Auteur: Liam


Bee Movie : Désamorcer l’anti-spécisme à coup d’arguments spécieux

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Ce film d’animation, sorti en 2007, a ceci d’original qu’il aborde de façon frontale la question du spécisme, qui à mon avis mérite largement d’être discuté, vu son omniprésence dans notre société.

Le spécisme, dixit Wikipédia, c’est « la discrimination arbitraire fondée sur le critère d’espèce. Le spécisme conduit à accorder moins d’importance aux intérêts des animaux non humains par rapport à ceux des humains. […] Ce mot a été forgé au début des années 1970 par analogie au racisme (discrimination arbitraire fondée sur la notion race) et au sexisme (discrimination arbitraire fondée sur le sexe). Il a été popularisé à la fois par des universitaires réfléchissant au statut moral des animaux et par des militants animalistes. Les opposant-e-s au spécisme, les antispécistes, soutiennent que l’espèce n’a en tant que telle aucune pertinence morale. Les partisan-e-s du spécisme soutiennent le contraire, sur différentes bases. »

Également, Peter Singer précise, dans son livre La Libération animale :

Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces.

Je reviendrai sur ces deux idées un peu plus tard, en relation avec le film.

Voici le synopsis du film, de Wikipédia:

Fraîchement diplômée, une abeille connue sous le nom de Barry B. Benson perd ses illusions à la perspective de n’avoir qu’un seul plan de carrière : fabriquer du miel…

Alors qu’il s’aventure hors de la ruche pour la première fois, il brise l’une des règles fondamentales du monde des abeilles : il adresse la parole à un humain : une fleuriste de New York, Vanessa.
Il est choqué de constater que les humains volent et mangent le miel que produisent les abeilles, et ce depuis des siècles !
Il se donne alors pour mission d’assigner la race humaine en justice pour vol de miel et de faire respecter les droits des abeilles.

Ce film me semble comporter de nombreuses idées assez discutables, notamment sexistes, classistes et militaristes. Je vais essayer dans cet article de me concentrer quasi-uniquement sur les aspects spécistes (et parfois anti-spécistes, comme nous le verrons) du film.

Il me semble qu’il est possible de diviser ce film en quatre parties:

  1. La prise de conscience de l’exploitation par les abeilles

  2. Le procès de l’humanité, exploiteuse des abeilles

  3. Les abeilles se rendent compte que c’était une erreur de forcer les êtres humains à arrêter de consommer du miel (le ressort utilisé pour justifier ce retournement est plus que discutable, comme nous le verrons)

  4. Les abeilles réparent leur « erreur » et se remettent, avec quelques aménagements, à produire du miel pour les êtres humains.

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Un début de critique intéressante…

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Le film nous montre donc dans un premier temps et de manière assez intéressante la prise de conscience par Barry B. Benson de l’exploitation des abeilles par les êtres humains. Ainsi, nous apprenons avec ce film que les êtres humains manipulent les abeilles en leur volant leur reine, ce qui les force à s’installer dans des ruches pré-fabriquées par les êtres humains (pour faciliter leur accès aux abeilles et donc au miel). Également, afin de pouvoir voler en toute impunité les abeilles, illes les torturent avec de la fumée.

vlcsnap-2014-03-01-13h28m19s22 vlcsnap-2014-03-01-13h28m42s248« Non mais attend, c’est quoi ce truc d’esclavagiste? »…

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vlcsnap-2014-03-03-15h58m11s162 vlcsnap-2014-03-01-13h29m09s84 vlcsnap-2014-03-01-13h29m52s24 vlcsnap-2014-03-01-13h30m25s101 vlcsnap-2014-03-01-13h30m15s11Torture, pillage, vol, exploitation massive…ouais, un truc d’eclavagiste, en effet!

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L’idée centrale, dans cette première partie du film, est relayée par la bouche de Vanessa, lorsque son copain, lors d’une crise de jalousie, essaye de tuer notre héros, Barry: « Pourquoi sa vie aurait moins de valeur que la tienne? »

C’est l’idée qui est au cœur de l’anti-spécisme, à savoir refuser l’idée que la vie (et donc les intérêts et les souffrances) d’un être d’une espèce autre que la nôtre aurait intrinsèquement moins de valeur.

Le film semble donc dans un premier temps prendre cette idée au sérieux et met en scène le procès de l’humanité, attaquée en justice par les abeilles, avec comme chef d’accusation l’exploitation d’une espèce entière dans le but de s’approprier les fruits de son travail (son miel). Le film nous apprend que les humains n’ont absolument pas besoin de miel pour survivre (ce qui est bien sûr vrai), alors que pour les abeilles le miel est le moyen de subsistance.

Ce que le film ne nous apprend pas, et qu’il est assez intéressant de noter, c’est le détail des effets qu’a cette exploitation sur les abeilles. En effet, pour pouvoir (continuer à) voler le miel aux abeilles, les humains le remplacent par un produit sucrant de mauvaise qualité, juste en suffisamment de quantité pour que les abeilles puissent survivre et continuer à produire du miel. Le résultat de tout ça, c’est que les abeilles travaillent environ deux fois plus dur (pour compenser le miel volé), et ont une espérance de vie réduite.

Si ce sujet vous intéresse, et que vous êtes anglophone, je vous recommande cette page http://www.vegetus.org/honey/honey.htm, qui me semble assez complète au niveau de l’exploitation humaine des abeilles, des ressorts utilisés, des arguments qui prétendent justifier l’exploitation, ainsi que les conséquences concrètes de cette exploitation sur les abeilles.

Dans Bee Movie, les « fermes » de ruches sont montrées comme de véritables camps de torture, et la fumée utilisée pour « calmer » les abeilles est montrée comme une arme de tortionnaire. La souffrance des abeilles est mise au même plan que la souffrance des êtres humains, et la ruse de l’avocat diabolique d’en face est montrée comme rien de plus qu’une mystification risible et manipulatrice.

Ceci dit, ses mots de défaite vont s’avérer prophétique dans ce film: « Ceci est une perversion profane de l’équilibre de la nature…vous le regretterez! »

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…et puis, afin de désamorcer cette critique,

un ressort scénaristique des plus bidons

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En effet, une fois le procès gagné et le miel rendu aux abeilles, celleux-ci n’ont plus aucun intérêt à travailler, et sombrent dans la décadence la plus absolue. Passons l’incohérence monumentale du scénario sur ce point (l’idée que les abeilles s’arrêteraient de produire du miel à partir du moment où les êtres humains cesseraient de le leur voler est évidemment tout à fait absurde, vu que les abeilles consomment le miel qu’elles produisent), et concentrons-nous sur les conséquences de ce point dans le film (qui sont elles aussi totalement incohérentes).

Les abeilles, ayant arrêté de travailler, ont également arrêté de polliniser, et donc le monde court à la catastrophe! Toutes les fleurs meurent! C’est l’apocalypse florale, tout ça à cause de l’égoïsme de ces maudites abeilles!

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Ce ressort scénaristique est aussi absurde que faux. Les abeilles ne sont pas les seuls insectes qui pollinisent; les bourbons, les guêpes, les mouches, les papillons etc. font tous ça aussi. Qui plus est, il existe beaucoup d’autres espèces d’abeilles qui ne produisent pas ou très peu de miel, et qui pollinisent aussi.

Bon, je suis bien évidemment sensible à l’argument qui dit qu’il ne faut pas prendre tout ça à la lettre, et que l’idée générale c’est que les abeilles auraient autant besoin de nous (qui leur volons leur miel) que nous avons besoin d’elles (qui nous pollinisent « nos » champs et « nos » fleurs).

Malheureusement, même pris à ce niveau d’abstraction, je ne vois pas en quoi l’argument est pertinent. Cela me semble vouloir déguiser une relation qui est clairement d’exploitation en relation de complémentarité. Où est la complémentarité? Même s’il était vrai que les abeilles arrêteraient de polliniser si nous arrêtions de leur voler leur miel (ce qui est, encore une fois, totalement absurde), en quoi cela justifierait-il notre exploitation des abeilles?

Juste une parenthèse ici pour dire que c’est un point du film qui me semble potentiellement assez complexe. Car comme tout film où nous avons affaire à des animaux anthropomorphisés, il est possible de lire l’histoire soit littéralement (nous avons affaire à des animaux), soit allégoriquement (nous avons affaire à des êtres humains).  Ce film me semble amener plutôt une lecture littérale, car il parle explicitement de la relation des êtres humains aux abeilles, qui prend en compte des paramètres réalistes, alors que par exemple un film comme Le Roi Lion me semble bien plus allégorique, vu qu’aucune réalité animale n’est abordée, et qu’en plus aucun-e être humain n’est présent.

Après, je trouve tout de même que les deux lectures sont possibles, étant donné que toutes les abeilles sont aussi anthropomorphisées, et d’ailleurs je trouve que tout le côté archi-sexiste du début (avec esthétique rétro-années 50 à l’appui, les parents de Barry hyper-stéréotypés, Barry qui cherche à impressionner les filles au début…), ainsi que le côté militariste du film peuvent largement amener une lecture plus allégorique. Je dirais la même chose pour le côté « l’abondance amène à la décadence » (une fois le miel rendu aux abeilles), qui peut être à mon avis aussi bien lu d’une façon spéciste (sans nous les humains pour voler leur miel, les abeilles courent à leur perte) que d’une façon classiste (les humains sont les patrons, les abeilles les travailleurs, et les travailleurs faut les faire travailler pour leur bien sinon c’est la décadence).

Je pense d’ailleurs que la lecture allégorique du classisme se tient largement, tellement les dialogues et les images, une fois que la domination des humain-e-s a pris fin, me semblent aller dans ce sens.

vlcsnap-2014-03-03-16h05m06s253 vlcsnap-2014-03-03-16h05m28s198 vlcsnap-2014-03-03-16h05m44s95 vlcsnap-2014-03-03-16h05m51s188 vlcsnap-2014-03-03-16h06m04s63 vlcsnap-2014-03-03-16h06m22s245 vlcsnap-2014-03-03-16h06m34s104Et oui, une fois les patron-ne-s disparu-e-s, les travailleurs-euses ne savent plus quoi faire de leurs vies…

Je ferme la parenthèse.

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L’équilibre naturel”, “l’inter-dépendance”: des escroqueries naturalistes qui alimentent le spécisme.

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Le film invoque donc l’idée « d’équilibre naturel » pour justifier cette exploitation. Cette façon d’invoquer « la nature » pour justifier une oppression n’est pas nouvelle (comme on l’a vu avec bon nombre d’autres articles sur ce site, c’est une ruse récurrente des systèmes patriarcaux, racistes, aphrodistes etc.), mais elle peut paraitre plus « justifiée » en ce qui concerne nos relations aux animaux.

Nous vivons dans une culture qui, depuis notre plus jeune âge, nous apprend que les animaux sont inférieurs à nous (moins « évolués », ou moins « intelligents », ou « ne possèdent pas le langage »… ne sont que quelques-unes des raisons invoquées1), et qu’il va donc de soi que nous avons le « droit » de nous en servir comme bon nous semble (c’est-à-dire de les exploiter, les utiliser pour notre plaisir, les tuer, en faire des animaux de compagnie, les torturer massivement au nom de “la science”, etc.). En effet, nous apprend-on, une souffrance animale n’est pas réellement une souffrance, et ne doit donc pas être prise en compte dans nos rapports avec les animaux, ou en tout cas certainement pas au même niveau que la souffrance d’un être humain.

