Auteur: Sigob et Thomas J


Neuilly-sa-mère : humilier et punir le «gosse des cités »

neuilly1Comédie produite par Djamel Bensalah, Neuilly sa mère raconte l’histoire de Sami, 14 ans. Fils d’immigré-e-s algérien-ne-s, il habite avec sa mère dans une cité présentée comme « difficile » de la ville moyenne de Chalon-sur-Saône. Suite au changement d’emploi de sa mère, Sami est contraint de déménager à Neuilly-sur-Seine chez sa tante, laquelle est mariée à un riche industriel. Sami fera la connaissance de ses cousin-e-s à peu près du même âge (Charles, fan invétéré de Nicolas Sarkozy, et Caroline, présentée comme une « bobo » en pleine crise d’adolescence), et des élèves du collège privé de Saint-Exupéry. La confrontation inattendue entre ces deux univers (« quartiers de banlieue »/quartiers chics) donnera lieu à quelques conflits, mais également à une belle histoire d’amour entre Sami et Marie, jeune fille de « bonne famille ».

Voici la bande annonce du film : http://www.youtube.com/watch?v=ypAFX1l-Jog

Sorti en salles en 2009, le film a connu un grand succès, en se classant au 17ème rang du box-office français, devant par exemple Very Bad Trip et juste derrière OSS 117[1]. A en croire les critiques élogieuses de la presse, ce succès serait dû au fait que cette comédie sympathique caricature et ridiculise de façon égale ces deux mondes opposés que sont les « cités difficiles » (représentées par la cités de Chalon-sur-Saône et la cité Picasso) et les quartiers bourgeois (représentés par la ville de Neuilly-sur-Seine). Avec un humour bon enfant, le film se moque tant des sarkozystes de Neuilly, que des bobos gauchistes, sans oublier les gosses de banlieue paresseux et prompts au racket. Comme le montre une critique du Point, le film est une comédie consensuelle, susceptible de plaire à tout le monde: la « comédie est un genre qui se plaît à rapprocher les contraires (…) : ils se confrontent et l’exercice aura été profitable. Il y a des cons et des braves types partout. » [2]

C’est même ce dont se vante explicitement le réalisateur Djamel Bensalah, dans un entretien réalisé à l’occasion de la sortie du DVD : « Je voulais faire un film qui tape sur tout le monde mais qui ne fait de mal à personne. Je pense que c’est réussi. Il n’y a pas de parti pris méchant, ni de prosélytisme. On ne dit pas que les riches sont des salauds et les pauvres des gens merveilleux, on ne dit pas l’inverse non plus. C’est un film qui crée du lien social. (…) Ce n’est pas de la propagande, c’est une propagande du bonheur. »[3]
La confrontation de ces deux mondes également caricaturés est censée donner au film une vertu réconciliatrice. Ainsi, d’après Le Monde, le film agit « comme un onguent délicat sur la crispation sociale quotidienne dont les banlieues sont le symptôme »[4]. Le film a d’ailleurs été soutenu par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE).

Une telle lecture du film nous apparaît extrêmement superficielle, voire aveugle. Ce dernier a effectivement recours à la caricature tant à l’égard des bourgeois de Neuilly que des « jeunes des banlieues », mais il serait très naïf d’en conclure à une absence de parti pris de la part du film. Au contraire, ce film nous apparaît comme un condensé de violence raciste, de stigmatisation des habitant-e-s des « banlieues »[5] et des classes populaires sous couvert d’humour. Par ailleurs, le film réussit à se faire passer pour une comédie consensuelle et neutre alors même qu’il légitime une idéologie libérale d’une violence extrême bien que banalisée (il faut se battre pour « s’en sortir » et celleux qui échouent n’ont pas eu assez de volonté, tant pis pour elleux, c’est de leur faute) ainsi qu’un discours paternaliste vis-à-vis des immigré-e-s et de leurs descendant-e-s.

Le problème, c’est que Neuilly-sa-mère n’est pas une daube parmi tant d’autres : c’est une comédie récente ayant eu un énorme succès en France et qui réussit l’exploit de faire passer un discours raciste, islamophobe, et stigmatisant à l’égard des immigré-e-s et de leurs descendant-e-s pour un hymne à la réconciliation fraternelle et au « vivre-ensemble ». Le fait que des films de ce genre[6] aient un succès aussi phénoménal en salles et rencontrent une approbation aussi unanime ces dernières années nous apparait symptomatique du fait que le racisme s’exprime de façon de plus en plus banalisée, que soit dans la bouche des politicien-ne-s, dans la presse ou encore dans les films.

Il serait difficile de décrire dans le détail la totalité des horreurs véhiculées par le film. Nous allons simplement tenter de présenter les aspects du film les plus saillants et les plus récurrents :

Tout d’abord, le caractère consensuel du film, qui est censé reposer sur l’« équivalence » des deux mondes qui se rencontrent (« équivalence » de traitement de la ville de Neuilly et de la cité de Chalon + « équivalence » dans la caricature humoristique de tous les personnages) est une mystification totale.

Au contraire, le film dévalorise systématiquement, et de façon massive, les banlieues et celleux qui y résident. Cette dévalorisation n’est en rien « équivalente » au traitement de Neuilly-sur-Seine dans le film.

Ensuite, nous procèderons à la description du calvaire que subit Sami et de la violence raciste dont il fait l’objet durant tout le film, violence qui n’est jamais remise en question : les discriminations racistes subies par Sami à tous les niveaux de son existence (familial, scolaire, amical, amoureux) sont au contraire présentées de façon positive, et comme tout à fait normales (après tout, s’il souhaite « s’intégrer », il faut qu’il accepte de se faire vomir dessus sans broncher, en s’excusant d’exister, voire en remerciant celleux qui l’écrasent).

Le film dresse aussi explicitement, par l’intermédiaire du personnage de Sami, un portrait de l’immigré parfait : barbare potentiel, mais qui réussira peut-être à s’intégrer s’il réussit à dompter ses instincts violents pour adhérer aux belles valeurs françaises. On note que Sami n’est pas immigré, puisqu’il est né et a grandi en France ; pour autant il est considéré comme tel par tous les personnages du film (et y compris par lui-même), sa couleur de peau ou encore sa religion faisant de lui un étranger radical au monde de Neuilly (et par extension, à la société française).

Le fait qu’une personne immigrée (ou perçue comme telle) soit arbitrairement rejetée, discriminée et attaquée pour des motifs racistes est présenté par le film comme tout à fait anodin : après tout, cette société (ici Neuilly-sur-Seine) fait déjà l’effort de l’accueillir, au lieu de protester pour ses droits, elle devrait plutôt être reconnaissante et garder la tête basse.

Deux mondes que tout oppose et qui se rencontrent (Neuilly-sur-Seine / les « banlieues ») : une fausse équivalence de traitement

Le film est censé nous montrer avec humour la rencontre de deux mondes très différents, sans hiérarchisation ni parti pris. Ce présupposé est totalement faux, puisqu’en fait la supériorité de Neuilly est montrée et affirmée tout au long du film.

Une supériorité physique

Dès les premières minutes du film, la supériorité physique des filles blanches et blondes est posée comme une évidence, puisque Sami déclare « Mon truc c’est les blondes. Et là, je vous l’accorde, je suis comme tous les rebeux de cité. Le problème, c’est que dans mon quartier, les blondes, c’est aussi rare que du pétrole (…) C’est pour ça que j’ai toujours su que pour rencontrer l’amour de ma vie, il faudrait que je parte très loin de Chalon. Je pensais pas que ça arriverait si tôt… ». Le problème ici n’est pas qu’un brun puisse avoir une attirance particulière pour les blondes, mais que cette attirance soit présentée comme une norme de beauté idéale, à laquelle sont censés adhérer tous les arabes. Le film ne remettra en effet jamais en question cette affirmation arbitraire et raciste, et au contraire nous présentera la conquête par Sami de Marie, « blonde, belle, riche » et résidant à Neuilly, comme une réussite exceptionnelle –en particulier pour un arabe des banlieues. Sami se compare par ailleurs lui-même à plusieurs reprises à Quasimodo tentant de conquérir Esméralda, ce qui ne laisse aucun doute sur son infériorité physique par rapport à Marie.

2
Brunes, noires, et voilées : la laideur féminine selon Neuilly-sa-mère

3

Blonde, belle et riche : l’idéal féminin incarné par Marie

C’est ce qui apparaît clairement à travers la scène du confessionnal (Sami est tellement de bonne volonté pour « s’intégrer » qu’il va se confesser à l’église alors qu’il est musulman…). Sami dévoile au prêtre ses difficultés à conquérir Marie : « là ça va être difficile. Elle est pas comme moi. Elle est belle, elle est riche, elle est blonde. Moi, jsuis pas riche et jsuis pas blond. » Au lieu de montrer à Sami qu’il a intériorisé des préjugés racistes par rapport à son apparence, ou de l’inviter à ne pas idéaliser la couleur de cheveux de Marie, le prêtre l’encourage au contraire à foncer pour accomplir cet exploit hors du commun : conquérir une blonde.

Une supériorité culturelle

Sami est propulsé dans un monde dont il ne maîtrise pas les codes culturels, ce qui donne lieu à des situations cocasses. Par exemple, dans la classe de musique, Sami se voit attribuer le droit de sonner la dernière note de la symphonie avec un triangle –tandis que tou-te-s ses camarades jouent du violon, de la clarinette, etc…

La caricature semble « équitable » au moins dans une séquence du film, où trois camarades de classe de Sami tentent de faire du rap devant lui et se ridiculisent. Il semble donc que tout le monde en prenne également pour son grade : chacun est étranger à la culture de l’autre.

4

Sami est ridicule…

5 bis

… mais ses camarades de Neuilly aussi. Tout va bien !

Malgré cette séquence, le film matraque le fait que la culture de Neuilly est supérieure par essence à la culture détenue par Sami, présentée comme une sous-culture.

C’est ce qui apparaît clairement lorsque la culture de Marie est confrontée à la culture de Sami. Lorsque Sami aperçoit pour la première fois Marie par la fenêtre de sa salle de bains (elle est sa voisine), celle-ci est en train de jouer du violon. Sami est immédiatement et naturellement fasciné par la beauté de ce spectacle et arbore un sourire béat d’admiration.

6

7

La fascination naturelle de Sami envers la culture légitime.

A l’inverse, lorsque Marie interroge Sami sur ses goûts musicaux et que ce dernier lui cite des groupes de rap, Marie le regarde avec dédain, et Sami, comprenant sa faute de goût, cite maladroitement Debussy et Mozart pour tenter de se rattraper.

8

Marie a hâte de discuter avec un mélomane cultivé.

9

La répulsion naturelle de Marie face à la culture illégitime de Sami.

