Auteur: Paul Rigouste


Méchants et méchantes chez Disney (2) : Hommes faibles

Si les méchantes sont toujours des femmes fortes, les méchants sont au contraire le plus souvent des hommes faibles. Pas au sens où ils seraient moins redoutables que leurs homologues féminines, mais au sens où ils ne correspondent pas à la norme sexiste qui veut que les hommes soient virils et puissants. En effet, ils sont la plupart du temps efféminés et ne recherchent pas le combat frontal avec le héros.

Comme on le verra, il existe quelques exceptions à cette règle. Le méchant est alors moins caractérisé par rapport à son sexe qu’en fonction de son appartenance ethnique et/ou de classe. Le racisme et/ou le classisme prennent alors (apparemment) le dessus sur le sexisme. Sauf que ce dernier reste tout de même « primo-structurant », puisque c’est justement parce qu’ils sont des hommes que ces méchants peuvent être caractérisés par autre chose que par leur sexe. Comme on l’a vu, aucune des méchantes (et aucune des femmes en général sous le patriarcat) n’échappe à son sexe. Alors que les hommes, en tant que dominants, passent pour le « genre universel », et n’ont de « particularité » que s’ils appartiennent à une ethnie ou une classe dominée. Cela posé, nous examinerons d’abord les méchants constituant des écarts par rapport à la norme sexiste, puis ceux pour lesquels le « problème » réside plus dans leur appartenance ethnique et/ou de classe.

Pour mémoire, les méchants les plus fameux des « classiques d’animation Disney » sont : Grand Coquin et Stromboli dans Pinocchio, le Capitaine Crochet dans Peter Pan, Shere Khan et Kaa dans Le livre de la jungle, Edgar dans Les Aristochats, Prince Jean dans Robin des Bois,  Professeur Ratigan dans Basil, détective privé, Gaston dans La belle et la bête, Jafar dans Aladdin, Scar dans Le Roi lion, Ratcliffe dans Pocahontas,  Frollo dans Le bossu de Notre-Dame, Hadès dans Hercule, Shan Yu dans Mulan, Clayton dans Tarzan, et le Dr Facilier dans La Princesse et la grenouille.

Une bande d’efféminés

D’un point de vue purement physique, on peut d’abord remarquer que les méchants ne sont pas aussi athlétiques et virils que les héros auxquels ils sont confrontés. Il n’y a qu’à comparer Jafar à Aladdin, Scar à Mufasa/Simba, ou encore Frollo à Quasimodo pour se rendre compte du fossé qui sépare les gentils des méchants. Ces derniers tendent souvent à être soit squelettiques (Jafar, Scar, Frollo, Facilier), soit obèses (Ratigan, Ratcliffe). Dans tous les cas, ils ne possèdent ni les proportions parfaites des héros, ni leur agilité et/ou leur puissance dans l’action[1]. Pour Disney, un homme faible physiquement est nécessairement malade, donc mauvais. A quoi s’ajoute qu’il n’a par conséquent pas la carrure pour exercer le pouvoir. C’est par exemple flagrant dans le cas de Prince Jean, qui nage de manière ridicule dans ses habits royaux.

Prince Jean sur un trône beaucoup trop grand pour lui

On retrouve la même idée chez le personnage de Scar dans Le Roi Lion. La scène de son introduction est fondée sur l’opposition entre son physique maladif et celui, sain et robuste, de son frère Mufasa. Le premier est anguleux et squelettique, tandis que le second est rond et bien proportionné.

On peut également noter que les griffes de Scar sont apparentes, contrairement à celles de Mufasa (on retrouve la même opposition dans le Livre de la jungle entre les immenses griffes de Shere Khan et celles, invisibles, de Bagheera).

Cela renvoie à un signe caractéristique des méchants chez Disney : ils ont souvent des mains fines et des doigts longs (voire crochus). Il suffit de penser par exemple au Dr Facilier dans La Princesse et la grenouille, à Frollo dans Le Bossu de Notre-Dame, ou à Jafar dans Aladdin. Avec l’absence de muscles, ces mains féminines sont ainsi un autre trait par lesquels les méchants sont dévirilisés.

Jafar et ses mains de gonzesse

On pourrait aussi parler de la taille de la moustache, autre détail récurrent par lequel Disney nous informe sur le type de masculinité à laquelle nous avons affaire. Si la grosse moustache est l’apanage des hommes gentils et bienveillants (le plus souvent des pères, comme celui de Jasmine dans Aladdin, celui de Jane dans Tarzan, ou celui de Belle dans La Belle et la bête), la moustache fine est au contraire un signe de fourberie et de méchanceté. En effet, quoi de plus suspect que ce raffinement et cette attention toute féminine à son physique…

Montre-moi ta moustache, je te dirai qui tu es

Ce raffinement suspect s’exprime d’ailleurs aussi dans les choix vestimentaires des méchants, dont la frivolité tranche avec la sobriété de ceux des héros. C’est par exemple le Dr Facilier et son tee-shirt moulant et trop court, le Capitaine Crochet et ses frou-frous, ou encore Ratcliffe et ses couettes[2].

Mais c’est surtout dans leur manière de bouger et de parler que les méchants sont les plus féminins. Leur voix va régulièrement s’aventurer dangereusement du côté des aigus, tandis que leur façon de s’exprimer est parfois assez soutenue et maniérée (Scar, Shere Khan, ou Edgar par exemple). Leurs poses et leurs mouvements sont par ailleurs souvent connotés comme féminins. Il n’y a qu’à observer Scar pour s’en convaincre.

Scar la tapette

Parfois, les méchants vont même jusqu’à se livrer à un numéro de danse totalement inenvisageable pour un héros viril tellement il emprunte aux codes de l’« érotisme féminin ». C’est manifeste par exemple chez Scar, qui roule des épaules, passe sensuellement sa main dans sa longue chevelure, et sautille sur la pointe des pieds, mais aussi chez Ratigan qui multiplie les pointes et n’hésite pas à se lancer dans un émouvant solo à la harpe (comme Duchesse dans Les Aristochats).

En résumé, ces méchants ne sont au final qu’une bande d’efféminés. Tout est fait pour signifier aux spectateurs/trices leur non-conformité aux normes de virilité incarnées par les héros.

Mais comme on l’a dit, certains méchants échappent à cette caractérisation en termes de masculinité déficiente. Par exemple, Gaston dans La belle et la bête ou Shan Yu dans Mulan semblent réaliser parfaitement l’idéal viril imposé aux hommes dans notre société patriarcale. Et pourtant ce sont des méchants. Cet apparente contradiction s’explique néanmoins assez rapidement lorsque l’on comprend qu’ils se caractérisent plus par rapport à leur classe et à leur ethnie que par rapport à leur sexe.

Bouseux, ploucs et usurpateurs

Le personnage de Gaston dans La belle et la bête est un exemple particulièrement éclatant du classisme véhiculé par Disney dans la caractérisation de ses méchants. Gaston est la star de son village. Tous les hommes l’envient et toutes les femmes sont folles de lui.

 Le fan club de Gaston

Comme le dit la chanson : « Le plus beau, c’est Gaston. Le plus costaud, c’est Gaston. Et personne n’a un cou de taureau comme Gaston / Le plus fort, c’est Gaston. Le plus sport, c’est Gaston. Quand tu le mets sur un ring, personne mord comme Gaston ! / etc. ». Et les dessinateurs n’y vont pas par le dos de la cuillère :

« C’est toi le champion, Gaston ! »

Et pourtant, Gaston est un méchant. Mieux, c’est un horrible « macho ». Il déclare par exemple à Belle : « Les femmes ne sont pas faites pour lire. Dès qu’elles ont des idées dans la tête, c’est l’horreur ». Disney semble donc dénoncer ici le sexisme de base qui cherche à réduire les femmes à leur seul physique en leur refusant ainsi l’accès au savoir et à la culture. Le message semble d’autant plus clair que ce discours est mis dans la bouche d’un personnage particulièrement viril et dominateur. Le studio serait-il devenu féministe ? Aurait-il enfin déclaré la guerre au sexisme après plusieurs décennies passées à son service ?

Malheureusement non, comme on pouvait s’en douter… Car si Gaston est sexiste, si c’est un « macho », c’est avant tout parce que c’est un bouseux, un plouc. Lorsque Belle lui dit qu’il est un « analphabète basique et primaire », il répond (au premier degré) : « Merci du compliment ». L’héroïne en parlera à son père comme d’un individu « grossier, ordinaire, sûr de lui ». Et après l’avoir renvoyé alors qu’il venait la demander en mariage, elle s’exclamera : « Vous vous rendez compte ? Oser me demander d’être sa femme… moi, devenir l’épouse de ce rustre, de ce primaire… ». Plus globalement, c’est le village entier qui est présenté comme un peuple de bouseux incultes aux spectateurs/trices. C’est tout le propos de la chanson inaugurale de Belle, qui dit vouloir « vivre autre chose que cette vie ». Lorsqu’elle tente de parler au boulanger du livre qu’elle vient de dévorer, celui-ci ne l’écoute pas et préfère crier sur sa femme. Tout le monde la trouve étrange et elle-même confie à son père : « J’ai l’impression que je suis différente des autres et je ne peux discuter avec personne ». Dans sa chanson, elle déclare vouloir « tout ce qu’elle n’a pas : un ami qui la comprenne, des livres par centaines, sans s’occuper des gens qui jacassent ». Le choix d’un vocabulaire animalier n’est pas un hasard. Les habitant-e-s de ce village sont en effet plusieurs fois comparé-e-s à des bêtes dans le film, comme pour signifier de manière bien explicite leur sous-humanité.

Moutons ou cochons, les bouseux n’y comprennent vraiment rien

Mais le plus bouseux d’entre tou-te-s reste quand même Gaston. Lui qui n’a pas dû ouvrir un seul livre de sa vie, et qui n’en comprend en tout cas pas la valeur puisqu’il pose sans complexe sur eux ses bottes pleines de boue.

Gaston et la littérature

En concentrant tout le sexisme dans le personnage de Gaston, Disney insinue donc que ce mal ne touche que les gens de basse extraction, les incultes qui ne lisent pas et restent donc dans un obscurantisme moyenâgeux. Sous-entendu : pas de sexisme chez nous, mais seulement chez les « Autres ». Or, n’en déplaise aux membres de la classe dominante, le sexisme (comme le racisme d’ailleurs) n’est pas l’apanage des « pauvres gens », mais il est au contraire de ce point de vue la chose du monde la mieux partagée… Disney se livre donc ici à une dénégation massive qui sera parachevée dans le film avec le portrait complaisant du personnage de la Bête. En effet, malgré son appartenance à la classe supérieure, celui-ci est tout de même odieux avec Belle. Mais le film refusera jusqu’au bout de faire le lien entre ce comportement violent et dominateur envers les femmes et un quelconque système patriarcal. En effet, contrairement à Gaston qui est juste un « macho » inculte, la Bête est la victime tragique d’une terrible malédiction, un être complexe et tourmenté qui, sous son apparence rustre et sauvage, cache un cœur plein d’amour… Dans cette différence de traitement des deux personnages masculins apparaît ainsi en pleine lumière tout le classisme de Disney.

Gaston est un bouseux, c’est entendu. Mais cela suffit-il pour faire de lui un méchant ? Apparemment non, puisqu’il existe chez Disney un grand nombre de personnages n’appartenant pas à la classe dominante et qui sont néanmoins représentés positivement, comme faisant partie des gentils. C’est par exemple le cas de Robin des Bois et ses amis, de Mulan ou encore de Tania dans La princesse et la grenouille. Donc le tort de Gaston au final, ce n’est pas juste d’être un bouseux. Son tort, c’est peut-être alors de vouloir être plus que cela, de se prendre pour ce qu’il n’est pas.

En effet, chez Disney, chacun-e a une place bien déterminée dans l’ordre social. Les pauvres doivent rester pauvres car c’est dans leur nature de pauvres, et les riches rester riches car c’est dans leur nature de riches. Par exemple, dans Robin des bois, le héros et ses ami-e-s ne remettent en question l’ordre établi que pour faire revenir au pouvoir le bon roi (Richard Cœur de Lion) auquel le mauvais roi (Prince Jean) avait tenté de se substituer. Les dominé-e-s n’aspirent donc qu’à une place de dominé-e-s moins douloureuse, mais jamais à sortir du rapport de domination qu’ils/elles subissent. De même, dans Oliver et compagnie, les ami-e-s d’Oliver retournent à la fin tout naturellement dans les bas-fonds après avoir goûté au luxe des quartiers chics. Ou encore, à la fin de Mulan, celle-ci retourne chez elle malgré la proposition de l’empereur de faire partie de son conseil.

Ainsi, les méchants ne sont pas ceux qui appartiennent à la classe dominée, mais ceux qui essaient d’en sortir. Ou plus exactement : ceux qui essaient d’en sortir en employant des moyens « condamnables ». Car l’ascension sociale est parfaitement autorisée dans l’univers Disney, mais sous certaines conditions. Le mieux est d’être choisi par un membre de la classe supérieure. C’est ce qui se passe dans la majorité des cas (par exemple pour Blanche-Neige, Cendrillon, Aladdin, ou encore Clochard dans La belle et le clochard, O’Malley dans Les Aristochats, ou Oliver dans Oliver et compagnie). Mais il est aussi possible d’y parvenir par ses propres moyens, à condition de travailler dur (comme Tania dans La princesse et la grenouille, qui est en même temps choisie par le Prince Naveen) ou de se distinguer par des exploits héroïques (comme O’Malley ou Clochard). Enfin, certains personnages peuvent aussi avoir tout simplement ça dans le sang, et ne faire partie de la classe dominée que par accident. Ceux-ci ne font alors que retrouver leur lieu naturel lorsqu’ils intègrent le monde des privilégiés (c’est le cas par exemple de Moustique dans Merlin l’enchanteur ou de Mowgli dans Le livre de la jungle). Notons que Belle mérite amplement son ascension sociale puisqu’elle cumule toutes ces conditions : au départ d’un naturel inadapté dans l’univers rural de son village, elle subit dans le château des épreuves qu’elle finit par surmonter, et la Bête la choisit finalement pour être sa femme.

En résumé, pour avoir le droit d’accéder à la classe supérieure chez Disney, il faut soit être élu-e, soit le mériter, soit avoir déjà ça dans le sang. Or les méchants ne remplissent aucune de ces trois conditions. Ils cherchent donc à obtenir une place qui ne leur revient pas de droit, et sont par là des êtres fondamentalement mauvais.

Si l’on reprend le cas de Gaston, celui-ci tente en effet de se hisser au-dessus de ses ploucs de congénères en convoitant la main de Belle. Or celle-ci vaut bien plus que cela, déjà princesse en puissance au début de l’histoire comme en témoigne son sentiment d’être comme une étrangère perdue au pays du peuple. Non, Gaston devrait se contenter d’une de ces blondes insipides et décérébrées qui lui tournent autour et de sa place de chef de pacotille d’un peuple d’indécrottables bouseux.

Gaston à sa place

Beaucoup d’autres méchants chez Disney souffrent du même mal : ils veulent côtoyer les sommets de la hiérarchie sociale alors que leur imbécilité congénitale les condamne à rester en bas de l’échelle. C’est par exemple le cas d’Edgar dans Les Aristochats, des hyènes dans Le Roi lion, de Ratigan qui veut prendre la place de la Reine dans Basil, détective privé, ou encore de Jafar qui veut prendre celle du sultan dans Aladdin[3]. Les méchants de Pinocchio se caractérisent eux aussi par un désir de réussite facile. Grand Coquin s’habille comme un respectable aristocrate alors qu’il gagne son argent grâce à de minables larcins. Et Stromboli correspond à la figure de l’artiste qui gagne sa vie sans travailler, et que le film oppose à l’artisan consciencieux qui mérite son salaire (Geppetto).

Bridés, barbus, et vaudou dans le bayou

Mais cette caractérisation en termes de classe n’est pas la seule qui se substitue parfois au sexisme déterminant habituellement la représentation des méchants chez Disney. En effet, le studio a le bon goût de varier les plaisirs en nous offrant quelques portraits racistes bien sentis. Shan Yu, dans Mulan, en est peut-être le meilleur exemple. Si tous les personnages du film sont censés être asiatiques, l’écart est grand néanmoins entre le faciès des gentils et des méchants. Bizarrement, les gentil-le-s chinois-es ont le teint beaucoup plus rose que les méchants Huns, quant à eux pâles et « jaunissants ». La différence est flagrante si l’on compare par exemple Mulan à Shan Yu.

La belle et le bridé

Dans le même ordre d’idées, les yeux des Huns sont beaucoup plus bridés que ceux des chinois. Il est ainsi facile de voir comment Disney occidentalise le faciès des gentils en même temps qu’il orientalise celui des méchants, pour mieux ramener ceux-ci à leur terre barbare d’origine.

On pourrait faire le même constat en ce qui concerne Aladdin, le visage de ce dernier étant plus proche de celui du Prince Eric de La Petite Sirène ou du John Smith de Pocahontas que de ses compatriotes barbus. Ces derniers réactivent quant à eux tous les stéréotypes occidentaux sur les « arabes », et ont bien sûr le monopole de l’accent de « là-bas »…

Les vrais arabes

De même, dans La Princesse et la grenouille, le faciès du Dr Facilier se distingue nettement de celui du héros et de l’héroïne, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à tous les couples hétérosexuels blancs qui ont fait les grands jours du studio. Par sa pratique du vaudou, ce méchant réactive la face sombre des stéréotypes occidentaux concernant les Noirs, alors que ceux associés aux gentils sont quand à eux beaucoup plus assimilables : Prince Naveen joue du jazz tandis que Tiana cuisine son gumbo et monte sa propre entreprise de restauration où elle accepte bien sûr de servir ses anciens maîtres blancs envers lesquels elle sait se montrer reconnaissante…

De Stromboli et son insupportable accent italien dans Pinocchio aux hyènes afro-américaine et latino du Roi Lion[4], cette galerie de personnages mobilise toujours le même racisme primaire voulant que les méchants sont nécessairement ces « Autres » de « là-bas » qui ne cherchent pas à s’intégrer (ou ne le peuvent même pas tellement ils sont arriérés), tandis que les héros et héroïnes reproduisent indéfiniment le même modèle occidental.

