Auteur: RivSol


Une journée devant Gulli

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Sur Internet – beaucoup sur ce site, on peut trouver des critiques de Disney ou de Pixar de points de vue féministes, anti-racistes, anti-spécistes ou anti-classistes.

Les dessins animés du quotidien qui passent à la télé semblent échapper miraculeusement à ces critiques. Pourtant, selon Eurodata TV Worldwide, les enfants européens passent en moyenne deux heures par jour devant la télévision. Ce qu’illes regardent, les parents ne le savent pas précisément et n’ont pas à s’en soucier outre mesure grâce à une invention géniale : les chaînes pour enfants, qui évitent à leurs bambins de se retrouver devant le dernier Saw. On aurait tendance à penser qu’un enfant se souviendra davantage du dernier Pixar qu’il a vu au cinéma que des dessins animés qu’il consomme quotidiennement sans forcément y faire très attention mais, à raison d’environ deux heures par jour de visionnage, on ne peut pas nier que ces dessins animés fassent véritablement partie de sa vie et qu’ils vont former sa manière de voir le monde. La question qui se pose alors est : quels messages et quelles normes véhiculent ces dessins animés ? Peut-on vraiment laisser des enfants devant la télé en toute confiance ? Si le logo « Gulli » garantit de les préserver d’images violentes ou sexuellement explicites, les protège-t-illes de contenus discriminants ?

Pour le savoir, rien ne vaut une enquête sur le terrain, à savoir mon canapé. J’ai passé 5h10, divisées en deux fois, à prendre des notes devant Gulli, l’une des chaînes pour enfants les plus populaires auprès des enfants et qui a la confiance des parents. Mon analyse se portera principalement sur les représentations du genre et le sexisme avec quelques remarques sur les représentations raciales car ce sont les éléments que j’ai remarqué, mon œil étant moins acéré pour les questions de spécisme ou de validisme par exemple (mais cela ne veut surtout pas dire qu’il n’y en a pas).

La publicité genrée

Sur Gulli, la pub représente à peu près un cinquième du temps de diffusion. Les pages publicitaires rythment les fins de dessins animés et se répètent : on retrouve les mêmes spots revenant toutes les 15-20 minutes, ce qui les rend diablement efficaces. Est-il stimulant et enrichissant pour les enfants d’être ainsi martelé-es d’injonctions à consommer ? Probablement que non. Il faut en plus se demander quels représentations ces publicités véhiculent :

Les pubs que j’ai vu peuvent être regroupées en plusieurs catégories : celles sans intérêt (« Envoie MIMI au 81212 et reçoit une super sonnerie chat ! »), celles plutôt positives au niveau des représentations, et les autres. On n’a plus à présenter les fameuses publicités Nerf avec leurs armes pour mecs et pour filles, Nerf Rebelle et ses arcs roses. On apprécie également la pub Grandlait qui, pour nous vendre son « lait français de qualité », a besoin d’une fille sautant en grand écart et regardant le spectateur sensuellement en buvant son verre.

gulli01Boire du lait, une véritable passion

On peut ajouter à ce panthéon les pubs Lego avec leurs figurines et voix off masculines pour les Lego pompiers, chevaliers ou policiers, les filles n’ayant droit qu’à Lego Friends où elles peuvent jouer à être amies, coiffeuse ou cuisinière, avoir des animaux et des enfants (Pour les filles : https://www.youtube.com/watch?v=mLjcJGjiyIc ; pour les garçons : https://www.youtube.com/watch?v=cBRFJmTIpuQ)[1].

gulli02Et surtout ne les laissez pas jouer ensemble

Dans la catégorie « paradoxe », on peut citer les différentes pubs pour des produits dérivés du dernier Star Wars : ces pubs montrent des petits garçons, les voix off sont masculines, ce sont clairement les garçons qui sont ciblés … Du coup, on aperçoit rarement Rey, qui est pourtant l’héroïne du dernier opus. Maîtriser la Force ne suffit pas ; être un homme, en revanche, peut aider à être reconnue comme un personnage fondamental. En faisant disparaître Rey, les marques font comprendre aux petites filles qu’elles n’ont pas leur place dans l’univers de Star Wars et maintiennent la séparation artificielle entre « jouets pour garçons » et « jouets pour filles » au détriment même des désirs des consommateurices[2].

Les bandes-annonces pour les films ou séries à venir ne sont pas beaucoup mieux : en les regardant, on comprend rapidement quel public est visé (filles ou garçons, rarement les deux). Les bandes-annonces pour les Marvel sur Disney XD, par exemple, sont saturées de bleu avec une voix off masculine et des personnages exclusivement masculins. Si la chaîne fait quelques efforts dans ses transitions entre pubs et dessins animés (on voit des enfants de diverses identité de genre et de race), ceux-ci sont immédiatement contrebalancés par le contenu publicitaire.