Dans la mesure où la culture détenue par les enfants de Neuilly est dominante dans le monde social en général et dans le milieu scolaire en particulier, les difficultés de Sami à acquérir leur culture n’auront évidemment pas le même impact déterminant que les difficultés des enfants de Neuilly à faire du rap. Cela dit, le film transforme cette hiérarchie sociale en donnée naturelle évidente. Un tel parti-pris a notamment pour effet de faire abstraction des conditions d’acquisition de la culture perçue comme légitime.

C’est ce que l’on remarque lors d’une scène où Sami demande à regarder la télévision chez sa tante. Le mari de sa tante, après lui avoir fait remarquer qu’ils n’avaient pas de télévision, lui demande d’un air étonné : « Mais Sami, tu n’aimes pas lire ? » Face à la réponse nuancée de ce dernier (« Si si, mais vite fait, à l’école »), l’oncle le réprimande (« Ah ! Et le plaisir de lire ?! Tu connais pas ça ? Le plaisir des grandes lectures ! ») et lui conseille de lire directement l’édition Pléiade de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo.

10

Comment ?! Tu ne lis jamais du Victor Hugo en Pléiade avant de te coucher ?

Une fois éveillé en lui le plaisir naturel de la lecture, mystérieusement enfoui jusque-là, Sami va dévorer l’édition Pléïade de Notre-Dame de Paris, dont il citera quelques extraits au spectateur à la fin du film. Le film invite donc à considérer l’acquisition de la culture perçue comme légitime, ainsi que la familiarité avec celle-ci, uniquement comme une affaire de bonne volonté et de plaisir naturel. Une telle conception, en plus d’être fausse, est particulièrement dangereuse, dans la mesure où elle tend à stigmatiser celleux qui ne disposent pas des outils nécessaires à la compréhension et à l’appréciation des productions culturelles considérées comme légitimes (notamment dans le milieu scolaire) : ces dernier-e-s ne seraient que des êtres dépourvu-e-s d’ « intelligence » et faisant preuve de mauvaise volonté.

Le départ de Sami vers Neuilly : la « chance de sa vie »

La supériorité de Neuilly-sur-Seine étant ainsi attestée par le film, le départ de Sami pour Neuilly apparaît logiquement comme la « chance de sa vie ». C’est bien ce qu’indique la bande annonce du film : « Il n’a connu que sa cité » /« C’est la chance de sa vie ».

La cité de Chalon est certes présentée au début du film comme un endroit convivial, où tout le monde se connaît, et où il fait bon vivre (pour un enfant). Malgré cet aspect positif, le film recycle dès les premières minutes l’ensemble des stéréotypes classiques attribués aux « banlieues difficiles » (telle que cette catégorie a été construite, notamment par les médias) : des jeunes qui ont pour seul horizon la cage d’escalier de leur immeuble, un collège dévasté par des élèves turbulents et où les professeurs n’ont plus aucune autorité, des trafics de drogue et une circulation d’armes généralisés, des obèses alcooliques.

Concernant l’école, le film dépeint un collège dévasté par des élèves de mauvaise volonté, qui prennent plaisir à persécuter le professeur. Le message du film est le suivant : s’il y a des problèmes à l’école, c’est à cause des élèves, qui, pour des raisons mystérieuses, refusent d’y apprendre quoi que ce soit.

11

Un collège de « banlieue difficile » selon Neuilly-sa-mère.

Quant à Sami, il se distingue de la masse grouillante des paresseux par sa bonne volonté et par le désir qu’il  a d’ « avoir de bonnes notes » « pour ne pas finir comme eux », c’est-à-dire comme ces adolescents qui, à cause de leur fainéantise, n’ont obtenu ni diplôme ni emploi.

 12 bis

Jeune, fais attention. Si tu continues à être paresseux, violent et de mauvaise volonté comme tu en as l’habitude, regarde à quoi tu ressembleras.

Pour autant, le film laisse transparaître un embryon de critique des inégalités sociales. En effet, Sami mentionne le fait que beaucoup de jeunes diplômés résidant dans sa cité n’ont pas réussi à trouver de travail correspondant à leurs qualifications. Sami prend les exemples d’Habib, bac + 4 en mathématique devenu vigile en grande surface, et de Mouss, bac + 5 en informatique devenu balayeur. Le film montre ici, bien que de façon très brève et à la limite de l’implicite, que des personnes noires possédant des noms à consonance étrangère et résidant dans des endroits stigmatisés, ont plus de probabilité de subir de la discrimination à l’embauche[7].

En voyant cela, l’on se prend à rêver… Peut-être le film déconstruira-t-il les préjugés à l’égard des « quartiers » dits « sensibles »… Peut-être pourrait-il inviter à considérer que la violence la plus forte s’effectuant à l’école n’est autre que la violence de l’exclusion systématique des mêmes catégories de la population sous couvert d’« égalité des chances »… Ou encore que la violence scolaire habituellement mise en avant (celle des élèves turbulent-e-s pleins de « mauvaise volonté ») est peut-être en partie une contre-violence désespérée à cette violence primordiale et beaucoup plus importante de l’exclusion scolaire systématique… Le film va-t-il cesser de reprendre grossièrement à son compte la totalité des stéréotypes à sa disposition sur « les banlieues difficiles » et tenir un discours soudainement subtil ?

La séquence suivante du film suffit à éteindre notre lueur d’espoir…

En effet, le film passe immédiatement à la critique (toujours par la voix de Sami) des jeunes trafiquants de banlieue, qui comme chacun sait, roulent dans d’énormes BMW décapotables.

13

Un jeune trafiquant de drogue en  « banlieue », vu par Neuilly-sa-mère.

Deux choses ressortent principalement de cette séquence. Premièrement, les jeunes qui vendent de la drogue sont des tire-au-flanc qui abandonnent leurs études à cause de leur incorrigible mauvaise volonté et de leur appât du gain. Sami commentant l’arrivée du jeune trafiquant de drogue présenté ci-dessus décrit ainsi : « ça c’est Nouredine. Bac – 6. Mais pas besoin que je vous donne sa spécialité hein, je crois que c’est clair » (voyons voir… Une voiture de luxe décapotable et visiblement neuve… Bien sûr, c’est un jeune vendeur de cannabis, ça crève les yeux !) Deuxièmement, le film reprend à son compte l’idée selon laquelle l’économie souterraine (telle que le trafic de drogues) relèverait uniquement d’un problème d’éducation parentale. En effet, cette séquence du film montre l’héroïsme de Mme Diallo, mère de famille respectée dans la cité, qui repousse courageusement le trafiquant à coup de pied, en le traitant de « racaille », et en menaçant de lui couper ses organes génitaux à la machette. Mme Diallo incarne la mère responsable et soucieuse de l’avenir de ses enfants, par opposition aux parents démissionnaires qui laissent leurs enfants succomber à l’attrait de l’argent facile.

 14

« Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Ben je vais vous en débarrasser  !!! »

La « responsabilisation » des parents comme principale solution aux problèmes sociaux (a fortiori lorsqu’il s’agit de parents des classes populaires, jugés peu aptes à éduquer leurs enfants) est par ailleurs une idée qui s’est largement diffusée ces dernières années. Cette dichotomie entre parents responsables et parents démissionnaires repose sur le postulat que les déterminismes sociaux n’existent pas, mais qu’il n’est question que d’éducation et de valeurs morales[8].

Ce portrait de Chalon-sur-Saône, qui n’est en réalité qu’un ramassis de stéréotypes sur les « banlieues », est dressé par Sami lui-même au début du film. On voit d’emblée, grâce aux commentaires de Sami, que celui-ci est lucide par rapport à sa cité (« quand on est gosse, Chalon, c’est génial, c’est quand on est plus grand que ça se gâte »). Il rejette certains comportements, comme le fait de préférer l’argent facile du trafic de drogue au travail scolaire (« Moi, si je travaille à l’école, c’est pour ne pas devenir comme eux »). Ainsi, Sami est l’archétype du jeune des banlieues qui « veut s’en sortir », par opposition aux voyous qui pourrissent la vie dans les cités, pour reprendre la dichotomie utilisée par la droite.

Le départ vers Neuilly-sur-Seine prend donc tout son sens. « S’en sortir » est alors synonyme pour Sami de « sortir de sa cité », afin de fuir les éléments perturbateurs qui, malgré toute sa bonne volonté, pourraient le faire sortir du droit chemin. A lui de saisir cette chance extraordinaire et d’en être digne.

L’humour au service d’une idéologie raciste et réactionnaire

Si la supériorité morale, économique, culturelle et physique de Neuilly est évidente, la caricature et le choix de certains personnages doivent permettre malgré tout de faire croire à une équivalence de traitement et de jugement par le film de ces deux contextes.

Les caricatures flagrantes et humoristiques de beaucoup d’habitants de Neuilly sont censées être garantes de l’absence de parti pris en faveur de Neuilly et de ses habitant-e-s.

Ainsi, Charles, le cousin de Sami est un Sarkozy miniature. Lors de sa première apparition, il termine son footing ; il a pour objectif de devenir président de la république  (et à plus court terme délégué de classe), et est un fan inconditionnel de l’UMP, comme le montre la décoration de sa chambre.

15

Charles  De Chazelles, futur hyperprésident.

16

 Bienvenue à Neuilly, Sami…

Le film pousse la caricature jusqu’à mettre dans la bouche de Charles des insultes issues du vocabulaire de Nicolas Sarkozy : dès leur première rencontre, Charles accuse Sami d’être une « racaille de banlieue ». Cette accusation sera reprise sous diverses formes tout au long du film. Le fait que ces propos soient totalement exagérés participe de la caricature des personnages de Neuilly. Pour autant les réponses qu’apporte Sami aux accusations de Charles et la suite du déroulement de l’intrigue tendent à avaliser ces propos.

Il s’agit là d’un procédé récurrent tout au long du film, et qui apparaît notamment à l’occasion de la première rencontre entre Charles et Sami.

Charles attaque d’emblée Sami d’une façon peu subtile : « pas mal ton déguisement. Mais à moi on me la fait pas : t’es une racaille de banlieue ». Charles continue à l’agresser verbalement, veut fouiller dans son sac pour voir s’il n’y dissimule pas une capuche, et va jusqu’à l’accuser d’avoir participé (en personne ou en tant que complice) à des incendies de voitures à Chalon. Il termine la conversation en ordonnant à Sami de ne rien voler dans la maison.

17

Meuh non, c’est pas moi qui ait brûlé des voitures, pendu des grands-mères avec ma capuche, et braqué des banques pour m’acheter ma dose quotidienne !

La hargne paranoïaque de Charles semble disqualifier ses propos. Cependant, les réponses que fait Sami pour se défendre montrent que ces accusations sont en réalité globalement fondées.