Paul Rigouste


[1] On peut remarquer aussi que lorsque le méchant est exceptionnellement quelqu’un de musclé, le studio renchérit systématiquement au niveau du physique du héros, d’une manière qui frise parfois le ridicule (cf. par exemple Tarzan, Hercule, ou La Belle et la Bête)

[2] On pourrait aussi se demander ce qu’il faut penser de la tendance de Disney à représenter les yeux de beaucoup de ses méchants maquillés (comme c’est le cas de Jafar, Ratcliffe, Rastigan, Clayton ou Stromboli) alors que ceux des héros ne le sont jamais.

[3] Hercule peut être aussi interprété selon ce schéma, avec l’opposition entre les hautes sphères de l’Olympe gouvernées par le gentil Zeus et les bas-fonds du royaume des morts où règne le méchant Hadès. Le mauvais goût de ce dernier est d’ailleurs manifeste lorsqu’il s’invite à la petite fête organisée par les dieux pour la naissance d’Hercule. Hadès n’est vraiment pas de ce monde…

[4] Ces accents renvoyant aux « minorités » états-uniennes ont disparu dans la version française, qui n’a conservé que l’argot caractérisant leur basse extraction sociale.

Drive (2011) : A real hero

Enorme succès public et critique, le film de Nicolas Winding Refn et Ryan Gosling a ratissé large, attirant aussi bien les adeptes du cinéma de genre que du cinéma d’auteur et remplissant les multiplexes comme les cinémas d’art et essai. Comme on va le voir, cette capacité à toucher des publics apparemment aussi antagonistes s’explique sûrement en grande partie par son ambivalence qui fait de lui une sorte de « Fast and Furious d’auteur ». Mais d’un autre côté, peut-être que ces publics apparemment si différents ne le sont pas tant que ça, sensibles qu’ils seraient tous deux à une certaine représentation de la masculinité (qui n’est d’ailleurs pas sans ambiguïtés, comme on le verra).

L’art de la distinction

Dans une interview, Nicolas Winding Refn déclarait : « Je ne pourrais pas faire autre chose qu’un film de genre »[1]. Et effectivement, Drive est un film de genre, « film de voiture » ou « film de hold-up qui tourne mal » (« heist-gone-wrong story »). Mais en même temps, on sent de la part du réalisateur la volonté de hisser son film au dessus de la masse des autres productions du genre, notamment grâce à son esthétique de film d’auteur. Drive ne veut pas être un nouveau 60 secondes chrono ou Fast and Furious, il veut être bien plus que ça. Dans cette stratégie visant à partir de la matière du « film de voiture » pour lui donner une forme qui la sublime, on reconnaît bien l’idéologie (européenne) de l’ « auteur » qui, par sa géniale individualité créatrice, transcende les genres. Cette stratégie profite autant au réalisateur (qui se distingue par là des vulgaires artisans d’Hollywood ne produisant que des « films commerciaux ») qu’à une certaine partie de son public (qui peut ainsi lire le film à un autre niveau que ne le fait la masse, et se distinguer ainsi d’elle et de son mauvais goût).

Cette volonté de distinction est particulièrement sensible dans la mise en scène de la violence et de l’action. Ici, pas de chorégraphie de la violence au ralenti, ni de scènes d’action interminables aux multiples effets pyrotechniques. Dans Drive, la violence est brutale, pure, réaliste. Elle évoque le Lynch de Lost Highway ou le Cronenberg de A History of Violence. Le réalisateur signale d’ailleurs s’être directement inspiré de la scène de l’extincteur dans Irréversible de Gaspard Noë[2], un autre « auteur ». Les scènes d’action sont quant à elles très brèves et fondées sur un refus du spectaculaire. C’est ainsi que fonctionne la scène inaugurale où, au lieu de se lancer dans une poursuite effrénée à 200 km/h dans Los Angeles avec toute la police à ses trousses, le driver préfère jouer subtilement au chat et à la souris dans les recoins de la ville. Si par ces choix le réalisateur prend le risque de décevoir une certaine partie du public fan de films de voiture mainstream, il s’assure aussi en même temps les faveurs du public plus cultivé et gagne une sélection au festival de Cannes (où Drive a d’ailleurs remporté le prix de la mise en scène).

On peut aussi voir la galerie de truands auxquels le héros est confronté dans le film comme des incarnations de ce cinéma de masse duquel le réalisateur (et le driver) vont se démarquer. En effet, tous ces minables veulent jouer les gros durs, mais ils sont au final ridiculisés par le héros, le seul vrai dur de l’histoire. Le visage boursouflé de Ron Perlman qui joue le rôle de Nino (« un juif qui se prend pour un gangster italien » selon l’acteur[3]) concentre à lui seul tout le grotesque de cette bande de pseudos-mafieux. Ces derniers passent leur temps à parler, contrairement au driver qui ne dit rien mais agit avec une redoutable efficacité. De la même manière, par son traitement de la violence, le réalisateur se distingue des films d’actions « de masse » où des acteurs aux gros bras surjouent la virilité. Ceux qui ont les plus grosses couilles ne sont pas nécessairement là où l’on croit. Ryan Gosling qualifie ainsi l’auteur français Gaspard Noë de « réalisateur poète » ayant « des putains de couilles »[4]. Et Nicolas Winding Refn explique en ces termes la manière dont il conçoit sa pratique : « Je pense que l’art est un acte de violence, et plus vous êtes engagé dans une œuvre d’art, plus vous la ressentez comme violente. Alors, bien sûr, le nombre de morts n’est pas aussi élevé dans mon film que dans beaucoup d’autres, mais peut-être que les gens confondent la violence physique avec la violence émotionnelle. Ce qui peut produire des images dans la tête du public n’est pas nécessairement là dans le film, mais c’est aussi une plus grande source de satisfaction car le film a vraiment touché et pénétré le public »[5]. Pénétrer le public comme le driver pénètre le corps du gangster avec le rideau de douche dans le film. Peut-être que l’emploi de ce vocabulaire à connotation virile n’est pas un hasard, et que la manière dont le réalisateur pense son opposition au cinéma mainstream est analogue à la confrontation du héros avec les gangsters de pacotille dans le film…

« Pénétrer », tout un programme…

Sexisme primaire

Mais si l’on débarrasse Drive de son apparence branchée et de son esthétique de film d’auteur, que reste-t-il ? L’histoire d’un héros de l’ombre affrontant d’horribles mafieux pour préserver la pureté de sa belle, histoire tragique et sexiste d’un homme qui saura se sacrifier virilement pour sauver la famille qu’il n’aura jamais. Rien de très original ni de très progressiste donc.

Le film emprunte d’ailleurs un grand nombre de ses thèmes aux deux grands genres masculins du cinéma hollywoodien classique : le film noir et le western. Au premier, la figure du détour[6] : un homme travaillant pour son propre compte se trouve entraîné, à cause d’une femme, dans une spirale infernale de laquelle il ne sortira pas indemne. Chaque acte qu’il accomplit en entraîne un autre, et cet enchaînement de conséquences qu’il ne maîtrise pas l’éloigne progressivement de son but (ici la famille nucléaire au sein de laquelle il pense pouvoir trouver le bonheur). Au second, le personnage du cow-boy solitaire et silencieux, le cure-dent dans la bouche, chevauchant virilement sa monture. La fin du film fait clairement référence au genre : il part, seul au volant de sa voiture lorsque vient le soir, laissant derrière lui la femme qu’il aime car son destin est de tracer la route sans jamais pouvoir se fixer[7].

Les figures féminines sont elles aussi conformes à des types bien reconnaissables, se ramenant à la dichotomie sexiste indémodable des mamans et des putains : les amantes de cœur que l’on épouse d’un côté, et les poupées sexys avec qui l’on couche de l’autre. Irene (Carey Mulligan) évoque la femme du western, qui attend au foyer que son cow-boy revienne, et Blanche (Christina Hendricks) est une sorte de version vulgaire de la femme fatale du film noir (le réalisateur voulait au départ une actrice porno pour jouer ce rôle[8]).

 

La femme fourbe matée par le héros

La première est amoureuse, passive, pure et dépendante, la deuxième est fourbe, vulgaire et impure. Des personnages féminins totalement stéréotypés et unidimensionnels donc, aux antipodes de la complexité du héros (et je ne parle même pas des femmes nues réduites à la simple fonction de spectatrices/décor de l’action masculine dans la scène du cabaret).

 

Des femmes nues : le décor parfait d’un film d’hommes pour les hommes

A real hero

Mais Drive c’est avant tout Ryan Gosling, « l’homme le plus cool de l’année 2011 » selon Time Magazine. Ryan avec sa gueule d’ange et son corps de rêve. Ryan et ses silences qui font classe, son cure-dent qui fait classe, et son blouson scorpion qui fait classe. Tous les ingrédients sont là pour magnifier l’acteur et le faire accéder au statut de monstre sacré. Son personnage ne parle pas, il agit (comme le héros du western américain). Et de surcroît c’est un pro, un spécialiste qui exécute sans faute sa partition, à la seconde près (cf. la scène inaugurale). Lorsque les mafieux essaient de le doubler, il les retrouve et les tue un par un. Pas du genre à rigoler donc. Ce qui ne l’empêche pas de se montrer plus doux lorsqu’il passe du temps avec Irene et son fils au début du film. On aperçoit alors le prince charmant derrière l’armure du chevalier. Fidèle, il ne laisse pas tomber ses amis, mais sait aussi s’effacer humblement quand c’est nécessaire (comme lorsque Standard retrouve sa famille après sa sortie de prison).

Comme le répète la chanson de College qui ponctue le film, le driver est un véritable héros (« Real human being / and a real hero »), un super-héros même selon l’acteur et le réalisateur[9]. Mais un héros de l’ombre, condamné à l’anonymat, comme le dit la chanson de Riz Ortolani (« Oh my love / Look and see / The Sun rising from the river / Nature’s miracle once more / Will light the world / But this light / Is not for those men / Still lost in / An old black shadow »). En tant que garagiste, il reste dans l’ombre de Shannon (Bryan Cranston) qui l’emploie au noir. En tant que cascadeur, il est par définition voué à rester dans l’ombre des vedettes qu’il double. Et c’est la nuit qu’il est le plus actif, lorsqu’il accomplit anonymement des missions. Au volant de sa voiture, il se cache furtivement dans les zones d’ombres de la ville pour échapper à la police. Sa seule opportunité d’être enfin sous le feu des projecteurs en devenant pilote de course n’aura pas de suite. Et à la fin du film, cet homme sans nom s’enfonce définitivement dans la nuit dont il n’est pas parvenu à sortir. Un héros donc, mais un héros de l’ombre, ce qui le rend encore plus beau.

Drive semble donc se résumer à l’histoire d’un héros viril et solitaire, aspirant au bonheur et à la lumière, mais pris dans un engrenage pour les beaux yeux d’une femme, et obligé au final de se sacrifier pour elle. Un homme voué au malheur par le hasard des circonstances. Qui aurait pu être heureux si le destin n’en avait pas décidé autrement. Mais est-ce si clair ? Est-ce que seuls le hasard ou le destin peuvent expliquer sa perte ? A côté de ces causes extérieures, le film semble en effet avancer un autre type d’explication ancrée dans la personnalité du héros lui-même, et plus précisément dans sa virilité problématique. A partir du milieu du film, l’usage que fait celui-ci d’une violence extrême et complètement disproportionnée introduit un malaise. Toute la question est alors de savoir si ce revirement oriente véritablement le film dans une autre direction, plus critique vis-à-vis du sexisme et du virilisme qui se déployaient jusque là sans heurt.

Trouble dans le héros ?

Une scène avait déjà un peu noirci le portrait sans tâche du héros dans la première partie du film. Assis au comptoir d’un bar, le driver se fait aborder par un ancien client qui commence à se plaindre des suites d’une mission qu’il lui avait commanditée. Brusquement, le héros l’interrompt et lui dit d’un ton posé mais convaincant : « Ecoute ça : ferme là ou je te pète les dents et je te les fais avaler pour fermer ta gueule ». Parce qu’elle tranche avec l’image que l’on se faisait du personnage, la violence du propos choque le spectateur, mais n’a ici au final presque qu’un effet comique. C’est à partir de la scène du motel que les choses vont commencer à se gâter, la violence du héros devenant physique et de plus en plus sauvage. L’apogée de cette escalade est atteinte dans la fameuse scène de l’ascenseur, où le héros broie littéralement le visage de son adversaire sous ses coups de talon. Irene, choquée, recule alors lentement, dévisageant son amant devenu méconnaissable. Dès lors ils ne se reverront plus.

 Le champ / contrechamp de la séparation

Cet usage complètement déréglé de la violence surprend d’autant plus que le personnage faisait preuve depuis le début du film d’une maîtrise totale de lui-même et des événements. Derrière l’homme protecteur et rassurant se cache donc un véritable psychopathe, capable de basculer à tout instant dans la violence la plus sauvage.

A partir de là, beaucoup d’aspects du personnage s’éclairent sous un nouveau jour. Les virées nocturnes au volant de sa voiture avec la musique à fond ne sont pas juste des moments de jouissance automobile. Elles sont aussi une forme de fuite, par laquelle le driver tente de s’oublier, lui et ses problèmes[10]. Loin de se résumer à de purs moments de grâce et de classe, ces passages peuvent donc aussi sembler rétrospectivement assez pathétiques. De la même manière, son silence si classe et si mystérieux n’est-il pas aussi le symptôme d’une masculinité problématique ? Incapable de verbaliser ses émotions, le héros reste la plupart du temps  mutique face à celle qu’il aime. Pour leurs rendez-vous, la seule chose qu’il trouve à faire est de l’emmener tourner dans la ville au volant de son bolide. Ainsi, le héros apparaît comme un homme incapable de s’exprimer autrement qu’en affirmant sa virilité à coups de poing et d’accélérateur. La scène de l’ascenseur est sur ce point emblématique. Au ralenti, le driver attrape sa bien-aimée, l’embrasse, et défonce sans transition le visage du mafieux venu pour le tuer. Prendre femme et tuer l’ennemi, deux facettes d’une même virilité malade que le film semble ici pointer du doigt.

La virilité, un « bloc de granit sans faille »[11]

Le problème est que cette piste critique n’est qu’esquissée et au final étouffée par la logique générale du film, dont le but est plus de créer un personnage masculin mythique et viril que de se livrer à une critique de la masculinité problématique du héros.

Certes, c’est le même homme que l’on nous présente au début comme l’incarnation la classe absolue et qui finit par exploser sauvagement la tête de son ennemi au point de faire fuir définitivement celle qu’il aime. Mais les violences auxquelles il se livre sont tellement extrêmes qu’elles peuvent difficilement s’intégrer de manière cohérente à la personnalité du héros. Les deux faces de sa personnalité sont aussi éloignées que celles de Docteur Jekyll et Mister Hyde. D’un côté l’homme posé et protecteur, de l’autre le psychopathe. Du coup, il est difficile de faire le lien entre les aspects « positifs » de sa masculinité qui le définissent dans la première partie du film et les aspects « déréglés » ou « malades » de la deuxième partie. Le film tend donc à les dissocier alors qu’ils sont en réalité intimement liés. En jouant la carte de la folie, il n’invite pas le public à chercher à comprendre le lien entre les différentes facettes de la personnalité du héros. Cette dissociation permet ainsi aux spectateurs de s’identifier à ce modèle viril qu’est le héros sans que la virilité ne soit trop entachée de ses aspects problématiques.

De plus, cette violence purement irrationnelle n’est pas présentée par le film comme absolument négative. Sous un certain angle, elle contribue à magnifier le héros. C’est par exemple l’un des sens du scorpion brodé sur le blouson du driver. En effet, il est fait allusion, à un moment du film, à la fable du scorpion et de la grenouille[12]. Dans cette histoire, un scorpion demande à une grenouille de l’aider à traverser une rivière en le portant sur son dos. La grenouille refuse d’abord, de peur d’être tuée par le scorpion durant la traversée. Celui-ci lui rappelle alors qu’un tel acte ne serait pas dans son intérêt pour la bonne raison que s’il la tuait ainsi, ils mourraient noyés tous les deux. Devant cet argument, la grenouille cède, mais au beau milieu de la rivière, le scorpion la frappe de son aiguillon venimeux. Mourante, la grenouille lui demande alors pourquoi il a fait ça. A quoi il répond qu’il n’y peut rien, car c’est dans sa nature (ou son « caractère »). Le héros de Drive est semblable au scorpion de la fable, il tue de façon irrationnelle mais ne peut s’en empêcher car c’est dans sa nature (« Men will be men »…). Or, dans la fable comme dans le film, le scorpion n’est pas juste un idiot dont le comportement mène tout droit au suicide, c’est aussi un être tragique, qui possède par là une certaine grandeur. Sous-entendu : les hommes peuvent parfois se comporter comme des fous furieux, mais n’est-ce pas aussi un peu ce qui fait leur charme ? (après avoir raconté la fable, dans le film Mr. Arkadin, le personnage joué par Orson Welles propose significativement de porter un toast « au caractère ! »). Ou, en allant plus loin encore, on peut même voir dans le héros de Drive une sorte d’artiste de l’ultra-violence. C’est le point de vue du réalisateur qui déclare dans une interview : « he’s so pure in his actions, and he’s so right about it, that it can be viewed as a piece of art »[13].