Pendant mes recherches je suis tombée par hasard sur énormément de sites, blogs etc … relayant des pétitions et des articles pour interdire ou davantage encadrer la pub destinée aux enfants. Sur Gulli, les spots bruyants et répétitifs sont monstrueusement efficaces et leurs contenus sont encore plus sexistes que n’importe quel dessins animés. Une loi de ce genre existe déjà en Suède où il est interdit de diffuser de la publicité destinée au moins de douze ans. Le Mouvement pour une Alternative Non-violente propose une pétition en ligne pour qu’une telle loi soit appliquée en France.

Mais le problème de la publicité, particulièrement de la publicité genrée et de celle pour les enfants, est assez énorme pour mériter un article ou même un site pour elle seule. Gulli et les autres chaînes ne diffusent pas que ça (heureusement) et il est temps d’entrer dans le vif du sujet : les dessins animés et les messages qu’ils véhiculent. Je tiens à préciser que je ne m’acharne pas spécialement sur Gulli mais que je m’interroge sur les contenus de toutes les chaînes pour enfants : j’estime seulement que Gulli a, par son accessibilité, un public très large et par conséquent une certaine responsabilité par rapport au choix de ses programmes.

Les dessins animés animaliers : la neutralité du masculin et le trope de la schtroumpfette

Par « dessins animés animaliers », j’entends ceux ayant pour principaux protagonistes des animaux (souvent doués de paroles) et où les humain-es sont des personnages secondaires.

Pendant mon expérience, j’ai pu en regarder trois : Woody Woodpeacker, La Ferme en Folie et Zig et Sharko. Lorsque les personnages principaux de dessins animés sont des animaux, on se retrouve face à un « masculin neutre ». La majorité des animaux à l’écran se veut asexuée/agenrée et est par conséquent …. masculine (on le reconnaît à la voix). Le masculin est le neutre, le normal : les mâles sont « nus », alors que les femelles ont des nattes, des rubans ou des jupes ajoutées pour les distinguer. Ce sont, en quelques sortes, des dédoublements de leurs homologues masculins, la marque du féminin en plus. Celles qui se conforment aux normes du groupe masculin (l’oiseau dans Woody Woodpeacker qui agit exactement comme son frère) deviennent des mecs comme les autres. Celles qui s’éloignent de ces normes (la vache de La Ferme en Folie lorsqu’elle parle de livre, les autres ne lisant visiblement pas) sont moquées et incomprises. En gros, ces personnages féminins ont le choix entre n’être qu’une copie rose de personnage masculin ou être exclu, moqué et ridiculisé.

gulli03Ruban rose = fille

Dans Zig et Sharko, le personnage féminin n’est pas le double d’un autre masculin. C’est un personnage d’une espèce différente de celle du héros et qui ne partage aucune de ses caractéristiques. Ce personnage est-il positif ? Non. Les trois épisodes que j’ai vus suivaient la même trame : un navire avec une cargaison d’objets différente à chaque fois s’échoue sur une île et le méchant Zig (une petite bestiole vicieuse) s’en sert pour tenter d’attraper la sirène de la série (notre personnage féminin). Elle ne se rend jamais compte de rien car Sharko, grand requin viril, fait tout pour la protéger et la séduire pendant qu’elle se coiffe/chante/bronze.

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Ici, le seul personnage féminin est sexualisé, ramené à des activités futiles et complètement inactif, tout juste bon à se faire sauver par un homme. Les deux personnages masculins, Zig et Sharko, sont aussi construits sur des bases sexistes : le méchant est petit, malingre, avec une virilité défaillante tandis que le gentil est hyper-musclé « comme un vrai mec»[3].

En résumé, la représentation du féminin dans ces dessins animés animaliers est concentrée sur un seul personnage (aucun de ces dessins animés ne passe le Bechdel test) qui peut être positif (dans La Ferme en Folie) ou aberrant (Zig et Sharko) et qui suit le trope de la schtroumpfette[4] : face aux nombreux schtroumpfs qui ont chacun leur caractère, la schtroumpfette est seulement « la fille », peu importe son rôle dans la fiction. Elle n’a pas un genre, elle est son genre. Car même si ce personnage est bien écrit et que sa féminité n’est pas dégradée dans le dessin animé, ce qui arrive très rarement, n’avoir qu’un seul personnage féminin ne permet pas, comme avec les personnages masculins, de présenter une diversité de caractère et d’individus.