Concernant le fait d’être une « racaille de banlieue », au lieu d’inviter Charles à aller se faire voir et à remballer ses insultes stupides, Sami reprend ce terme de « racaille » en indiquant simplement qu’il n’en est pas une. Le film invite donc ici à considérer le terme de « racaille » comme une catégorie sociale indiscutable, qui sert d’outil de classification des individus, la seule question étant alors de savoir si l’on est une ou pas. La réponse de Sami justifie donc les propos de Charles : ce dernier se trompe simplement de cible (et c’est en cela qu’il est caricatural parce que Sami est si gentil…) mais il ne fait aucun doute par ailleurs que les « banlieues » sont remplies de « racailles ».

Concernant les incendies de voitures, si Sami répond qu’il n’en a jamais brûlé, il reconnaît qu’il n’a jamais dénoncé ses ami-e-s incendiaires parce qu’il n’est « pas une balance ». Charles lui assène donc : « en droit français, ça s’appelle de la complicité, tu es une racaille », et Sami se tait. Le caractère caricatural du propos de Charles tient encore une fois au fait qu’il attaque directement et façon agressive ce pauvre Sami (qui lui est si gentil et si mignon) mais le fond du propos (à savoir que les jeunes de « banlieues » passent leur temps à brûler des voitures par pure méchanceté) n’est en rien contredit.

Concernant la tentative de Charles de fouiller de force dans le sac de Sami (pour voir s’il n’y dissimule pas une capuche), ce dernier y répond en agrippant Charles par le col de son tee-shirt, en le repoussant et en commençant à protester (« touche pas à mon sac ou je te nique la… ») avant de le lâcher au bout de quelques secondes. Charles arbore alors un air triomphant, et affirme qu’il a simplement voulu le tester pour voir s’il était violent comme tous les jeunes de banlieue, ce dont il est à présent convaincu. Sami ne répond rien, et semble s’en vouloir à lui-même, comme si Charles venait effectivement de dévoiler une facette enfouie de sa personnalité. Encore une fois ici, ce qui est exagéré, c’est de penser que Sami (qui est si gentil !) puisse être une personne vraiment violente. Cependant, l’on voit tout de même qu’il a un côté « banlieusard agressif » dont il doit se protéger lui-même (agripper les gens par le col en parlant de leur « niquer la gueule », c’est pas un réflexe de « banlieue », ça ?), et l’on peut légitimement supposer qu’en « banlieue », tous les jeunes sont automatiquement violents. Le fait que Sami ne faisait ici que se défendre contre une personne qui l’insulte et essaye de fouiller de force dans ses affaires est totalement effacé par le film.

18

Charles est heureux : il a mis à jour la vraie nature de Sami.

Le procédé employé ici est donc simple et il sera utilisé de façon systématique tout au long du film : les attaques racistes qui sont proférées dans le film à l’égard des « jeunes de banlieue » sont mises dans la bouche de personnages qui se trompent de cible en visant ce pauvre Sami. En somme, les propos racistes et stigmatisants ne sont pas gênants en eux-mêmes, ce qui est gênant et est censé susciter la compassion, c’est que Sami subit toutes ces injures à la place de toutes ces « racailles » –qui  les auraient bien mérité quant à elles.

La première rencontre entre Sami et sa cousine Caroline (la sœur de Charles) donne aussi lieu à une caricature de cette dernière, mais il apparaît nettement à cette occasion que toutes les caricatures ne se valent pas…

Contrairement à Charles, qui est certes un personnage absolument infect et présenté comme excessif dans son amour pour l’UMP comme dans ses agressions envers Sami, Caroline, elle, apparaît ridicule simplement pour le contenu de ce qu’elle dit et de ce qu’elle fait. En somme, alors que les propos de Charles apparaissent caricaturaux parce qu’ils s’adressent à la mauvaise personne, les propos de Caroline apparaissent caricaturaux parce qu’ils sont stupides, et que Caroline est présentée comme une idiote hystérique.

La première rencontre entre Caroline et Sami illustre déjà cela. Ainsi, Caroline affirme d’emblée être très heureuse d’accueillir Sami puis lui fait remarquer abruptement : « wouaw… je t’imaginais vachement moins typé. Mais c’est très bien hein ! Avec ta gueule d’arabe, tu vas faire chier tous les bourgeois réacs du quartier ! » Cette remarque est à mettre en parallèle avec la première remarque qu’a faite Charles en voyant Sami : « wouaw… je t’imaginais moins… euh… moins petit… ».

Ce parallèle effectué par le film vise à se moquer tant du racisme que de l’antiracisme, tous deux étant posés comme également ridicules. Dans la mesure où Charles est sarkozyste et Caroline est présentée comme une « bobo » de gauche, la réaction de Charles incarne un racisme « de droite », qui consiste à déprécier des individus sur la base de leur apparence arabe, tandis que Caroline incarne un antiracisme « de gauche » qui correspondrait au contraire au fait de valoriser à outrance l’apparence « typée » (c’est-à-dire une couleur de peau non blanche) des gens, au point de ne voir en elleux que cela. Cette focalisation sur l’apparence est tournée en ridicule par le film. En présentant ainsi sur un pied d’égalité le racisme insidieux de Charles l’UMP, et ce qui serait l’antiracisme enthousiaste et hystérique de Caroline la gauchiste, le film reprend à son compte l’idée absurde selon laquelle l’antiracisme serait une position au mieux inutile, au pire aussi condamnable et dangereuse que le racisme lui-même[9].

19

Caroline l’antiraciste emmerdeuse : une plaie pour toute la famille.

Caroline est en effet présentée comme une adolescente hystérique : elle exprime ses multiples opinions politiques de façon exaltée, et en exagérant beaucoup trop. Immédiatement après avoir sauté au cou de la « gueule d’arabe » de Sami, celle-ci jette subitement le gâteau que ce dernier avait apporté comme cadeau à sa tante parce que « c’est plein de cochonneries hydrogénées ». Là encore, Sami ne dit rien, abasourdi par le moulin à paroles excité qu’il a en face de lui. En quelques secondes, le film nous indique l’essentiel de ce qu’il faut penser de Caroline la gauchiste : elle est casse-pieds, ridicule, hystérique, dogmatique, écolo (ce qui selon le film est probablement synonyme des quatre termes précédents), et monte sur ses grands chevaux pour des broutilles.

Par la suite, on voit Caroline s’amouracher d’un immigré chinois sans papier menacé d’expulsion et travaillant comme ouvrier dans l’entreprise de son père, puis d’un indien d’Amazonie menacé d’être chassé de ses terres, et pour finir d’un immigré nigérien menacé d’extradition. Caroline est totalement ridicule pour plusieurs raisons.

Ses engagements sont toujours impulsifs et sont présentés comme des lubies d’adolescente immature. Elle menace ainsi de se suicider si son père s’oppose à son mariage avec l’ouvrier chinois. Ses désirs de mariages apparaissent d’autant plus ridicules, que, comme le fait remarquer son père dans un soupir exaspéré, elle est de toute façon encore mineure…
De plus, ces engagements se font toujours en opposition avec son milieu familial (et en particulier son père), et, loin d’être de correspondre à de réelles convictions politiques, ne servent que de prétexte pour se fâcher avec son père et son frère. Au beau milieu d’un repas de famille, elle attaque ainsi sournoisement son père (PDG de l’industrie Porc Ever) sur le thème de la pollution industrielle des industries de porcs.

En bref, Caroline n’est donc rien d’autre qu’une « bobo », à savoir une riche bourgeoise qui, pour faire son intéressante, adopte hypocritement des idéaux de gauche et défend des revendications caricaturales ou insignifiantes juste pour emmerder le monde[10]. Peindre le personnage de Caroline de cette façon a donc directement pour effet de présenter les idées censées être représentées et défendues par « la gauche » comme tout à fait stupides en elles-mêmes : concrètement, cela se traduit par le fait que la défense des droits sociaux des immigré-e-s en situation irrégulière, l’écologie, l’anti-capitalisme, et l’anti-racisme sont explicitement présentées par le film comme des lubies absurdes et sans importance. C’est ce qui est souligné avec beaucoup d’insistance durant tout le film, où l’on voit, dès que Caroline ouvre la bouche, tout l’entourage de cette dernière hausser les yeux au ciel, soupirer, ou faire semblant d’acquiescer à ses propos pour qu’elle leur foute la paix[11]… Les spectateurs/trices sont invité-e-s à partager l’exaspération des personnages que Caroline saoule à longueur de journée et à considérer également ses opinions comme tout à fait stupides.

20

Ah ah  ah ! Mais quelle idiote celle-là ! Comme si la répartition incroyablement inégalitaire des richesses au niveau mondial et l’encouragement à la surconsommation pour tous ceux qui ont les moyens d’acheter ce qui leur passe par la tête pouvait nous conduire à un désastre écologique qui épuisera les ressources de la planète, et dévastera la faune et la flore planétaire, êtres humains compris (en particulier les pauvres)… Ah là là, ces « bobos », toujours à s’occuper de choses pas importantes en exagérant tout…

Caroline s’en sort donc globalement beaucoup moins bien que son frère, et il n’est pas étonnant que dans les confrontations verbales avec sa sœur, Charles soit souvent mis par le film dans la position victorieuse de celui qui dévoile tout haut ce que les spectateurs/trices sont censé-e-s penser d’elle tout bas (« retourne bouffer des graines de soja avec des SDF, espèce de bobo connasse » /« T’en a rien à faire de l’environnement, la seule chose qui t’intéresse c’est de faire chier papa »).

En plus de ces deux personnages hauts en couleur (Caroline et Charles), le film propose aussi quelques caricatures « humoristiques » plus que douteuses. Ainsi, par exemple, la tante Djamila, qui accueille Sami chez elle à Neuilly, est d’origine algérienne comme la mère de Sami. On apprend assez tôt qu’elle soupçonne son mari d’avoir une amante : cette péripétie secondaire sera parsemée de remarques au sujet du caractère « algérien » de Djamila –comprendre par là, semble t-il, son inclination à régler ses comptes par la violence. Celle-ci souhaite « régler cette histoire à l’algérienne », c’est-à-dire (comme le montrera la suite du film) tabasser l’amante supposée de son mari[12].

L’humour du film, tel qu’il s’exprime notamment dans les caricatures des personnages, converge ainsi vers le message suivant :

–   les immigré-e-s (et leurs descendant-e-s) sont des êtres violents,

–   celleux qui les trouvent formidables sont hypocrites, intéressé-e-s et défendent des opinions absurdes,

–   celleux qui les attaquent sont lucides sur le fait qu’illes sont majoritairement des « racailles ».