Fin de la scène de l’ascenseur : le scorpion, beau et tragique

Dans le même ordre d’idées, le film entretient un rapport ambigu avec les scènes idylliques du début où le héros prend le rôle de l’amant et du père de substitution. Derrière tous ces moments, il y a l’idée selon laquelle une famille constituée seulement d’une femme et d’un enfant est forcément incomplète, sûrement parce que la femme a absolument besoin d’un mari (pour la protéger et réparer la voiture…) et le fils d’un père à imiter pour apprendre à devenir un homme. Or le film enrobe ce propos sexiste d’un jeu et d’une esthétique « kitsch » signifiant en même temps (et peut-être à un certain public) qu’il n’adhère pas vraiment au discours qu’il est en train de tenir, tout en continuant néanmoins de le tenir avec une certaine insistance. Dans le même mouvement, le film véhicule donc une conception patriarcale de la famille et la met à distance en en exagérant la représentation (exagération qui rend possible une lecture au second degré pour un certain public qui ne se laisserait pas duper comme la masse par les valeurs conservatrices glorifiées par le film).

La représentation du bonheur. Un peu trop kitsch ?

En résumé, toutes les critiques de la conception patriarcale qu’il propose de la famille et de l’idée viriliste qu’il se fait de la masculinité, le film les désamorce systématiquement. Malgré les débordements un peu gênants de sa masculinité, le driver reste donc « a real hero » comme le martèle la chanson, et les spectateurs peuvent donc tranquillement continuer de s’identifier à lui sans que le mythe ne soit trop fissuré.

Papa l’expert en mécanique répare la voiture en panne de maman

Devant la télé, Papa apprend au fiston à reconnaître le bien et le mal pendant que maman se prépare dans la salle de bain

Papa fort et protecteur porte le fils dans son lit

D’ailleurs, à la fin du film, et malgré l’épisode de l’ascenseur, Irene souffre tellement du départ de son homme qu’elle erre, perdue, jusqu’à la porte de son appartement. En choisissant de conclure la trajectoire du personnage féminin sur une telle image de profonde dépendance envers le héros, le film semble donc très bien s’accommoder au final de la virilité de ce dernier.

Finissons sur ce paradoxe de l’identification que suscite le film avec son personnage masculin principal. En effet, il y a bel et bien là un paradoxe puisque l’une des intentions du film était au départ de mettre en scène « un type un peu paumé dans la mythologie hollywoodienne, qui se prend pour un héros de fiction »[14]. C’est d’ailleurs en ce sens que Ryan Gosling invite à comprendre la scène où, pour supprimer Nino, le driver enfile son masque de cascadeur. Or étant donné que cette transformation par laquelle le héros prend l’apparence des stars auxquelles il s’identifie coïncide avec la séparation définitive avec Irene, on pourrait penser que le film désigne sa confusion identitaire avec ses icônes viriles comme problématique. Le propos serait alors de déconstruire les mécanismes par lesquels Hollywood, par sa glorification de stars masculines viriles, contribue à créer chez les spectateurs (et notamment chez les garçons) des comportements mimétiques qui participe ainsi à la reproduction de normes de virilité condamnables. L’acteur raconte ainsi comment, fasciné par Rambo dans sa jeunesse, il était arrivé à l’école avec un couteau de boucher en imitant son modèle[15]. Mais loin de critiquer en profondeur cette invitation à l’identification, le film la reproduit au contraire massivement en faisant de son personnage principal « l’homme le plus cool de l’année »… En rendant le driver aussi classe et en déconnectant cet aspect de sa personnalité de son versant problématique, Drive reconduit ainsi cela même qu’il semblait vouloir (timidement) critiquer.

 Paul Rigouste


[1] http://www.lesinrocks.com/2011/10/05/cinema/nicolas-winding-refn-rencontre-avec-un-enfant-terrible-du-cinema-de-genre-118668/

[2] http://www.complex.com/pop-culture/2011/09/interview-drive-director-nicolas-winding-refn/page/2

[3] « Drive Press Kit: The A-List Cast ». FilmDistrict. 2011

[4] http://www.lesinrocks.com/2011/10/09/cinema/ryan-gosling-rencontre-avec-le-hit-boy-dhollywood-118718/

[5]  “I think that art is an act of violence, and the more emotionally engaged you are in a piece of art, the more violent it feels. So, of course, the body-count is not as high in my film as it is in many other movies, but maybe what people are confusing is the physical violence with the emotional violence in the movie. So that can give you, the audience member, images in your head that aren’t necessarily there in the film, but it’s also much more satisfying because then the film has really touched and penetrated you. If that’s the case, then I’ve done my job with Drive; I want people to see it and leave feeling that kind of emotional impact” (http://www.complex.com/pop-culture/2011/09/interview-drive-director-nicolas-winding-refn/page/2)

[6] Cf. Richard Dyer, « Homosexualité et film noir », traduit par Noël Burch dans Revoir Hollywood (éd. L’Harmattan)

[7] Cf. par exemple My Darling Clementine de John Ford

[8] http://www.avclub.com/articles/nicolas-winding-refn%2C61788/

[9] Cf. http://artsbeat.blogs.nytimes.com/2011/05/22/cannes-q-and-a-driving-in-a-noir-l-a/, et http://www.lesinrocks.com/2011/10/05/cinema/nicolas-winding-refn-rencontre-avec-un-enfant-terrible-du-cinema-de-genre-118668/

[10] http://www.rottentomatoes.com/m/drive_2011/news/1923553/ryan_gosling_on_drive_this_is_my_superhero_movie/

[11] Je reprends ici le titre de l’article acritique (du moins sur cet aspect) que les Inrockuptibles ont consacré au film (http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/drive-un-bloc-de-granit-sans-faille/)

[12] http://en.wikipedia.org/wiki/The_Scorpion_and_the_Frog

[13] http://www.complex.com/pop-culture/2011/09/interview-drive-director-nicolas-winding-refn/page/2

[14] http://www.lesinrocks.com/2011/10/09/cinema/ryan-gosling-rencontre-avec-le-hit-boy-dhollywood-118718/

[15] http://www.lesinrocks.com/2011/10/09/cinema/ryan-gosling-rencontre-avec-le-hit-boy-dhollywood-118718/

Love the way you lie (2010) : La souffrance d’Eminem

Réalisé par Joseph Kahn à partir d’une chanson écrite par Eminem, ce clip aborde de front le problème de la violence conjugale. Megan Fox et Dominic Monaghan y incarnent un couple déchiré et passionné qui ne parvient pas à sortir de la spirale de la violence dans laquelle il s’est enfermé. Le propos résonne d’autant plus que Eminem et Rihanna, les deux  interprètes de la chanson, ont fait l’expérience de cette situation de l’intérieur (Eminem a battu son ex-femme et Rihanna a été frappée notamment par le rappeur Chris Brown)[1]. Lorsqu’on sait en plus que l’actrice Megan Fox a reversé le cachet Sojourn House, une maison d’accueil pour les femmes battues et leurs enfants[2], on ne peut qu’être bien disposé à l’égard de ce clip. Car malgré son importance énorme dans notre société, le phénomène de la violence conjugale ne fait encore l’objet que de très peu d’études, de statistiques, comme de reportages dans les médias ou de représentations dans les productions culturelles[3]. Le patriarcat refoule ainsi massivement l’un de ses aspects les plus difficilement justifiable, et on peut donc déjà reconnaître à ce clip le mérite d’aborder le sujet. Sauf qu’il ne suffit pas de parler de la violence conjugale pour lutter contre elle. La représentation qu’on en propose, le point de vue duquel on se place ou les explications qu’on en donne ont une importance déterminante sur le sens du discours produit. Et dans ce clip, tous ces paramètres sont malheureusement loin d’orienter le propos dans la direction progressiste que l’on attendait.

Une responsabilité partagée

Dès les premières paroles, le clip prend une direction plus que douteuse. Rihanna entonne son refrain :

Just gonna stand there and watch me burn
Well that’s alright because I like the way it hurts
Just gonna stand there and hear me cry
Well that’s alright because I love the way you lie

Que l’on peut traduire ainsi :

Tu vas juste rester là et me regarder brûler
Après tout, ce n’est rien parce que j’aime comme ça fait mal
Tu vas juste rester là et m’écouter pleurer
Après tout, ce n’est rien parce que j’adore comment tu mens

Par ces paroles précieuses (puisque ce sont les seules qui lui seront accordées dans l’ensemble de la chanson), le personnage féminin reconnaît aimer les mensonges et les violences qu’il subit de la part de son partenaire masculin. D’emblée, la femme se désigne donc elle-même comme masochiste, confortant par là un des préjugés sexistes les plus répandus au sujet des femmes battues. L’effet de cette déclaration inaugurale (qui reviendra tout au long de la chanson puisqu’elle en constitue le refrain) est de faire porter à la femme une part de responsabilité dans les violences qu’elle subit, et de déresponsabiliser ainsi en partie l’homme qui les inflige.

La première scène du clip qui suit cette introduction nous montre Megan Fox et Dominic Monaghan couchés sur le lit conjugal. Elle ouvre les yeux et s’aperçoit qu’il a le numéro de téléphone d’une autre fille griffonné sur sa main. Elle se lève en le repoussant brusquement et commence une violente crise de jalousie : elle le frappe, puis lui crache au visage lorsqu’il essaie de la maîtriser. Le premier acte de violence que nous montre le clip est donc celui de la femme sur son compagnon. Ainsi, sa violence à lui apparaît comme une simple réaction à sa violence à elle, ce qui est encore très loin de la réalité statistique de l’origine des violences conjugales.

Dans la suite du clip, le masochisme annoncé par le refrain de Rihanna est illustré en images. Après avoir plaqué la femme contre le mur pour tenter de la maîtriser, l’homme donne un violent coup de poing à côté de son visage. Loin de la repousser, cette violence semble l’exciter puisque celle-ci se met à embrasser fougueusement son partenaire. S’ensuit un montage en parallèle où s’entremêlent sexe et violence au point qu’il devient rapidement difficile de distinguer les deux. Si la femme réagit ainsi aux violences de son partenaire, comment peut-on blâmer ce dernier de les reproduire ?

 

 

La femme masochiste

La responsabilité que la chanson attribue à la femme est pour finir symbolisée par la métaphore du feu qui revient tout au long du clip. Au début, on voit Megan Fox assise seule dans son salon, fascinée par une flamme qu’elle tient entre ses mains. Cette fascination est évidemment la métaphore de la fascination masochiste de la femme pour la violence masculine. C’est donc elle qui est en dernier lieu la responsable de l’enfermement de ce couple dans la spirale de la violence. C’est elle qui « joue avec le feu » alors qu’elle pourrait partir. A la fin, cette violence qu’elle tenait entre ses mains lui échappera et tout s’enflammera : leur maison, elle, et surtout lui. En faisant de la femme la seule maîtresse du feu, le clip reconduit donc par son imagerie l’idée d’une responsabilité féminine de la violence conjugale.

 

A trop jouer avec le feu…

Un point de vue masculin

Comme on l’a dit, celui qui brûle le plus à la fin, c’est l’homme. C’est donc lui qui est, pour le clip, la principale victime de la violence conjugale. La chose est claire au niveau des paroles, puisque celles-ci ne sont qu’un monologue d’Eminem décrivant en long et en large sa souffrance, sa culpabilité et son impuissance (« Je ne peux pas te dire de quoi il s’agit vraiment / Je peux seulement te dire l’effet que ça me fait / Et à présent, c’est comme une lame en acier dans mon artère / Je ne peux pas respirer mais je me bats encore tant que je le peux / etc. »). Les images disent la même chose. On voit Dominic Monaghan sombrer dans l’alcoolisme (il boit, vole des bouteilles au supermarché), regarder dans le vide ou encore hurler de rage et de douleur. Eminem chante quant à lui au milieu d’un champ ensoleillé, dans une tragique solitude dont il ne peut sortir.

 La souffrance masculine

Notre propos n’est pas ici de nier la souffrance réelle de beaucoup d’hommes qui battent leur femme, mais juste de pointer le parti-pris du clip qui se concentre quasi-exclusivement sur la souffrance masculine, au point d’en venir presque à occulter le fait que, lorsqu’un homme bat une femme, c’est tout de même généralement la femme qui souffre le plus… Certes, le but du clip n’est pas de se livrer une analyse sociologique de la violence conjugale, mais seulement d’en témoigner, de nous faire vivre ce phénomène de l’intérieur. Le point de vue est donc résolument subjectif. Mais le problème est que le point de vue adopté ici est exclusivement masculin. Rien d’étonnant quand on se rappelle que la chanson a été écrite par un homme (Eminem) et mise en clip par un autre homme (Joseph Kahn).

Pour résumer, ce qui est ennuyeux ici, ce n’est pas le choix d’un point de vue subjectif, ni même que ce point de vue soit celui de l’homme, mais c’est surtout que ce point de vue soit le seul adopté. En effet, lorsqu’on ne présente une situation que sous un seul angle, ce point de vue particulier risque de passer très rapidement pour « la réalité ». Si ce clip n’était qu’un clip parmi d’autres traitant eux aussi de la question de la violence conjugale mais d’un autre point de vue, son parti-pris serait déjà un peu moins gênant. Mais c’est malheureusement loin d’être le cas, et on peut donc légitimement s’inquiéter de l’influence de ce clip sur les représentations que se feront adolescents et adolescentes de ce phénomène social auquel beaucoup d’entre eux/elles seront confronté-e-s.

Un amour fusionnel et impossible

Au final, le discours du clip revient à faire tenir l’origine de cette violence (réciproque) dans l’amour fou et destructeur que cet homme et cette femme éprouvent l’un pour l’autre. Des deux côtés, la volonté de possession exclusive de l’autre mène à de violentes crises de jalousie (elle dans le lit, lui dans le bar). Si ces deux êtres s’entredéchirent, c’est avant tout parce qu’ils aiment si passionnément que cet amour les rend fou (« As tu déjà aimé quelqu’un si fort / Que tu arrives à peine à respirer quand tu es avec elle ? »  ; « Super défoncé à l’amour, ivre de haine / C’est comme si je sniffais de la peinture / Et plus je souffre, plus j’aime ça », etc.). C’est pour ça que même au cœur de la plus grande violence, le désir qu’ils ont l’un pour l’autre prend le dessus. La symbolique du feu peut être interprétée dans le même sens. La flamme que Megan Fox tient dans ses mains au début est aussi la flamme de leur amour. Lorsqu’elle tentera de l’éteindre à la fin du clip, tout s’enflammera, car on ne peut maîtriser l’amour, à la fois source du plus grand bonheur comme de la plus grande souffrance.

Toute cette idéologie de l’Amour (avec un grand A), le clip la réactive sans jamais la critiquer. Au contraire, l’Amour y est présenté comme une sorte de fatalité à laquelle les humains de peuvent rien, une sorte de malédiction les vouant à un sort tragique (« Peut être que c’est ce qui arrive quand une tornade rencontre un volcan »). Mais on peut très bien s’opposer à cette idéologie en soutenant que l’Amour est juste une construction sociale, et qu’il ne peut donc pas avoir ce caractère tragique que semble lui prêter le clip. Loin d’être un sentiment relevant d’une quelconque nature humaine universellement partagée, il est au contraire le produit de représentations propres à une culture et une époque particulière (et donc susceptibles d’être transformées). Certes, à une échelle individuelle, l’Amour s’impose le plus souvent comme une nécessité à laquelle on ne peut rien, mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’à l’échelle de notre société, il n’a rien de nécessaire.

A partir de là, il peut être utile de s’interroger sur le rôle que peut avoir cette idéologie dans la perpétuation des violences conjugales. En effet, les représentations de l’Amour produites aujourd’hui souvent massivement hétérosexistes. L’Amour, c’est en effet le sentiment par lequel un homme et une femme sont uni-e-s par le lien affectif le plus fort qui puisse exister. Or quand on sait que les injonctions à l’amour hétérosexuel prennent beaucoup plus pour cibles les femmes que les hommes, ne doit-on pas commencer à douter de son innocence ? Ne serait-il pas le moyen le plus efficace trouvé par le patriarcat pour maintenir les femmes dépendantes des hommes, et donc sous leur domination ? Est-ce que ce n’est pas plus parce qu’elles aiment leur mari que les femmes battues restent avec lui, plus que par masochisme ?

Quel est en effet le discours dominant adressé aux femmes confrontées à la violence masculine ? « Soyez patiente et aimante, prenez sur vous, et vous parviendrez à le changer. C’est juste sa manière à lui d’exprimer son amour ». Par exemple, la majorité des romans de la collection Harlequin met en scène une femme parvenant à adoucir son amant à force de patience et d’abnégation[4]. Ou encore, dans La Belle et la Bête de Walt Disney, la femme parvient, grâce à son amour, à révéler le prince charmant qui sommeille dans le monstre au départ désagréable et violent avec elle. Or, malheureusement, la réalité est tout autre. L’amour inconditionnel des femmes pour leur mari ne met pas fin à la violence conjugale, il les fait juste rester plus longtemps auprès d’eux, à subir leurs coups[5].

Certes, le clip d’Eminem et de Rihanna ne présente pas l’Amour comme une solution, loin de là, puisqu’il est la force qui empêche les deux amants d’en finir avec leur relation destructrice. Mais reste que cette situation est posée comme une fatalité. L’Amour n’est jamais présenté pour ce qu’il est, une construction sociale que l’on pourrait déconstruire (et éventuellement reconstruire différemment). L’Amour est cette malédiction qui s’est emparée d’eux. Au final, pour le clip, ce n’est la faute de personne, et surtout pas du patriarcat. A tout cela on ne peut rien faire. Seul sous le soleil, le pauvre Eminem continue de se lamenter.


La tragique condition de l’homme

Paul Rigouste


[1] « C’est une chose dont nous avons tous les deux fait l’expérience, a commenté Rihanna à Access Hollywood, et chacun d’un point de vue opposé. Lui a pour ainsi dire vaincu le cycle de la violence domestique et ça, c’est quelque chose qu’on ne montre pas beaucoup aux gens » (cité dans http://www.tetu.com/actualites/people/love-the-way-you-lie-rihanna-et-eminem-jouent-avec-le-feu-17691)

[2] http://www.tetu.com/actualites/people/love-the-way-you-lie-rihanna-et-eminem-jouent-avec-le-feu-17691

[3] Pour un point sur les statistiques concernant les violences conjugales et les mécanismes de son occultation sous le patriarcat, voir l’excellent livre de Patrizia Romito, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, paru aux éditions Syllepses.