Dans le film, l’argument de l’infériorité me semble invoqué dès le jeu de mot présent dans le titre du film, qui joue en anglais sur le fait que les B-movies étaient très souvent considérés comme inférieurs car ne bénéficiaient pas du même financement que les autres films (une belle logique capitaliste comme on les aime). C’était des sortes de sous-classe de films. Cette blague (mettre un “b” devant certaines choses pour les dévaloriser) est utilisée à plusieurs moments tout au long du film.

Le film nous invite à rigoler d’une société d’abeilles un peu ridicule, où tout est en accéléré, tout est régimenté, et surtout où tout le monde à l’air content et heureux de vivre la vie toute tracée que leur impose Honex, une sorte de méga-entreprise un peu flou, qui semble à mi-chemin entre une entreprise capitaliste, et une sorte d’état-coércitif-stalinien2.

Également, l’esthétique années 50 me semble aller dans ce sens, en participant à cette image d’une société un peu arriérée, inférieure, où les individu-e-s sont défini-e-s par leur travail, érigé en véritable instinct chez les abeilles3.

Or notre héros (auquel le film nous invite à nous identifier) tente précisément de s’émanciper de ça. Contrairement aux autres abeilles qui sont contentes de vivre cette existence monotone et déterminée à l’avance, il veut choisir lui-même son destin, et donc être libre comme les humains. Il rencontrera d’ailleurs une humaine avec qui il deviendra ami (s’opposant ainsi à une des règles fondamentale qui régit le monde des abeilles), preuve qu’il est un peu plus qu’un simple abeille, une abeille supérieure aux autres car partageant quelque chose avec les humains.

Par ce portrait des abeilles comme inférieures aux humains, le film est donc dans la droite lignée des arguments spécistes, qui justifient l’exploitation des animaux par les êtres humain-e-s (les animaux sont inférieurs à nous, donc ce sont nos outils).

Mais ce n’est pas le seul argument qu’il utilise. Comme je l’ai dit, Bee Movie explique aussi que les humains et les abeilles serait dans une “relation d’indépendance” ou “symbiotique”. Cet argument spéciste voudrait qu’en fait nous « protégeons » les animaux, en leur enlevant leurs prédateurs (plus de renard pour la poule, plus de loups pour les cochons etc.), et que nous nous occupons d’elleux, et qu’illes nous le rendent bien avec leur travail ou leur vie. Ce n’est donc pas une relation d’exploitation, mais une relation égalitaire basée sur la réciprocité.

C’est notamment un argument qu’on peut lire dans un livre tel que « Vivre avec les animaux » de Jocelyne Porcher, qui se positionne entre autre contre l’élevage à grande échelle et les conditions dans les abattoirs, mais se positionne également contre une remise en cause en soi de la relation « d’inter-dépendance » (que les anti-spécistes appelleraient exploitation) entre les humain-e-s et les animaux.

Je trouve plusieurs gros soucis à cette notion “d’inter-dépendance”, mis en scène notamment dans ce film.

Le premier, c’est qu’il occulte le but dans lequel on “protège” ces animaux : consommer le produit de leur travail ou leur chair (ce qui implique leur mise à mort). A celleux qui dirait « oui mais illes vivent plus heureux et dans de meilleures conditions », je répondrais que le même argument a été utilisé par certains esclavagistes (contre d’autres), à savoir que « leur » esclaves souffraient moins que d’autres et vivaient dans des meilleures conditions, ce qui servait à justifier leurs pratiques.

L’idée ici n’est pas de dire que cet argument est donc nécessairement faux en soi, mais que cet argument ne remet pas en cause le rapport esclavagiste que nous avons aux animaux, et est donc, pour moi, très problématique, car il revient à créer des nuances dans l’exploitation, une exploitation étant “moins pire” qu’une autre, “plus humaine” etc. Pour moi, une “exploitation plus humaine”, il y a un moment où ça n’a pas de sens.

Le deuxième souci avec cet argument, c’est qu’il refuse de considérer les intérêts des animaux indépendamment des besoins (ou plutôt des désirs) des êtres humains. La principale raison évoquée pour défendre ceci me semble être un argument traditionaliste à base de « mais les êtres humains ont toujours eu des relations de travail avec les animaux ». Autrement dit, une oppression (c’est moi qui appelle ça une oppression, on est d’accord) d’aujourd’hui se justifierait par une même oppression hier. C’est une façon de penser que je trouve hautement problématique, et qui encore une fois me semble surtout vouloir justifier et défendre des privilèges et/ou des désirs culinaires (et non pas des besoins donc, car il est tout à fait possible de vivre sans manger les animaux ou les exploiter pour leur travail4).

J’ai même entendu des gens qui parlaient de « tuer les animaux dans le respect », l’idée étant que si l’on « a bien traité » un animal, qu’on l’a « protégé », soigné etc., alors nous avons droit de décision sur la vie ou la mort de cet animal.

J’oppose cette notion à l’idée de tuer un animal parce qu’il souffre trop (l’euthanasie), car ça n’a rien à voir. Les gens qui parlent de « tuer dans le respect » parlent bien sur de tuer pour consommer, donc illes mettent explicitement leurs intérêts avant les intérêts de l’être sensible qu’illes ont en face d’elleux. Cet argument se résume à dire « bin moi j’ai mis du travail dans l’entretien de cet animal, donc j’ai le droit de le consommer ».

Pour moi, ce genre d’argument n’est pas grand chose de plus qu’une justification d’un comportement basé sur l’exploitation et le privilège. S’il suffisait d’avoir mis du travail dans l’entretien d’un être sensible pour justifier son droit de consommer sa chair, l’on pourrait très bien justifier par là le droit de manger ses propres enfants. Or, bien entendu, l’idée même est reçu avec dégoût et rejet, car en tant que société nous reconnaissons que la vie d’un-e enfant a de la valeur. Mais apparemment la vie d’un-e enfant de vache, ou de cochon, ou de poule…n’en a pas, quand bien même ce sont des êtres tout aussi sensibles qu’un enfant humain.

Je me permet ici une rapide digression par rapport au film, mais il me semble clair que les arguments naturalistes ne s’arrêtent pas là, bien entendu. Un des autres mécanismes du naturalisme (appliqué au spécisme), c’est de justifier nos pratiques d’exploitation des animaux par les pratiques de certaines tribus et peuples. Notre exploitation des animaux serait alors justifiée en filigrane par le fait que sous certaines conditions, l’utilisation des animaux seraient nécessaires à la survie des êtres humains.

Mon but ici n’est pas de condamner ou de faire le colon blanc qui vient expliquer aux “autres” comment vivre leur vie. La seule chose qui m’intéresse dans cet argument, c’est pourquoi elle est évoquée lorsque l’on cherche à questionner le rapport que nous avons aux animaux dans notre société. Il me semble, tout simplement, qu’elle est invoquée pour créer un écran de fumée, un déplacement du problème.

Car en effet, lorsque l’on cherche à questionner le rapport que nous avons aux animaux, c’est bien entendu notre rapport, et non pas le rapport des “autres”, qu’on cherche à questionner. Donc dans notre contexte, invoquer un argument naturaliste (“c’est le rapport naturel des humains aux animaux”), c’est pour moi une technique pour éviter la question, à savoir son rapport “ici et maintenant” aux animaux et leur souffrances.

Qui plus est, cet argument comporte très souvent un biais ethno-centriste et raciste, qui consiste à réduire certains peuples et tribus à des sociétés sans évolutions, sans histoires, sans complexités, en un mot “primitives”. En effet, les tribus et peuples “indigènes” sont très souvent invoqués car ils sont censés être garants d’un rapport “naturel” aux animaux, qui n’aurait pas changés depuis la nuit des temps, car se sont des tribus “primitives” qui vivraient “plus prêt de la nature”.

Pour une critique un peu plus détaillé de ce mécanisme et pourquoi il est problématique, voir l’article sur Pocahontas.

J’arrête là ma digression 🙂

Il me semble assez clair que cette notion “d’inter-dépendance” invoquée par ce film, et les a priori naturalistes desquels elle découle, ne sont en fait qu’une grosse mystification qui vise à légitimer une exploitation.

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Dernier rempart du spécisme: refuser aux animaux toute individualité.

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Mais revenons à nos moutons abeilles, qui, rendues léthargiques et décadentes par toute cette abondance, se rendent compte donc que les humains leur volaient le miel pour leur bien (ahh, quels philanthropes ces humains!), et s’empressent de rectifier le tir et d’essayer de réparer le mal qu’elles ont commis!

Pour ce faire, elles vont devoir, non seulement faire preuve d’une discipline militaire (l’armée, c’est chouette!), mais en plus et surtout, retrouver leur condition d’abeille (c’est à dire d’être mue uniquement par une chose, leur instinct), qu’illes ont voulu orgueilleusement quitter (ce qui a déséquilibré l’ordre de la nature). Elles doivent donc “penser abeille” et retrouver leur condition d’espèce, monolithique et homogène.

Dans ses dernières scènes, le film renvoie donc les abeilles à leur espèce. Une des mécaniques du spécisme, c’est de considérer uniquement les membres des espèces non-humaines par rapport à leur espèce. Dans la pensée spéciste, nous n’avons jamais affaire à des individu-e-s avec des intérêts, des sensations, des comportements propres, mais nous avons affaire à un membre indifférencié d’une espèce, qui est mue uniquement par l’instinct (de manger, de boire, de créer un abri, de se reproduire…) de son espèce. Il ne peut donc y avoir aucun problème éthique dans l’exploitation des abeilles, ou des poules, ou des rat-e-s, ou de n’importe quel animal, parce que de toute façon, la seule chose qui compte, c’est l’espèce et uniquement l’espèce.

Dans la pensée spéciste, donc, n’est problématique notre rapport aux animaux uniquement lorsqu’il menace l’existence d’une espèce. L’on peut exploiter, tuer, torturer, dominer les individu-e-s de cette espèce, ça ce n’est pas problématique. Mais à partir du moment où on menace l’existence de l’espèce dans son ensemble (et perçu comme une sorte d’entité en soi), là notre comportement devient tout d’un coup problématique (et encore, que pour certain-e-s). Les animaux ne sont donc jamais considérés comme des individu-e-s indépendamment de l’existence ou de la survie de leur espèce. Un bel exemple de ce genre de raisonnement serait “Ender’s Game” (La Stratégie d’Ender), où l’on nous montre à la fin le personnage principal avec le dernier représentant d’une espèce extra-terrestre, espèce qu’il a aidé (certes sans le savoir) à éradiquer de la galaxie. Nous somme censés croire que le personnage se rachète de son génocide parce qu’il a décidé d’essayer de trouver une nouvelle planète pour cet individu extra-terrestre, pour que celui-ci puisse se reproduire et comme ça l’espèce ne sera pas perdu.

vlcsnap-2014-03-03-16h27m59s131 vlcsnap-2014-03-03-16h28m15s48 vlcsnap-2014-03-03-16h28m28s186Nous, on est juste un instinct et une espèce, rien de plus

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Avec cette fin, le film parachève de désamorcer les idées anti-spécistes contenues dans la première partie du film.

En effet, le dénouement de ce film nous apprend que « la nature » a « un équilibre », « équilibre » auquel il est important de ne pas toucher sous peine de catastrophe. Cet « équilibre » (qu’on pourrait appeler, si on avait envie d’être vulgaire, hiérarchie) est bien fait, car toutes les espèces sont à leur place et (mais c’est une coïncidence, rassurez-vous) les êtres humains sont plutôt bien placés dans le lot (mais bon ils travaillent très dur jour et nuit pour les autres animaux alors ils méritent leur place, hein).

Pour ma part, non seulement je questionnerais donc l’idée « d’équilibre », comme j’ai tenté de le faire dans cet article, mais aussi l’idée de « nature ». Ces deux notions me semblent être des constructions naturalistes5 qui visent surtout à légitimer une domination ou hiérarchie en affirmant que celles-ci sont « bons » car « naturels » ou « en accord avec l’équilibre naturel ».