Un dessin animé où il n’y aurait que des filles et un seul personnage masculin semble inconcevable, alors pourquoi l’inverse nous semble-t-il normal ? La fausse neutralité du masculin (cisgenre et hétérosexuel) fait des ravages : pour exister en tant qu’individu au-delà des stéréotypes de son genre, mieux vaut être né-e mâle.

Les dessins animés avec des personnages humains : stéréotypes de genre jusqu’à la caricature

Les deux dessins animés que j’ai pu voir et que j’ai choisi de ranger dans cette catégorie sont les suivants : A Kind of Magic et Mes Parrains Sont Magiques. Dans ces deux cas, les personnages sont humains (avec de la magie) et les histoires se déroulent dans un cadre plus ou moins réaliste. Dans ces dessins animés, la proportion de femmes à l’écran est plus proche de la réalité (elles représentent plus ou moins la moitié des personnages), mais leur rôle pose problème. Dans A Kind of Magic, il suffit d’un bref coup d’œil pour voir ce qui cloche.

gulli05Charmante famille dans A Kind Of Magic

Le dessin animé permet une grande liberté dans le dessin des personnages (illes peuvent être énormes, minuscules, avec des coupes de cheveux impossibles … ), liberté malheureusement utilisée pour accentuer à l’extrême des stéréotypes de genre. Sur cette image par exemple, on voit un homme immense et musclé : sa femme et sa fille doivent faire un tiers de sa largeur tout au plus. Le troisième personnage féminin, tout à gauche, ne rentre pas dans ce modèle féminin de la grande blonde mince à l’air fragile : c’est un cliché de vieille fille cynique dont les tentatives de séduction sont faites pour dégoûter les spectateurices. Les personnages masculins prennent littéralement toute la place : les personnages féminins présentés comme positifs se doivent, au contraire, d’être fragiles et moins visibles que les hommes. Non seulement les personnages masculins comme féminins sont soumis à des normes genrées improbables mais en plus celles qui touchent les femmes visent à les réduire à un statut décoratif et passif en accentuant la fragilité et la beauté plutôt que des traits de caractère (le petit garçon sourit : on le devine avenant et sympathique) ou des capacités physiques (le père qui paraît très fort)[5]. Le dessin animé joue beaucoup sur les rapports entre le père et la mère pour faire rire : il est présenté comme un gros tas de muscle pas futé infantilisé et manipulé par sa femme capricieuse. Ce ressort comique de « l’homme soumis à sa femme » est récurrent dans la fiction : on est sensé-es rire de cet homme incapable de mater sa femme et qui se conduit comme un enfant. Malgré l’apparente inversion des rôles genrés, ceux-ci sont finalement réaffirmés puisqu’on est poussé à rire de cet homme sans pouvoir (ce gros tas de muscle incapable de se gérer et de faire preuve d’autorité avec ses enfants) et de cette femme qui en a trop (on rit de ses « caprices » et du fait qu’elle soit tout le temps sur le dos de ses enfants).

Les deux femmes adultes de A Kind Of Magic sont enfermées dans des clichés sexistes : la première femme est mère (modèle pointé comme positif malgré ses défauts cités plus hauts) alors que la seconde est célibataire et aigrie (modèle pointé comme négatif). La première pousse au rire condescendant (on lui pardonne ses caprices et ses erreurs) mais la seconde pousse au rire moqueur (le personnage est écrit et dessiné pour inspirer du dégoût aux spectateurices). Les deux enfants, l’adolescente et son petit frère, sont un peu moins soumis-es aux normes de genre dans leur manière de se conduire mais le petit frère a plus d’importance que sa sœur : il s’adresse au spectateur et narre l’histoire alors qu’elle en fait seulement partie et y a un rôle moins important. Dans Mes Parrains sont Magiques, le personnage féminin positif qu’est la marraine fée va de paire avec son mari. Elle n’existe pas indépendamment de lui. L’autre personnage féminin, la baby-sitter (ou peut-être la sœur ?), est présenté comme tyrannique et stupide. Son crime ? Ne pas materner l’enfant, se maquiller et passer du temps au téléphone.

Ces dessins animés semblent rarement aller plus loin que la présentation de personnages stéréotypés à l’extrême. Les personnages féminins sont ceux qui en prennent le plus pour leur grade puisqu’elles sont généralement réduites à la maternité (positive), à la futilité (ridicule) et dépendent souvent de personnages masculins. A l’inverse, les femmes sortant de ce schéma (les célibataires, celles qui ont un métier, qui parlent « comme des hommes ») sont clairement dépréciées par le biais de l’apparence physique (elles sont présentées comme laides), de leur rôle peu flatteur et du dégoût qu’elles inspirent aux spectateurices et aux autres personnages de la fiction. Les personnages masculins aussi peuvent être mal lotis : c’est plus rare, mais quand la féminité est stéréotypée et caricaturée à l’extrême les personnages masculins se retrouvent souvent à apporter le pendant viril. On trouve des personnages masculins énormes et musclés, peu intelligents et sensibles, dont la « soumission » à leur femme est moquée et peut même devenir le ressort comique du dessin animé. Réduites à des archétypes positifs ou négatifs, le plus mis en valeur étant un archétype maternel, les personnages féminins sont certes nombreux mais n’échappent pas à un carcan sexiste. Ce type de dessin animé passe la première étape du Bechdel test (deux personnages féminins nommés) mais plus difficilement les suivantes (ces personnages discutent-ils ensemble ? Parlent-ils d’autre chose que d’un homme?).