[4] Cf. Tania Modleski, Loving With a Vengeance: Mass Produced Fantasies for Women

[5] Cf. par exemple les témoignages de femmes battues dans le documentaire La domination masculine, de Patric Jean.

All I want for Christmas is you (2011) : Justin Bieber et ses copains font leurs courses de Noël

Comme si le flot ininterrompu de publicités destinées aux plus jeunes ne suffisait pas à les convertir dès le berceau à l’idéologie consumériste, certain-e-s chanteurs et chanteuses apportent généreusement leur pierre à l’édifice. C’est ce que firent en 2011 Justin Bieber et Mariah Carey en ressortant pour Noël un ancien tube de la chanteuse dans une version modernisée (c’est-à-dire plus sexiste et plus consumériste). Alors que dans le clip de la chanson originale, Mariah Carey (qui avait à l’époque 24 ans) s’en donnait à cœur joie dans un duo coquin et « incestueux » avec le vieux Père Noël à barbe blanche à qui elle demandait juste comme cadeau que son homme vienne la chercher en motoneige, l’écart d’âge est ici renversé, puisqu’elle est une sorte de « femme cougar » aguichant le jeune Justin de 18 ans dans un supermarché.

Acheter c’est bien …

Alors que les paroles de la chanson ne cessent de répéter que la présence de l’être aimé à ce Noël comptera plus que les cadeaux sous le sapin (« Je ne veux pas beaucoup de choses pour Noël / Il y a seulement une chose dont j’ai besoin / Je me fiche des cadeaux / Sous le sapin de Noël / Je te veux juste pour moi toute seule »), le clip nous rappelle tout de même avec une grande subtilité que consommer aussi rend heureux, et qu’il ne faut donc pas oublier les cadeaux sous le sapin !

 

« Eh, regarde, des baskets fabriquées en Inde ! »

 

« Waouh ! Des Nintendo made in China ! J’en prends trois ! »

Pendant la première moitié du clip, un Père Noël distribue dans la rue des tickets donnant l’immense privilège de pouvoir entrer dans ce temple de la société de consommation qu’est le supermarché. Ainsi, à la fin, les élu-e-s peuvent se retrouver dans une joyeuse communion consumériste. Preuve que, contrairement à ce que disent les éternels rabat-joie, la société de consommation produit bel et bien du lien social, autour de ces valeurs fondamentales que sont la liberté (de consommer) et le bonheur (de consommer).

 

Qui a dit que plus rien ne rassemblait les gens ?

 

… mais acheter une femme, c’est mieux.

 Parce qu’il serait injuste de réduire le propos de ce clip à de la simple propagande consumériste, il importe de noter la présence d’un second niveau de sens, enrichissant nettement le message adressé aux jeunes spectateurs et spectatrices : le plus bel objet à acheter pour Noël reste quand même la femme. Mariah Carey a pour l’occasion rétréci significativement la taille de sa jupe, ce qui lui permet de s’offrir généreusement à l’appétit de Justin et de ses buddies dans une succession interminables de poses sexys. Et tout le monde est heureux au pays de la consommation et du sexisme !

 

Justin et ses copains ont repéré le plus alléchant des cadeaux

 

La femme-marchandise, un corps à consommer et la garantie d’un joyeux Noël !

 

Paul Rigouste

Heroes, Misfits, No ordinary family & Alphas : Le genre des super-pouvoirs

Depuis le début des années 2000, les super-héros envahissent de plus en plus les écrans de cinéma avec notamment les Spiderman (2002, 2004, 2007), Batman (2005, 2008, 2012), X-Men (2000, 2003, 2006, 2009, 2011), Hulk (2003, 2008), Iron Man (2008, 2010), Fantastic Four (2005, 2007) ou autres Dardevil (2003), Captain America (2011) ou Thor (2011) pour ne citer que ceux-là. La télévision n’a pas tardé exploiter le filon à partir du lancement par la chaîne NBC de la série Heroes en 2006. Or si les films de super-héros produits pour le cinéma mettent toujours en scène un seul héros (parfois, mais très rarement, une héroïne) ou une équipe assez réduite de héros/héroïnes (X-Men ou les Fantastic Four), les séries multiplient quant à elle beaucoup plus les personnages principaux dotés de super-pouvoirs. Cette particularité qu’ont les séries par rapport aux films tient sûrement en grande partie de la différence de format entre les deux médias (limité à 2h/2h30, un film ne peut se permettre d’introduire trop de personnages sous peine de devoir leur sacrifier de la profondeur de caractère). Une des conséquences intéressante de cette contrainte technique est la multiplication dans les séries des personnages féminins dotés de super-pouvoirs. En effet, dans le cas d’un film dont le scénario tourne autour d’un seul personnage principal, les producteurs/trices peuvent se laisser aller à leur sexisme spontané et choisir sans complexe un personnage masculin quasiment à chaque fois sans que personne ne s’en offusque. En revanche, l’imposition d’un casting exclusivement masculin pour une série chorale telle que Heroes risquerait de choquer, même dans une société patriarcale où la violence et le pouvoir sont perçu-e-s comme des privilèges masculins par nature. C’est ainsi que débarquent en masse à la télévision des femmes dotées de super-pouvoirs. Mais cela suffit-il pour rendre ces séries automatiquement progressistes en ce qui concerne la représentation qu’elles donnent des rapports sociaux de sexe ? Bien sûr que non. Pour en juger, il ne suffit pas de savoir si des personnages féminins sont dotés de super-pouvoirs, mais aussi quel est leur nombre, et surtout quels sont ces super-pouvoirs et quels rapports entretiennent-ils avec les personnalités de ces nouvelles super-héroïnes. C’est ce que nous allons examiner en étudiant les séries suivantes : Heroes (NBC, 2006-2010), Misfits (E4, 2008-…), No Ordinary Family (ABC, 2010-2011), et Alphas (Syfy, 2011-…).

 

Heroes (2006 – 2010)

Diffusée à l’origine sur NBC à partir de septembre 2006, Heroes est une série chorale mettant en scène plusieurs individus que rien apparemment ne relie et qui se découvrent progressivement de grands pouvoirs, impliquant évidemment de grandes responsabilités… Etant donnée la longueur de cette série (78 épisode de 42 minutes) et sa complexité[1], nous ne pourrons l’étudier ici dans le détail. Nous nous concentrerons donc sur les personnages principaux de la première saison, la plus regardée des cinq qui ont vu le jour.

Si on fait le compte des super-héros et des super-héroïnes au centre de l’histoire, on s’aperçoit rapidement que les premiers sont beaucoup plus nombreux que leurs homologues féminins, au nombre de trois (Claire Bennett, Niki Sanders et Charlie Andrews). Mais plus important encore, la nature des pouvoirs que possèdent ces super-héroïnes les distinguent radicalement de ceux de leurs partenaires masculins. En effet, si l’on passe en revue ces derniers, on remarque très rapidement qu’ils permettent à leurs détenteurs d’accroître leur pouvoir sur le monde et sur les autres, leur maîtrise du temps et de l’espace. Il y a d’abord Hiro Nakamura, capable de manipuler l’espace-temps et donc de se téléporter et de voyager dans le temps ; Nathan Petrelli qui peut voler ; D.L. Hawkins, qui a le pouvoir de se dématérialiser/rematérialiser, ce qui lui permet par exemple de traverser les murs ; Matt Parkmann est quant à lui télépathe, et peut donc lire dans les pensées des autres et les influencer grâce à ce même pouvoir ; Isaac Mendez est capable de voir l’avenir ; le petit Micah Sanders possède le pouvoir de technopathie et peut ainsi commander les machines ; enfin, Peter Petrelli s’approprie les pouvoirs des heroes qui se trouve à proximité. Dans le même esprit, les personnages secondaires masculins ont eux aussi des pouvoirs redoutables : l’Haïtien peut effacer la mémoire et supprimer les super-pouvoirs des autres heroes ; Ted Sprague peut générer de l’énergie radioactive et électrique ; Claude Rains peut se rendre invisible, etc.

Contrairement à la majorité de ces personnages masculins, qui  maîtrisent leur pouvoir et jouent ainsi un rôle actif dans l’histoire, les personnages féminins sont d’emblée mis par le scénario dans une position de passivité. Claire Bennett a le pouvoir d’auto-guérison, qui agit par définition indépendamment de sa volonté. Et si elle peut, au début de la série, utiliser activement ce pouvoir pour aller sauver un homme prisonnier des flammes sans être blessée, elle sera assez rapidement cantonnée au rôle relativement passif de « la pom-pom girl à sauver » (cf. le fameux « save the cheerleader » qui revient comme un leitmotiv dans la première saison). Charlie Andrews est encore plus passive avec sa mémoire surdéveloppée. Mais c’est surtout Niki Sanders qui, de toutes les héroïnes, subit le plus la situation dans laquelle son pouvoir l’a mise. En effet, loin d’accroître ses capacités, ce dernier la domine et fait d’elle un personnage victime de son propre pouvoir (un double d’elle-même, maléfique et redoutable, qui agit contre sa volonté avec une force surhumaine). On pourrait objecter que certains personnages masculins sont eux-aussi, dans une certaine mesure, dominés par leurs pouvoirs. Isaac Mendez, par exemple, souffre de son don de précognition qui lui permet de voir l’avenir et de le peindre lorsqu’il se trouve dans un état second. Son pouvoir est comme une force qui s’empare de lui sans qu’il puisse la maîtriser. Il semble ainsi comparable aux personnages féminins passifs ou dépassées par leur pouvoir. Sauf que son personnage a une toute autre dimension que les vulgaires serveuses, pom-pom girls et strip-teaseuses représentant le « sexe faible » dans la série : il est l’artiste visionnaire, à la fois génial et tourmenté, qui est comme inspiré par Dieu puisqu’il peut voir à l’avance le destin à laquelle l’humanité est vouée…[2]

Le sexisme constitutif de cette répartition des pouvoirs entre hommes et femmes se redouble en plus d’un sexisme dans l’attribution des professions aux personnages principaux. Comme on l’a dit, les femmes sont pom-pom girl, serveuse et strip-teaseuses, restant ainsi bien enfermées dans le domaine de l’apparence et du service. Les hommes quant à eux sont politicien, policier, horloger, informaticien, peintre, etc., bref du côté du savoir (et de la technique) et du pouvoir. Seul Peter Petrelli fait exception puisqu’il est infirmier, une profession traditionnellement féminine puisque relevant du soin (« care »). Mais sa personnalité en fait d’emblée quelqu’un de perdu, à la recherche de lui-même (trait de caractère auquel fait aussi écho son super-pouvoir). Trouver sa place dans Heroes consiste donc avant tout à se conformer aux normes assignées à son sexe. Et loin de remettre en question cet ordre patriarcal, l’intrusion du fantastique cet univers ne fera que le consolider par l’intermédiaire d’une répartition fondamentalement sexiste des super-pouvoirs.

La pom-pom girl, la strip-teaseuse et la serveuse : des femmes d’emblée bien à leur place

 

Misfits (2008 – …)

Série britannique diffusée à l’origine sur la chaîne E4, Misfits raconte l’histoire de cinq adolescents condamnés à des travaux d’intérêt général pour des raisons diverses. Alors qu’ils commencent juste à purger leur peine, un violent orage éclate. Ils/elles sont alors frappé-e-s par la foudre, ce qui leur confère différents super-pouvoirs dont ils/elles ne vont pas tarder à prendre connaissance.

D’un point de vue purement quantitatif, on peut remarquer que les personnages principaux dotés de super-pouvoirs comptent encore une fois dans leurs rangs plus de garçons (au nombre de trois : Nathan, Simon et Curtis) que de filles (au nombre de deux : Kelly et Alisha). Mais c’est surtout d’un point de vue qualitatif que l’inégalité dans la répartition des pouvoirs se fait le plus ressentir. Pourtant, il semblait au départ que tous les personnages était à ce niveau logés à la même enseigne, puisque chacun recevait un pouvoir correspondant à l’exacerbation d’un des traits de sa personnalité : pour Simon, le grand timide que personne ne remarque, le pouvoir de se rendre invisible ; pour Kelly, la racaille des cités au physique plutôt ingrat, le pouvoir entendre ce que les gens pensent d’elle (et qui se ramène généralement à du mépris envers son style et son origine sociale, ainsi qu’à une considération de sa personne uniquement sous un angle sexuel, comme un corps facile à posséder) ; pour Alisha, la fille sexy et séductrice, le pouvoir de susciter le désir chez tous ceux qui la touchent, et ce de manière irrépressible ; et pour Curtis, l’ex-athlète qui culpabilise d’avoir été arrêté en possession de cocaïne et d’avoir ainsi bêtement mis fin à sa carrière de sportif, le pouvoir de remonter le temps[3].

Vue comme ça, la répartition des pouvoirs semblait relever d’une logique parfaitement égalitaire. Sauf que, très rapidement, les pouvoirs dont ont hérité les personnages masculins vont s’avérer être sans commune mesure avec les pouvoirs de leurs partenaires féminines. On pourrait résumer ainsi le sexisme de cette répartition en disant que les pouvoirs des garçons ont pour conséquence de les rendre plus puissants, alors que les pouvoirs des filles, en leur nuisant directement, vont parfois jusqu’à les rendre impuissantes. Un pouvoir qui rend impuissant, voilà semble-t-il le seul type de super-pouvoir tolérable pour une femme… Ainsi, une fois passée la phase d’adaptation, les deux personnages masculins acquièrent la possibilité de voyager dans le temps et de se rendre invisibles lorsqu’ils le désirent. Face à eux, Kelly en vient très rapidement à ne plus supporter son pouvoir, à cause duquel elle entend malgré elle toutes les horreurs que les gens pensent d’elle. Mais la plus gâtée dans l’histoire reste tout de même Alisha, qui hérite du pouvoir de susciter automatiquement chez qui la touche une envie violente de sexe. Voilà qui est assez inédit dans l’histoire des super-héros : le super-pouvoir d’être constamment menacée de viol, en étant en plus au final la responsable de ces viols ! Pour que cette idée possède un minimum de potentiel féministe, il faudrait au moins fallu que la série prenne la peine de faire le lien entre cette condition et le patriarcat. Mais, loin d’être le cas, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Car en plus d’être tout au long de la série caractérisée comme une fille sachant jouer de son pouvoir de séduction, on apprendra dans la troisième saison (épisode 1) qu’Alisha fut surnommée à une époque « la bouffeuse de bites » (« the cock monster »), et qu’elle faillit être la cause de la mort de Rudy, qui tenta de se suicider par qu’elle lui avait brisé le cœur (elle l’ignora après avoir couché avec lui alors qu’il était amoureux d’elle). Loin d’être les victimes des injonctions à être séduisantes qui les bombardent en permanence, les femmes en tireraient plutôt un pouvoir redoutable dont les hommes seraient les premiers à pâtir. Au loin se laisse doucement entendre la petite musique bien connue du « si les femmes se font violer, c’est peut-être aussi parce qu’elles l’ont cherché, à allumer les hommes avec leurs mini-jupes et leur décolletés, etc. ».

 

Est-ce qu’Alisha ne mériterait pas son embarrassant super-pouvoir ?

Du côté des personnages secondaires dotés de super-pouvoirs, on peut aussi remarquer une certaine constance dans l’attribution des pouvoirs. Les femmes à en posséder sont moins nombreuses que les hommes, et leurs pouvoirs renvoient à des stéréotypes sexistes classiques. Si l’on prend le cas des deux ennemies les plus redoutables que les héros ont eu à affronter dans la série, on voit que leurs super-pouvoirs réactivent l’idée selon laquelle les femmes seraient fondamentalement fourbes et manipulatrices (seule source possible de  pouvoir pour elles, l’exercice de la violence et de la force leur étant refusé puisque privilège masculin). Ainsi, dans le dernier épisode de la première saison (S01E06), une catholique intégriste convertit un à un les adolescents de son quartier grâce à son pouvoir de persuasion, dans une ambiance faisant référence au classique de la science-fiction Invasion of the Body Snatchers (1956). Et dans le premier épisode de la seconde saison (S02E01), une ex-petite amie de Simon prend successivement l’apparence des différents héros et héroïnes pour les manipuler les uns des autres et les amener à s’entretuer (avec là encore une référence à un classique de la science-fiction : The Thing, de John Carpenter (1982)). Dans les deux cas, la femme multiple et fourbe n’affronte pas directement son adversaire, mais utilise plutôt son pouvoir de persuasion et sa maîtrise des apparences pour le dominer. Or cette dimension est totalement absente des personnages masculins dotés de super-pouvoirs. Ceux-ci sont dangereux essentiellement par leur usage violent de la force physique (exemplairement le superviseur dans le premier épisode (S01E01) ou l’homme évoluant dans un jeu vidéo ultraviolent (S02E04), mais aussi le tatoueur qui peut créer instantanément des armes mortelles grâce à son appareil (S02E03)[4].

Un autre personnage féminin important dont le super-pouvoir est cantonné aux limites d’une féminité stéréotypée est la vieille femme du deuxième épisode (S01E02). Ayant la capacité de rajeunir, elle en profite pour séduire Nathan et coucher avec lui, frustrée qu’elle est de ne plus avoir accès aux corps jeunes et beaux qu’elle continue de désirer. Au cas où le matraquage publicitaire (et plus généralement médiatique et culturel) qui nous bombarde à longueur de journées de corps jeunes et lisses ne suffise pas, cet épisode nous rappelle ainsi explicitement qu’à partir d’un certain âge, les individus (et surtout les femmes) ne peuvent plus être désirables, et que tout le monde devrait aspirer une éternelle jeunesse en luttant contre tous les signes physiques de vieillissement. Le fait que ce soit une femme qui, dans cet épisode, hérite du pouvoir de rajeunir est un signe de l’inégalité entre hommes et femmes face à ses injonctions au rajeunissement[5].