Si jamais ce sujet vous intéresse, je vous recommande ces deux brochures: http://tahin-party.org/finir-idee-nature.html , qui vise à déconstruire les constructions naturalistes que le spécisme construit pour justifier l’exploitation des animaux, et http://infokiosques.net/lire.php?id_article=260 , qui réfléchit à l’appropriation des animaux par les êtres humains en s’appuyant sur les analyses de Colette Guillaumin sur l’appropriation des Noirs par les Blancs et des femmes par les hommes.

Pour finir, j’ai trouvé la toute dernière scène du film assez énervante, et plutôt révélatrice.

Une vache est venu se plaindre, sur le même mode que Barry au début à propos du miel, qu’elle aussi se fait exploiter. Non seulement je trouve que la scène est plutôt sur le ton du comique ridicule et qu’on est plutôt invité à rire lorsque la vache s’écrie « des fois j’ai juste l’impression d’être un bout de viande », mais en plus Barry se casse immédiatement lorsque Vanessa l’appelle, car elle a besoin de tulipes pour un mariage. Barry, bien sûr, s’exécute immédiatement (en mode militaire, parce que l’armée c’est cool), car, ne l’oublions pas, les intérêts des êtres humains sont au final bien plus importants que ceux des non-humains, surtout lorsque ces derniers sont exploité-e-s…

vlcsnap-2014-03-03-16h35m53s15 vlcsnap-2014-03-03-16h36m19s34Euh oui, très interessant votre problème, mais j’ai mieux à faire moi…

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vlcsnap-2014-03-03-16h37m47s191 vlcsnap-2014-03-03-16h40m31s240 vlcsnap-2014-03-03-16h39m52s120Bin oui, avec mes potes (masculins, bien sûr) militaires (l’armée, c’est cool), faut qu’on aille polliniser des tulipes pour les gentil-le-s humain-e-s avec qui on est en équilibre naturel…

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En conclusion, je trouve que ce film, qui a quand même le mérite d’aborder la question de l’exploitation des êtres non-humains par les êtres humains, tout en en donnant un exemple relativement probant et en ce se plaçant (pour toute la première partie du film) du point de vue des êtres exploités, opère un retournement de veste assez remarquable, qui plus est en usant d’un ressort scénaristique complètement bidon et absurde.

Il est vrai qu’à la fin, le miel doit être « approuvé(e) par l’abeille », ce qui me semble plaider pour un aménagement « plus humain » des conditions de productions animales. Cette idée, sur laquelle le film ne s’attarde pas très longtemps, est à double tranchant.

Certes, d’un côté, les animaux vivent (et sont tués ou exploités) dans des conditions moins épouvantables qu’auparavant. Si le but ultime est de réduire les souffrances animales, alors c’est un (petit) pas dans la bonne direction.

Mais cette idée ne remet pas en cause notre rapport au animaux, ne remet pas en cause cette idéologie naturaliste de « l’équilibre naturel », qui veut que « chaque espèce à sa place et les humain-e-s en haut », et qu’il me semble très intéressant de remettre en cause.

Comme je l’ai dit plus haut, il me semble plus que probable qu’en remettant en cause ces idées naturalistes, on se rendra compte qu’elles sont utilisées dans la justification de beaucoup d’autres rapports d’oppressions, où elles posent les mêmes problèmes éthiques et méthodologiques…

 

Liam

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1Un documentaire intéressant qui passe en revue la plupart de ces arguments est The Superior Human?, disponible en ligne ici http://www.youtube.com/watch?v=mqT82oGeax0

2Je pense d’ailleurs que ce flou est entretenu, comme je l’ai expliqué plus haut, pour jouer un peu sur deux tableaux. D’un côté, cela alimente l’image d’une société un peu arriéré, stalinienne, structuré par “l’instinct” et le travail, mais d’un autre côté, en nous présentant Honex comme une entreprise capitaliste qui fait échos aux méga-corporations que nous connaissons tou-te-s, cela fait aussi échos à notre société, et donc nous fait nous identifier un peu plus à Benson. Je pense que ce flou tient aussi au fait que les abeilles sont antroporphisées, et donc forcément le film joue à au moins deux niveaux. Dans ce qui est la thématique du spécisme, le film marque clairement une opposition nette et radicale entre les humain-e-s et les abeilles. Mais sur d’autres thématiques (notamment le sexisme), cette opposition n’est pas aussi marqué. Par exemple dans la quête de Benson pour être accepté dans le clan des “pollen-jocks” (littéralement, “sportifs du pollen”, qui sont une escouade militaire d’armoires à glace qui sont les garants de la virilité chez les abeilles, et dont l’uniforme, qu’ils enfilent symboliquement à Benson pour l’accepter au sein du groupe, semble être un blouson en cuir (sic) ), nous avons une bonne vieille quête initiatrice sexiste, omniprésent dans le cinéma, d’animation ou pas, comportant des animaux ou pas, et on nous parle bien sûr d’êtres humain-e-s, à ce moment-là.

3Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si en anglais il existe l’expression “worker bee” pour décrire quelqu’un-e qui travaille de manière pathologique.

4“A 2009 review of recent studies indicated that vegan diets tend to be higher in dietary fibre, magnesium, folic acid, vitamin C, vitamin E, iron and phytochemicals, and lower in calories, saturated fat, cholesterol, long-chain omega-3 fatty acids, vitamin D, calcium, zinc and vitamin B12.[5] Well-planned vegan diets appear to offer protection against certain degenerative conditions, including heart disease,[6] and are regarded by the American Dietetic Association, the Australian National Health and Medical Research Council, and Dietitians of Canada as appropriate for all stages of the life-cycle” (cité de la page Veganism de Wikipédia)

5http://tahin-party.org/naturalisme.html

Starbuck (2011): Les gènes, ya que ça de vrai

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J’ai récemment vu ce film, que des ami-e-s m’ont présenté comme étant « très drôle ».

Voici le synopsis du film (Wikipédia): « David Wozniak est un éternel adolescent qui découvre, ayant été donneur de sperme, qu’il est le géniteur de 533 enfants. David, livreur pour une boucherie familiale, est poursuivi par des gangsters parce qu’il leur doit la somme de 80 000 $. Cependant, 142 de ses descendants essayent de forcer la clinique de fertilité à révéler la véritable identité de « Starbuck », le pseudonyme qu’il utilisait lorsqu’il donnait du sperme. Mais lorsqu’il reçoit les dossiers des individus en question, il ne peut résister à la tentation de les survoler pour découvrir qui ils sont. De plus, sa petite amie Valérie est enceinte de son enfant mais croit qu’il n’est pas assez mûr pour être père. »

J’ai depuis appris qu’il y avait un remake états-unien (« The Delivery Man », qui sortira bientôt) et un remake français (« Fonzy », sorti très récemment), preuve que tout ça a eu un certain succès, et ça m’a donné envie d’écrire une brève dessus.

Je n’ai pas trouvé ce film drôle, et j’ai surtout trouvé que le propos était glauque et insultant.
Je m’explique. Le noyau central du film tourne pour moi autour de l’idée que la seule véritable famille est la famille biologique, et que les gènes, il n’y a que ça de vraiment vrai. Ce propos est même explicitement relayé par un des personnages du film, lorsqu’illes sont tou-t-es au camping, et qu’un des jeunes hommes dit, autour d’un feu de camp tout droit sorti de la petite maison dans la prairie (on vient d’avoir droit aux chansons tout en coeur style « Kumbaya »): « Je l’aime ma famille adoptive, vraiment je les adore. Je suis sûr que c’est pareil pour tout vous autres. Vous aimez vos familles, on aime tous nos familles adoptives, pas de doute là dessus (on passe à un gros plan, parce que là c’est les choses sérieuses)…Reste que, c’est la plus belle fin de semaine de toute ma vie. Je pense que…ça serait une grande, grande injustice de pas avoir droit à tout ça, à la famille. Je sais pas. Vous pensez-pas? »

C’est simple, ce film ne remet jamais en cause cette idée, et je dirais même que plus le film avance et plus cette idée est glorifiée et consacrée.

Vous avez compris, vous autres familles homoparentales et adoptives? Vous n’êtes pas des « vraies » familles, car vous privez vos membres d’un accès à leur frères ou soeurs ou parents génétiques, et c’est ça la « vraie » famille, vous comprenez, parce que ça donne les meilleurs weekend de la vie des enfants, tellement content-e-s comme illes sont de juste passer du temps ensemble entre codes génétiques.

La séquence en question est assez hilarante d’ailleurs. Sur fond de gentille musique, l’on voit cette « grande famille » tour à tour sauter dans le lac,  jouer au foot tou-te-s ensemble avec que des grands sourires dans tous les sens et des gens qui se tapent dans les mains (c’est tellement ridicule que je me suis presque demandé si il n’y avait pas du second degré là-dedans quelque part), bronzer ensemble (mais attention que les hommes, et surtout pas de gros, manquerait plus que ça! D’ailleurs mis à part une exception, aucun gros dans cette « famille », pourtant le géniteur n’est pas tout mince…), faire des photos tou-te-s ensemble parce qu’on est tellement en manque de « vraie famille » que dès que deux personnes veulent être prises en photo tout le monde se ramène,  manger et cuisiner entre hommes de la bonne viande bien saignante (ah non à part les végétarien-ne-s et végan-e-s, elleux déjà illes sont chiant-e-s parce qu’illes faut cuisiner autre chose pour elleux et en plus illes n’ont pas de sens de l’humour quand on se fout de leur gueules avec des blagues de viandards fier de leurs position de tueurs d’animaux. Heureusement illes sont bien mis-es à l’écart et stigmatisé-e-s, ouf!).

Tout ça, voyez-vous, familles adoptives et/ou homoparentales, vous êtes incapables de le donner à vos enfants, car ce qu’illes veulent par dessus tout les enfants c’est passer du temps entre codes génétiques, car tout le monde ille est content-e et heureus-e lorsqu’illes passent du temps entre codes génétiques. Entre codes génétiques on est joyeux, on est tou-te-s d’accord sur tout (à part les végan-e-s, mais elleux on s’en fout, illes sont pas fun), on veut juste passer du temps ensemble pour s’aimer, et ça c’est possible dès le premier weekend passé ensemble, qui devient le meilleur de nos vie (toute cette triste vie passée dans nos familles adoptives) tellement nos codes génétiques sont compatibles entre nous.

Il y a bien sûr dans ce film une énormité, tellement évidente que les personnes qui ont fait le film n’ont pas pu ne pas s’en apercevoir. Perso je pense que le projet du film est tellement andro-centré qu’illes n’ont juste pas trouvé ça problématique du tout.

L’énormité dont je parle, bien sûr, c’est que David a donné son sperme, et est donc le géniteur de 533 enfants (dont 142 veulent connaitre son identité, mais je reviendrai sur cela un peu plus tard). Mais les enfants en question semblent surtout parler de famille adoptive; et strictement aucun-e ne parlera de sa mère biologique. Illes n’auraient donc pas de génitrices? Pas de « mamans biologiques »? D’ailleurs tous ces enfants n’auraient pas de « demi-soeur » et de « demi-frères » du côté de leur mère biologique?

Autant de questions qui resteront sans réponses, parce que dans ce film, la maternité, on s’en fout royalement (avec une exception assez intéressante, et sur laquelle je reviendrai plus loin). L’important c’est le père, c’est cette « connexion » là.