On pourrait toutefois penser qu’en de très rares occasions, la caricature et l’exagération servent à tourner en ridicule les stéréotypes sur les immigré-é-s et les « banlieues » et non à les renforcer. C’est ce que l’on pourrait objecter notamment lorsque l’on voit Sami et ses amis discuter entre eux de la violence auxquelles seraient soumises les « banlieues » : le groupe d’amis est tellement caricatural dans la stigmatisation (« dans le 9-3, ils sont passés au lance-roquettes, je te jure ! ») qu’il semblerait que cette dernière soit dénoncée. Le film nous apparaît toutefois très ambivalent sur ce point. En effet, l’on entend beaucoup plus dans le film les amis de Sami (ainsi que ce dernier lorsqu’il leur téléphone) évoquer explicitement la violence des banlieues, et le fait qu’y circuleraient des armes en vente libre et des délinquants quasi-kamikazes à tous les coins de rue. S’ils le font certes d’une façon qui saute aux yeux par son caractère exagéré, le film semble en même temps indiquer que le stéréotype des « banlieues violentes » est véhiculé surtout par des jeunes « de banlieue » eux-mêmes, qui prennent un plaisir malin à tout exagérer pour se vanter auprès des copains, comme si la stigmatisation des « banlieues » était produite par les personnes qui y habitent (ou, tout au moins, comme si elles y participaient tout autant que n’importe qui, qui plus est, avec une grande complaisance). Sous-entendre une telle idée est évidemment aussi nauséabond que si l’on prétendait que les personnes résidant dans des endroits stigmatisés se discriminaient à l’embauche tou-te-s seul-e-s[13]… Qui plus est, le procédé consistant à exagérer un propos jusqu’à le rendre incroyable est à double-tranchant : l’on peut tout aussi bien n’accorder aucune importance à un propos présenté sous cette forme, ou alors penser que le propos est ici ponctuellement exagéré mais qu’il contient du vrai, au fond… Etant donné la tournure générale du film, le film ne nous paraît pas, même ici, contredire l’idée à la racine de ce préjugé, à savoir que ce qui caractérise les « banlieues » de façon générale, c’est leur dangerosité et la violence de leurs habitant-e-s.

L’humour  du film contribue donc à conforter la supériorité  écrasante de Neuilly sur tous les plans, et à stigmatiser les immigré-e-s et leurs descendant-e-s résidant dans les « banlieues ». Cette hiérarchie est présentée comme naturelle, et prétendre comme le fait Djamel Bensalah que le film ne contient aucun « parti-pris, ni prosélytisme » en faveur de quoi que ce soit, relève d’une singulière hypocrisie.

Le calvaire de Sami, et sa docilité méritoire.

Loin d’être une sympathique comédie qui cherche à montrer qu’ « on peut tous vivre ensemble si on y met un peu du sien »[14], le film nous raconte donc ceci : une graine de « racaille » de bonne volonté a la chance d’atterrir à Neuilly. Là, il subira une avalanche d’humiliations, de violences physiques, et d’attaques racistes contre lesquelles il apprendra à ne pas se révolter, à ne rien dire, et à demander pardon. Grâce à sa docilité, Sami réussira à s’intégrer et sera reconnu comme n’étant pas une « racaille ».

Le chemin de croix de Sami la « racaille » pour s’intégrer : humiliations et violences en tous genres.

Ce qui frappe au premier abord, c’est que le martyre que subit Sami à Neuilly n’est pas du tout présenté comme violent,  le terme de « violence » étant réservé à Sami et aux habitant-e-s des banlieues. Les violences racistes subies par Sami sont plutôt présentées comme des réactions normales d’un milieu recevant un élément étranger, et auxquelles Sami est sommé de s’adapter sans broncher. Il va de soi, pour le film, que les habitant-e-s de Neuilly n’ont aucun effort à faire pour ne pas persécuter Sami, et qu’il serait illégitime de leur en réclamer : après tout, c’est lui qui doit s’intégrer, c’est à lui de s’adapter (avec le sourire de préférence) à tout ce qu’il subira.

C’est ce qui apparaît très clairement si l’on procède à un inventaire (non exhaustif) des violences perpétrées à l’encontre de Sami, de son arrivée à Neuilly à la fin du film.

– Comme indiqué précédemment, Sami arrivant à Neuilly chez sa tante Djamila est immédiatement pris à parti par son cousin Charles, avant de se voir asséner dans la chambre de ce dernier (dont il veut changer la décoration) « ma chambre, tu l’aimes ou tu la quittes ». Cette phrase est drôle dans la mesure où l’on reconnaît le clin d’œil à Nicolas Sarkozy[15] et où il est tout à fait exagéré de demander à Sami de montrer sa volonté d’intégration jusque dans la chambre de son cousin. Cependant (comme toujours, avec les propos de Charles) si son propos apparaît drôle ici parce qu’il est déplacé, l’idée générale qu’il défend, à savoir que sous prétexte qu’il n’est pas chez lui, Sami doit s’intégrer sans faire de vagues même si on le brutalise, est véhiculée par l’ensemble du film et sera directement confirmée par la suite de l’intrigue[16].

– Dès son arrivée au collège privé de Saint-Exupéry, Sami est confronté à des humiliations racistes et au mépris de classe de la part des enseignants et des élèves. Ainsi, le prof de maths introduit Sami face à la classe de la sorte : « Alors monsieur Ben Ba… Ben Bou…je vais vous appeler Ben : ça ne vous dérange pas. », tandis que les élèves s’exclament « Ben Laden », « Ben Mouloud » etc. Ces attaques racistes ne font l’objet d’aucune réprimande de la part du prof, tandis que Sami baisse la tête et ne répond rien. Immédiatement après, le prof le prend à partie sur son niveau scolaire qu’il suppose bas, et l’avertit qu’il n’a pas intérêt à faire baisser le niveau de la classe : « M. Ben, sachez qu’il y a un programme pour les futurs leaders, et un programme pour les futurs losers », « Vous allez apprendre à vous lever tôt ». Une fois cette leçon de morale effectuée, le prof procède à un bizutage de Sami en effectuant une interrogation surprise, accompagnée de la remarque « Bienvenue à Saint-Ex, M.Ben ». De même, durant le cours d’histoire, les élèves se moquent de Sami en remarquant qu’il porte un costume bas de gamme, là encore sans s’attirer aucune réprobation de la part de la prof.

Le film met ainsi en scène à de multiples reprises un racisme décomplexé et un mépris de classe dont Sami fera constamment les frais. Evidemment, les spectateurs et spectatrices sont invité-e-s à compatir avec ce pauvre Sami. Cependant, le film montrera que c’est par sa docilité, autrement dit son aptitude à s’aplatir en silence face aux violences dont il fait l’objet, que Sami réussira progressivement à s’ « intégrer ». Si le film condamne donc superficiellement ces attaques racistes, il les banalise et érige le silence face à l’oppression en modèle.

21
« Je vous présente votre nouveau camarade, Sami Ben-bambou qui vient d’une banlieue dite difficile, dont le papa est mort et la maman travaille sur un bateau. C’est bien ça ? » (il s’agit d’une citation réelle de la prof d’histoire)

22
L’unique possibilité laissée à Sami face aux multiples attaques racistes : ronger son frein silencieusement.

Il importe de remarquer au passage que la distinction de la société entre « leaders » et «losers », bien qu’elle soit présentée ici de façon brutale par le prof de maths est très loin d’être remise en question par le film, et constitue en réalité le cœur de l’intrigue de Neuilly-sa-mère. En effet, le film ne remet pas un instant en question le fait que notre société doit être structurée selon une dichotomie (accompagnée de récompenses pour les uns et de discriminations pour les autres) entre celleux qui ont réussi, en particulier à l’école, et celleux qui n’ont pas réussi. Au contraire, toute la beauté du film est censée résider dans le fait que l’on voit un individu qui semblait condamné à rester dans le « camp des futurs losers » réussir à entrer dans le « camp des futurs leaders » grâce à son travail et à son mérite (on le verra dans le film se coucher tard pour réviser). La réussite exceptionnelle d’un Sami implique donc que l’on abandonne les personnes qui ne sont pas Sami au triste sort qu’elles ont au fond bien mérité. C’est bien ce qui est indiqué à maintes reprises par le film : durant un repas, alors que Charles attaque encore une fois Sami en disant qu’il est une racaille, sa tante Djamila le défend de la manière suivante : « Non, il a sauté une classe, il travaille bien à l’école et a 12 de moyenne ! ». Traduction : s’il avait redoublé une classe, avait des difficultés à l’école et 8 de moyenne, il serait naturel de le qualifier de « racaille »  ou de « loser ».

– Durant la récréation, Sami est interpellé par les trois « frères pistons » (surnommés ainsi car ils ont redoublé plusieurs fois, ce qui est interdit par le règlement intérieur), qui l’accusent d’être un « infiltré de la cité Picasso », cité peuplée de « barbares qui nous dépouillent à la sortie du bahut ». La réponse de Sami correspond au schéma habituel : « j’ai rien à voir avec eux, je viens de Chalon » (autrement dit, moi je suis gentil, je ne suis pas un barbare comme les autres habitants des cités). La tentative de racket par une bande de la cité Picasso de Sami et Charles confirmera par ailleurs les affirmations des frères pistons.

– Après ces attaques racistes et liées à son origine sociale, il ne manquait plus qu’à Sami d’être humilié en tant que musulman. Le film ne manquera évidemment pas une telle occasion, et proposera même deux variantes. La première prendra la forme d’une blague de mauvais goût de la part de Charles, qui lui fait croire qu’il n’y a que du porc dans le frigo en guise de goûter.

23

Ah la bonne blague !

La seconde est encore plus sadique et sournoise, et sera lourde de conséquences pour Sami. Guilain, le chef des « frères pistons » fait mine de se réconcilier avec Sami, et l’invite à manger à sa table à la cantine du collège (un élève vient en effet de bousculer Sami, faisant tomber son repas). Guilain, soudain mielleux, lui offre son repas, en précisant, à la demande de Sami, qu’il ne s’agit pas de porc (il affirme que lui-même, étant juif, n’en mange pas). Après que Sami ait avalé quelques bouchées, Guilain dévoile la machination : il s’agissait d’un piège pour lui faire manger du porc. Toute la cantine éclate de rire face à cette énième humiliation et les frères pistons miment des cochons. Sami, poussé à bout, se jette alors sur Guilain, et le frappe.

24

  Sami est heureux de discuter avec son ancien ennemi, devenu depuis 15 secondes son seul ami

25

« Au fait… jsuis pas juif. Et c’est pas du veau, c’est du porc »

26

Les amis de Guilain font des bruits de cochon. Que c’est drôle !

Il va de soit que cette scène est horrible, mais ce qui l’est encore davantage, ce sont les conséquences qu’aura le coup porté par Sami à Guilain en réaction à cette immonde machination.

En se bagarrant avec Guilain, Sami répond pour la première fois du film à une attaque autrement qu’en baissant la tête et en restant silencieux. Il va en payer les conséquences à trois reprises. Le film nous offre donc une démonstration implacable du fait que la rébellion, même ponctuelle, contre les humiliations racistes/de classe/islamophobes est toujours condamnable. Sami est donc explicitement puni de son absence de passivité par trois personnages : le fantôme de son père, la principale du collège, et enfin Marie. Ces trois personnages étant les seul-e-s personnages globalement positifs/ves du film, et les plus admiré-e-s par Sami, la sanction est d’autant plus forte, et leurs accusations apparaissent comme d’autant plus légitimes.