 

No Ordinary Family (2010-2011)

Diffusée le temps d’une seule saison sur la chaîne ABC, cette série américaine raconte l’histoire d’une famille dont chacun des membres se voit doté de super-pouvoirs à la suite d’un crash en avion dans un lac de la forêt amazonienne. Cette famille est composée d’un couple hétérosexuel et de deux enfants (une fille et un garçon). Elle correspond ainsi à l’image classique que l’on se fait de la famille nucléaire « normale » (on devrait plutôt dire « normée ») que la série va s’acharner à sauver de son autodestruction annoncée. Si autant de personnages féminins que de personnages masculins possèdent des super-pouvoirs[6], la nature de ceux-ci et l’usage qu’en font leur détenteur/trices vont cependant différer radicalement selon le genre des personnages.

Comme on l’a dit, tout tourne autour de la lente décomposition de cette famille dont les membres s’éloignent peu à peu les uns des autres. Or, très rapidement, la série révèle le cœur de son propos hautement réactionnaire en faisant tenir l’origine de cette crise essentiellement dans l’éloignement du couple du schéma patriarcal classique avec le mari qui s’épanouit dans son travail pendant que la femme s’occupe des enfants et des tâches ménagères. Ici, ô scandale, la femme se consacre à sa carrière de scientifique, tandis que le mari prépare à manger, fait le ménage, prend le temps de parler avec ses enfants, se préoccupe constamment du bien-être de la famille, etc. Tout va mal donc. Mais heureusement, les super-pouvoirs nouvellement acquis vont permettre de rééquilibrer cette situation désastreuse en remettant chacun à sa place…

Si l’on commence par le cas du mari (Jim Powell), on constate que celui-ci est dès le début posé comme dominé dans son couple. Sa femme mène une carrière professionnelle beaucoup plus prestigieuse que lui, et on le voit mendier pour obtenir d’elle un malheureux dîner aux chandelles. Il est ainsi posé comme beaucoup plus dépendant d’elle qu’elle ne l’est de lui. A côté de cela, il est aussi dominé par une femme au sein de son travail : l’inspecteur Cho, qui ne manque pas de lui rappeler sa supériorité hiérarchique dès les premiers mots qu’ils échangent dans l’épisode 1. Cet homme acculé à une position féminine dans sa famille et dans son travail va alors retrouver, grâce à son pouvoir, la place de dominant qui lui est due en tant qu’homme dans notre société patriarcale. Les scénaristes ne sont pas allés chercher midi à quatorze heure pour déterminer quel serait son pouvoir. Celui-ci est tout simplement la super-puissance. Il peut arrêter les balles à mains nues, faire des bonds de plusieurs centaines de mètres, stopper les voitures qui foncent vers lui, soulever des charges de plusieurs tonnes, etc. Rien de tel pour retrouver un peu de virilité…

Le scénario insiste d’ailleurs bien sur le lien entre l’acquisition de ces super-pouvoirs et le renversement par le personnage de la domination féminine qu’il subissait. La scène de la découverte de ses pouvoirs dans le commissariat est éloquente. Alors que l’inspecteur Cho vient de le reprendre parce qu’il l’avait appelé « Cho » et pas « Inspecteur Cho », un homme appréhendé se saisit de l’arme d’un policier et tire au hasard. Jim plonge alors vers l’inspecteur et arrête la balle avec sa main. Grâce à ce geste héroïque, il prend l’ascendant sur la femme qui le dominait en la sauvant de la mort. Dans son couple, le renversement est identique. Désormais c’est elle qui attend le soir à la maison qu’il revienne du travail (puisqu’il s’y réalise beaucoup plus qu’auparavant grâce à ses super-pouvoirs). Un petit épisode au lit nous signale en plus que ce supplément de virilité fait ici aussi son petit effet. Et quand papa assure au lit, plus de doute sur qui porte le pantalon à la maison !

 

Avant : l’homme émasculé

Après : la nouvelle virilité

Prenons maintenant le cas de la femme (Stephanie Powell). Celle-ci correspond au stéréotype sexiste de la femme carriériste qui délaisse sa famille et rend par conséquent tout le monde malheureux. Un échange entre elle et son mari dans le premier épisode résume bien leurs positions respectives :

Lui : Je n’ai pas eu la vie que j’espérais, alors que toi tu as pu vivre tes rêves à cent à l’heure.

Elle : A cent à l’heure… au point de tout négliger.

Lui : Tout négliger ? Chérie, qui pourrait te suivre ?

Elle : Tu n’as pas pu car tu as arrêté d’essayer.

Lui : Non, on a tous les deux arrêté d’essayer. Tu veux savoir pourquoi ta fille va mal ? Elle a peur que son copain finisse par la quitter pour une fille qui coucherait avec lui, parce qu’elle ne se sent pas prête. Et J.J., il galère à l’école, parce qu’ils veulent le mettre en classe de rattrapage. Mais tu nies les problèmes scolaires de ton fils. Tu saurais tout ça si tu passais plus que vingt minutes par nuit à la maison.

Elle : C’est vrai, parce que je suppose que c’est le rêve de tout le monde de travailler 80 heures par semaine pour subvenir aux besoins de sa famille.

Ce couple va mal parce que la femme se détourne de son rôle de femme pour se consacrer à sa carrière. Mais heureusement, son super-pouvoir va lui permettre de redresser la barre. En effet, elle acquiert la capacité de se déplacer à une vitesse supersonique. Ainsi, elle peut plus facilement concilier ses impératifs professionnels avec ses tâches d’épouse et de mère de famille (comme elle le confie à sa collègue envieuse : « Maintenant je peux dire que je suis heureuse. Avec ces pouvoirs je n’ai plus à choisir, je peux me consacrer à 100% à mon travail, ma famille et mes enfants. Jim et moi avons même eu un petit moment de libre ce matin… »). Sitôt le travail finit, elle fuse à la maison pour aider J.J. à faire ses devoirs (épisode 1) ; le matin elle prépare le petit déjeuner de tout le monde en un temps record, idem pour le ménage (épisode 2), etc. Enfin, cerise sur le gâteau, son métabolisme amélioré l’oblige à ingurgiter des calories en masse sans aucun risque de prendre le moindre gramme. Un super-pouvoir qui permet à la fois de faire carrière, de s’occuper de ses enfants, d’être une véritable fée du logis et de rester en mince tout en mangeant constamment du chocolat : à quoi une femme peut-elle aspirer de plus ?…

Ainsi, la femme peut reprendre sa place pour que tout rentre dans l’ordre. Comme elle le dit à sa fille qui lui demande ce qui lui prend de préparer le petit déjeuner alors que c’était Jim qui s’en chargeait habituellement : « Les choses devaient changer ici, avec ou sans nos nouveaux pouvoirs » (épisode 2). Maintenant, ce n’est plus elle qui « passe la première la porte de la maison le matin » (épisode 2), elle s’est enfin réapproprié son lieu naturel : l’intérieur du foyer !

 

Grâce à son super-pouvoir, Stephanie peut se déplacer de sa table de travail où elle découpe des tomates…

… au frigo en un éclair. Voilà une femme qui a bien compris les limites à l’intérieur desquelles elle doit utiliser ses nouvelles capacités.

Usage supersonique de l’aspirateur.

Organisation supersonique de la kermesse de l’école avec les autres mamans.

A longueur d’épisodes[7], la série martèle lourdement son message réactionnaire : la famille nucléaire est le fondement de notre société, et le couple hétérosexuel patriarcal est ce qui lui assure stabilité et bonheur. L’épisode 3 insiste à coup de gros symboles, au cas où le message ne soit pas encore bien entré dans nos têtes. Au début de l’épisode, la famille se rend au mariage de l’ex-baby sitter des enfants, une noire qui a « réussi » puisqu’elle va bientôt devenir la femme d’un millionnaire… Lorsqu’elle vient saluer la famille, elle témoigne comme il se doit d’une grande reconnaissance envers ses anciens maîtres blancs : « Honnêtement, je dois vous remercier pour tout. Pendant toutes ces années où je gardais Daphné et J.J., je vous regardais tous les deux et je me disais : « ce qu’ils ont, c’est ça que je veux ». Quelques instants plus tard, une bande de voleurs armés débarquent dans la réception et volent l’argent et les bijoux des invités, dont l’alliance de Stéphanie. Dans la suite de l’épisode, Jim écumera les mariages accompagné de son fidèle serviteur noir jusqu’à ce qu’il ait remis la main sur ce symbole de leur mariage (et du mariage en général). A la fin, il pourra alors offrir à nouveau la bague à Stephanie dans une ambiance romantique de dîner en tête à tête au sommet d’un immeuble, comme pour symboliser le nouveau départ pris par le couple, enfin conforme aux normes patriarcales[8].

 

Maman est contente car papa l’emmène au restaurant…

… pour lui offrir à nouveau la bague symbole de leur couple sacré.

 

            Alphas (2011-…)

Diffusée simultanément sur Syfy Universal aux Etats-Unis et sur Space au Canada depuis 2011, cette série américaine met en scène une équipe d’« Alphas » (individus aux capacités neurologiques hors du commun) travaillant au sein d’une section secrète du gouvernement afin d’œuvrer pour le bien de la société, en arrêtant notamment d’autres Alphas malintentionnés.

Loin de révolutionner les représentations des rapports sociaux de sexe dans les séries de super-héros/héroïnes, cette production récente ne fait que  reconduire leur sexisme d’une manière on ne peut plus classique. Numériquement, les personnages masculins dotés de super-pouvoirs sont encore une fois plus nombreux que les personnages féminins (si l’on s’en tient aux 5 protagonistes principaux, 3 sont des hommes et 2 des femmes). Leurs ennemis et leurs interlocuteurs au sein du gouvernement sont eux aussi masculins dans leur immense majorité.

Si l’on s’intéresse à la nature des pouvoirs détenus par chacun des personnages principaux, leur caractère genré est ici encore évident. Chez les hommes, il y a d’abord Bill, doté d’une force exceptionnelle. Mais aussi Cameron, qui possède des réflexes surhumains ainsi qu’une précision parfaite dans son usage des armes à feu comme de tout autre projectile (grâce notamment à sa capacité de prédiction des trajectoires). Enfin, Gary est capable de percevoir toutes les longueurs d’ondes électromagnétiques, ce qui fait concrètement de lui dans la série quelqu’un de quasi-omniscient. Puissance, précision, anticipation, savoir : les personnages masculins réalisent à eux trois un équilibre parfait entre pensée et action.

Or, si les pouvoirs des deux héroïnes ont certes plus d’importance que ceux de leurs homologues de la série Misfits par exemple, il n’en reste pas moins que ces pouvoirs les enferment encore dans des stéréotypes sexistes. En effet, Nina a le pouvoir de pousser les gens à faire ce qu’elle leur demande.  Elle n’agit pas directement, mais manipule les autres pour arriver à ses fins. On est ici renvoyé au stéréotype de la femme fourbe et manipulatrice qui utilise la persuasion (passant évidemment par la séduction) pour augmenter son pouvoir. Et au cas où ce ne soit pas assez clair, le scénario explicite le lien entre ce pouvoir et la féminité de Nina en faisant de celle-ci un personnage cultivant son apparence et à l’aise dans le rapport de séduction. Une scène du premier épisode est particulièrement éloquente à ce sujet. Alors que Bill, dont la volonté est sous l’emprise d’un Alpha diabolique, est sur le point de tuer le Dr Lee Rosen (le chef de l’équipe), Nina tente de l’en empêcher grâce à son pouvoir. Mais comme celui-ci est inférieur en puissance à celui du méchant Alpha, elle décide de lui apporter un supplément tout personnel en embrassant Bill, détourné ainsi immédiatement de son intention criminelle.

 

Pendant que chacun travaille dans son bureau, Nina cultive son super-pouvoir en s’appliquant du vernis à ongles.

Et quand son pouvoir de persuasion n’est pas assez puissant, elle sait comment y remédier…

A côté de Nina, Rachel possède quant à elle le pouvoir d’augmenter les capacités perceptives de ses cinq sens. Alors que les super-pouvoirs des hommes augmentent leur savoir et leur capacité d’action, celui de Rachel augmente sa capacité de perception, et la condamne ainsi à une attitude purement réceptive (et jamais active). On retombe ici sur la dichotomie hommes actifs / femmes passives, celles-ci étant systématiquement placées du côté de la sensibilité, de l’écoute[9] (contrairement aux hommes, fondamentalement centrés sur eux-mêmes et non sur autrui). Notons aussi que si le pouvoir de Rachel lui sert essentiellement lors des enquêtes qu’elle mène avec l’équipe, il est aussi parfois ramené à sa féminité, comme lorsque son odorat et sa vue super-développées l’amènent à conclure d’un rapide examen de son bureau que celui-ci aurait besoin d’être nettoyé (« Ugh. Man, I need to clean ») (début de l’épisode 2).

Si les femmes (quoique toujours moins nombreuses) jouent cependant un rôle important dans l’équipe des « Alphas », reste que les super-pouvoirs obéissent à un principe de répartition absolument sexiste, qui cantonne chacun des deux sexes à des rôles et des qualités bien définies. Pour les hommes : savoir, pouvoir, précision, force, agilité, maniement des armes, action, etc. Pour les femmes : écoute, sensibilité, réception d’un côté, et manipulation, séduction, persuasion de l’autre.

Comme on a pu s’en rendre compte grâce à ces différents exemples, le fait que beaucoup de femmes se voient dotées dans ces séries de super-pouvoirs ne rend pas ces productions nécessairement progressistes dans leur représentation des rapports sociaux de sexe, loin de là… Au contraire, l’idée d’un pouvoir féminin semble si insupportable aux créateurs de ces séries que les scénarios s’acharnent à neutraliser le potentiel subversif de ces super-pouvoirs en les ramenant aux stéréotypes de la féminité tels qu’ils sont définis par le patriarcat. Non seulement ces pouvoirs ne remettrons pas en cause la « différence essentielle » entre hommes et femmes, mais inutile non plus d’y chercher un quelconque girl power puisque, dans leur immense majorité, ces « pouvoirs » ont pour conséquence de rendre ces femmes encore plus impuissantes qu’elles ne l’étaient auparavant face à leurs partenaires masculins. Voilà comment l’attribution aux femmes de super-pouvoirs a pu être réapproprié par le patriarcat pour donner naissance à des séries non plus sexistes, mais bien super-sexistes…

Paul Rigouste


[1] Elle met en scène un grand nombre d’intrigues parallèles et compte plus de 20 personnages principaux, sans compter tous les personnages récurrents (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Personnages_de_Heroes)

[2] Dans les personnages féminins secondaires, il importe de mentionner la présence d’Eden McCain et de son super-pouvoir de persuasion. Si celle-ci en use activement et se rapproche par là plus des personnages masculins que des autres héroïnes, ce pouvoir la ramène cependant au stéréotype sexiste de la femme fourbe et manipulatrice, qui mène les hommes par le bout du nez grâce à son pouvoir de séduction. Elle est ainsi le pendant dans Heroes du personnage de Nina dans Alphas (cf. plus bas)

[3] Seul le personnage de Nathan semble échapper à cette logique d’attribution des pouvoirs. Sauf peut-être si on la comprend dans son cas comme l’attribution du pouvoir le plus cool au personnage (censé être) le plus cool…

[4] Même lorsqu’ils sont inoffensifs, les hommes gardent un rapport étroit avec ce côté bestial, violent et primitif, qui n’est jamais attribué à des personnages féminins (cf. l’homme-chien (S01E02) et l’homme-singe (S02E05))

[5] Il faudrait, pour être exhaustif, étudier aussi la redistribution des super-pouvoirs qui s’opère à partir de la fin de la deuxième saison. Celle-ci semble en effet réorienter la série dans un sens plus intéressant au niveau des rapports sociaux de sexe. Par exemple, Kelly devient grâce à son nouveau pouvoir un génie de la mécanique, et Curtis acquiert le pouvoir de changer de sexe…

[6] Je me limite ici aux héros et héroïnes, sans prendre en considération les méchants dotés de super-pouvoirs, quant à eux majoritairement masculins.

[7] Même si j’avoue ne pas avoir tenu plus loin que l’épisode 3, tellement la lourdeur du propos me devenait insupportable.

[8] Je n’ai pas parlé ici des super-pouvoirs des enfants, plus périphériques dans la narration. On peut juste noter rapidement que si J.J. acquiert une super-intelligence (le père et le fils se partageant entre hommes le monopole du savoir et de la puissance), Daphne hérite du pouvoir de lire dans les pensées d’autrui, pouvoir qui lui cause plus d’inconvénients que d’avantages.

[9] Qualité qui fait par ailleurs partie de la personnalité « ordinaire » de Rachel, comme en témoigne le rapport qu’elle entretient avec ses parents (cf. par exemple la discussion qu’elle a à ce propos avec Nina dans l’épisode 2, ou encore son comportement dans l’épisode 3)

La Planète des singes (2001) : Soumettre femmes et barbares

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Comme l’a bien montré Eric Greene à propos des cinq premiers volets de la saga (Planet of the Apes, 1968 ; Beneath the Planet of the Apes, 1970 ; Escape from the Planet of the Apes, 1971 ; Conquest of the Planet of the Apes, 1972 ; Battle for the Planet of the Apes, 1973)[1], la problématique du rapport humain/animal peut fonctionner dans ces films comme la métaphore d’une autre forme de domination dont les mécanismes sont comparables : le racisme. En effet, si ces films parlent explicitement de spécisme et qu’il est donc parfaitement légitime de les interpréter selon ce prisme, il n’en reste pas moins que la majorité des spectateurs de l’époque (1968-1973) ne les a pas reçus comme des films antispécistes, mais bien comme des films antiracistes. En effet, alors que le mouvement Black Power (1966-1975) radicalisait la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, les conditions socio-politiques de production et de réception de ces films les rendaient donc plus beaucoup susceptibles d’une lecture en termes de race qu’en termes d’espèce. Il importe donc de bien garder en tête le fait que ces films sont (comme tous les autres) susceptibles de différentes interprétations suivant leur contexte socio-historique de réception. Le public noir de l’époque les recevait essentiellement comme des films traitant de la question raciale[2], mais un public sensibilisé à la question du spécisme peut aussi très bien les interpréter comme des films antispécistes. Aucune lecture n’est en soi plus vraie qu’une autre, car les films n’existent que dans des « interactions entre un texte et un contexte de production et de réception : ce sont les spectateurs qui donnent in fine sens au film. Le sens ne préexiste pas aux pratiques sociales qui font exister les films. Les publics eux-mêmes se construisent selon des logiques de genre, mais aussi de classe, d’ethnicité, de génération, etc. »[3].