Ces représentations caricaturales me semblaient si exagérées que je me demandais parfois si elles n’étaient pas satiriques ; mais la frontière entre satire et premier degré se doit d’être claire, et ici elle ne l’était pas.

Les dessins animés marquetés pour un genre : la séparation nette entre filles et garçons

gulli06Méchante « théorie du genre »

Pourquoi ressortir cette vieille affiche de la Manif Pour Tous qui vous avait sûrement manqué ? Parce que le message de ces dessins animés genrés est exactement le même que celui ce genre d’affiche : le monde a deux couleurs, et celleux qui veulent qu’il en ait davantage sont dangereu-ses. Cette division binaire sépare clairement l’audience en proposant deux types de produits : les dessins animés pour garçons d’un côté et ceux pour filles de l’autre, avec des univers tellement différents qu’ils semblent absolument incompatibles.

Les problèmes de ces dessins animés sont différents selon le genre auquel ils sont destinés mais relèvent de la même origine. Lanfeust Quest est le seul dessin animé pour garçons que j’ai pu voir. Gros effort, il met en scène deux personnages féminins (tout le reste des personnages est masculin). La première fille se conduit exactement comme les garçons et adopte leurs codes : c’est un personnage féminin positif précisément car elle s’est affranchi de toute caractéristique féminine pour se fondre dans le tas et adopter des valeurs masculines. La seconde fille cumule tous les clichés de « la vraie fille » qui est à la fois montrée comme modèle aux jeunes filles (le personnage parle plus, est plus beau que l’autre) et moquée à cause de ses attitudes maternelles et « futiles ». Cette attitude maternelle a un statut ambivalent : à la fois positive en opposition au cliché de la « vieille fille », elle n’en reste pas moins dévalorisée par rapport aux valeurs masculines de la force, de la domination et de l’indépendance qui sont le centre de ce dessin animé pour garçon. Enfin, ces deux personnages féminins semblent être une sorte de minimum syndical puisque le reste de leur univers est peuplé uniquement par des hommes, les places de grand sage, guerrier et compagnie étant toujours squattées par ceux-ci. Les temps à l’écran et la répartition de la parole en attestent : les filles deviennent quasiment des personnages secondaires, elles suivent et aident les personnages masculins mais ce ne sont pas elles qui font l’intrigue. Comme dans Zig et Sharko, les méchants sont à coup sûr des hommes virilement défaillants (petit, la voix aiguë, la carrure androgyne …) ou des (rares) femmes un peu trop sûres d’elles.

Pendant mon expérience télévisuelle, j’ai eu la chance de tomber sur la partie « Girl Power » de Gulli, de 13h30 à 16h tous les jours (quand personne ne regarde, oui – il ne faudrait quand même pas qu’un jeune mâle regarde trop de dessins animés pour fillettes fragiles). J’ai eu droit à deux épisodes de la dernière saison des Winx et à un film, Barbie et l’île merveilleuse. Première remarque : si les dessins animés pour garçons se passent aisément de personnages féminins, ce n’est pas le cas des dessins animés pour filles. Que ces dessins animés soient destinés aux filles permet d’équilibrer le temps de paroles et de présenter des personnages féminins plus divers par rapport aux dessins animés se voulant neutre (comprenez masculins-neutres), mais la présence de garçons, et 90% du temps d’intrigue amoureuse, semble indispensable au dessin animé pour filles. Si ceux-ci sont des intérêts amoureux pour les filles, ils ne sont que très rarement réduits à cette seule fonction scénaristique, contrairement aux filles dans les dessins animés pour garçons.