1- Commençons par la punition paternelle . (Précisons que le père de Sami, immigré algérien fan de football et admirateur de Zinedine Zidane, est décédé lors de la coupe du monde de 1998, alors que Sami était tout petit).

Pour prendre la mesure du traumatisme vécu par Sami, on voit qu’il est malade toute la soirée et la nuit, au point de vomir à la table de son oncle et sa tante. L’attaque islamophobe de Guilain se prolonge ainsi en humiliation corporelle.

Alors qu’il essaie tant bien que mal de s’endormir, le fantôme de son père lui apparaît. Après des années d’absences, et sachant que Sami traverse une passe très difficile, on pourrait s’attendre à une entrée en matière plus réconfortante que « C’est pas comme ça que je t’ai élevé Sami, tu me déçois profondément, j’espère que tu as honte ». Sami (qui a repris les bonnes habitudes), s’excuse et avoue avoir honte. Le père minimise alors la violence subie par Sami : le fait d’avoir mangé du porc par machination est une broutille sans importance, puisque le Coran ne blâme pas le fait d’avoir mangé du porc à son insu. Le père reproche alors à Sami de s’être senti humilié au point d’en être tombé malade, et surtout d’avoir réagi à l’attaque de Guilain :  « Le problème c’est qu’on ne crache pas sur les gens ». Ensuite, il se lance dans un plaidoyer en faveur de Zinedine Zidane, ce qui parait incongru, mais prendra tout son sens dans la suite du film.

27

Sami, malade et traumatisé, juste avant l’apparition de son père

28
Tu me fais honte, c’est pas comme ça que je t’ai éduqué à être un gentil fils d’immigré qui ferme sa gueule !!

29

Sami, réconforté par l’apparition de son papounet chéri

2- La punition scolaire .

Le lendemain, Sami et sa tante sont convoqué-e-s dans le bureau de la principale. La principale est une des seules personnages à prononcer correctement le nom de famille de Sami ; elle incarne une autorité sévère mais juste. Bien que celle-ci soit parfaitement au courant de la manipulation machiavélique dont a été victime Sami, elle va tout de même le réprimander et le menacer de sanctions (Guilain, quant à lui, n’a pas été inquiété). La directrice part en effet du principe suivant : « Vous venez d’arriver dans cet établissement, M. Benboudaoud, c’est à vous de vous adapter, c’est à vous de faire un effort d’intégration ».

30
Quelles que soient les violences racistes/classistes/islamophobes que vous subissez, de toute façon, c’est de VOTRE faute, vous n’avez qu’à la fermer !

3- Marie

A la scène suivante, Marie (qui s’était rapprochée peu à peu de Sami dans la première partie du film) répond sèchement à Sami qui voulait engager la conversation. Elle délaisse ce dernier au profit de Guilain avec qui elle joue au tennis, et se justifie de la façon suivante : « Je ne supporte pas les mecs violents ».

31

« Je déteste les mecs violents ». Par contre, les mecs fourbes, racistes, et imbus d’eux-mêmes, ça, y’a pas de problème…

Le lendemain, Sami va tenter de se faire pardonner auprès de Marie. Il tente une dernière fois de lui expliquer qu’il n’a fait que répondre à une agression préalable et qu’au fond, il déteste la violence. Ce à quoi Marie répond d’un ton péremptoire : « la violence contre la bêtise c’est pas une solution » (traduction : ferme ta gueule quoiqu’il arrive et intègre-toi). Après avoir asséné cette sentence, Marie explique sa répulsion envers la violence par son histoire personnelle : « Tu sais quand j’étais petite, mon père battait ma mère, j’ai vu ça pendant toute mon enfance, et dans mon milieu à moi y’a pas d’assistance sociale ».

On retrouve ici le procédé de la fausse équivalence de traitement entre le monde de Neuilly et celui des « banlieues ». En somme, les riches souffrent davantage que les pauvres de la violence, car ces derniers sont privilégié-e-s en tant qu’ils bénéficient de l’assistance de l’Etat. Sous prétexte qu’il existe des femmes battues à Neuilly (ce que nul ne conteste), Sami est invité à relativiser les humiliations qu’il subit. Marie finit par accepter les excuses de Sami, en lui précisant que « c’est la dernière fois » qu’elle tolère un écart de sa part.

Malheureusement, peu après, Sami va commettre un nouvel écart…

Marchant avec son cousin Charles à la sortie des cours, ils se font interpeller par les fameux « barbares » de la cité Picasso qui tentent de les racketter. En essayant de négocier avec eux, Sami reçoit un coup dans l’œil. Il crée alors une diversion et réussit à s’enfuir avec Charles. Le coup qu’il a reçu laisse cependant un œil au beurre noir.

Le lendemain, il tente de dissimuler cette blessure à Marie, avec qui il passe un après-midi en quasi-amoureux/ses, mais celle-ci la remarque par hasard, se  dispute avec lui, et le quitte. En effet, alors qu’il tente de se justifier de s’être fait agresser, Marie rétorque « et bien sûr, c’est sur toi que ça tombe » : en tant qu’il vient d’une « banlieue », Sami a une présomption de culpabilité. Comme le dit explicitement Marie, que Sami se fasse violemment agresser ou qu’il soit lui-même l’agresseur ne change strictement rien au jugement qu’elle porte sur lui.

32

Sami est puni : il a osé se faire agresser 

Pour se faire pardonner une énième fois par Marie, Sami utilisera sa technique préférée : il se distingue de la « racaille » violente des « banlieues » et mérite, lui, d’avoir une autre chance : (« jte jure j’ai pas fait exprès, avant d’arriver à Neuilly, jme suis presque jamais battu, et pourtant là-bas y’avait que des nerveux)

 – Sami se verra aussi confronté à une violence assez subtile : une injonction contradictoire de la part de Marie. Celle-ci a lieu lors d’une soirée organisée en cachette par Charles et Sami en l’absence des parents. Lors de cette soirée, des troubles-fêtes issus de la cité Picasso (payés par les « frères pistons » pour gâcher la soirée) feront irruption dans la maison et commenceront à tout saccager. Alors qu’ils commencent à tout détruire, ils aperçoivent Sami et Marie côte à côte et s’exclament « c’est elle ta meuf ? wah elle est bonne ! ». Sami, qui vient tout juste d’être pardonné des ses prétendus actes de violence, reste silencieux pour ne pas être accusé par Marie d’être impulsif. L’échange qui suit est ahurissant : « il me dit ‘t’es bonne’ et toi tu dis rien ? » « ben je croyais que t’étais contre la violence » « pff… c’est ça ouais…» En somme, si Sami réplique, cela veut dire qu’il est violent comme sont censé-e-s l’être tou-te-s les « banlieusard-e-s »[17], mais s’il ne répond pas cela signifie qu’il tolère les insultes sexistes à l’égard de sa copine, et qu’il doit la protéger…

– Une dernière humiliation attendait Sami : l’expulsion de Neuilly et de son collège. En effet, la bande de la cité Picasso, s’étant fait finalement rejeter de la soirée, décident de passer leur énervement sur le chef des « frères piston » (Guilain) et le tabassent. Sami, qui est comme d’habitude présumé coupable, sera alors accusé d’avoir provoqué les blessures de Guilain et devra en payer le prix.

Cette séquence est probablement l’une des plus violentes du film.

La tante Djamila et son mari croisent la mère de Guilain qui souhaite s’entretenir avec ce dernier seul à seul. Djamila se fait donc snober de façon sexiste (c’est seulement au mari que l’on parle de choses sérieuses) et raciste (la mère de Guilain refuse de serrer la main à Djamila, et précise quelques secondes après à son mari « vous savez, je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre votre femme »).

33

Serrer la main à une arabe ? Même pas en rêve…

Elle explique alors à l’oncle que Sami « s’est acoquiné avec toutes les racailles du quartier » et qu’il est responsable des blessures de son fils. Une fois la tante rentrée à la maison, Sami se fait réprimander très violemment par sa tante qui précise qu’elle a eu « la honte de [sa] vie ».

En effet, ce qui est honteux pour Djamila, ce n’est pas la stigmatisation qu’elle subit de la part de la mère raciste, c’est le jugement que porte cette raciste sur elle, et ce qu’il faudrait faire pour lui faire plaisir (en l’occurrence ici, sanctionner Sami sans se poser de questions). Djamila fait donc la leçon à Sami, et l’accuse d’avoir gâché sa vie idyllique à Neuilly : « Pendant 10 ans j’ai pas eu de problème à Neuilly et toi en un an tu me pourris tout !! ». Le film invite une fois encore à considérer que les humiliations racistes subies par les immigré-e-s et leurs descendant-e-s ne comptent pas comme des « violences » : la preuve, Djamila envers qui l’on témoigne des petites marques de mépris raciste eu égard à son origine, affirme quand même n’avoir jamais eu « de problème à Neuilly ».

Djamila représente explicitement le modèle de l’intégration réussie d’après le film : bien qu’elle subisse quelques humiliations racistes par-ci par-là, elle a appris à se taire, elle a un mari « de souche » et elle a fini par « s’intégrer » petit à petit. Qui plus est, elle ne mange pas de porc et a donc réussi quand même à garder un peu de « sa » culture de « là-bas ». En somme, malgré quelques manifestations de violence qui témoignent de son origine[18], elle a réussi à contenir cette violence barbare inhérente à sa condition d’immigrée d’Afrique du nord, et parvient, la plupart du temps, à être d’une parfaite docilité vis-à-vis de toutes les violences perpétrées contre les immigré-e-s par la société de Neuilly.

Dans cette scène, Sami, quant à lui, représente les méchant-e-s immigré-e-s qui pourrissent tous les efforts d’intégration des gentil-le-s et dociles immigré-e-s par sa « violence » et méritent donc d’être relégué-e-s de la société. C’est bien ce que lui hurle Djamila, le film faisant de façon explicite le parallèle que l’on ne cesse de deviner entre la situation de Sami à Neuilly et la situation des immigré-e-s en France : « T’avais une chance incroyable en venant ici et t’as tout gaché. Et tu sais pourquoi t’as tout gaché ? Parce que t’es un petit con. Et c’est parce qu’il y a des petits cons comme toi que les gens de chez nous se font traités de sale arabe ! Parce que c’est exactement ce que tu es, t’es un sale arabe ! ».