En ce qui concerne le film de Tim Burton, une même double lecture est possible. Comme dans les premiers volets, c’est le rapport entre humains et animaux qui est explicitement mis en scène, mais là encore, ce n’est probablement pas au prisme de cette problématique que le film a été lu (et continue de l’être aujourd’hui) par la majorité de son public. En effet, comme on va le voir, les singes tels qu’ils sont dépeints par le film peuvent facilement fonctionner comme les représentants d’une barbarie menaçant la civilisation occidentale (incarnée quant à elle par le héros blanc civilisé Leo Davidson). Le rapport humain/animal est donc encore surdéterminé dans ce film par un conflit racial (même si celui-ci est totalement différent de celui qui agitait la société états-unienne des années 60-70). Enfin, notons que si les cinq premiers volets, malgré quelques contradictions, tendaient plutôt à véhiculer un message antiraciste et à travailler donc la question raciale dans un sens progressiste, le film de 2001 est de ce point de vue profondément réactionnaire.

Examinons donc le sens de ce film en essayant de montrer ce que celui-ci nous dit à la fois du rapport humains/animaux (spécisme) et du rapport blancs/non-blancs (racisme).

La menace barbare

Que nous dit le film de 1968 des rapports humains/animaux (en gardant en tête que ce rapport de domination fonctionnait essentiellement à l’époque de sa sortie comme une métaphore du rapport de domination raciste) ? Toutes les scènes où le héros découvre les mœurs des habitants de la planète où il a échoué visent le même but : bousculer l’anthropocentrisme spontané des spectateurs/trices en les mettant dans la position du dominé, celle-là même occupée par les animaux dans nos sociétés. La scène de chasse est en ce sens une des plus grandes réussites du film : des singes surgissent brutalement de nulle part et massacrent un groupe d’humains qui n’avaient rien demandé. En nous forçant à adopter le point de vue des victimes, le film nous oblige à éprouver pendant quelques minutes ce que peut vivre un animal lorsqu’il est ainsi traqué. Et de la même manière, tout ce que subit ensuite le héros (être attaché, enfermé, battu, ou encore servir de cobaye pour des expériences scientifiques) amène les spectateurs/trices à prendre conscience de ce qui est infligé en permanence aux animaux dans notre société spéciste. En renversant le rapport de domination humain/animal tel que nous le connaissons, le film accuse donc indirectement (mais très clairement) l’humanité d’être la responsable d’une exploitation intolérable des autres espèces animales. Or, en partant du même portrait en miroir de notre société spéciste, le film de Tim Burton parvient non seulement à en neutraliser le potentiel critique, mais en arrive même à soutenir la position inverse, à savoir que ce ne sont pas les humains qui constituent une menace pour les animaux, mais bien le contraire ! Examinons comment s’opère ce renversement idéologique invraisemblable.

En apparence, le dispositif de départ est le même : un humain échoue sur une planète dominée par des singes, où ceux-ci font subir aux membres de son espèce le même genre de violences que nous faisons subir aux animaux dans nos sociétés : ils sont chassés, mis en cages, marqués au fer rouge, domestiqués, méprisés, etc. Sauf qu’un détail important empêche l’analogie d’être poussée jusqu’au bout. En effet, les singes dépeints dans le film ont ceci de différent de nous qu’ils sont beaucoup plus bestiaux et primitifs. Ils grimpent aux arbres, poussent des cris, se tapent le torse, etc. ; en bref, ils ont un comportement plus simien qu’humain (contrairement aux singes du film de 1968). On est ainsi poussé à se dire que si les singes se comportent de manière aussi barbare avec les humains, c’est avant tout parce qu’ils sont des primitifs, plus proches de l’animalité que de l’humanité. Alors que le premier épisode de la saga, en donnant aux singes toutes les apparences de l’humanité civilisée, semblait montrer que la barbarie la plus horrible est peut-être celle qui se donne des airs civilisés et justifie à coup de grandes théories ses entreprises de dominations, le film de Tim Burton en revient à la bonne vieille dichotomie entre les méchants barbares primitifs d’un côté, et les bons civilisés de l’autre. Le propos est d’autant plus réactionnaire qu’il se redouble d’un racisme et d’un ethnocentrisme de bon aloi. En effet, les décors et costumes des singes brassent les références aux cultures « non-civilisées » dans un patchwork dont seul Hollywood a le secret. Sur fond de musique orientalisante défilent devant nos yeux une série de représentations dont on a bien de la peine à comprendre l’unité, tout simplement parce qu’elles ont pour seule fonction de nous rappeler en permanence que l’on se trouve ici chez « les autres », dans cet ailleurs mystérieux et inquiétant où la civilisation n’a pas encore mis les pieds[4].

Cithare et narguilé

Femme voilée

Tenture indienne

Ambiance cour des miracles. Mais où sommes-nous ?

Parce qu’il représente les singes comme des êtres bestiaux et primitifs, le film empêche donc l’analogie avec notre société de fonctionner. Ce que les spectateurs/trices voient, ce n’est pas l’image en miroir de notre comportement spéciste envers les animaux, mais juste des humains qui se font violenter par un peuple de barbares. D’ailleurs, le film affirmera très clairement par la bouche du héros que notre société n’est aucunement spéciste. Par exemple, dresser des singes pour les envoyer dans des capsules spatiales à la place des humains lorsque l’entreprise est trop risquée ne relève absolument pas pour le film de l’exploitation d’une espèce par une autre. Le Capitaine Leo Davidson (Mark Wahlberg) décrira le rapport que les humains entretenaient avec les singes dans son vaisseau comme une « collaboration égalitaire »[5]. Et lorsque Ari (Helena Bohnam Carter) lui fera remarquer que mettre les animaux en cages et s’en servir pour se divertir ou comme cobayes pour des expériences scientifiques sont des choses « horribles », il lui répondra que « l’on fait pire aux membres de notre propre espèce ». Les vraies victimes, ce ne sont pas les animaux (qu’il faut arrêter de plaindre), mais bel et bien les humains. Le film ira d’ailleurs très loin dans cet esprit en réécrivant totalement l’histoire des origines de la planète. En effet, dans les premiers films, les singes avaient pris le pouvoir sur les humains lors d’une révolution visant à mettre fin à leur exploitation systématique (Conquest of the Planet of the Apes, 1972). Les humains ne faisaient donc que récolter le spécisme qu’ils avaient semé. Or ici, les singes ne prennent pas du tout le pouvoir pour renverser une quelconque domination (puisque comme on l’a vu, humains et animaux vivent dans une « collaboration égalitaire »…), mais ils prennent le pouvoir sans raison, sous l’impulsion de l’un d’entre eux devenu fou. Il n’est donc aucunement question de révolution ici. Ou plus exactement, il y aura bien une révolution, mais ce sera celle des humains remettant en cause l’ordre injuste instauré par les singes ! Et au final, tout rentrera dans l’ordre lorsque le héros aura symboliquement remis le singe dans la cage d’où il n’aurait jamais dû sortir.

Le récit qui nous est conté est donc celui de la réinstauration par l’humain blanc civilisé de l’ordre juste menacé par la barbarie. Comme on l’a vu, le visage que prend cet ennemi à soumettre est à la fois celui de l’animalité, de la bestialité (spécisme), et celui de l’obscurantisme des civilisations primitives (racisme et ethnocentrisme). Une réplique synthétise parfaitement l’idéologie réactionnaire du film sur ce point : alors que l’affrontement entre les humains révoltés et leurs oppresseurs simiens fait rage, la capsule spatiale du chimpanzé Périclès atterrit au beau milieu du champ de bataille. Les singes interrompent alors immédiatement leur offensive pour accueillir, subjugués, celui qu’ils pensent être leur dieu Sémos, le fondateur de leur communauté. Leo Davidson prend alors Périclès par la main et lui dit : « Viens, allons expliquer l’évolution à ces macaques ». Il se pose ainsi comme l’homme éclairé face aux primitifs enfermés dans leur obscurantisme religieux. Mais le sens de cette réplique ne se limite pas à l’affirmation de la supériorité de celui qui possède le savoir scientifique, la Vérité. En effet, ce qu’il faut que ces ignares comprennent, ce n’est pas seulement qu’ils sont ignares, mais aussi qu’ils se situent à un stade profondément archaïque de l’évolution des espèces, dont l’aboutissement est l’humanité civilisée incarnée par Leo Davidson. La théorie de l’évolution n’est donc pas utilisée pour montrer qu’aucune espèce n’est supérieure à une autre puisque toutes ont été également sélectionnées pour survivre et descendent d’ancêtres communs. Au contraire, l’usage déformant qui en est fait dans cette réplique sert essentiellement à laisser entendre qu’il y aurait une hiérarchie entre les espèces (les espèces supérieures étant naturellement vouée à dominer les espèces inférieures). Et vu l’ethnocentrisme manifeste du film, il est à craindre que soit en même temps véhiculée l’idée d’une hiérarchie entre les cultures. En effet, après avoir prononcé cette phrase, le représentant de l’espèce et de la culture supérieures qu’est Leo Davidson réinstaurera l’ordre juste en enfermant dans sa cage le représentant de l’espèce et de la culture inférieure qu’est le Général Thades.

Mais reste une dimension du film que je n’ai pas encore mentionnée alors qu’elle est inextricablement liée aux autres : Leo Davidson n’est pas seulement un humain blanc civilisé, c’est aussi et avant tout un homme…

Soumettre les femmes pour soumettre les barbares

On pourrait résumer le film en disant qu’il est avant tout l’histoire de la reconquête par le héros de sa virilité. Lorsque l’on fait sa connaissance à bord de l’Oberon, le capitaine Leo Davidson apparaît comme un homme frustré, condamné à dresser des chimpanzés pour que ceux-ci fassent le boulot à sa place. Sa collègue ne se prive d’ailleurs pas de faire allusion à cette réduction à l’impuissance du héros. Elle s’adresse ainsi à Périclès le chimpanzé lorsqu’il le ramène ce dernier de son entraînement de pilotage : « Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que l’homo sapiens t’a encore fait des misères ? Nous savons tous que c’est parce qu’il n’a pas ta grosse fusée (we all know it’s just rocket envy) ». Cette pique a directement pour but de titiller la virilité brimée de notre héros, et elle fait visiblement mouche, puisque celui-ci rétorque : « Toujours pas de petit ami ? », à quoi elle répond : « Je ne suis pas maso. Je préfère les chimpanzés aux hommes ». Un dernier échange achèvera le tableau : lorsqu’elle lui apprend que Périclès va être papa, Davidson plaisante : « Il avait effectivement l’air content de lui », elle lui répond : « C’est la femelle qui a eu l’initiative ». Femmes fortes, hommes dominés ou impuissants, ambiance tendue entre les sexes : il ne fait pas bon vivre pour notre héros sur l’Oberon.

Lorsque, à l’approche d’un nuage électromagnétique, l’un de ses supérieurs hiérarchiques décide d’envoyer Périclès en reconnaissance alors que Davidson ne cesse de rétorquer qu’il faut pour cette mission « quelqu’un qui pense », ce dernier prend l’initiative de désobéir aux ordres pour partir à la recherche de son chimpanzé disparu dans le nuage. Cet acte par lequel le héros réaffirme sa virilité en reprenant le pouvoir est le premier d’une longue série qui se conclura à la fin du film par l’affrontement avec le Général Thades.

En attendant, Davidson a tout à prouver lorsqu’il atterrit sur la planète des singes. La mise en scène de ce moment clé du film insiste sur sa dimension symbolique de nouvelle naissance. Comme le souligne Tim Burton[6], le vaisseau ressemble à un œuf, et juste après avoir émergé de l’eau, le héros change de peau en ôtant sa combinaison spatiale, qui laisse ainsi apparaître un treillis moulant et déchiré. Cette nouvelle naissance est ainsi à comprendre comme une sorte de retour à l’état de nature, grâce auquel Leo Davidson va pouvoir renouer avec son être profond (sa virilité). L’homme blanc va ainsi pouvoir réécrire l’histoire qui lui avait échappé en reprenant le contrôle des femmes et des barbares qui ont mené l’humanité à sa perte.

Iconographie du western : l’homme blanc représentant de la civilisation, sur son cheval, face à la nature sauvage et ses peuples menaçants.

Or cette reconquête par Leo de sa virilité ne se fait pas beaucoup attendre : elle passe d’abord par la séduction immédiate des deux personnages féminins principaux (dont la dépendance affective envers le héros contraste avec l’indépendance de la collègue du vaisseau). Puis, très rapidement, Davidson va prendre le commandement des opérations en dirigeant l’évasion d’un petit groupe d’humain-e-s. A partir de ce moment, il sera indéboulonnable dans sa position de leader naturel qui donne les ordres et a réponse à tout. Un moment essentiel est celui où il parvient à remettre la main sur son pistolet. Lorsque Ari (Helena Bonham Carter), la chimpanzé qui les accompagne, a le malheur de vouloir toucher l’arme avant lui, il l’en empêche immédiatement. Et il a bien raison, car les armes sont dans le film symboles du pouvoir à la fois masculin (des hommes sur les femmes) et technologique (des civilisés sur les barbares). La scène entre Thades et son père (incarné par Charlton Heston) est on ne peut plus claire à ce sujet. Sur son lit de mort, Zaius révèle à son fils le secret conservé par les chefs des singes de génération en génération : « Au commencement, nous étions les esclaves et les humains était les maîtres ». Les singes ne sont donc que les usurpateurs d’un pouvoir qui appartient en fait par nature aux humains. Zaius le dit explicitement lorsqu’il montre à son fils le pistolet symbole du pouvoir des humains : « Ce que tu tiens entre tes mains est la preuve de leur pouvoir. Leur pouvoir d’invention. Le pouvoir de leur technologie ». Et à la fin, c’est effectivement l’arme nucléaire (« faite pour durer », selon les mots de Leo Davidson), qui permettra à ce dernier de découvrir l’origine de la planète et de déclencher l’explosion qui empêchera le massacre des humains par les singes. Loin d’être l’agent de la destruction de l’humanité par elle-même comme c’était le cas dans le deuxième volet de la série (Beneath the Planet of the Apes, 1970), l’arme nucléaire est ici ce qui permet de stopper la barbarie et d’établir la paix.

La reconquête par l’homme blanc du pouvoir qu’il avait perdu passe donc à la fois par la soumission des femmes et des barbares. Mais le rapport à ces deux « autres » n’est pas posé par le film comme strictement équivalent : l’opposition homme/femme est en effet présentée comme étant plus fondamentale que l’opposition civilisé/barbare (ou humain/animal). Lorsque Ari et Daena, toutes deux amoureuses du héros, se chamaillent par jalousie devant lui, ce dernier s’énerve et leur crie : « Silence ! Et ça vaut pour les deux espèces ». Quelque chose d’essentiel relie donc ces deux personnages par delà leur différence spécifique (au sens d’appartenance à deux espèces différentes) : ce sont des femmes, et elles doivent en conséquence apprendre à se taire (« sois belle et tais-toi »). Ainsi, le film dépeint non seulement des personnages féminins totalement inconsistants, dont les seuls traits de caractère consistent à être amoureuses du héros et jalouses l’une de l’autre[7], mais il leur intime en plus l’ordre (par l’intermédiaire du personnage masculin) de ne pas exprimer ce peu de personnalité que l’on a daigné leur céder…

Cette misogynie qui parcourt le récit apparaît à la fin comme structurante d’un point de vue scénaristique. En effet, la révélation finale est que les singes qui dominent la planète sont ceux dont s’occupait Leo Davidson et ses collègues à bord de l’Oberon. Un enregistrement retrouvé dans l’épave du vaisseau nous l’apprend par la bouche de la collègue avec laquelle Leo échangeait des remarques cinglantes au début du film. Celle-ci explique que l’un des singes qu’elle était chargée de dresser, Semos, s’est mis à dominer les autres singes et à organiser avec eux une rébellion. Le fait que ce soit elle qui était responsable de ce singe a son importance. Ce détail est à mettre en rapport avec cet épisode au début du film, où Leo joue un tour à l’un des singes en lui faisant croire qu’il a de la nourriture pour lui dans l’une de ses mains alors que ce n’est pas le cas. Sa collègue le regarde d’un air désapprobateur. S’ensuit ce dialogue :

Lui (tentant de se justifier) : Je lui apprends (I’m teaching him) 

Elle : Non, tu te moques de lui (You’re teasing him)

Lui : Avec ses chromosomes transgéniques, il est équipé pour encaisser

Elle : Quand on les brime, ils sont déstabilisés, voire violents 

Ici, sa position à elle semble plus raisonnable et plus louable que sa position à lui (elle semble mieux connaître les singes et savoir ce qui est bon pour eux, alors que lui s’amuse des petites humiliations qui leur fait subir). Mais la fin du film remet totalement en question cette valorisation de l’attitude féminine envers les animaux. En effet, à être trop gentille et attentionnée à leur égard, la collègue de Leo a fini par rendre possible la prise de pouvoir des singes sur les humains. Dans le message enregistré retrouvé par Leo sur l’épave, elle se désigne clairement elle-même comme la responsable de cette insurrection : « J’ai peut-être compris la vérité quand ils étaient jeunes, mais je n’ai pas voulu l’admettre ». Il faut mettre cette déclaration en rapport avec le dialogue cité ci-dessus : la collègue de Leo Davidson est responsable de la rébellion parce qu’elle a mal élevé le singe qui est devenu leur leader. Elle l’a mal élevé parce qu’elle ne l’a pas assez maté, parce qu’elle ne lui a pas assez signifié son infériorité par rapport aux humains. Le bon comportement à avoir avec les singes était donc celui de Leo Davidson et non celui de sa collègue. Ce retournement final s’inscrit donc pleinement dans la logique du film, qui ne cesse de mettre en scène la manière par laquelle l’homme doit reprendre le pouvoir le pouvoir sur les femmes (Ari et Daena) afin de soumettre les barbares (les singes).