Le film enchaine toutes sortes de considérations plus que douteuses sur la paternité et ce que cela voudrait dire. Lorsque David joue aux anges gardiens, on est confronté à plusieurs de ces enfants biologiques. Le gros déclic pour David se fera lorsqu’il va voir « son fils » qui est joueur de football professionnel. Cette scène pose d’emblée les bases: les gènes c’est important, et ça crée des connections incontrôlables. David est désormais tout excité à l’idée de rencontrer ses autres enfants biologiques, parce que là il vient de voir « l’extension de son corps », comme il le dit lui même, être au summum de ce que la vie peut offrir à un homme: être footballeur professionnel. D’ailleurs, revitalisé par ce rapport génétique mystique, David verra tout de suite ces propres compétences footballistiques augmentées.

S’ensuivent des séquences d’un mélo et d’une niaiserie irritante où l’on voit David créer des « connexions » avec tous ses « enfants ». Et lorsque je dis « tous », c’est les 533, et non pas juste les 142 qui veulent le connaître. Et oui, la paternité, la vraie, la génétique, c’est qu’on le veuille ou pas, et que les enfants la veuillent ou pas aussi. Le flou qui est constamment entretenu dans le film entre ces 533 et ces 142 enfants me semble répondre aux présupposés idéologiques du film, à savoir que la génétique est tellement forte qu’il est en quelque sorte impensable de n’avoir de relation qu’uniquement avec les enfants qui veulent connaître leur géniteur. Il faut bien sûr (car c’est un lien mystique, une force inarrêtable) avoir une relation avec « tous ses enfants génétiques », qu’illes le veuillent ou pas.

Il y a l’acteur-barman qu’il va aider à décrocher son plus grand rôle et donc changer sa vie, il y a la toxicomane qu’il va aider (en prenant une décision que tous les professionnels de la santé vous diront être mauvaise) à miraculeusement se défaire de son addiction, et qui tombera dans ses bras en soufflant, toute heureuse, « Papa », posant déjà les bases de ce que l’on verra plus tard, à savoir un manque criant et pathologique d’affection dans la vie des tous ces pauvres enfants sans « Papa ».

Il y a aussi ce jeune homme bi (ou gay? l’on ne sait pas vraiment), qui, dans un élan bi-phobe ou gayphobe du film, semble troubler Papa David (et faire rire lae spectatrice-teur?), parce qu’il ne semble rien faire d’autre de sa vie que passer d’un amant à un autre. C’est bien connu, les personnes bi ou gays ne se définissent que par rapport à leur sexualité, et il est bien connu que celle-ci est débridée. Très recherchée comme réflexion, et qui malheureusement fait écho aux autres blagues homophobes du film…

Que dire également du jeune goth-emo qui, bien qu’au premier abord semble détester David, ne veut en fait rien de plus que jouer au foot avec Papa (il est tellement excité qu’on se demande si on ne lui aurait pas interdit, dans sa « fausse famille » de jouer au foot, et ça ne serait pas pour ça qu’il est aussi efféminé et qu’il ne mange pas la viande, d’ailleurs?) et forcer ce dernier à reconnaitre sa « vraie famille », quand bien même il semble dégouté par la profession de David (« Tu transportes des cadavres d’animaux? »). Mais bon, la génétique c’est plus important que tout, n’est-ce pas?

Bref, être Papa, dans ce film, c’est tout simplement être présent, et cette connexion mystique qu’est la génétique fera le reste.

Également, pour ce film, il est VITALEMENT important que Papa soit présent. Non seulement nous avons tous ces enfants assoiffés de présence paternelle pour en témoigner (parce que, n’oublions pas, un parent social ce n’est pas un vrai parent), mais nous avons aussi la copine de David, Valérie, pour nous le faire comprendre.

Ce personnage, un beau monument de sexisme voire d’anti-féminisme, refuse au début du film que David soit le parent (bien qu’il soit le géniteur) de l’enfant qu’elle porte. Elle nous apparait d’emblée comme assez émotive, peut-être pas tout à fait en contrôle de ce qu’elle fait, alors même qu’elle est censée être policière (mais bon, les femmes dans les postes d’autorité, ça craque vite, hein?).

Elle demandera ensuite à David de l’accompagner (mais en tant qu’ami seulement, apparemment elle n’a pas d’autres ami-e-s) pour la première échographie. Valérie dira d’ailleurs à David « Je vais leur dire que je veux une fille! », et lorsque David lui dira que c’est pas comme ça que ça marche, elle va répéter « Je veux une fille ». Déjà on voit qu’elle n’est pas nécessairement très stable et/ou raisonnée cette femme, et la scène juste après l’échographie va nous le confirmer.

En effet, dans cette scène nous voyons les deux au parc entouré-e-s d’enfants, et Valérie explique à David qu’elle n’est plus sûre de l’idée d’avoir un enfant. Elle dit à David qu’elle a peur d’être violente avec son enfant, car tous les enfants lui inspirent des pulsions violentes. David, avec sa nouvelle sérénité de « papa », la rassure en lui disant qu’elle « va être une bonne mère », même si elle peut être un peu « psycho-rigide ».

Cette scène aurait pu être intéressante si elle n’était pas calibrée pour appuyer le propos biologisant et andro-centré du film. En effet, si la scène avait pris en compte la subjectivité du personnage de Valérie et avait exploré ses peurs et ses angoisses liées à sa parentalité future, l’on aurait pu être intéressé par le fait que la scène déconstruit l’idée « d’instinct maternel ». Malheureusement, non seulement la scène reproduit le cliché de la femme émotive et dans l’extrême, mais en plus (et surtout), la scène est (plus qu’autre chose) une étape dans le parcours de David, pour que l’on puisse voir sa nouvelle maturité et sérénité face à l’idée de paternité (acquises, bien sûr, par son « ange-gardiennage » de ses enfants biologiques), et également nous faire comprendre (avec le comportement irrationnel et émotif de Valérie) que ce nouvel enfant aura sûrement BESOIN de David, parce que la mère elle a pas l’air sereine du tout, et comme nous le dit David elle est « un peu psycho-rigide ».

Les femmes sans les hommes, c’est bien connu, elles deviennent vite folles…

Re-belote à la prochaine scène avec Valérie (qui somme toute n’est pas exactement méga-présente dans ce film), où (maintenant enceinte de plusieurs mois) elle pète un boulon lorsque David essaye de lui parler de Starbuck (le pseudo qu’il avait utilisé à l’époque de ses dons de spermes) et d’expliquer les actions de celui-ci (de lui-même donc, mais Valérie l’ignore). Là Valérie perd tout contrôle et appelle Starbuck un « pervers » tout en comparant le don du sperme à de la prostitution, puis crie en partant que ce n’est pas « normal d’avoir 533 enfants! »

 ***

Le propos central du film donc nous apprend que les liens génétiques sont des liens indépassables, et qui structurent en soi les rapports entre les êtres humains, notamment parce qu’ils sont obligatoirement les fondements de l’idée de « famille ».

Cette idéologie (très répandue), que j’appellerais l’idéologie du gène (ou la « mystique du gène ») et dont je trouve l’omniprésence dans notre culture très troublante, voudrait que la génétique, c’est AU MOINS aussi important que l’éducation, que l’amour, que la parentalité au sens concret du terme. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle en France il n’y a toujours pas de distinction entre parent social et parent génétique, car notre culture et notre société confond les deux, et donne des droits AUTOMATIQUES à un géniteur ou génitrice, qui NE PEUT PAS refuser ces droits, ou voir ces droits lui être refusés (mise à part dans quelques situations bien précises), au titre par exemple que c’est une personne qui est tout à fait incapable d’élever un-e enfant ni même avoir de relation saine avec ellui.

Les enjeux sont multiples, et les répercussions sur la vie de certaines personnes peuvent-être très grande.

Premièrement, il y a la non-reconnaissance par l’Etat Français d’un parent social qui ne serait pas génétique, c’est à dire quelqu’un-e qui a pu élever, éduquer, aimer, protéger et subvenir au besoin d’un-e enfant et se voir refuser d’être reconnu comme parent de cet enfant, au titre que « désolé, c’est pas vos gènes ». Ce n’est pas le cas dans l’adoption plénière, où, si je dis pas de bêtises, l’enfant devient réellement pleinement l’enfant des nouveaux parents, mais c’est le cas dans bon nombre de couple homosexuel-le-s (où il y a eu projet d’enfant, désir d’enfant, et donc projet de parentalité, de donner un foyer, de l’amour, de la tendresse, du temps, des années de sa vie à un autre être parce qu’on veut voir cet être grandir heureux, épanouie, confiant-e etc.), où le seul parent qui est considéré comme « le vrai parent », c’est le parent génétique.

Deuxièmement, il y a les enfants qui ont un ou deux « parents biologiques », mais qui sont dans des structures ou familles d’accueil parce que leurs « parents biologiques » sont incapables d’être, justement, leurs « parents sociaux » (pour plein de raisons différentes). Mais vu que la relation privilégiée par notre société c’est cette relation génétique, ces enfants ne sont pas adoptables par d’autres personnes (qui ont donc un projet d’enfant et un désir d’enfant), parce que ces enfants ont « déjà des parents ». Que ce soit des « parents » tout à fait incapables de s’occuper de leurs enfants, notre société s’en moque, et ne semble pas trouver ça pertinent comme critère de parentalité.

Troisièmement, peut-être moins facilement quantifiable, il y a les répercussions psychologiques d’une telle idéologie, qui, qu’on le veuille ou non, a un impact sur chacun-e de nous. J’ai longuement discuté avec mes amis masculins sur le don de sperme, par exemple, et j’étais consterné de voir que la quasi-totalité d’entre eux avaient des blocages autour de l’idée de donner du sperme. « Mais non t’es fou, je pourrais pas faire ça », « Mais attends c’est de mes gènes que tu parles », « Mais non ça me ferait trop bizarre, j’y arriverais pas, c’est trop important » ne sont que quelques-unes des réactions dont j’ai pu être témoin. En creusant un peu, je me suis rendu compte que bien que la plupart d’entre eux, lorsqu’ils réfléchissaient à leur propres parents, valorisaient surtout le « travail » d’être parent, et pensaient que la relation se construisait autour de ça, et pas vraiment (voire du tout) autour du lien génétique, tout de même subsistait ce malaise, ce doute profond lorsqu’il s’agissait de se projeter dans la réalisation effective de ce qu’ils semblaient déjà penser en filigrane.

Il y avait l’idée qu’ils allaient perdre une partie d’eux-mêmes en faisant ça, et que forcement il y aurait des conséquences plus tard, soit qu’ils voudraient voir l’enfant, soit que l’enfant voudrait les voir, et qu’il y aurait une « connexion », « forcément un lien » etc.

L’une des conséquences directes de ce genre d’emprise psychologique, c’est qu’il existe actuellement en France plein de couples lesbiens qui veulent avoir des enfants, et vu qu’elles n’arrivent pas à trouver de donneur dans leur entourage, elles dépensent des fortunes (souvent entre 10,000 et 20,000 euros) pour faire ça à l’étranger, là où les lois sont plus évoluées sur la question.

Je n’ai pas vu les remakes états-unien et français, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir que ceux-ci auront un regard critique sur les présupposés idéologiques du film original. En effet, comme je le disais plus haut, c’est un discours relativement omniprésent et qui a de nombreuses « qualités »:

C’est un discours homophobe, car il relègue l’homosexualité au rang de sexualité « secondaire » au mieux et « contre-nature » au pire.

C’est un discours sexiste, qui réitère et renforce les injonctions et stéréotypes biologisants à l’encontre des femmes et qui réaffirme l’idée que « un père, même mauvais, à le droit de voir ses « enfants », car c’est lui le géniteur ».