On peut difficilement faire plus clair : les stigmatisations et les discriminations racistes sont une sanction légitime par rapport aux comportements de certains «petits cons » qui refusent de s’intégrer dans une société qui fait l’effort de les accueillir et leur a donné la chance de leur vie. L’insulte raciste que reçoit Sami en pleine figure est totalement légitimée par le film, puisque qu’elle est proférée par une arabe elle-même (mais une arabe « intégrée »). Encore une fois, les propos ne sont disqualifiés que parce qu’ils s’appliquent à la mauvaise personne : Sami est accusé injustement, alors qu’il est, lui, si gentil et docile ; mais le propos en lui-même n’est pas mis en cause. Le film effectue ainsi une pirouette raciste encore plus spectaculaire que tout ce qu’il avait réalisé auparavant : les discriminations racistes subies par les immigré-e-s et leurs descendant-e-s, dont le film reconnaît pour certaines la réalité [19], sont de simples réactions de légitime défense face aux immigré-e-s, ces « barbares ». C’est effectivement ce que dit Djamila : « les gens comme toi ça ne s’élève pas dans maisons, ça s’élève dans les zoos ».

34

Djamila est en colère : le « sale arabe » qu’elle a pour neveu s’est fait humilier, violenter, punir de façon injustifiée dans tous les domaines de sa vie durant la totalité de son séjour à Neuilly et n’est pas capable de se rendre compte de la chance qu’il a de supporter tout cela en silence.

Au cas où l’humiliation ne suffirait pas, toute cette scène se passe sous l’œil de Marie, qui habite juste à côté et observe la scène (elle semble certes un peu attristée, mais en même temps elle savait bien que Sami était violent)…

Sami reçoit donc la punition suprême : être renvoyé à Chalon, et être éjecté du système scolaire avant d’avoir eu le temps de passer son brevet. Il a raté la chance de sa vie, n’a pas fait d’efforts et mérite de retourner vivre dans son pays (euh pardon, dans sa cité)… L’on comprend donc que la phrase de Charles prononcée au début du film qui avait l’air si caricaturale et ridicule (« ma chambre, tu l’aimes ou tu la quittes ») ne l’était finalement pas : la totalité du film en constitue une démonstration écrasante à l’échelle de la société.

Zinedine Zidane comme modèle d’intégration pour un petit arabe.

Si Sami a réussi à s’améliorer tout de même durant toutes ces épreuves, et s’il va finalement ne pas se faire éjecter de Neuilly grâce à un rebondissement inattendu, c’est qu’il a un modèle : Zinedine Zidane. En effet, Zinedine Zidane (ou du moins, la peinture qui en est faite dans le film) va droit au but pour avoir ce qu’il veut, considère les épreuves qu’il subit comme normales, et tente de les surmonter en silence, en prouvant simplement qu’il est non seulement à la hauteur de ce qu’on attend de lui mais capable de faire bien plus encore. L’on comprend donc bien, à travers un tel modèle, que seul-e-s les français-e-s ont le privilège de pouvoir être normales/aux. Les immigré-e-s et leurs descendant-e-s (manifestement considéré-e-s comme une catégorie de français-e-s à part par le film) ont quant à elleux le devoir d’être exceptionnel-le-s pour « s’intégrer ».

La figure quasiment mythologique de Zidane traverse tout le film et s’impose progressivement comme modèle à Sami. Il serait beaucoup trop long de relever la totalité des préjugés racistes qui sont associées aux occurrences de la figure de Zidane dans le film[20]. On peut simplement relever une mention de Zidane assez représentative du rôle qu’il joue dans l’intrigue.

Dans une des scènes, Sami va se confesser à l’Eglise parce que « la directrice a dit qu’il fallait » qu’il s’« intègre ». Au moment où Sami lui confie ses difficultés à conquérir Marie, la belle blonde, le prêtre (qui est aussi son professeur de sport…) l’encourage à foncer et prend comme modèle Zidane : « aah ! mais ça m’énerve ça, tu crois que Zidane savait qu’il allait gagner l’Euro 2000 avec un pénalty ?! Ben, les filles c’est comme les pénaltys, si tu gamberges trop t’arrives à rien ! »[21] A la suite de ce sermon footballistique, Sami reprend son courage à deux mains et court rejoindre Marie et tenter de la séduire.

Zinedine Zidane dans le film est ainsi présenté comme un symbole du mérite individuel et de la bonne volonté qui ne se décourage jamais. L’on comprend donc pourquoi le fantôme du père de Sami accusait celui-ci de ne pas respecter Zidane lors de l’épisode de la viande de porc à la cantine. En effet, en considérant qu’une personne extérieure lui avait fait du tort (Guilain qui lui a fait avaler du porc) Sami était en train d’oublier que ses échecs, ses déboires, ses souffrances comme ses réussites, ne sont dues qu’à lui seul, et à personne d’autre. La figure de Zidane, telle qu’elle est mise en scène dans Neuilly-sa-mère, est un modèle qui condense toutes les ambivalences de la « méritocratie », synonyme à la fois pour Sami :

–  d’injonction à se dépasser lui-même face aux difficultés,

–  de culpabilisation mortifère dès lors qu’un obstacle extérieur vient perturber sa trajectoire (dans la mesure où il ne doit s’en prendre qu’à lui-même et à lui seul, pas aux autres qui l’agressent, ni à de quelconques déterminismes sociaux)

–  et d’espérance qu’il peut avoir de se distinguer de ses ami-e-s « racailles » afin de passer dans le « camp des leaders » (tant pis si pour un Zidane il y a 3000 carrières de footballeurs/euses brisées et invisibles, et si pour se réjouir d’un Sami qui réussit à « s’en sortir », il faut admettre que 3000 non-Sami ne s’en sortent jamais)

35

Zidane fait un clin d’œil à Sami à la toute fin du film : il sait que ce dernier a saisi « sa chance » et a triomphé des épreuves par sa capacité à encaisser les coups sans rien dire, en attendant qu’on reconnaisse sa valeur un jour.

Le dénouement du film : la réussite et « l’intégration » de Sami

Alors que Sami était sur le point de se faire renvoyer de Neuilly et du collège, un rebondissement inattendu lui permet de passer de l’enfer (être renvoyé de l’école et repartir à Chalon) au paradis (rester à Neuilly dans le collège privé Saint-Exupéry) : la bande de la cité Picasso, qui a agressé Guilain, se dénonce auprès de la principale, et innocente Sami.

À la principale qui leur demande la raison de cet élan de remord, les Picasso se justifient en disant qu’ils ne veulent pas « faire virer un petit » et se mettent aussitôt à pleurer sur leur propre sort, en racontant les échecs qu’ils ont subis dans leur propre vie. Le premier a été « jeté dehors comme une merde par sa mère et depuis dort dans le local à poubelle », le second a été largué par sa copine « qui est partie avec mon chat et est sortie avec le type des Assedic », le troisième se lamente : « j’avais 18 ans quand j’ai arrêté l’école en 5ème D, tout ça a cause du prof de techno. Un matin il m’a dit ‘Malik, soit tu travailles, soit tu vas taper le fer à l’usine’, et moi jlui ai tapé sa gueule ». C’est ainsi une autre facette des Picasso qui est mise en lumière : derrière leur violence et leur barbarie se cachent en réalité des bons-à-rien sensibles se lamentant d’avoir gâché leur vie et toujours prompts à se victimiser. Loin d’effectuer un embryon de critique des facteurs sociaux des exclusions (scolaires, familiales, etc.), le film ridiculise les explications des Picasso, qui ont échoué du fait des particularités absurdes de leurs histoires individuelles et de leurs mauvaises volontés[22]. D’ailleurs, leurs lamentations sont tellement ridicules que Sami, lui-même, en rigole.

36

 On est des racailles, on est des losers, et on l’a bien mérité.

Comme si cela ne suffisait pas, le film semble indiquer qu’ils sont de mauvaise foi, puisque l’on voit ensuite Marie leur tendre des billets en disant « on avait dit 100 euros chacun ». Et à la scène suivante, on les voit goguenards racketter Guilain, et voler son scooter.

37

Franchement, est-ce qu’on a une tête à avoir subi des déterminismes sociaux ?

Le film se clôt sur un bilan effectué par la voix de Sami de son séjour à Neuilly : « finalement ces deux mois à Neuilly, ça a été une véritable leçon pour tout le monde. Comme le dit Victor Hugo dans Notre-Dame-de-Paris, il ne faut jamais désespérer des hommes, toujours leur laisser une seconde chance ».

Si Sami parle ici au pluriel, c’est qu’il fait référence à son propre parcours, comme à celui de Charles, qui sont posés comme équivalents. Sami, lui, a eu son brevet de justesse, est passé en seconde, et a donc le droit de renouveler sa carte de séjour à Neuilly… Sa mère est revenue à ses côtés, et tou-te-s deux se sont installé-e-s dans la cité Picasso. Illes sont donc voisin-e-s de la « bande de barbares » des Picasso, dont le chef se prénomme Abd Al Malik (la référence est effectivement bien venue)[23]. De son côté, Charles, qui souffrait d’un manque de popularité dans sa classe, a mis de côté son orgueil, et a finalement été élu délégué grâce à Sami. Le film met donc sur le même plan ces deux les « souffrances » et évolutions des deux personnages : Sami a été à deux doigts d’avoir sa scolarité interrompue, d’être renié par sa famille, s’est lui-même perçu comme un « sale arabe », tandis que Charles a eu du mal à devenir délégué de classe…

Le film se termine en apothéose face à la cathédrale Notre-Dame-de-Paris (symbole de la culture française que Sami, grâce à sa bonne volonté, s’est appropriée). Il a réussi à s’intégrer, et pour couronner le tout, Quasimodo l’arabe a réussi à conquérir Esméralda la blonde : « Entre Marie et moi, c’est encore plus fort qu’entre Esméralda et Quasimodo ».

38

Sami est en couple avec une fille qui l’a humilié, méprisé, et considéré comme une « racaille » durant tout le film : il a saisi « la chance de sa vie ».

 

On peut conclure avec cette phrase du réalisateur Djamel Bensalah à propos de Neuilly-sa-mère : « l’idée était de raconter un peu la France d’aujourd’hui, de façon décomplexée »[24]. C’est effectivement très réussi : la France d’aujourd’hui, raciste, islamophobe, méprisante à l’égard des exclus de la société est parfaitement représentée par le film. De façon décomplexée. 

Sigob et Thomas J


[3] http://www.telleestmatele.com/article-interview-de-djamel-bensalah-pour-le-dvd-neuilly-sa-mere–41935225.html.

