.org/2014/11/02/186887-gone-girl-ou-les-feministes-contre-attaquent
http://www.ecranlarge.com/films/dossier/930157-gone-girl-fincher-l-homme-qui-n-aimait-pas-les-femmes
http://blog.causeur.fr/bonnetdane/gone-girl-et-les-feministes-dechainees-00553.html
http://www.liberation.fr/chroniques/2014/11/07/bienvenue-chez-les-sluts_1138762

PS :

Les traductions sont « faites maison »… Je ne garantis pas l’exactitude du texte par rapport à la version française du film !