Si l’on en est arrivé à ce monde à l’envers où les barbares/animaux ont pris le pouvoir et dominent les civilisés/humains, c’est donc en dernier lieu parce que trop de pouvoir a été laissé aux femmes, et que les hommes ont ainsi perdu le contrôle (du vaisseau, des animaux, des femmes). Il est donc logique que le Sauveur mettant fin à la barbarie soit un homme blanc civilisé, et que l’ensemble du film prenne la forme d’une reconquête par celui-ci de son pouvoir sur les femmes. A la fin, tout est rentré dans l’ordre : il est celui qui a mis fin à la barbarie, celui qui a enfermé le singe dans sa cage, celui que les femmes pleurent et que les jeunes garçons prennent pour modèle.

Soumettre les femmes pour se donner les moyens de soumettre les barbares, voilà donc en résumé le mot d’ordre de ce film. Resterait à s’interroger sur les causes socio-politiques qui ont pu donner lieu à un tel discours où misogynie et racisme sont si intimement liés.

 Paul Rigouste


[1] Eric Greene, Planet of the Apes as American Myth. Race and Politics in the Films and Television Series (McFarland, 1996, reéd. 2006)

[2] Comme en témoigne par exemple l’anecdote relatée par Eric Greene dans son livre sur la saga : « Après la première, début 1968, de La Planète des singes, Mort Abrahams [le producteur associé des deux premiers volets] et le producteur Arthur P. Jacobs (dont l’« APJAC productions » a assuré le financement des 5 films de la saga)  se heurtèrent à l’artiste Sammy Davis Jr. Ce dernier embrassa Jacobs et proclama que La Planète des singes était le meilleur film sur les relations noirs/blancs qu’il avait jamais vu. Ni Abrahams ni Jacobs ne savaient de quoi Davis parlait ».

[3] Noël Burch & Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe (Vrin, 2009), p. 10

[4] La scène où des enfants jouent au basket ainsi que le plan montrant des ados singes en blousons de cuir sont peut-être à interpréter dans le même esprit malgré leur tonalité comique.

[5] C’est d’ailleurs au passage sûrement comme cela que les artisans du film devaient penser leur rapport avec les singes figurant dans le film : dressé et soumis à leur ordres selon un principe de « collaboration égalitaire »…

[6] Dans son commentaire audio disponible dans les bonus du DVD

[7] On pourrait à la rigueur relativiser cette affirmation en ce qui concerne Ari, qui est aussi caractérisée par son opposition politique aux gouvernants de la planète. Mais à partir du moment où elle rencontre le héros, cette dimension passe progressivement au second plan pour s’effacer devant l’amour qu’elle éprouve pour Leo.

Intouchables (2011) : L’intouchable domination masculine

Si le racisme de ce film et la représentation qu’il donne des rapports entre les classes ont pu être l’objet de critiques de la part de la presse française (Libération notamment), son sexisme structurant a quant à lui été systématiquement ignoré alors qu’il est pourtant à bien des égards le moteur de la narration. En effet, Intouchables nous conte l’histoire de deux hommes que tout oppose : l’un est tétraplégique, l’autre est valide et sportif ; l’un est blanc, l’autre est noir ; l’un est riche, l’autre est pauvre ; l’un loge dans un hôtel particulier à Paris, l’autre est un jeune des banlieues qui a fait de la prison ; l’un écoute de la musique classique, l’autre Earth, Wind and Fire, etc. Le film multiplie ainsi les différences entre les deux personnages principaux, insistant ainsi lourdement sur le caractère exceptionnel de cette amitié à la fois si simple et si incroyable, et dont on prend soin de nous rappeler au début et à la fin qu’elle est inspirée d’une histoire vraie (afin de bien nous faire entrer dans la tête que cette société apparemment déchirée par les inégalités n’est pas si déchirée que ça et que l’espoir est encore possible parce qu’il existe des gens biens, etc. etc. etc.).

Deux hommes donc que tout oppose. Tout ? Pas exactement. Un point commun les réunit : ce sont précisément des hommes. Cette amitié extraordinaire ne se noue donc pas par delà toutes les différences, mais bien sur la base d’une profonde connivence masculine se construisant tout naturellement par opposition à ces « Autres » que sont les femmes. Ainsi, le sexisme n’est pas ici un détail parmi d’autres, mais il est au contraire structurant, au sens où c’est lui qui permet en dernier lieu à cette amitié-par-delà-les-différences de se construire. Examinons donc plus précisément comment il fonctionne à l’intérieur de ce film écrit et réalisé par des hommes (Olivier Nakache et Eric Toledano) pour des hommes (Omar Sy et François Cluzet).

Les acteurs et réalisateurs d’Intouchables : le plaisir de faire des films entre hommes

 

Un bon départ

Dès leur première rencontre, lors de l’entretien d’embauche de Driss, la complicité entre les deux hommes se construit par l’exclusion du féminin (dans la figure de Magalie, la secrétaire de Philippe). La scène commence par l’entrée en force de Driss qui, en ayant assez d’attendre que vienne son tour, intimide un autre candidat et lui passe devant. Ce comportement témoigne non seulement du caractère impétueux de ce jeune des banlieues incapable de respecter les usages d’un milieu qui lui est étranger, mais il permet aussi de mettre en place l’opposition entre la masculinité déficiente de Philippe et la masculinité en acte de Driss, qui apportera au premier le « supplément d’homme » qui lui manque pour retrouver le bonheur dans sa vie. Driss est en effet étonnamment bien accueilli par Philippe lorsque celui-ci débarque en force pour l’entretien d’embauche. Alors qu’il vient d’entrer en marchant sur les pieds des autres candidats et exige de manière assez autoritaire une signature de Philippe, celui-ci ne le renvoie pas, mais prend au contraire le temps de l’écouter, et accepte même de signer son papier. A croire que le caractère musclé de son entrée a plus séduit le tétraplégique qu’il ne le laisse paraître… S’ajoute à cela que la relation qui s’instaure entre les deux hommes, si elle a été initiée par Magalie la secrétaire, évolue très rapidement vers l’exclusion de cette dernière de la discussion. Au départ sujet du discours elle en devient très rapidement l’objet, permettant la constitution d’une connivence masculine sur fond de blagues sexistes :

Philippe : Expliquez nous un peu votre papier là.

Driss : Il me faut une signature pour dire que je me suis présenté à l’embauche, et que malheureusement malgré les qualités évidentes… enfin bref vous mettez votre baratin habituel comme quoi vous êtes pas intéressé. Il me faut trois refus pour que je puisse retoucher mes Assedic.

Philippe : Oui je comprends vos Assedic. Vous n’avez pas d’autres motivations dans la vie ?

Driss : si si j’en ai d’autres… (montrant Magalie du regard)… y en a une juste là là… ça c’est très motivant (clin d’œil à Magalie). Bon c’est pas que je m’ennuie mais qu’est-ce qu’on fait ? On signe ? On signe pas ?

Philippe : Non, je ne suis pas en mesure de vous le signer sur le champ (…).

Driss : (…) Et la motivation elle peut pas signer pour vous là.

Philippe : Non non non, Magalie n’a pas procuration.

Driss : Ah c’est dommage, comme ça elle aurait pu me griffer un petit 06 en même temps. 

Magalie est donc réduite au statut de « motivation » pour le séducteur masculin, ce qui est censé être drôle, et fait effectivement sourire Philippe à plusieurs reprises. On pourrait objecter ici que ce qui fait sourire Philippe n’est pas la réduction de Magalie à un corps séduisant à mettre dans son lit, mais le fait que les tentatives de Driss sont vouées à l’échec puisque Magalie est lesbienne. Mais ce serait oublier (1) qu’à ce moment du film nous ne savons pas encore que Magalie est lesbienne alors que nous sommes visiblement invités à rire, et surtout que (2) dans cette hypothèse, Philippe ne se moquerait pas du tout du comportement de Driss parce que celui-ci serait sexiste et hétérosexiste (puisqu’il présuppose a priori que toutes les femmes sont hétérosexuelles), mais sourirait plutôt de l’ironie du sort en vertu duquel ce jeune homme sûr de lui s’embarque dans une entreprise de séduction vouée à l’échec. On pourrait traduire en mots les sourires de Philippe par des « bien essayé, dommage… » ou des « si tu savais… ». L’ambiance sexiste de cette rencontre, si elle a pu offusquer Magalie le temps d’un plan, n’a en tout cas pas le moins du monde dérangé Philippe qui se propose à la fin tout naturellement de signer le papier de Driss.

 La « motivation »

 

Une amitié toute masculine  

A partir de là, la relation entre Philippe et Driss prendra la forme d’une amitié bien masculine. L’élément déclencheur qui fera que Driss acceptera de s’occuper de Philippe est un défi lancé par ce dernier : « Je parie que vous ne tiendrez pas deux semaines ». Aider quelqu’un juste pour aider quelqu’un, voilà qui n’enchante pas spécialement Driss (le « care », c’est un truc de femmes). Par contre, relever un défi lancé par un autre mec, ça c’est déjà plus excitant. Le défi sera d’ailleurs un leitmotiv de leur relation (cf. par exemple la scène de la poursuite en voiture avec la police : « 100 euros que je les mets dans le vent. – Tenu. » « 200 sur l’escorte. – Tenu. »). L’amour des grosses voitures est d’ailleurs un terrain particulier de complicité entre les deux hommes. En témoigne la scène de la poursuite, mais aussi la scène du premier contact de Driss avec le bolide (« Ouh c’est bien ça, elle est nerveuse !»).

Qu’il soit blanc ou noir, riche ou pauvre, le phallus vibre toujours au son d’un gros moteur

 

Mais c’est surtout leur rapport aux femmes (et plus généralement au féminin) qui va le plus rapprocher les deux compères. Cette complicité masculine se constitue d’abord par l’exclusion du féminin sous toutes ces formes, en particulier celles qui menacent la masculinité « de l’intérieur ». C’est le sens des blagues autour des bas de contention au début du film :

Driss (montrant les bas) : Et la jupe elle est où là ?

Philippe : Non, ça c’est des bas de contention. Si je ne les mets pas le sang circule mal. Et du coup je risque de m’évanouir.

Driss : Moi je vais pas vous mettre des bas. Là y a un petit problème, parce que comme je vais pas le faire, à un moment donné il va falloir que… faut qu’on voit si Marcelle… elle peut revenir pour les mettre elle… parce que elle en plus elle sait les mettre puisque c’est une fille et tout… Je sais même pas pourquoi on discute puisque je vais pas le faire. Même pour vous, il vaut mieux vous évanouir. Franchement à un moment donné faut … on dit non, on les met pas, on reste là (il frappe du poing sur le lit)

Philippe (alors que Driss lui enfile enfin ses bas) : Ben quoi, vous m’enfilez des bas, vous avez de très jolies petites boucles d’oreille, moi je trouve ça très cohérent.

Driss : On peut arrêter les vannes là ?

Philippe : On a l’impression que vous avez fait ça toute votre vie. Vous n’avez jamais pensé à faire un CAP d’esthéticienne ?

S’ensuit le monologue de Driss répétant qu’il refuse catégoriquement de « vider le cul » de Philippe… Certes, dans ces passages, l’attitude de Driss est présentée comme risible. Mais en même temps ça ne peut pas être le sexisme ou l’homophobie de sa position qui prêtent à rire dans ce passage, car si c’était le cas, la logique du film serait alors que Driss apprenne petit à petit à redéfinir sa masculinité de manière plus souple. Or c’est précisément l’inverse qui se produit, puisque c’est au contraire Philippe qui s’enrichira de la virilité de Driss. Cette dernière ne sera donc jamais plus remise en question dans la suite du film, bien au contraire. Ce qui est moqué, ce n’est donc pas le sexisme ou l’homophobie en soi, qui voudraient que mettre des bas ou « vider le cul » sont des pratiques inenvisageables pour un homme, mais ce sont son sexisme et son homophobie à lui, le jeune noir des banlieues, qui reste encore un peu arriéré dans sa représentations des rapports entre les sexes. Le racisme du film lui permet donc à la fois de se moquer ponctuellement du sexisme dans la figure de Driss, en reconduisant en même temps un schéma général on ne peut plus sexiste.

Mais si l’amitié masculine se construit en partie par l’évacuation du féminin, elle ne peut pas non plus totalement s’en passer. Les femmes réapparaissent alors, essentiellement sous deux formes : celles qu’on épouse, et celles avec qui on couche. Autrement dit, les mamans et les putains. Les putains sont loin d’être méprisées par nos héros, car ceux-ci leur font l’honneur de leur créer un dossier qui leur entièrement consacré, le bien nommé « dossier putes ». On fera plusieurs ainsi plusieurs fois appel à leur service.

 A un c’est bien…

… mais à deux c’est mieux

 

Quand à « celle qu’on épouse », elle est au cœur de la narration puisqu’elle constitue la condition pour Philippe de l’accès au bonheur.

La scène nocturne au bord de l’eau nous confirme que c’est essentiellement dans leur rapport aux femmes que ces deux hommes se comprennent le mieux.

Philippe : Je sens rien mais je souffre tout de même.

Driss : C’est pas possible, y a bien un truc qui peut vous soulager quand même.

Philippe (désignant des filles en mini-jupe) : Ah, tiens, voilà ce qui pourrait me soulager.

Driss : Ah ça on est tous malades à ce niveau là. Je suis peut-être plus malade que vous.

Ah les femmes… si on pouvait s’en passer… elles nous font souffrir… En partageant cette souffrance qu’ils ont en commun, les deux amis réaffirment le lien qui les unit et désignent la source de leur problème le plus essentiel : leur rapport aux femmes. Or si Driss le noir à la sexualité fougueuse pourra (au moins momentanément) se contenter de conquêtes éphémères (des avec qui on couche), Philippe doit quant à lui trouver la femme qui redonnera sens à vie (une que l’on épouse). Il n’est d’ailleurs pas anodin que la cause de sa condition de tétraplégique soit en dernier lieu une femme dont il était éperdument amoureux et qu’il a voulu « rejoindre dans sa souffrance ».

 

Driss, expert en séduction

Philippe doit donc se trouver une femme, mais pas n’importe laquelle… Dans l’une des scènes les plus mémorables du film, Driss conseille Philippe dans la marche à suivre pour conclure avec la femme qu’il aime (et avec qui il entretient depuis plusieurs mois une relation épistolaire). Le conseil consiste essentiellement à être plus entreprenant et à appeler la femme au téléphone au lieu de se contenter de lui envoyer des lettres. La femme attend que l’on vienne la cueillir, là est tout le secret. L’homme doit être actif et la femme passive, et pas l’inverse. Rien de nouveau sous le patriarcat donc. La scène devient néanmoins de plus en plus intéressante lorsque la discussion se focalise sur Eléonore, la femme convoitée :

Driss : A quoi elle ressemble cette Eléonore là ?

Philippe : C’est pas ce qui m’importe. Il y a d’abord une approche intellectuelle, émotionnelle. Avant tout se centrer sur le physique… Moi je recherche plutôt une relation d’esprit à esprit.

Driss : D’esprit à esprit d’accord. Mais si c’est un thon, ce sera une relation d’esprit à un thon (…)

Bon, ça fait combien de temps que ça dure ça ?

Philippe : Rho il est pénible.

Magalie : Six mois.

Driss : Six mois ?! Six mois et vous l’avez jamais vue ? Mais si ça se trouve elle est peut-être moche, grosse, elle est peut-être même handicapée. Vous devriez lui mettre à la fin du poème là : « Et sinon niveau poids t’es comment ? »

Un peu plus tard, lorsque Driss découvre qu’elle vient de Dunkerque :

Driss : Putain elle vient de Dunkerque, c’est pas bon ça. J’ai jamais vu de Miss France qui venait de Dunkerque moi. En général elles sont cheums là-bas.    

Malgré toutes les protestations de Philippe devant ces entorses au politiquement correct, le film ne remet jamais en question le sexisme de Driss. En effet, comme très souvent dans le film, les spectateurs/trices sont invité-e-s à adopter une posture ambiguë par rapport à ce personnage. D’un côté, et de manière superficielle, on ne peut regarder qu’avec distance : en plus d’être sexiste et homophobe, il passe devant les gens dans les files d’attente, parle fort à l’opéra, n’hésite pas à user de la violence et de l’intimidation, etc. Il est ce jeune noir des banlieues qui ne sait pas se tenir et auquel un peu de civilisation ne ferait pas de mal (tout ceci étant déjà très drôle bien entendu). Mais d’un autre côté, et dans le même temps, on est invité à acquiescer à tout ce qu’il fait ou dit. Il est celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas, celui qui se moque du politiquement correct (au sens péjoratif du terme). Lorsque Driss sous-entend que si Eléonore est moche, elle ne mérite pas une seconde de plus de considération, nous nous en offusquons doucement avec Philippe et Magalie, tout en reconnaissant au fond de nous qu’il n’a pas tort (comme le sous-entendent d’ailleurs aussi les regards gênés de Philippe et Magalie), parce qu’une mocheté ça reste une mocheté, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas grand intérêt… Le film se sert donc du personnage du jeune de banlieue pour développer un propos horriblement sexiste dont on est censé rire, en se protégeant par avance de l’accusation de sexisme (au prétexte que ce n’est pas le film qui serait sexiste, mais seulement le personnage de Driss)[1].