Dans L’île merveilleuse par exemple, on suit l’histoire de Barbie qui a grandi sur une île déserte, élevée par de gentils animaux. Un jour, un prince tombe par hasard sur cette île et repart en emmenant Barbie qui découvre la vie civilisée. Illes tombent évidemment amoureux mais le père du prince, sous la pression d’une méchante femme, veut marier son fils à la fille de celle-ci. S’ensuivent une heure et demi de film pendant lesquelles Barbie tente d’apprendre à boire le thé correctement pendant la méchante reine fait tout pour la renvoyer sur son île. Tout finit bien (ô surprise) avec le mariage du prince et de Barbie (qui retrouve ses parents, comme par hasard des rois et reines) et la méchante marâtre finit dans la fosse à purin. En plus de cumuler les messages classistes (hors de la royauté point de salut), l’image donnée de l’amour aux jeunes filles est assez douteuse : Barbie, pour épouser son prince, quitte son île et sa famille adoptive (donc tout son univers) alors que le prince quitte … rien du tout, puisqu’il aime voyager et finira quand même par régner sur son royaume qu’il connaît bien. Comme si Barbie avait besoin d’un homme pour sortir de sa vie « sauvage » et s’épanouir dans la société, et qu’une vie amoureuse épanouie passait, pour les filles, par le sacrifice de leur monde. Dans ce Barbie là (et dans beaucoup d’autres), la méchante belle-mère possédait les traits caractéristiques de la méchante belle-mère : célibataire (aigrie), ronde (et ainsi plus imposante que les hommes, car dans le monde de Barbie tout le monde est très mince), maquillée et sophistiquée (superficielle, menteuse). Pendant tout le dessin animé, celle-ci cherchait à prendre sa revanche sur le bon roi, le père du prince. Pourquoi ? Le motif n’a pas été évoqué clairement mais il s’agissait apparemment d’une histoire de vol de terre … Motif validant tout à fait sa rancune envers le roi ! Si ç’avait été l’inverse (le Bon Roi voulant se venger la méchante reine, qui lui a volé des terres, en se servant d’un mariage forcé), on lui aurait plus probablement pardonné et un portrait au vitriol lui aurait été épargné.

Les Winx, parfait exemple du « dessin animé pour filles »

Allons voir du côté du dessin animé Winx, l’histoire de six fées sympathiques, dont l’évolution entre la première et la dernière saison (la 7) me semble assez symptomatique des problèmes des dessins animés pour filles.

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De gauche à droite en partant du haut : Musa, Layla, Tecna, Flora, Bloom et Stella, les gentilles fées

Quand j’étais petite, j’adorais ce dessin animé qui n’en était qu’à sa première saison, mais en le revoyant aujourd’hui je me suis dit que c’était devenu nul et que la qualité de l’écriture s’était sérieusement dégradée. Au delà de ce jugement personnel, je pense qu’on peut objectivement constater un changement très net des personnages entre les premières et la dernière saison. Dans les premières saisons, les six filles sont bien différentes avec leurs personnalités propres. Musa et Tecna, par exemple, ont des looks s’éloignant un peu des stéréotypes de la féminité avec des coupes courtes ou des vêtements autres que des jupes. Quant à Layla, elle est présentée comme une grande sportive indépendante et c’est un personnage racisé. Au fil des épisodes et des flash-backs, on comprend que Musa est originaire d’une planète où vivent des individus se rapprochant du type asiatique ; mais le bridage de ses yeux, déjà léger, semble disparaître au fil du temps pendant que les cheveux de Tecna s’allongent et que ceux de Layla deviennent plus lisses. Déjà que les six filles avaient exactement le même corps (impossiblement maigre avec des jambes immenses), voilà que même leurs visages deviennent interchangeables.

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Les premières saisons, trois des six filles avaient des relations de couple assez ordinaires (Bloom, Layla et Stella), l’une passait son temps à s’écharper avec son copain (Musa), l’autre avait une relation un peu plus originale et s’éloignant un peu des stéréotypes (Tecna, d’abord peu intéressée par les garçons avant de devenir plutôt active dans la séduction – et pas passive comme sont souvent représentées les femmes) et Flora était célibataire et le vivait très bien. Dans la dernière saison, elles sont toutes casées dans des relations hétérosexuelles et monogames, seul type de relation possible dans le monde de Magix, et les garçons prennent beaucoup d’importance dans leurs vies. Leurs différentes personnalités sont uniformisées ou caricaturés en s’enfonçant dans des stéréotypes sexistes. Les deux personnages les plus victimes de cette caricature sont Stella et Tecna.

Stella est, dès le début de la série, présentée comme ultra-féminine. J’entends par là qu’elle accumule beaucoup des caractéristiques stéréotypées du féminin : elle aime le shopping et la mode, communique beaucoup, s’intéresse aux garçons et préfère sortir plutôt qu’étudier. Ce que j’appréciais dans les premières saisons, c’est que ces choses n’étaient pas dépréciées : Stella était la leadeuse naturelle du groupe, la plus drôle et la plus sympathique, la conseillère en amour et une amie fidèle et dévouée. Elle avait son propre arc narratif autour de sa relation à ses parents divorcés qui rendait son personnage touchant et appréciable. Dans la dernière saison, on tombe dans une caricature de la féminité qui fait perdre au personnage toute sa profondeur. Stella ne fait plus que se plaindre parce qu’elle va se salir et change de tenue plus qu’elle ne fait progresser l’histoire. Son personnage devient agaçant à la fois pour les Winx et pour les spectateurices qui se retrouvent coincé-es sans autre mot pour la décrire que « fifille » ou « trop fille ».