Suite aux remarques de Bloch, nous avons approfondi notre analyse des propos de Djamel Bensalah dans les commentaires. La présentation que fait le réalisateur de son film nous paraît en effet intéressante, et il nous semble de plus qu’elle confirme nettement notre analyse. (Cf notre commentaire du 17 avril 2013 à 10h34 min, à partir du point 2- en particulier)

[5] L’opposition qui structure le film autour de Neuilly-sur-Seine d’un côté, et les « banlieues » de l’autre nous apparaît par ailleurs très problématique. Le terme « banlieue » désigne tout simplement les extensions urbaines autour des centres-villes (par conséquent, Neuilly-sur-Seine constitue autant, voire davantage, une banlieue que le quartier Debussy d’une petite ville telle que Chalon-sur-Saône…). Depuis quelques décennies, le terme banlieue est utilisé par les médias et beaucoup de politiques pour désigner des « zones de non-droit », où sévissent des « jeunes à capuche » « issus de l’immigration » au pied des tours : le terme « banlieue » condense ainsi des fantasmes paranoïaques à l’égard d’une population jugée dangereuse. La construction médiatique du terme « banlieue » a notamment été analysée dans cet article : http://www.metropolitiques.eu/La-construction-mediatique-des.html

[6] Nous pensons ici en particulier à la comédie raciste et sexiste Intouchables dont la critique a été réalisée sur ce site (http://www.lecinemaestpolitique.fr/intouchables-2011-lintouchable-domination-masculine-2/ ). Ici, la bande-annonce du film revue et corrigée pour en dénoncer le caractère stigmatisant (http://vimeo.com/35361627)

[7] Les statistiques établissant ce fait sont suffisamment concordantes, précises et nombreuses pour que même un film du niveau de Neuilly sa mère ne le conteste pas. Voir ici, par exemple, une étude de l’Observatoire des inégalités portant sur la discrimination à l’embauche des personnes issues de l’immigration (http://www.inegalites.fr/spip.php?article1099&id_mot=103).

[8] Ainsi, sous le mandat de Nicolas Sarkozy, les allocations familiales étaient susceptibles d’être supprimées en cas d’absentéisme marqué des enfants (loi Ciotti, récemment abrogée). Dans la même logique, Eric Ciotti, rapporteur du projet de cette même loi, préconisait la condamnation pénale des parents à la place des enfants. Comme le disait Eric Ciotti : « On ne peut pas éternellement s’abriter derrière l’excuse sociale ou de faiblesse pour ne pas agir. Nous ne soulevons pas un problème social mais un problème de valeurs ». http://www.lejdd.fr/Politique/Actualite/Ciotti-Jusqu-a-deux-ans-de-prison-pour-les-parents-210903

[9]  Mettre sur le même plan l’antiracisme, (c’est-à-dire la lutte contre des discriminations généralisées sur la base de caractéristiques physiques, géographiques, et sociales) et le racisme est une aberration stupide que l’on peut lire par exemple ici. http://www.lefigaro.fr/debats/2006/03/27/01005-20060327ARTFIG90219-l_antiracisme_ordinaire.php

[10]  Les deux aspects sont en effet présents, et indissociables dans le film : les opinions de Caroline sont ridicules non seulement parce qu’elle n’y croit pas elle-même, mais aussi parce qu’elles sont présentées comme complètement absurdes en elles-mêmes.

[11]  Comme le dit à un moment le père de Caroline : « oui, oui, je sais… et bientôt, la banquise va fondre, et les ours polaires mourront dans d’atroces souffrances… Bon, si tu veux bien, on en reparlera plus tard mon cœur…»

[12] D’autres remarques du même type seront prononcées par Djamila à diverses reprises : « en plus c’est une marocaine », « t’as le bonjour de Mohammed Six [en frappant l’amante supposée de son mari] »,  « t’inquiètes pas, la marocaine est solide » « une libanaise, mais c’est encore pire ». En montrant Djamila en proie à un racisme latent, le film laisse entendre que le racisme est une réalité banale, généralisée, et qui touche le monde de la même façon, que ce soient les immigré-e-s et leurs descendant-e-s ou les habitants de Neuilly.

[13] La stigmatisation de « banlieues » dites « difficiles » a évidemment une portée beaucoup plus grande et des effets beaucoup plus désastreux que des chamailleries entre adolescents facétieux : http://www.lesechos.fr/24/08/2010/LesEchos/20747-24-ECH_le-lieu-de-residence-peut-engendrer-des-discriminations-a-l-embauche.htm

[15] En réalité, « la France, tu l’aimes ou tu la quittes » était le slogan du Mouvement Pour la France de Philippe de Villiers mais la phrase est restée associée à Nicolas Sarkozy depuis un discours effectué en 2006, où il a tenu des propos similaires (« s’il y en qu’ça gêne d’être en France, qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas ») : http://www.lejdd.fr/Election-presidentielle-2012/Actualite/La-France-tu-l-aimes-ou-tu-la-quittes-Sarkozy-oublie-vite-detecteur-de-mensonges-493908

[16] Sami va en effet être à deux doigts de quitter Neuilly parce qu’il n’aura pas fait preuve d’assez de docilité (nous développerons cet épisode plus bas).

[17] On note par ailleurs que ce sont les camarades de Sami habitants à Chalon qui arriveront opportunément lors de la soirée, et enclencheront une bagarre aboutissant à l’expulsion hors de la maison de la bande de la cité Picasso.

[18] Ce que nous avons montré à la fin de la partie sur « l’humour ».

[19] Cf note 7 sur la discrimination à l’embauche. L’on voit aussi, au tout début du film, un contrôle de police effectué envers un groupe de jeunes. La scène est beaucoup trop brève pour que l’on puisse affirmer qu’elle critique réellement la réalité raciste des « contrôles au faciès », mais le film est si mauvais par ailleurs que nous allons par générosité lui accorder ce point. Cf notamment sur ce point les deux articles suivants : l’un du Figaro (http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2009/06/30/01016-20090630ARTFIG00497-la-police-francaise-pratique-largement-le-delit-de-facies-.php), l’autre du Monde (http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/11/les-controles-au-facies-sont-ils-condamnables_1682942_3232.html).

[20] Par exemple, Sami affirme au début du film qu’il est « le seul rebeu de la planète qui déteste le foot et qui déteste Zidane »…

[21] On remarque au passage que le film, qui semble si préoccupé par l’antisexisme dont Sami devrait faire preuve à l’égard de Marie (cf « l’injonction contradictoire »), n’a par ailleurs aucun problème avec le fait de comparer les femmes à des cages de buts attendant passivement leurs ballons…

[22] S’il avait 18 ans en 5ème, on se doute qu’il s’agissait plutôt d’une feignasse de mauvaise volonté…

[23]  Le rappeur Abd al Malik est en effet l’auteur de la chanson « C’est du lourd », qui constitue un véritable résumé du message véhiculé par Neuilly-sa-mère : quelles que soient les humiliations et discriminations que tu subis, même si ta vie « ressemble à un cauchemar » parce que tu es immigré-e, ferme ta gueule, n’aie aucun ressentiment, et intègre-toi. Une critique détaillée de ce clip a été effectuée par Faysal Riad ici : http://lmsi.net/Un-truc-de-malade

D’une école à l’autre (2013)  : les vertus politiques de la pratique artistique à l’école

d'uneécoleàl'autre

Photos du tournage  : à gauche deux enfants de l’école de Belleville, à droite de l’école Saint-Jacques (http://duneecolealautre.wordpress.com/gallerie-photo/)

D’une école à l’autre est un documentaire réalisé par Pascale Diez, qui effectue depuis quinze ans de l’éducation à l’image  dans les écoles, collèges et lycées. Ce documentaire vient tout juste de sortir en salles, et risque de ne pas être à l’affiche très longtemps. En effet, la durée de programmation du film dépendra de son succès en salle lors de sa première semaine de diffusion. C’est un film magnifique : nous comptons sur vous pour vous renseigner, immédiatement après la lecture de cette brève, sur les salles disponibles près de votre domicile, sur les horaires des séances à venir, et les ami-e-s/parent-e-s/enfants susceptibles de vous accompagner  !!!

En février, il est à l’affiche dans quelques villes (Paris, quelques communes d’Île de France, Toulouse, Bordeaux), en mars à Valence, Dunkerque, en avril à Angers et Alès.

Les dates ainsi que des extraits du film sont disponibles ici : http://duneecolealautre.wordpress.com/

***

 Ce documentaire montre la rencontre entre des enfants de CM1 de deux écoles parisiennes : l’école Saint-Jacques du 5ème arrondissement de Paris et l’école de Belleville dans le 20ème arrondissement.

Les enfants de la classe de l’école Saint-Jacques sont issu-e-s pour la plupart de milieux aisés. Les enfants de l’école de Belleville pour beaucoup d’entre eux ont des parents immigré-e-s (principalement d’Afrique et de Chine) et semblent issu-e-s de catégories sociales moins aisées.

Partant du constat du recul de la mixité sociale à l’école, et de l’échec de l’« égalité des chances», Pascale Diez ainsi que les deux enseignantes ont eu l’idée de faire se rencontrer ces deux classes, afin que les élèves réalisent ensemble le spectacle de fin d’année.

Les images du documentaire parlent d’elles-mêmes : il n’y a aucun commentaire (voix off, intervenants extérieurs) qui pourrait influencer la perception des spectateurs. C’est entre autres ce qui fait la beauté de ce documentaire. Laisser les images parler d’elles-mêmes ne rend en rien ce film neutre ou apolitique. Les inégalités sociales et culturelles entre les enfants des deux écoles apparaissent en effet de façon évidente.

Nous entendons par  «  inégalité culturelle  » le fait que selon l’origine sociale des élèves, l’accès aux modes d’expression et aux activités évaluées et légitimées par l’école (capacité à parler en public, richesse du vocabulaire, facilité à lire…) soit plus ou moins difficile[1]. Il apparaît clairement que les élèves de l’école Saint –Jacques bénéficient d’avantages qui sont réinvestis à l’école et se traduisent en facilités scolaires : ces avantages semblent en grande partie extra-scolaires, comme par exemple l’accès à des cours de piano et de solfège pour l’une des petites filles, ou encore une connaissance précise des coutumes et de l’histoire du théâtre pour l’un des garçons.

C’est ce que montre la première partie du documentaire qui filme tour à tour le travail mené dans les deux classes. Le documentaire filme à la fois les instants dans la classe ainsi que quelques réponses d’enfants à des questions très générales (qui es-tu ? décris moi où tu vis ? pourquoi voulez-vous être délégué-e-s de classe ?).

Les enfants de l’école de Belleville ont pour la plupart des difficultés à terminer leurs phrases, à parler à voix haute devant la caméra, ainsi qu’à lire. Les enfants de l’école Saint-Jacques s’expriment de façon plus aisée devant la caméra comme dans la classe, et travaillent en classe de façon quasi-autonome.

De plus, la perception que les enfants ont d’eux-mêmes diffère sensiblement selon les écoles. Aux questions «  Qui es-tu  ? Quels sont tes qualités et tes défauts ?  » posées par la réalisatrice, les élèves de Saint-Jacques présentent leurs qualités morales et affectives («  je suis un garçon sympathique, assez malin, j’aime beaucoup mes amis  », «  je suis une fille sensible et je pleure facilement  »[2]), détaillent leurs activités extra-scolaires, ou éludent la question philosophiquement («  quand on se demande qui on est, on croit le savoir, mais dès qu’on essaye de le dire, on se rend compte qu’on ne sait pas vraiment qui on est  »).