C’est un discours donc essentialiste, qui définit l’idée de « père » et de « mère » uniquement à travers les liens biologiques, et qui refuse toute redéfinition de la notion de parenté et de filiation, alors même que c’est une redéfinition qui existe de fait dans de très nombreuses familles aujourd’hui.

Pour finir, ce que je trouve le plus critiquable avec un tel film, c’est qu’il nous invite à rire et rigoler en affirmant et glorifiant des valeurs et des idées qui, comme je l’ai expliqué plus haut, ont des conséquences très négatives sur la vie de beaucoup de gens, qui portent atteintes à leur qualité de vie et créent des souffrances. Cette manière de concevoir la comédie n’est pas la mienne, et me semble au strict minimum largement discutable.

Liam

Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 5/5: Une continuité historique dans les idées politiques de Disney)

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« I feel that if something can be proved un-American that it ought to be outlawed » Walt Disney

(« Je pense que si quelque chose peut-être prouvé non-Américaine, cette chose devrait être interdite » Walt Disney)

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L’une des idées que l’on oppose souvent aux personnes qui veulent jeter un regard politique sur Walt Disney et son entreprise, c’est que c’est un non-sens parce que si il y a bien une entreprise qui est a-politique, c’est Disney. L’idée que l’on entend souvent, c’est que Disney n’a pas, et n’a jamais eu, de position politique sur quoi que ce soit, et ce parce que son unique but est de « divertir ». Le « divertissement » est utilisé comme garde-fou imparable contre toute tentative de politiser l’analyse des produits Disney, qu’ils soient culturels ou de consommation.

Il est donc à mon avis assez éclairant d’avoir un regard historique sur l’empire Disney et ses agissements, et donc sur les positionnement politiques (assez explicites) de Walt Disney à l’époque où il était encore vivant, et voir comment ses positionnements politiques ont perduré jusqu’à nos jours au sein d’une entreprise qui, avant toute chose, se pourfend d’être la gardienne de « l’innocence, l’allégresse et la magie ».

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Des positions politiques qui ne datent pas d’hier…

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Lorsque Walt Disney a témoigné, le 24 Octobre 1947, devant la Commission du Congrès sur les activités non-Américaine, cela fut en quelque sorte l’apothéose d’une relation de collaboration entre l’entreprise Walt Disney et le gouvernement états-unien qui durait déjà depuis de nombreuses années.

Dans ce témoignage, où Walt a aussi déclaré « Tout le monde à mon studio est à 100% Américain », tout en dénonçant de « communistes » des ex-employé-e-s à lui qui avait eu l’effronterie d’organiser une grève, il trouva bon également de dire que la meilleure façon de sauvegarder « toutes les libres et bonnes causes de ce pays, tous les libéralismes qui sont réellement américains » serait de démasquer les travailleurs activistes « non-américains » qui avaient infiltré l’industrie du cinéma et qui avaient propagé leurs « idéologies » communistes, qui de l’avis de Walt avaient été directement responsables d’activités, selon lui tout à fait scandaleuses, comme la grève de 1941 au studio Disney à Burbank en Californie.

Les autres raisons qui avaient été avancées pour expliquer la grève, à savoir « la structure de rémunération arbitraire et manipulatrice » ainsi que le licenciement illégal d’activistes syndical, étaient tout simplement ignorées.

Walt avait même déclaré en 1941 que les individus comme les organisateurs syndicaux qui avaient « traité mon usine d’atelier d’exploitation (sweatshop) » devraient être « démasqués et montrés pour ce qu’ils sont » dans le but de « garder les syndicats américains propres » et de préserver les « bons, solides Américains » de « l’infection qu’est le communisme ».

Comme je l’ai dit, la relation entre Walt Disney et le gouvernement américain durait depuis avant l’entrée des Etats-Unis dans la deuxième guerre mondiale. En 1940, Disney avait déjà suggéré à Lockheed Aircraft Corporation (un des plus grandes manufactures d’armes aux Etats-Unis) de leur faire un film, destiné à la formation, sur l’utilisation des rivets. Au printemps 1941, et lorsque le Canada s’était déjà joint à la Guerre, Disney a réussi à leur vendre les droits pour leur film « Four Methods of Flush Riveting » (http://www.youtube.com/watch?v=5DVPG8go4Jk) et a obtenu une commande pour un film qui apprendrait aux soldats comment utiliser un fusil anti-tank, ainsi que quatre courts films qui encourageraient les Canadien-ne-s à acheter des obligations de guerre (http://fr.wikipedia.org/wiki/Obligation_de_guerre). Disney avait convaincu le gouvernement Canadien que les dessins animés avaient « la capacité de simplifier la présentation de problèmes pédagogiques »1

Ensuite, à l’automne 1041, Walt Disney a fait, à la demande du bureau états-unien des relations inter-américaines, un tour de l’Amérique du Sud. Le but était de produire des films qui établiraient des bonnes relations et « une unité hémisphérique comme expliqué dans la politique du « Bon Voisin » de Roosevelt »2

Suite à son expédition, Disney a produit 2 films, Saludos Amigos (1943, http://www.youtube.com/watch?v=0eWYtpvYDdI) et Les Trois Caballeros (1945, http://www.youtube.com/watch?v=fIEdXwhDIxs), qui avaient l’intention de célébrer la culture de l’Amérique Latine et d’accentuer ses similarités avec la culture nord-américaine (tout en minimisant ou en mystifiant des questions politiques comme la misère et la pauvreté). Ces films, tout en essayant de rendre l’Amérique Latine plus familière au peuple Etats-Uniens, multiplient les clichés racistes et xénophobes.

Toujours est-il que la relation entre le Gouvernement US et Disney était déjà largement soudée en 1943, date à laquelle 94% des films produits par Disney étaient sous contrat avec le gouvernement US.3

Entre 1941 et 1945, Disney a produit des douzaines de court métrages pédagogiques – avec des sujets allant de l’identification d’avions et des navires de guerre jusqu’à l’hygiène dentaire en passant par le stockage domestique de l’huile de friture afin de servir à la manufacture d’armes militaires – ainsi que plusieurs films anti-nazis comme « Der Fuehrer’s Face » (1943, http://www.youtube.com/watch?v=KkmU2z_E9Ng) ou « Education for Death, the making of the Nazi (1943, http://www.youtube.com/watch?v=tzQD5XpiKJ8) ou encore Reason and Emotion (1943, http://www.youtube.com/watch?v=FYvr28-5QKw).

La valeur qu’ont aujourd’hui ces courts métrages, c’est de montrer un certain paradoxe à l’œuvre. En effet, ces films, tout en n’arrêtant pas d’avertir lae spectatrice-teur de prendre garde de ne pas laisser ses émotions court-circuiter ses facultés critiques, reproduisent dans leur manipulation visuelle et idéologique évidente exactement ce contre quoi ils sont censés mettre en garde. D’un point de vue historique, ces films nous montrent comment Disney, en utilisant l’animation pour soi-disant critiquer « la propagande de l’ennemi », ne fait au final que reproduire ces mêmes techniques de propagande, juste avec des contenus différents.

Je passe sur une analyse du film « Victory through Air Power » (1943, http://www.youtube.com/watch?v=gUlLEAbbEbw), tellement celui-ci me semble grossier dans sa propagande. A noter tout de même que Walt Disney pensait que c’est ce film qui a convaincu le président Roosevelt d’investir dans les bombardiers à longue distance.4

Il est intéressant également de noter que ce film glorifie de façon claire et sans ambiguïté la course vers des bombes toujours plus grandes et plus dévastatrices, et il me semble que la perspective que ce film nous donne n’aurait aucun problème à donner son aval à l’utilisation de la bombe atomique comme le moyen le plus efficace et rapide de mettre fin à la guerre, avec les répercussions humaines qu’on connaît. Également, cette glorification de la course aux armes semble déjà présager et soutenir la course aux armes nucléaires qu’a eu lieu durant la Guerre Froide.

Walt Disney n’était cependant pas juste un fervent partisan du développement d’armes plus puissantes, il était aussi un grand supporteur de l’âge atomique, et a fait le film de propagande classique « Our Friend The Atom » (http://www.youtube.com/watch?v=QDcjW1XSXN0), qui était aussi produit en livre et présent (sous la forme d’une balade dans un sous-marin atomique) dans le premier DisneyLand. Ce film, nous dit Mark Langer, était produit « pour contrer l’opposition à l’usage militaire d’armes nucléaire »5. Ce film a été montré, à l’époque, non seulement sur la télévision nationale, mais à des enfants dans des écoles partout aux Etats-Unis.

Ces films, ainsi que d’autres, nous montrent que l’idée (derrière laquelle il aimait lui-même se réfugier) selon laquelle Disney, d’un point de vue historique du moins, était simplement un « artiste a-politique », laisse largement de côté ses prises de position politiques sur bon nombre de questions, et nous amène au moins à nous poser la question de quelle genre d’entreprise Disney a créé, et avec quels buts en tête.

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Hier comme aujourd’hui…

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La période suivant la deuxième guerre mondiale et la chasse aux « communistes » (c’est à dire toute personne avec des tendances socialistes ou tout simplement critique envers les classes dominantes) aux Etats-Unis peut sembler lointaine, mais de nombreux parallèles peuvent être fait avec la période juste après le 11 Septembre 2001, où le gouvernement Américain à également utilisé la répression et la force brute pour « assurer la liberté des Etats-Unis ». Ainsi, depuis le 11 Septembre, de nombreux scandales ont fait éruption en exposant un gouvernement US qui a utilisé illégalement et avec impunité des systèmes de surveillance sur ces propres citoyen-ne-s, qui a menti sur les raisons d’envahir l’Irak en 2003, a sanctionné la torture (illégale sous la convention de Genève) de terroristes présumé-e-s, et a emprisonné des combattants ennemis – incluant des enfants – leur refusant leurs droits humains comme le droit à un procès équitable.

Malgré le fait que Disney prétende perpétuellement que ses produits sont uniquement du « divertissement », le téléfilm Disney/ABC The Path to 9/11 (Destination 11 Septembre) ainsi que le Disney/Pixar Les Indestructibles nous montrent à quel point cette entreprise soutient, si ce n’est carrément participe à, des causes politiques, surtout la « guerre contre le terrorisme » et la culture de la « sécurité » qui émerge de plus en plus.

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Destination politique…

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La mini-série Destination 11 Septembre (réalisé par David Cunnigham, un réalisateur évangéliste), qui prétend « raconter l’histoire du 11 Septembre de façon objective » a fait l’objet de nombreuses critiques.

Tout d’abord, la décision, pour le moins curieuse, de la chaîne ABC de diffuser le téléfilm sans interruptions publicitaires (leur coûtant 40 millions de dollars6), semble avoir été prise pour donner au téléfilm une apparence plus « documentaire » et donc « réelle ».

Également, le fait que le téléfilm fut programmé pour être interrompu par le discours de Bush sur « l’Etat de l’Union » posa question à bon nombres de personnes. Vu à quel point le téléfilm fait l’apologie des politiques de Bush en matière de suppression de liberté civiles dans la « guerre contre le terrorisme », ainsi que montrer les démocrates (surtout Clinton) comme n’aillant pas « les couilles » nécessaires pour prendre les décisions qu’il faut7, l’on peut en effet se demander si une telle « synergie politique » dans l’enchaînement du téléfilm avec le discours de Bush, n’est pas la marque relativement explicite d’un parti-pris politique en faveur des politiques de ce dernier. Surtout que la décision d’ABC de programmer la diffusion pour que le téléfilm soit interrompu par le discours, semble tout de même être pris dans le but d’accorder encore plus de légitimité au propos du soit disant « docu-drama ».