Cette stratégie continue dans la scène suivante, et permet de compléter le tableau que donne le film des relations de séduction entre hommes et femmes. Alors que Philippe s’inquiète de ce que pourrait penser Eléonore lorsqu’elle le verrait en photo, Driss le rassure :

Driss : Attendez, qu’est-ce qu’elles cherchent les femmes à votre avis ?

Philippe : Je sais pas. La beauté, le charme, l’élégance.

Driss : Mon cul ! Elles cherchent l’oseille, la sécurité.

Puis, tapant sur l’épaule d’un quinquagénaire accompagné d’une jeune femme au physique de mannequin, il en donne une preuve par les faits : « Demandez-lui à lui ! ». Résumons : les femmes ne sont intéressantes que lorsqu’elles sont jeunes, belles et minces, alors que ces caractéristiques physiques peuvent très bien être compensées chez les hommes par de l’argent. Cette inégalité hommes/femmes dans le jeu de la séduction est posée par le film comme une vérité qu’il s’agit de reconnaître, et non comme un des aspects de la domination masculine qu’il faudrait déconstruire. Tout ça bien sûr par l’intermédiaire du personnage de Driss, c’est plus commode…

 

Redevenir un homme

Au final, on pourrait presque dire que l’histoire d’Intouchables est celle d’un tétraplégique qui apprend à redevenir un homme. L’opposition entre la masculinité déficiente de Philippe et la masculinité accomplie de Driss parcourt tout le film. Le premier est immobilisé, dépendant, cloitré à l’intérieur de sa maison, timide dans ses relations avec les femmes, etc. Le deuxième est musclé, sportif, entreprenant avec l’autre sexe, au besoin violent envers ses congénères masculins, etc. Le stéréotype raciste du noir caractérisé avant tout par son physique (musclé, sexuel, le rythme dans la peau, etc.) joue ici à fond pour exacerber cette opposition. Driss va donc fournir à Philippe ce « supplément d’homme » qui lui manque pour s’accomplir (en séduisant notamment la femme qu’il aime).

Ces démonstrations de virilité abondent dans le film. Driss dégage avec violence ceux qui se dressent sur son passage (la scène avec « Patrick Juvet »), il « recadre » la fille trop insolente, intimide et humilie son ex-petit copain (« Et coiffe toi ! Mets une barrette ! »). A la voiture « pragmatique » et plan-plan il insiste pour substituer le bolide (de la même manière qu’il trafique le fauteuil de Philippe pour qu’il aille plus vite). Dans ses relations avec les femmes, il est plus qu’entreprenant. Et si Magalie lui résiste c’est juste parce qu’elle est lesbienne (« ça m’étonnait aussi qu’elle résiste comme ça, ça m’était jamais arrivé »). Et effectivement, ça n’a pas l’air de lui arriver souvent comme le confirme la scène suivante de l’entretien d’embauche dans laquelle il séduit sans problème son interlocutrice. Mais c’est surtout en forçant Philippe à passer à l’acte avec Eléonore que la virilité de Driss est la plus utile. Redevenir l’acteur de sa vie consiste avant tout à redevenir acteur dans le rapport de séduction avec les femmes. Une fois qu’il a permis cela, Driss s’efface discrètement comme le bon noir qui a su mettre ses atouts (de noir) au service du maître blanc.

Reste un certain mystère lorsque l’on considère le propos avoué du film. En effet, Philippe aime Driss parce qu’il est « sans pitié » avec lui, parce qu’il ne le considère pas avant tout comme un handicapé mais comme un homme. Ce serait donc seulement en commençant par ignorer la différence entre valides et handicapés que l’on pourrait se donner les moyens de lutter contre les souffrances de ces derniers. Percevoir une différence comme signifiante serait poser la première pierre du rapport de domination. Jusqu’ici nous sommes d’accord. Mais pourquoi alors s’acharner à réaffirmer à coup de stéréotypes le caractère essentiel des différences entre sexes, « races », sexualités[2], et classes ?

 

 Paul Rigouste


[1] La stratégie du film apparaît encore plus tordue lorsque l’on considère la scène où la fille de Philippe est risible du fait de son racisme envers Driss : « Qu’est-ce que tu vas me faire ? Tu vas me frapper c’est ça ? C’est comme ça qu’on traite les femmes dans ton pays ? ». En le mettant dans la bouche de ce personnage féminin, les réalisateurs tentent se mettre à distance de l’argument raciste (qu’ils utilisent pourtant abondamment) consistant à ramener le sexisme à une pratique archaïque qui ne serait le fait que d’individus arriérés en manque de civilisation (occidentale) : les arabes des cités et de « là-bas »…

[2] Cf. l’homophobie par laquelle Driss dit au revoir à Magalie et à sa copine : « Bon allez, salut les mecs ! ». Des femmes attirées par d’autres femmes ne peuvent pas être vraiment des femmes, elles sont donc nécessairement des hommes…

La Planète des singes : Les Origines (2011). Vous avez dit révolution ?

L’affiche annonçant la sortie US du dernier opus de la Planète des singes est claire : il sera question de révolution. Sur fond d’un San Francisco à feu et à sang envahi par des singes se dresse au premier plan un chimpanzé, le poing levé, défiant le spectateur du regard : les humains n’ont qu’à bien se tenir… Le slogan en haut de l’affiche renchérit : « Evolution becomes revolution ». Et il est vrai que l’on peut avoir de bonnes raisons d’espérer quand on sait que le film se propose de remettre en scène le moment le plus politique de la série, celui-là même au cœur du 4ème opus, l’excellent La Conquête de la planète des singes (Conquest of the Planet of the Apes, 1972), dans lequel les singes opprimés se révoltent et renversent le pouvoir des humains. Malheureusement, on s’aperçoit très vite à la vision du film que celui-ci ne peut soutenir très longtemps la comparaison avec son prédécesseur qui était nettement plus conscient des enjeux politiques soulevés par le sujet.

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Toxic (2004) & Womanizer (2008) : Les contradictions de Britney Spears

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Tous deux réalisés par Joseph Kahn[1], ces clips adoptent un schéma relativement similaire : après une chasse à l’homme au cours de laquelle elle prend successivement différentes apparences, la chanteuse se retrouve en tête à tête avec sa proie masculine, qu’elle domine sur un lit dans un jeu érotique mortel (pour lui). Les paroles des chansons la présentent à chaque fois comme étant au départ fortement dépendante d’un homme, mais en même temps consciente de cette dépendance et du caractère « toxique » que celle-ci peut avoir sur elle. Ces clips mettent ainsi en scène une femme prenant le contrôle de sa vie amoureuse en parvenant à avoir enfin le dessus sur un homme.

Womanizer est très clair à ce sujet : il est un coureur de jupons qui manipule les femmes pour coucher avec elles (« You’re a womanizer / You got all the puppets with their strings up »), mais elle n’est pas dupe et voit clair dans son jeu (« You can play brand new to all the other chicks out here, but I know what you are »). Elle refuse ainsi de continuer à être sa petite amie (« Maybe if we both lived in a different world it would be all good, and maybe I could be ya girl, but I can’t ’cause we don’t »). La dernière image du film la montre ainsi en train de nettoyer son lit pour enlever les dernières traces de sa présence. Toxic est de son côté un peu plus ambigu si l’on compare les images aux paroles. Ces dernières semblent s’en tenir à la réaffirmation par le personnage féminin de sa dépendance amoureuse envers un homme  (« It’s getting late to give you up / I’m addicted to you »), avec toutefois la conscience que cette dépendance est peut-être malsaine, comme l’indique le titre (« With a taste of poison paradise / Don’t you know that you’re toxic »). Mais jamais, dans les paroles, il ne sera question de mettre fin à cette relation puisque, bien au contraire, elle semble jouir du contrôle qu’il exerce sur elle (« I need a hit, baby give me it / You’re dangerous, I’m lovin’ it »). A l’inverse, les images du clip nous montrent une femme forte qui domine les hommes et finit par empoisonner son élu par un « baiser de la mort ». Si dans les paroles, c’est lui qui est toxique, c’est plutôt elle qui l’est dans les images. Cette apparente contradiction peut néanmoins être levée si l’on considère que le propos est le même que dans Womanizer, et que l’héroïne a en fait finalement réussi à prendre le dessus sur l’homme toxique dont elle dépendait en s’en débarrassant définitivement[2]

Ces clips semblent donc, au premier abord, donner aux jeunes filles fans de la star un modèle d’indépendance amoureuse pouvant leur être très utile dans un contexte patriarcal (où l’on martèle aux filles qu’elles ne pourront s’accomplir et donner sens à leur vie qu’à l’intérieur d’un couple hétérosexuel). Mais un examen plus approfondi fera cependant apparaître très rapidement que le discours véhiculé par ces deux clips est en fait beaucoup plus ambigu. En effet, cette dimension progressiste que l’on a relevée est fortement contrebalancée par un ensemble de représentations sexistes qui finissent par la recouvrir et atténuer ainsi sévèrement sa portée.

 

La femme-fantasme

Comme on l’a dit, Britney Spears change plusieurs fois d’apparence au cours de ces clips. Et dans les deux cas, cela relève au final d’une stratégie pour prendre sa revanche sur un homme qui l’a fait souffrir. Dans Toxic, ces métamorphoses vestimentaires font partie de la panoplie de l’agent secret qu’elle incarne. Et dans Womanizer, elle utilise différents déguisements pour piéger son mari infidèle. Dans les deux cas, ce jeu avec son apparence est donc présenté comme un instrument de pouvoir sur les hommes. Or, si l’on passe en revue les différentes tenues revêtues par la chanteuse, on s’aperçoit rapidement qu’elles correspondent à chaque fois à des fantasmes typiquement masculins : l’hôtesse de l’air, la secrétaire, la serveuse, etc. Loin d’utiliser le travestissement pour introduire un « trouble dans le genre » et s’attaquer ainsi au fondement de la domination masculine, l’héroïne de ces clips réaffirme au contraire à chacune de ses métamorphose son appartenance à la féminité telle qu’elle est définie sous le patriarcat.

On pourrait objecter que ce jeu de séduction auquel se livre Britney Spears est ici un instrument de pouvoir entre ses mains qui lui permet au final de dominer les hommes en les menant par le bout du nez. Mais ce serait oublier que le « pouvoir de séduction » est un pouvoir tout relatif, au sens où il dépend en dernier lieu des hommes. En effet, qu’est ce que le pouvoir de séduction à part le pouvoir de séduire ceux qui ont le pouvoir pour leur en grappiller quelques miettes ? Dans cette configuration, les hommes ont effectivement le pouvoir, et les femmes ne l’ont qu’indirectement, si elles arrivent à les séduire. Loin d’être le pouvoir le plus redoutable, le pouvoir de séduction n’est qu’une apparence de pouvoir qui permet de cultiver l’illusion selon laquelle hommes et femmes seraient à ce niveau sur un pied d’égalité. De ce « pouvoir » féminin les hommes s’accommodent d’ailleurs très bien, puisqu’en échange d’une infime partie de leur pouvoir (réel), ils peuvent jouir du spectacle perpétuel de femmes cherchant à se caler sur leur désir et à assouvir leurs fantasmes. Un plan de Toxic résume à lui seul ce rapport de force : après avoir embarqué un homme en costume-cravate dans une torride partie de jambes en l’air dans les toilettes d’un avion, l’héroïne lui vole subrepticement un passe qu’il avait dans sa poche avant de disparaître. On le voit alors sortir des toilettes en remettant sa cravate, avec une moue signifiant à peu près : « ok, je me suis fait volé, mais c’est le jeu ». Et effectivement, pour les hommes, le jeu en vaut la chandelle.

L’homme volé, mais content.

Que le but soit avant tout la séduction du spectateur masculin, le réalisateur l’affirme clairement dans une interview, lorsqu’il explique que l’idée de choisir un homme gros et moche pour la scène de l’avion venait de lui : ainsi, en jetant son dévolu sur un homme au physique plus que banal, Britney Spears devient un fantasme accessible à tous les hommes[3]. Pour autant,  l’image de la star en train d’embrasser fougueusement un être aussi commun étant absolument intolérable dans cette société aphrodiste[4], le clip le remplace immédiatement par un beau blond musclé.

Ces clips sont ainsi des déclinaisons de fantasmes masculins. Dans Womanizer, Britney Spears est successivement la femme au foyer super-hot, la secrétaire super-hot, la serveuse super-hot, le « chauffeur » super-hot.

Les multiples incarnations fantasmatiques de Britney Spears

 

Au début de Toxic, elle est ainsi une hôtesse de l’air qui renverse « malencontreusement » un verre de champagne sur le pantalon d’un des voyageurs, et s’empresse de lui éponger soigneusement les parties intimes.

« Oops, I did it again »…

Apparaît ainsi bien vite la limite du propos émancipateur de ces clips. Certes, l’héroïne décide enfin de se passer de l’homme qui la fait souffrir, mais sans pour autant remettre en question les injonctions patriarcales qui exigent d’elle qu’elle se cale avant tout sur les désirs des hommes. Du coup, on a du mal à s’imaginer cette femme continuant sa vie sans se préoccuper du regard masculin (et effectivement, dans Toxic, elle redevient l’hôtesse de l’air sexy qu’elle était au début, c’est-à-dire un fantasme masculin : la boucle est bouclée). On peut alors se demander ce qu’en retiendront au final les jeunes spectatrices : qu’il est possible de se passer d’un homme ? Ou que travailler sans relâche à être la plus sexy possible est à la fois jouissif et source de pouvoir ?

 

La violence féminine, mais juste pour jouer

Dans la mesure où ils mettent en scène une femme usant parfois de la violence pour parvenir à ces fins, ces clips peuvent avoir par moment une apparence progressiste en ce qui concerne la représentation qu’ils donnent des rapports sociaux de sexe. En effet, dans notre société patriarcale, la violence est un privilège exclusivement masculin. Représenter une femme usant de la violence contribuerait donc à faire bouger les représentations à ce sujet. Sauf qu’il faut aussi être attentif au contexte dans lequel cette violence s’exprime. Or dans les clips de Britney Spears, le contexte invite à relativiser cette violence en la faisant relever essentiellement d’un jeu érotique.

Womanizer enchaîne ainsi les séquences où l’homme se fait pousser en arrière, gifler, tirer par la cravate, monter dessus, (etc.). Or bizarrement, tout cela semble plus l’exciter que l’effrayer. C’est qu’en effet, celui-ci peut continuer à garder son sourire et son assurance de dominant, puisqu’il ne s’agit pas ici d’exercer une réelle violence sur lui, mais plutôt de le manipuler grâce à un jeu de séduction (en le « chauffant » sévèrement pour le laisser ensuite frustré). Et si à la fin du clip, le personnage masculin semble par contre ici passer un réel mauvais quart d’heure, le spectateur ne sera pas quant à lui fondamentalement inquiété. En effet, l’ambiance érotique qui domine l’ensemble du clip fait perdre à cette dernière scène son effet de réalité. Le caractère potentiellement choquant de la fin de Toxic est lui aussi neutralisé par le même procédé. Comme l’explique le réalisateur, il était important que le personnage masculin meure avec le sourire, pour désamorcer l’effet choc que pouvait avoir le meurtre d’un homme par une femme[5]. Toute cette violence n’était donc bien qu’un jeu érotique sans conséquence…

Le potentiel subversif de cette violence féminine est aussi atténué par un autre moyen redoutablement efficace : pour ne pas faire trop peur aux spectateurs masculins excités par le spectacle de cette femme forte en action, le clip prend bien soin de ramener régulièrement l’héroïne à une image rassurante de la féminité (ici à un corps désirable). Ainsi, les deux clips alternent, dans un montage en parallèle, les scènes d’action et de violence féminines avec des plans de Britney Spears totalement nue (ou le corps uniquement parsemé de diamants).

La femme comme on l’aime : désirable et vulnérable.

La violence féminine est ainsi cantonnée dans des limites très précises : en plus de rester un spectacle érotisé que l’on regarde avec distance, elle est aussi constamment contrebalancée par des représentations rassurantes qui l’évacuent pour ne laisser exister que le corps excitant et vulnérable de la femme-objet.

 

En conclusion, si les clips de Britney Spears mettent en scène une femme forte sachant affirmer son indépendance amoureuse face à ses partenaires masculins, cette dimension progressiste est en même temps complètement étouffée par l’érotisation de la violence féminine et la soumission totale de l’héroïne aux impératifs de séduction émanant du pouvoir patriarcal.

Dans le monde de Britney Spears, les dominants peuvent au final tranquillement continuer de dominer puisque que la violence féminine n’était qu’un jeu érotique destiné à les exciter.

 

 

 

Et en bonus, un peu de racisme : agent secret en combinaison latex, Britney Spears chevauche un noir musclé réduit à son corps, pur prolongement de son bolide

 

Paul Rigouste


[1] Qui s’est par ailleurs illustré au cinéma avec le tristement fameux Torque (2004)…

[2] C’est ce qu’affirme par ailleurs le réalisateur Joseph Kahn (cf. http://www.mtv.com/news/articles/1490554/vma-lens-recap-britneys-toxic-video.jhtml)

[3] http://www.mtv.com/news/articles/1490554/vma-lens-recap-britneys-toxic-video.jhtml

[4] J’appelle ici « aphrodisme » la domination des gens « beaux » (c’est-à-dire correspondant aux normes de beautés dominantes dans notre société) sur les gens « moches » (ne correspondant pas à ces normes). Cette domination est analogue à d’autres formes de domination, comme le sexisme ou le racisme. Elle entraîne de la même manière, la discrimination et la souffrance d’un nombre énorme d’individus sur la base de critères totalement arbitraires.

[5] http://www.mtv.com/news/articles/1490554/vma-lens-recap-britneys-toxic-video.jhtml

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