A Belleville, les enfants ont plus de difficultés à se présenter («  alors… heu… je suis… ben… [silence de 30 secondes] … ») ou semblent retenir de leur personnalité leurs difficultés scolaires (« mes qualités sont… [silence] … Ben, je n’ai pas les mêmes qualités à l’école que les autres … »).

Mais le film ne s’arrête pas à une présentation des différences sociales et scolaires existant entre ces deux classes de CM1, et nous montre la rencontre de ces deux classes.

Cette dernière est l’occasion d’une prise de conscience de la part des enfants de certaines différences éclatantes entre les deux classes («  il y avait une seule blanche dans leur classe, pourtant, leur école n’est pas si loin de la nôtre  » / «  il n’y avait pas de noir-e-s, ni de chinois, ni d’arabes dans leur classe, c’était bizarre »), et d’un choc assez frontal entre certain-e-s élèves («  J’ai dit que je m’appelais Lamine, mais ils m’ont appelé Ben Laden  » / «  Je me suis présenté, et ils m’ont dit « va te faire voir, fils de pute »  »). Le documentaire ne permet pas d’interpréter totalement dans quelle mesure ces tensions sont liées à des représentations stigmatisantes de part et d’autre de ces différences sociales[3].

La dernière partie du film, qui est la plus longue et importante, montre les grandes étapes de la réalisation du spectacle. Les enseignantes et la réalisatrice ont fait intervenir Christophe Cagnolari, un «  sound painter  ». Il s’agit d’une discipline qui mêle expression corporelle, musique et théâtre, et qui fait appel à la créativité des enfants (l’un des exercices de «  sound painting  »  consistait à «  transcrire  » son prénom en chant et en gestes).

A l’occasion de ces séances communes, les enfants découvrent l’expression corporelle, et les plus timides prennent peu à peu confiance en eux. Les extraits du spectacle nous donnent un vif aperçu de la qualité du travail collectif, et par ailleurs les inégalités scolaires des enfants ne transparaissent pas dans le spectacle.

Le choix d’un spectacle de sound painting s’avère judicieux, notamment en tant qu’il s’oppose à la manière dont on conçoit généralement l’accès à la culture par l’école –c’est-à-dire à travers la confrontation entre un-e élève et un chef d’œuvre. Cette dernière conception occulte le fait que la contemplation d’œuvres d’art est avant tout accessible à celleux qui disposent déjà des outils et des codes pour les comprendre  : par là même, elle exclut les enfants ne disposant pas de ces codes du fait (notamment) de leur environnement familial. Bien qu’il soit illusoire de penser que le sound painting ne mobilise aucune compétence extra-scolaire (ex  : la capacité à utiliser diverses intonations de la voix), le travail d’expression corporelle, tel qu’il est mené par l’excellent pédagogue qu’est Christophe Cagnolari, met globalement l’ensemble des enfants sur un pied d’égalité. En cela, ce choix est indissociablement pédagogique et politique, puisqu’il permet aux enfants de s’impliquer également dans le spectacle indépendamment de leurs origines sociales.

L’école n’est donc pas condamnée (et c’est là le message le plus fort du film) à utiliser une pédagogie discriminatoire valorisant systématiquement, et souvent inconsciemment, des compétences acquises grâce à un milieu familial favorisé. Un travail pédagogique exigeant, précisément parce qu’il part du constat de ces différences sociales et scolaires, peut tenter d’en limiter les effets destructeurs, et faire avancer globalement tous les enfants au même rythme.

***

Malgré ces nombreux aspects positifs, on constate malgré tout que ce documentaire soulève davantage de problèmes qu’il n’apporte de réponses. Nous avons dégagé ce qui nous semble être deux « angles morts » du documentaire.

-Premièrement, sur la question de la mixité sociale.

À la question « Pourquoi avez-vous choisi de filmer sur la mixité scolaire ? », Pascale Diez répond : «  J’ai constaté au fil des ans, avec une accélération ces huit dernières années, que de plus en plus, la mixité sociale disparaissait des classes et que des ghettos socio-culturels s’installaient. (…) J’ai l’impression que le déterminisme social redevient une réalité et que l’égalité des chances n’existe que dans la littérature. Ce constat m’a rendue triste dans un premier temps et j’ai décidé de réagir en m’en faisant le témoin et surtout, l’actrice d’une tentative de suppléer à cette absence de mixité sociale. »[4]

Comme on le voit, Pascale Diez rattache ici explicitement ce qu’elle considère comme deux problèmes : l’absence de mixité sociale et l’échec de l’ « égalité des chances ». Deux questions se posent alors, auxquelles le film ne nous paraît pas apporter de réponse claire.

1) quel est le lien exact entre ces deux problèmes : l’absence de mixité sociale cause-t-elle ou aggrave-t-elle les inégalités scolaires, et par quels mécanismes ? Ou bien ces deux problèmes sont-ils simplement présents de façon simultanée dans certaines écoles ?

2) l’absence de mixité sociale est-elle un problème en elle-même, et si oui pourquoi ?

Concernant le second point, la réalisatrice apporte un embryon de réponse : « D’une école à l’autre peut les aider [les enfants] à se comprendre les uns les autres, à ne plus avoir peur. C’est déjà bien, non ? »[5]. La mixité sociale aurait alors pour objectif de lutter contre les préjugés entre des enfants issu-e-s de milieux différents.

Pour autant, la notion de mixité sociale renvoie également à l’idée selon laquelle la présence d’élèves issu-e-s de milieux favorisés dans une classe permettrait de «tirer vers le haut » les autres enfants. Réciproquement, se pose aussi la question de savoir si l’on ne peut pas éradiquer la reproduction dans le milieu scolaire des inégalités sociales sans nécessairement passer par une plus grande mixité sociale.

Dans la mesure où Pascale Diez fait de la mixité sociale le problème central et le déclencheur du documentaire, il nous apparaît regrettable que le documentaire reste flou sur ces questions.

-Deuxièmement, sur les conséquences scolaires des inégalités sociales.

Le film nous donne une leçon de pédagogie, à travers la réalisation du spectacle de sound-painting, qui permet aux enfants d’être sur un pied d’égalité indépendamment des facilités/difficultés scolaires liées à leurs milieux sociaux respectifs.

Cependant, un des risques de ce documentaire n’est-il pas de donner à voir une fable exceptionnelle, qui permet à tout le monde de s’extasier sur une rencontre extraordinaire, et qui par là même, dispenserait de réfléchir aux moyens de lutter contre les conséquences scolaires des inégalités sociales de façon générale et systématique ?

En effet, la rencontre entre les deux classes a un caractère ponctuel et isolé ; qui plus est, la démarche n’a pas été pérennisée (les enfants ne se sont pas revu-e-s depuis le spectacle). On peut donc se demander dans quelle mesure le propos pédagogique et politique du documentaire peut s’étendre à l’ensemble de l’Éducation Nationale, et si oui, comment.

Une brève séquence du film illustre assez bien le malaise que l’on peut ressentir à cet égard.

Dans le dernier tiers du documentaire, qui montre les répétitions des enfants, et leur égale implication dans la réalisation du spectacle, une séquence d’à peine une minute semble résumer à elle seule l’enjeu du film. On y voit quelques enfants des deux classes, effectuer (l’un-e après l’autre) quelques mouvements de sound-painting devant la caméra. Lorsque chaque enfant termine sa petite chorégraphie, belle et silencieuse, un plan fixe est effectué sur son visage et ses yeux scintillants, et l’on entend la voix de cet enfant déclamer: «Sans les mots, rien qu’avec le corps, rien qu’avec le coeur. » Cette séquence est à la fois très belle et très embarrassante. En effet, il semble que cette petite séquence ait pour but de dire au spectateur : tous ces enfants, d’où qu’illes viennent, et quelles que soient les difficultés scolaires qui peuvent être liées à leur origine sociale, sont tous égaux/toutes égales quand illes dansent. Vous voyez bien: quand illes font du sound painting, quand illes sont sur scène et accomplissent leurs mouvements, quand illes s’expriment «sans les mots, rien qu’avec le corps, rien qu’avec le coeur », illes ne sont que des enfants, rien de plus, rien de moins.

Le problème posé par cette séquence est simple: quand les enfants parlent (c’est-à-dire partout ailleurs) on fait quoi? Faut-il se dire que les conséquences scolaires des inégalités sociales ne peuvent être transcendées que par des spectacles muets, et qu’en-dehors des activités réalisées par les enfants « rien qu’avec le corps, rien qu’avec le coeur », il n’est point de salut pédagogique possible ? Faut-il attendre que l’on effectue les cours de français, d’histoire ou de mathématiques en sound painting ou en mime, pour pouvoir considérer les enfants d’une manière égale, et ne pas sanctionner des défaillances « scolaires » qui trouvent en réalité leur origine hors du milieu scolaire ?

Bien que le documentaire ne dise évidemment pas cela de façon aussi caricaturale, il semble tout de même que la tonalité générale du film contienne une ambivalence que nous trouvons regrettable.

En résumé, le film pose le problème suivant : l’Education Nationale impose une compétition généralisée entre les élèves[6], sans que ces dernier-e-s combattent à armes égales. Cependant, le documentaire n’y apporte qu’une réponse ponctuelle (le sound-painting), et l’on peut par conséquent se demander comment généraliser les solutions pédagogiques utilisées dans le film aux autres disciplines scolaires.

Malgré ces limites, ce film est tout à fait bouleversant, et nous regrettons que sa médiatisation ne soit pas proportionnelle à sa qualité[7] !

Sigob et Thomas J


[1] L’emploi que nous faisons ici de la notion d’ «  inégalité culturelle  » (ou d’«  inégalité scolaire  ») n’a donc évidemment rien à voir avec l’idée que «  toutes les civilisations ne se valent pas  »…

[2] Les citations sont effectuées de mémoire.

[3] Le caractère raciste de l’insulte faite à Lamine est flagrant, cependant la plupart des autres insultes peuvent s’interpréter comme des chamailleries habituelles entre enfants.

[5] http://duneecolealautre.wordpress.com/dans-la-presse/ (Paris-Mômes n°84 — février/mars 2013)

[6] Le soundpainting selon Pascale Diez permet ainsi de privilégier les relations de « complémentarité » entre les élèves aux rapports de « concurrence ». (cf http://duneecolealautre.wordpress.com/dans-la-presse/ (Paris-Mômes n°84 — février/mars 2013)

[7] Le film a été refusé par la télévision, ce qui est tout à fait déplorable. C’est ce que font notamment remarquer L’Express (http://www.lexpress.fr/culture/cinema/d-une-ecole-a-l-autre-critique-de-l-express_1219308.html) et la chronique de Laurent Delmas sur France Inter (http://www.franceinter.fr/emission-on-aura-tout-vu-speciale-festival-de-berlin-0  -à partir de 36’22).