Les personnes qui l’ont regardé ont donc eu droit à un téléfilm (que ABC a d’ailleurs appelé un « docu-drama ») ininterrompu (alors que les publicités sont d’habitudes toutes les 15 minutes sur la chaîne ABC), qui prétend « raconter l’histoire du 11 Septembre de façon objective », où l’on voit s’enchaîner les illustrations de la rectitude des politiques de Bush concernant « la guerre contre le terrorisme », interrompu par un discours officiel de ce même Bush justifiant et glorifiant ses politiques et appeler à un redoublement d’effort dans « la guerre contre le terrorisme », pour ensuite reprendre le « docu-drama » dans la foulée, « docu-drama » qui a comme moment culminant la décision (couillue) de Bush d’autoriser à l’armée de tirer sur les avions détournés.

Également, les représentations du « monde arabe » ainsi que les représentations des personnes arabes elles-mêmes laissent beaucoup à désirer, et oscillent entre représenter des contextes et problèmes politiques d’une manière simpliste et manichéenne, et une diabolisation pure et simple8. J’en reste là pour ne pas alourdir trop l’article, mais l’on pourrait en dire BEAUCOUP plus, tellement ce téléfilm reproduit des stéréotypes l’arabophobes et l’islamophobes. A mon avis Edward Saïd a du se retourner dans sa tombe lorsque ce truc a été diffusé…

 vlcsnap-2013-08-28-17h30m21s62 vlcsnap-2013-09-30-18h31m13s226 vlcsnap-2013-09-30-18h31m25s105Les Terroristes, qui ne sont pas là pour discuter, regardez leurs yeux.

Ces quelques critiques, bien entendu, sont loin d’être exhaustives. Si vous voulez une histoire un peu plus complète du truc, je vous conseille http://en.wikipedia.org/wiki/The_Path_to_9/11#Controversy_and_criticisms

Mon but ici n’était donc pas de faire un tour des critiques adressées à ce « téléfilm », mais de montrer en quoi Disney/ABC ont assez clairement eu un agenda politique dans la conception, le tournage, la diffusion, ainsi que la com autour de ce « téléfilm ».

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Les Indestructibles : En notre supériorité nous avons foi.

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Les Indestructibles mériterait un article à part entière, tellement les valeurs politiques en jeu sont complexes et, en tout cas de mon point de vue, réactionnaires. Paul Rigouste a déjà sur ce site critiqué un aspect du film, à savoir les rapports sociaux de sexes et le rapport entre la masculinité et la paternité dans le film. Je vais essayer d’esquisser des pistes pour une critique qui se focalise sur les valeurs politiques du film en relation avec la « guerre contre le terrorisme » et les politiques « interventionnistes » (aussi appelées agressives et illégales) des Etats-Unis.

Mon analyse ici doit énormément au livre « The Mouse That Roared », que j’ai déjà cité plusieurs fois dans ces articles.

Dans Les Indestructibles, nous avons affaire à des super-héros, qui, après une plainte en justice, doivent arrêter d’être « super » et sauver tout le monde. Le grand public (perçu, comme très souvent dans les Disney-Pixar, comme une foule bête et idiote), donc les citoyen-ne-s lambda, veulent désormais des « héros lambda ». Nos super-héros, tragiquement, doivent désormais cacher leur pouvoirs et vivre censuré-e-s, brimé-e-s par une société qui, comme le dit le héros, « célèbre la médiocrité ».

Le film prétend bien qu’il existe une différence de nature entre « les héros » et les autres, parce que le méchant du film est un garçon « normal » (c’est à dire « pas super ») qui a voulu, à l’aide de la technologie, émuler le héros. Une fois rejeté par celui-ci (qui « préfère travailler seul »), ce garçon devient fou de rage et décide de se venger sur tou-te-s les super-héro-ine-s, les éliminant un-e à un-e.

Les ressemblances entre le méchant Buddy/Syndrome et le portrait que fait la plupart des médias des terroristes internationaux sont multiples : il veut démolir une superpuissance, il développe des armes hautement technologiques, sa fureur narcissique incompréhensible, son dessein idéologique, et, peut-être surtout, sa volonté de soumettre le peuple à sa volonté en envahissant Manhattan avec une sorte d’avion souterrain.

Au cas où le public ne comprendrait toujours pas le rapprochement, le film nous martèle ce rapprochement quand Buddy/Syndrome dit dans un dialogue :

« Maintenant tu me respectes, parce que je suis une menace…et il se trouve que plein de gens, des pays entiers en fait, veulent le respect. Et ils sont prêts à payer très cher pour l’avoir. Comment crois-tu que je suis devenu aussi riche ? J’ai inventé des armes.»

 vlcsnap-2013-09-30-18h10m10s174 vlcsnap-2013-09-30-18h03m36s37Le Terroriste, qui n’est pas là pour discuter, regardez ses yeux.

Dans la revue qu’a fait le New York Times du film, A.O.Scott écrit que le film « argumente que certaines personnes sont nées avec des pouvoirs que d’autres n’ont pas, et que leur enlever le droit de s’en servir, ainsi que les privilèges qui viennent avec, est malavisé, cruel, et socialement destructeur. »9

Être « super » ici ne signifie pas donc être intelligent-e, attentionné-e, vertueux-euse, compatissant-e etc. Non, cela signifie uniquement posséder un pouvoir inné, et ne pas avoir peur de s’en servir. Notre société moderne, donc, produirait de la médiocrité parce que ses valeurs (une croyance en la justice sociale, l’égalité et l’entraide) vont à l’encontre des effets de la sélection naturelle Darwinienne (enfin, une certaine interprétation de la sélection naturelle Darwinienne) qui est perçu comme les conditions sine qua non de survie.

L’autre propos du film (qui en effet prône une philosophie qu’on peut presque qualifier de Randienne10, qui s’oppose au collectivisme, l’altruisme et l’Etat providence), c’est que pour atteindre cette suprématie des personnes qui sont « plus fort par nature », l’unique solution est la violence. A aucun moment le film ne suggère-t-il que le raisonnement, la discussion, ou n’importe quelle autre méthode de résolution pacifique des conflits n’est possible, ni même envisageable.

La violence est perçue dans Les Indestructibles comme étant la voie naturelle que prennent (et doivent prendre) les personnes « super », c’est à dire naturellement supérieures, pour atteindre leur but. Une réplique du film, quand Elastagirl « rassure » sa fille Violet, illustre assez bien ce propos : « Ton identité est ta possession la plus précieuse…Le doute est un luxe qu’on ne peut plus se payer. Tu as plus de pouvoir que tu ne le penses. Ne réfléchis pas. Ne t’inquiète pas. Le temps voulu, tu sauras quoi faire. C’est dans ton sang. ». Autrement dit, lorsqu’on est doté d’une puissance supérieure, il ne faut pas réfléchir, il faut juste faire, car c’est dans ta « nature ».

Difficile, une fois qu’on a vu tout ça, de ne pas penser à la position des Etats-Unis dans le monde, aux discours réactionnaires proférés par Bush Jr et son administration (ainsi que, rappelons-le, une bonne partie des médias) pour justifier les nombreuses guerres et interventions militaires qu’ils ont poursuivit durant les 8 ans de la présidence de Bush (et qu’Obama n’a ni critiqué, ni arrêté). Difficile de ne pas se poser la question de comment ce film s’inscrit dans la période post 11 Septembre qui a vu les Etats-Unis envahir 2 pays et menacer d’en envahir un troisième (l’Iran), tout ça en complète violation des lois internationales.

Mais bon, quand on est « naturellement supérieur », il ne faut plus se poser de questions, il faut juste agir.

Ce qui est d’autant plus troublant dans cette idée, c’est qu’au sein d’un film Disney, qui jouit du cachet « innocence et magie » dont j’ai déjà parlé ailleurs, tout ça passe comme une lettre à la poste. Les spectateurs/trices sont invité-e-s à apprécié-e-s et trouver très drôle que dans un élan de colère Mr.Indestructible décide de détruire une voiture ou un être humain. Ce n’est, après tout, qu’une expression de son identité de supériorité innée, et ne requiert donc aucune caution morale ou éthique. Le film nous invite uniquement à penser ces actes comme des choses qui sont

intrinsèquement bonnes.

 vlcsnap-2013-09-30-18h17m10s7Bin quoi ? T’avais qu’a être « super » mon vieux…

vlcsnap-2013-09-30-18h20m15s74L’enfant spectateur, ébloui par la supériorité innée du monsieur-qui-vient-presque-d’écraser-une-voiture-sur-sa-tête…

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Du coup, en prônant sans ambiguïté l’idée que « la raison du plus fort est toujours la meilleure », Les Indestructibles n’ouvre jamais aux spectateurs/trices la possibilité de comprendre que les valeurs et systèmes éthiques sont créés par divers mécanismes sociaux ainsi que des relations matérielles de pouvoirs.

Ici, avoir raison découle inévitablement du fait d’être « super », et donc détruire un ennemi qui menace notre « way of life » est au dessus de toute considération éthique ou morale, ainsi que dénué de toutes conséquences négatives (vu que de toute façon nos ennemis, eux, ne sont pas « super »).

En lisant Les Indestructibles comme une allégorie nationale, nous voyons donc à quel point ce film insinue une bienveillance intrinsèque vis-à-vis des Etats-Unis, où la population ainsi que leurs chefs seraient incorruptibles et seraient l’exemple même de la bonté.

Encore une fois, l’appel de Disney à « l’innocence et à la magie » lui a permis d’esquiver toute critique. Là où Destination 11 Septembre a été vivement critiqué de tout bord lorsqu’il est sorti (bon il est vrai qu’il avait la prétention de raconter des « vrais » événements), Les Indestructibles a globalement échappé à toute critique (c’est le cas également en France, où Les Indestructibles a été acclamé par l’ensemble de la presse, y compris L’Humanité).

Dans cet article, j’ai essayé de rendre compte de certaines flagrantes prises de positions politiques de la part de Disney. Ce faisant, j’ai essayé de montrer en quoi leur prétention d’être « apolitique » n’est en fait qu’une stratégie politique de plus, à savoir une arme pour dévier toute critique ou remise en cause de leurs produits comme étant uniquement du « divertissement ».

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J’espère en outre avoir réussi à montrer (ou du moins à donner des infos sur l’entreprise Disney qui posent question) dans cette suite d’articles en quoi Disney est  une entité politique, et que se soit leur fonctionnement, leur production de marchandises, leur rapports à leurs travailleurs-euses, leur aménagement de certains espaces etc., que toutes ces choses répondent à certains positionnements politiques, certaines valeurs, certaines conceptions de la justice, de l’égalité, de la dignité…qui sont largement discutables et qu’il convient de débattre et, si l’envie vous prend, de combattre!

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Liam

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Annexe: L’auto-référence publicitaire…

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Je voudrais parler rapidement d’un dernier aspect du film Les Indestructibles, qui peut peut-être paraître périphérique au premier abord, mais qui est à mon avis une bonne illustration de ce dont je parlais ailleurs dans cette série articles, à savoir que les différents produits Disney sont faits pour faire la promotion de tout le reste.

L’île de Syndrome/Buddy, ainsi que le château de Edna Mode, sont tous les deux équipés de systèmes de surveillance high-tech ainsi que des gadgets en tout genre, et la navigation plus que glamour de ceux-ci ressemble d’assez prêt à un jeux vidéo (surtout que nous avons à faire à de l’animation par images de synthèse). Il se peut que le château d’Edna Mode ait une visée parodique, mais cela ne peut nous faire oublier que tout ça nous fait apparaître les systèmes de surveillance et de sécurité comme n’étant pas du tout menaçante, et même tout à fait naturels. En tout cas aussi naturels que la surveillance et les systèmes de sécurité à…DisneyLand, par exemple.