A l’opposé de Stella, on trouve Tecna. Fée de la technologie, elle occupe une place intéressante dans le spectre des caractéristiques de genre. En effet, la technologie, la science, la logique sont des attributs traditionnellement placés du côté du masculin. Or, Tecna est une geek, une vraie. Son esprit rationnel et son intérêt pour l’informatique sont, pendant les premières saisons, loin d’être dénigrés : elle sauve plusieurs fois les Winx et les garçons grâce à son mini-ordinateur ; mais dans la dernière saison, elle perd beaucoup d’importance et les seules fois où elle parle, elle joue les rabats-joie ou débite des phrases dignes d’un robot. Déjà dans la saison 4, lors d’une espèce d’épreuve de sa capacité de sacrifice, Tecna est confrontée à un drôle de choix : pour sauver l’univers, elle doit renoncer aux émotions et à Timmy, son petit copain, pour vivre dans un monde uniquement logique et informatique. Comme si, pour une fille, il fallait choisir entre le savoir et l’amour. Timmy, le copain de Tecna, est véritablement son double masculin : tout aussi geek et timide, lui n’est pourtant jamais blâmé pour ça alors que Tecna a droit à des remarques de ses amies sur son comportement « froid » ou sur le fait qu’elle passe plus de temps sur son ordinateur qu’avec lui. Dans cette dernière saison (la septième) on se retrouve avec, face à Stella à la féminité caricaturée, Tecna qui, en s’attaquant au bastion masculin de l’informatique, est devenue une sorte de monstre robotique.

Alors que dire, que « c’était mieux avant ? ». Oui et non. L’évolution des Winx s’est fait dans la continuité, sans rupture avec l’esprit originel de la série. Si dans cette dernière saison elles se retrouvent enfermées dans des rôles stéréotypés et des intrigues peu intéressantes, c’est que dès le départ quelque chose n’allait pas.

Quel est le problème des Winx et de pas mal d’autres dessins animés pour filles ? Le problème est dans la séparation absolue et violente des genres, séparation que seuls les personnages négatifs osent questionner. Il suffit de regarder les figures de méchant-es dans le dessin animé pour s’en rendre compte. Tout-es les méchant-es, dans toutes les saisons, présentent deux traits communs : la soif de pouvoir et de destruction (classique) et une contestation des normes binaires du genre. Dans la première saison, les antagonistes sont un trio de sorcières, les Trix, voulant s’emparer du pouvoir de Bloom pour régner sur l’univers.

gulli09Stormy, Darcy et Icy, les méchantes sorcières

L’allure des Trix s’oppose à celle des Winx : plus déterminées, plus fortes et décidées à obtenir du pouvoir, elles ont des voix plus graves et sont moins naïves que les gentilles Winx. Un peu de géographie du monde magique des Winx nous aide rapidement à saisir le problème : il y a dans cette dimension trois écoles, une pour les fées, une pour les sorcières et une pour les garçons. Si les fées et les garçons se rencontrent régulièrement car leurs deux écoles ont des liens forts, les sorcières sont isolées et on suppose bien que c’est plus compliqué pour elles de se trouver un copain dans cette situation. Avec leurs allures gothiques, leur maquillage lourd et l’absence de rose dans leurs tenues, nos sorcières sont des figures peu conformes aux stéréotypes de féminité : loin des hommes (célibataires) ou entre elles (lesbiennes), elles assument leurs corps de femmes et leur sexualité mais cette sexualité n’est pas tournée vers les hommes. Si, aux cours des divers saisons, il leur arrive d’avoir de l’attirance pour un homme (généralement le grand méchant), leur sexualité est globalement indépendante et détachée du regard masculin (on en revient aux lesbiennes). Surtout, les Trix cherchent le pouvoir plutôt qu’à aider les autres : elles refusent la fonction du « care » associée au féminin. Tout ceci fait d’elles des méchantes alors que des hommes avec les mêmes caractéristiques (les nombreux rois, par exemple) sont des personnages positifs, des puissants respectables. Dans la saison 7, cela est encore plus flagrant. Les méchant-es sont un duo constitué d’un homme petit, gros (la grossophobie me semble un élément central dans les dessins animés pour filles) et ridiculisé car obéissant aux ordres d’une femme à l’allure androgyne qui a … une queue. Littéralement. Et la queue est un attribut réservé aux hommes, comme nous l’indique obligeamment l’aspect plus que phallique de l’école des garçons.