Le monorail sur l’île de Syndrome fait une double référence, à la fois au film James Bond contre Dr.No mais aussi donc à DisneyWorld. Également, le thème de « l’île du méchant qui ressemble quand même pas mal à un parc d’attraction », semble être aussi une référence à un autre James Bond, « L’homme au pistolet d’or », où le méchant du film habite une île politiquement autonome sur laquelle on trouve également un parc d’attraction.

A l’époque, cette allusion dénotait plutôt un malaise culturel face à l’idée d’un parc d’attraction à thème où tout est rigidement contrôlé par un autocrate qui joue délibérément avec les perceptions et les peurs de personnes sans défense. Les James Bond jouaient sur un aspect plutôt sombre de ces espaces planifiés et conçus par Disney, à savoir « l’efficacité avec lesquels ces parcs d’attractions manipulent et contrôlent les vastes populations qui les visitent »11

Dans Les Indestructibles, au contraire, l’île exotique de Syndrome ne semble pas (du tout) être utilisée pour critiquer l’idée d’un monde totalement régulé et contrôlé, mais plutôt pour être associée dans la tête des spectatrices/teurs à des moments d’excitations et de frisson ainsi qu’à un suspens à la limite du jeu vidéo, lorsque notre famille de super-héros s’immiscent dans l’enceinte militaire high-tech de Syndrome.

Simple référence innocente à une réalité moderne, ou publicité à peine cachée pour un autre produit Disney ? Je pense que vu l’effort que mettent Disney/Pixar pour faire apparaître cette île/parc d’attraction comme étant à la fois glamour, excitant, et plein d’aventure, on est en mesure de se poser la question.

Liam

1Cité dans « Donald Duck joins up » de Richard Shale

2Cité dans « Donald Duck joins up » op.cit. Pour une analyse de cette « Good Neighbour policy », voir ici http://www.cyberspacei.com/jesusi/authors/chomsky/sam/sam.htm#_Toc515113644 , le chapitre 1 de la partie « Devastation Abroad »

3« Donald Duck joins up » op.cit.

4Propos tenu par l’historien Leonard Maltin dans son introduction a « Victory Through Air Power » sur le DVD Walt Disney on the Front Lines : The War Years

5http://www.awn.com/mag/issue3.1/3.1pages/3.1langerdisney.html

6http://www.reuters.com/article/2008/02/26/idUS176919+26-Feb-2008+PRN20080226

7Une scène particulièrement frappante montre le Général Massoud qui, attendant l’aval des Etats-Unis pour poursuivre Ben Laden, s’écrie : « Mais reste-t-il des hommes à Washington, ou sont-ils tous des lâches ? ». Cette scène illustre d’ailleurs assez bien le propos misogyne du téléfilm, qui glorifie « les couilles » de Bush et surtout du personnage principal, John O’Neil (Harvey Keitel), qui n’hésite pas à « couper dans la paperasserie » et prendre des positions fortes (alors que les personnages féminins du films, je pense surtout à l’ambassadrice pour le Yemen, semblent totalement dépassées par les événements, et sont irrationnelles et à la limite de l’hystérie), perçues comme nécessaires dans le contexte d’une « nouvelle sorte de guerre » dont serait victime les Etats-Unis. Dans un dialogue particulièrement saugrenue, un agent de la FBI (homme) dit « Les Américains ont le droit d’être protégé de l’espionnage domestique ». Ce à quoi un informateur (homme) répond « Et ils ont le droit d’être tués par des terroristes ? ». On voit un peu par là quelles sortes de questions politiques se pose cette mini-série…

8Cette diabolisation des arabes dans le cinéma Occidental n’est pas nouveaux. Un documentaire comme « Reel Bad Arabs : How Hollywood vilifies a people » me semble un bon début pour quiconque veut s’intéresser au problème.

9http://www.nytimes.com/2004/11/05/movies/05incr.html?_r=0

10Ayn Rand, philosophe et écrivaine http://fr.wikipedia.org/wiki/Ayn_Rand

11Keith Booker, The Post-Utopian Imagination : American Culture in the Long 1950s, page 144

Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 4/5: Exploitations et Résistances)

HercC*

Comme indiqué dans le précédent article, les conditions de production des produits Disney sont largement en décalage avec l’image que se cultive Disney auprès du public: innocence, allégresse, magie, bonheur…

Cet article va essayer de rendre compte (de manière extrêmement synthétique et partiale, bien entendu) des conditions de travail dans les usines affiliées à Disney, des problèmes d’exploitations qui en découlent, ainsi que les résistances qui s’opposent à ces exploitations.

J’essayerai ensuite de proposer des pistes de réflexions sur comment nous pouvons, en tant que consommateurs-trices des divers produits Disney, garder un oeil critique sur ceux-ci et proposer, à notre échelle, des formes de résistances différentes.

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Disney et la science de l’exploitation*

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En 1996, la National Labour Committee (NLC) des États-Unis a tourné un documentaire sur les conditions de travail des ouvriers et ouvrières de Disney en Haïti1. Ce documentaire nous raconte comment les travailleurs-euses dans les usines Disney sont payé-e-s 36 gourdes soit environ 2 dollars et 40 cents par jour. Par heure, cela équivaut à 0,5% du prix de revente (aux États-Unis) d’un des t-shirt que ces travailleurs-euses fabriquent. Ce n’est même pas vaguement assez pour vivre. Si jamais les travailleurs-euses essayent de s’organiser, illes sont viré-e-s sur le champ. Les conditions de travail sont insalubres, il fait très chaud, les travailleurs-euses doivent demander la permission (qui leur est très souvent refusée) pour aller aux toilettes, n’ont pas le droit de prendre de pauses, et pour boire n’ont accès qu’à de l’eau chaude et sale.

Ce documentaire nous apprend que pour que ces personnes puissent vivre correctement, il suffirait que Disney augmente leurs salaires de 28 cents de l’heure à 58 cents de l’heure, ce qui ne ferait pratiquement aucune différence dans les bénéfices absolument colossaux que se font Disney.

Ce film a créé une mobilisation importante aux États-Unis lorsqu’il est sorti, de la part d’étudiant-e-s, de syndicats, d’organisations pour les droits humains, et d’individu-e-s outré-e-s par ce qu’illes voyaient. Des milliers de personnes ont écrit des lettres de colère à Michael Eisner, alors PDG de Disney, avec des commentaires comme « Je ne sais pas comment vous faites pour marcher dans la rue sans avoir à cacher votre visage de honte. C’est triste que vous ne puissiez pas accorder 50 cents de plus aux personnes qui ont fait de vous un milliardaire. »2

Disney n’a pas réagi directement, mais a créé en 1996 son « code de conduite » pour les fabricants Disney, qui suivait les grandes lignes d’organisation comme le ILO (International Labour Organisation). Cela signifie en gros que les producteurs n’ont théoriquement pas le droit d’embaucher des enfants de moins de 14 ans, n’ont pas le droit d’utiliser de la main d’œuvre non-consentante et de pratiquer la coercition, le harcèlement et la discrimination au travail, tout en respectant le droit des travailleurs/euses de se réunir sans interférences, de travailler dans des conditions saines et sûres, et de gagner un salaire décent en conformité avec les lois de salaires et de temps de travail du pays en question.

Malheureusement, mais peut-être sans surprise, lorsque la NLC s’est rendu quelque temps après en Haïti, illes ont découvert que les travailleurs/euses n’avaient jamais entendu parler de ce « code de conduite ».

En 1998, le North American Congress on Latin America a exposé que Disney pratiquait de la casse de syndicats dans ses usines en Haïti. Les travailleurs/euses étaient également souvent viré-e-s au bout des trois mois « d’essai », pour éviter d’avoir à payer des indemnités. Illes ont également montré que le patronat coachait certains travailleurs/euses pour mentir lorsqu’il y avait des contrôles indépendants de l’usine, et a contrario les travailleurs/euses qui répondaient honnêtement aux questions étaient viré-e-s.

Disney n’a jamais ne serait-ce que reconnu ces faits, et sur son site d’entreprise il y a juste marqué qu’en 1999 Disney a cessé de faire fabriquer ces produits en Haïti « pour cause d’instabilité politique ».

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Alors à mon avis ce qu’il est intéressant de voir avec la production de produits Disney, c’est que c’est une machine gigantesque, tentaculaire. En 2008, Disney possédait 23,000 usines de par le monde, et avait des accords avec 8000 titulaires de permis de vente et de revendeurs qui produisaient leur propre marchandise Disney.

Des moniteurs/trices, embauché-e-s par Disney, en partenariat avec des firmes de monteurs/trices extérieurs, n’ont réussi en 2008 à n’évaluer que 15% des usines que Disney avait sous contrat. De ces 15%, le jugement était sans appel. Plus de 50% des usines en dehors de l’Amérique du nord avaient des infractions au code de la santé et de la sûreté, alors que les usines en Asie et au Moyen Orient avaient toutes des infractions qui allaient des heures supplémentaires forcées et non-payées, des refus d’accepter ou de coopérer avec le monitorat, et du fait de payer moins que le salaire minimum.

Le manque de réactivité de la part de Disney n’est pas anodin, et nous voyons bien ici que ce qui importe vraiment à Disney ce n’est pas d’appliquer son « code de conduite » et de travailler à améliorer les conditions de travail ainsi que le salaire et la vie de leurs travailleurs/euses (qui, rappelons-le, produisent leur marchandise). Plutôt, ce qui importe à Disney, c’est de travailler à donner l’impression que, pour reprendre les mots d’une Labor Organisation, « des produits bon marché n’ont aucun coût humain ». Autrement dit, ce qui importe c’est l’image. Le succès de Disney repose beaucoup sur le fait qu’ils se présentent comme des pourvoyeurs d’un divertissement sain et en conformité avec une certaine image de l’innocence enfantine dont ils se font les porte-paroles. Il est donc crucial que le public ne sache pas que Disney a une longue histoire d’exploitation des enfants et de leurs familles dans des pays du tiers monde, et qu’ils ne font rien pour changer tout ça alors même qu’ils se targuent d’être au service de l’innocence de l’enfant.

D’ailleurs, Disney ne fait presque rien pour cacher cet aspect de leurs relations publiques. Dans son rapport annuel de 2008, Disney vante que son « initiative de « responsabilité d’entreprise » renforce l’attractivité de ses marques et de ses produits et renforce les liens avec les consommateurs et les voisins dans des communautés dans le monde entier. » Autrement dit la « responsabilité d’entreprise » n’est rien d’autre qu’une stratégie de marketing, si je comprends bien.

Cette interprétation de la politique de Disney est également partagée par SACOM (Students and scholars against corporate misbehaviour), un groupe activiste chinois qui évalue et contrôle les pratiques d’entreprise de Disney dans le but d’ « améliorer les conditions de travail dans ses usines en Chine ».

L’organisation affirme vouloir une Chine « plus ouverte, plus démocratique, plus juste » et pour ce faire veulent « réveiller la conscience » des entreprises multinationales. Cette organisation produit des rapports périodiques sur l’état des conditions de travail dans ces usines, ainsi que sur les « équipes de monitoring » qu’emploie Disney, et encore une fois le bilan n’est pas glorieux.

Premièrement, les équipes de monitoring n’ont pas les ressources adéquates pour travailler convenablement, et donc de nombreuses enfreintes au « code de conduite » passent inaperçues. Les travailleurs/euses sont souvent amené-e-s à signer des contrats de travail « blancs », c’est à dire où il sera écrit plus tard le salaire, les heures de travail, les indemnités etc., comme le patronat l’entend3. Également, les usines qui sont informées d’un audit vont coacher leurs employé-e-s et leurs donner un script à régurgiter, sous peine de licenciement.4

La vaste majorité des travailleurs/euses n’ont jamais entendu parler du « code de conduite » Disney, ni d’ailleurs d’autres réglementations internationales sur le travail.