gulli10« Coucou, tu veux voir mon école ? »

Les comportements et les armes utilisées par les personnages sont aussi bien différenciées. Les garçons ont des épées, des pistolets, de la technologie et des grosses motos alors que les filles ont de la magie, de l’amitié et de charmantes ailes. Si les pouvoirs des filles sont plus puissants, il n’y a finalement que les garçons qui combattent au corps à corps et se salissent les mains. Les filles tirent leur pouvoir de la nature, c’est un mystère qu’elles même ont du mal à contrôler et ne connaissent pas forcément (toute la série suit Bloom essayant de comprendre et maîtriser son pouvoir) alors que les hommes s’entraînent, perfectionnent leurs armes et sont très terre-à-terre. Dans toute la galaxie, on ne voit pas un seul homme fée (avec les ailes et la totale) et pas une seule femme sans pouvoir magique. Cette division est non seulement très nette mais également issue du vieux trope sexiste qui rallie les femmes et la féminité à la nature et la magie alors que les hommes ont droit à tout ce qui appartient au réel. Les pouvoirs des Winx et des fées en général sont liés à la nature et aux éléments : Stella, Bloom et Flora (respectivement fées du soleil, du feu et de la nature) sont d’ailleurs les trois personnages aux caractéristiques les plus féminines (jusqu’à la caricature dans le cas de Stella). Tecna, qui est la plus éloignée de ce trope femme-nature-mystère avec son pouvoir de la technologie subit le traitement dépréciatif expliqué plus haut.

Pour ce qui est de la représentation que donne la série du pouvoir politique, il semble à priori qu’il n’y ait pas grand chose à dire. Toutes les saisons suivent un schéma assez classique : un-e grand-e méchant-e venu-e du passé ou d’une autre planète veut s’emparer du pouvoir et régner sur la galaxie à tout prix : pour l’aider, ille embauche les Trix, ennemies des Winx devant l’éternel. Les Winx doivent faire preuve de courage et affronter des monstres pour renvoyer le ou la méchant-e d’où ille vient et rétablir l’ordre dans la galaxie magique. Les Winx sont des conservatrices : elles n’essaient pas d’améliorer leur monde ou de le changer mais de le conserver tel quel car il est présenté comme parfait. La galaxie magique est constituée de tout un tas de planètes gouvernées par des rois et reines. Ceulles-ci sont toujours de bon-ne-s souverain-es généreu-ses et justes avec leur peuple. Lorsqu’illes se montrent incompétent-es ou égoïstes, ce n’est pas tout le système monarchique qui est questionné mais bien l’individu que les Winx ont souvent pour rôle de raisonner. Les seuls personnages souhaitant un changement de gouvernement sont les méchant-es et ce changement est toujours un changement vers la tyrannie et la destruction. Les Winx sont des gardiennes : pas des pionnières, pas des fées qui vont améliorer leur univers, simplement des conservatrices.

Une autre question que je n’ai pas abordée tant, au bout de cinq heures devant Gulli, elle me semblait évidente est l’hégémonie du modèle hétérosexuel et cisgenre. Tous le monde est hétérosexuel-le (même les méchant-es) et cisgenre (sauf quelques rares méchant-es, et ce n’est jamais vraiment dit). Tous les personnages positifs, en tout cas, sont cis-hétéro, belleaux et minces, éventuellement de sang royal et le plus souvent blanc-hes ou très peu racisé-es.

Malgré tous ses défauts, Winx  a le mérite de donner la parole à toute une gamme de personnages féminins face à des enjeux sérieux (des méchant-es qui veulent détruire/tyranniser l’univers, rien que ça) et des situations personnelles difficiles (des parents divorcés, la mort d’un être aimé …). Si ces problématiques sont parfois expédiées un peu maladroitement, elles sont tout de même là et donnent de la profondeur au dessin animé et aux personnages. Surtout, ce dessin animé pour filles a le mérite de ne pas dégrader et même d’encenser des qualités dites féminines, ce qui est extrêmement rare. Le « care », le dévouement, l’amour ou encore la maternité ne sont pas moquées et sont souvent les clés de l’histoire. Les Winx, par exemple, ne peuvent acquérir certains de leur pouvoir qu’en sauvant une vie ou en faisant preuve de générosité. Les valeurs que prône ce dessin animé ne sont pas la violence ou la domination mais l’amitié, la solidarité, la bienveillance. S’il est important de revaloriser ses caractéristiques féminines, ne les présenter que chez des filles et punir sévèrement celles qui sortent de cette voie est essentialiste (on considère que ces valeurs sont innées, naturelles chez les filles) et enferme davantage les individus dans des stéréotypes de genre.

Néanmoins, le titre « Girl power » convient tout de même très bien aux Winx : on voit des filles et elles ont du pouvoir. Elles sont le centre de l’histoire, peuvent être assistées par des garçons mais ne sont pas des demoiselles en détresse ; paradoxalement, ces dessins animés pour filles sont plus paritaires que ceux qui se veulent neutres. Pourtant, les dessins animés pour filles traînent avec eux une mauvaise réputation : « mièvre », « niais », « futile » sont des termes qui reviennent souvent pour les décrire. Alors qu’ils ne sont pas foncièrement plus mauvais, scénaristiquement et esthétiquement parlant, que les dessins animés pour garçons, le fait de présenter des personnages féminins et de prôner des valeurs féminines leur vaut une mauvaise réputation et serait censé réduire leur public aux petites filles de l’âge auxquels ils sont destinés là où les dessins animés pour garçons s’adresseraient à une audience plus mixte (conséquence de l’idéologie patriarcale pour laquelle le masculin serait « universel » tandis que le féminin serait « particulier », « différent »). La féminité et tout ce qui s’y attache est ainsi automatiquement dévalorisée, cantonnant le « Girl Power » à une tranche horaire bien définie et un public limité.

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Pour conclure, disons que si les chaînes font quelques efforts ponctuels contre les discriminations dans leurs transitions entre pubs et dessins animés et dans certains de leurs événements ou programmes, ces efforts sont largement gâchés par les dessins animés et les publicités qui les suivent. Dans la plupart des dessins animés, les personnages féminins sont moins nombreux et moins importants que les personnages masculins, souvent ramenés à des archétypes sexistes et dévalorisés. Dans les dessins animés marquetés pour les garçons, les filles vont jusqu’à disparaître complètement en dehors d’éventuels intérêts amoureux. C’est dans les dessins animés pour filles qu’on trouve une réelle parité dans le nombre de personnages masculins et féminins et dans leur développement (on peut se passer de filles mais pas de garçons) ; mais ce sont aussi dans ces dessins animés que la séparation des caractéristiques du genre est la plus marquée: les hommes ont leurs armes, leurs couleurs, leurs caractéristiques et les femmes les leurs bien distinctes. Celles-ci se battent et avancent dans leurs vies, parfois mieux que les hommes, mais avec leurs armes à elles, des armes de femmes (généralement de la magie). Les seul-es à oser franchir ces limites en « volant » les attributs de l’autre genre ou en choisissant une posture ambiguë par rapport à celui-ci sont des personnages négatifs, généralement lâches, dégoûtants, usurpateurices assoiffé-es de pouvoir.

Alors que faire ? Brûler la télé ? Non, car ce sexisme qu’on voit dans les dessins animés est présent partout. Je pense qu’il faut expliquer, poser des questions aux enfants, demander ce qu’illes pensent d’un personnage féminin stéréotypé ou sexualisé, quels personnages illes apprécient et pourquoi. Apprendre aux petites filles qu’elles ont le droit de se plaindre si leur personnage féminin préféré est sous-exploité ou toujours dans l’ombre d’un homme, demander aux enfants si ce qui rend la méchante détestable serait toujours si détestable chez un homme …

Edit : Après publication de cet article, une lectrice m’a renvoyé vers un Tumblr recensant des propos et actes sexistes ayant lieu dans le milieu de l’animation, rappelant que les gros problèmes de représentation qu’on trouve à l’écran commencent derrière l’écran et que ce milieu artistique est loin d’être un paradis féministe. 

Rivka S.

Notes :

[1] L’analyse détaillée du problème Rey sur Libération : http://www.liberation.fr/futurs/2016/01/24/star-wars-les-stereotypes-de-genres-contre-attaquent_1428614 ; Pour une étude plus approfondie du rapport entre le marketing, le genre et la fiction : http://www.lecinemaestpolitique.fr/disney-empire-marchandise-ideologie-partie-15-publicite-marketing-et-controle-de-linformation/

[2] La vidéo d’Anita Sarkeesian sur les legos genrés : https://www.youtube.com/watch?v=CrmRxGLn0Bk

[3] http://www.lecinemaestpolitique.fr/mechants-et-mechantes-chez-disney-2-hommes-faibles/

[4] Le trope de la schtroumpfette : https://www.youtube.com/watch?v=opM3T2__lZA

[5] Voir l’analyse de Mirion Malle sur les normes de beauté genrées : http://www.mirionmalle.com/2014/04/barbie-versus-musclor-ou-lallegorie-de.html