Un dernier exemple. Lorsque China Labor Watch (CLW) a exposé la mort d’un enfant de 17 ans (qui avait commencé à travailler dans l’usine à 15 ans) dans une usine sous contrat Disney, Disney a dans un premier temps accepté de laisser CLW superviser les réformes en collaboration avec les travailleurs-euses et la direction, qui était déjà auteure d’un certain nombre d’effractions comme les heures sup forcées et des contrats de travail écrits inexistants5. La CLW avait déjà posé la question de savoir comment cette usine avait passé les nombreux tests de certificats de travail sur les 2 ans précédant l’accident et a posé la question de savoir « comment les audits de Disney n’ont pas su prendre connaissance de personnes mineures travaillant dans l’usine et de travailleurs-euses non-qualifié-e-s opérant des machines dangereuses »6 (traduit par moi).

Lorsque l’histoire est apparue dans le New York Times, cependant, Disney a commencé à battre en retraite et à arrêter ses contrats avec cette usine. La CLW a alors pétitionné Disney pour qu’illes s’occupent des problèmes à l’usine plutôt que d’ « abandonner l’usine et chercher un autre fournisseur bon marché à exploiter »7. La CLW avait remarqué que c’était une stratégie courante de Disney d’abandonner des usines dans lesquelles avaient été recensées des infractions au code du travail. Dans ce cas précis, la pression continue de la CLW a poussé Disney à mettre en place un certain nombre de réformes dans l’usine en question, prouvant une fois pour toutes que les problèmes résident in fine dans l’absence de volonté de Disney sur ces questions là.

Je pourrais, une fois de plus, multiplier tous ces exemples à foison, je ne le fais pas pour ne pas alourdir l’article, mais je vous renvoie vers le livre The Mouse That Roared que j’ai cité plus tôt pour davantage de précisions sur les pratiques d’exploitation de Disney.

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A mon avis, ces exemples de mouvements de résistance et de critique nous montrent deux choses.

La première chose, c’est que Disney semble concerné principalement par la sauvegarde de son image et de ses marges de bénéfices, et non pas par le fait qu’ils exploitent des personnes (parmi lesquels des mineur-e-s) dans leurs usines. Également, les mesures que Disney met en place suite à de la pression activiste et militante sont la plupart du temps des mesures symboliques qui ne visent pas à résoudre le problème mais seulement à apparaître comme « responsable » et comme cherchant à résoudre le problème.

Un peu comme lorsque l’on apprend que les compagnies pétrolières dépensent plus de sous sur leurs publicités (qui cherchent à communiquer au grand public à quel point ils sont maintenant des boîtes écologistes) qu’ils n’en dépensent à réellement prendre des mesures écologistes8, nous voyons que l’hypocrisie et le mensonge sont à l’ordre du jour. Et nous ne devrions pas être surpris-es par ce constat, car nous avons affaire à des entités qui sont des structures oligarchiques privées, et qui ne répondent à des pressions démocratiques (à ne pas confondre avec « consuméristes ») que lorsque celles-ci nuisent ou menacent de nuire à leurs marges de bénéfices.

Disney, j’espère l’avoir montré de façon suffisamment convaincante, n’est pas différent, et les moyens de résistance et de remise en question des valeurs véhiculées par Disney restent limitées au sein d’une économie de marché qui n’encourage en rien les ouvertures à des voix dissidentes et critiques. Il est très rare de voir des émissions de télé, de radio, des articles de presses grand public, des débats citoyens etc. sur ce genre de choses. Or il est logique que peu de gens remettent en cause Disney lorsque les informations concernant cette gigantesque entreprise sont largement verrouillées et inconnues. Pourtant c’est une entreprise qui a une influence conséquente sur la vie (de l’enfance à l’âge adulte) de beaucoup d’entre nous, et il conviendrait de réfléchir de fond en comble à leurs activités.

La deuxième chose que ces exemples nous montrent, c’est que la résistance et la critique sont possibles, à « l’intérieur » comme à « l’extérieur » du système. Le but de SACOM ou CLW n’est pas de bouleverser le système économique et marchand en soi, mais de faire pression sur les très grosses entreprises comme Disney pour améliorer les conditions de travail des travailleuses/eurs à travers le monde, et ainsi promouvoir une valeur d’égalité qui semble totalement absente de la politique de Disney. En jouant sur l’image que veut se donner Disney comme étant un paradigme d’innocence, ces organisations pointent du doigt les contradictions majeures de Disney et s’en remettent à l’indignation du public face aux injustices (et donc sur la possible conséquence de cette indignation sur les bénéfices de Disney) pour trouver des résultats.

Cette approche a le mérite non négligeable de s’attaquer directement à des problèmes concrets (comme des travailleuses/eurs qui sont exploité-e-s), et me semble être indispensable pour n’importe quelle approche qui se veut démocratique, égalitaire, contre les oppressions et les exploitations entre les êtres humains.

Mais elle peut aussi être complétée par une approche plus large, qui consiste à critiquer le pouvoir et l’oppression là où on la voit, et par exemple dans ce cas précis, à questionner l’idée même que Disney puisse accumuler autant de capital et exploiter des populations pauvres à travers le monde, tout en produisant des productions culturelles plus que discutables et user de son énorme pouvoir économique et médiatique pour en faire la promotion et la publicité. Il me semble que ces deux approches, loin d’être antagonistes, peuvent très bien aller main dans la main.

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Différentes formes de résistances

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Il est clair que les modes de résistances à Disney ne vont pas être les mêmes ici qu’ils le sont en Asie du Sud-Est, simplement parce que les réalités ne sont pas les mêmes. Notre rapport à Disney se situe largement plus du côté de la consommation de leurs produits plutôt que du côté de la production. La vaste majorité des usines de Disney ne sont pas dans les pays développés et la vaste majorité du public de Disney n’est pas dans les pays pauvres qu’illes exploitent.

Ceci entraîne bien évidemment un rapport différent aux produits Disney et comment ceux-ci impactent nos vies9, même si cela ne devrait pas nous empêcher de garder à l’esprit que l’exploitation que connaissent les travailleuses-eurs de Disney en Asie du Sud-Est et donc les résistances qu’illes proposent restent, à mon avis, à une échelle d’importance « absolue » différentes des nôtres (qui pourraient très bien être vu comme des « résistances de privilégié-e-s », sans toutefois minimiser leur importance).

Du coup, si l’on essaye de réfléchir nous, à notre échelle, avec notre relation à Disney, un peu à comment faire pour résister et/ou questionner le pouvoir de Disney (ainsi que de nombreuses autres entreprises), il est important à mon avis de garder à l’esprit trois choses.

         -Premièrement, il est tout à fait possible de consommer des produits Disney avec plaisir tout en gardant un regard critique sur ces mêmes produits et les valeurs qu’ils véhiculent. Critiquer ne veut pas dire censurer, même si critiquer peut vouloir dire appeler au boycott, lorsque l’on considère que consommer avec un regard critique ne suffit plus, tellement l’on trouve pernicieux ce que l’on est en train de nous vendre agressivement. Et ce n’est pas le même chose que censurer. Censurer quelque chose, c’est appeler à la puissance d’une autorité supérieure pour enlever le droit à une personne ou une entreprise de s’exprimer. Boycotter (en tout cas tel que je l’entends, je comprends que ce ne soit pas le cas de tout le monde) c’est implicitement reconnaître le droit de s’exprimer (ou de produire), tout en avançant des arguments sur pourquoi l’on cherche à questionner ou à refuser cette chose. L’un relève de l’argument hiérarchique de l’autorité, l’autre à l’argument démocratique de l’information et l’ouverture. Si Disney a le « droit » de dépenser des milliards de dollars pour être sûr que nous consommerons leurs produits, il va de soit que chacunE d’entre nous a le « droit » de refuser d’acheter et d’expliquer pourquoi aux autres dans le but de leur faire réfléchir à tout ça.

Également, il est important de rester lucide quand à la modalité d’un boycott dans certaines situations. Par exemple, si l’on cherche à boycotter un produit dérivé Disney car produit dans des conditions de misère et d’exploitation, il est important de rattacher ce boycott à un mouvement de solidarité internationale avec les travailleurs-euses en question, car sinon l’on pourrait être tenter de penser qu’une des solutions serait « ok, Disney doit arrêter d’utiliser cette usine-là », ce qui, comme nous l’avons vu plus haut, est la plupart du temps contre-productif.

Toujours est-il qu’il me semble que, à l’heure de la mondialisation néo-libérale (il est toujours important de garder à l’esprit que « la mondialisation » n’est pas nécessairement une mauvaise chose en soi, mais que celle qu’on vit actuellement l’est car au service d’intérêts capitalistes et anti-démocratiques), où les entreprises des pays les plus riches exploitent de plus en plus les travailleurs-euses des pays les plus pauvres, il est absolument capital de créer ou de renforcer les solidarités internationales. Les rapports de forces, pour les travailleurs-euses des pays pauvres, sont a priori trop déséquilibrés pour être vraiment jouables sans solidarités internationales, précisément parce qu’illes ont affaire à des entreprises qui possèdent un tel pouvoir, une telle flexibilité, qu’illes peuvent très bien juste se barrer ailleurs si les choses deviennent trop difficiles.

Mais ces entreprises sont bel et bien, malgré leur aspect transnational, basées quelque part de physique, le plus souvent dans les pays très riches. Et si il est possible de simultanément faire pression sur le marché de Disney (en appelant au boycott de certains produits, par exemple) ET sur leur mode de production (en soutenant des grèves de travailleurs-euses), il devient tout à fait possible de les faire changer de pratiques, comme l’on démontré les initiatives dont j’ai parlé plus haut.

      -Deuxièmement, le regard critique, d’une part n’empêche pas nécessairement le plaisir de regarder quelque chose, et peut à mon avis y ajouter, vu que ce regard rend le produit culturel qu’on consomme beaucoup plus complexe, plus subtil, et nous donne autre chose à regarder qu’une succession d’images divertissantes et/ou impressionnantes. Surtout qu’on va rarement être en accord absolu avec le propos du film (je dis « film » pour aller vite, mais ça peut être n’importe quelle production culturelle) dans sa totalité, alors garder un regard critique permet d’apprécier certains aspects d’un film pleinement, tout en comprenant en quoi un autre aspect nous gène.

D’autre part, si par exemple on considère qu’il n’y a rien à sauver dans tel ou tel film, le regard critique peut être un plaisir en soi, c’est-à-dire peut-être vécu comme une capacité à s’approprier les images qui défilent pour voir exactement ce qui s’y dit, pour voir quelles représentations du monde elles véhiculent, et pour évaluer ces représentations avec le prisme de nos valeurs à nous, ou en tout cas les valeurs qu’on aimerait voir partagées. C’est, pour moi en tout cas, une activité libératrice et épanouissante, qui me procure énormément de plaisir.

Je dis tout ça parce qu’on reproche souvent aux « media studies » de saper le plaisir des consommateurs/trices de produits culturels, comme si les gens étaient nécessairement des réceptacles passifs et qu’il ne faudrait surtout pas « brusquer » leur acte de consommation. C’est une vision de la consommation, qui est notamment largement répandu par Disney, avec lequel je ne peux qu’être en désaccord, car elle me semble non seulement insultante pour les personnes concernées, réduites à des zombies sans histoires et sans subjectivités, mais également relever de schémas libéraux qui voudraient que l’unique sens que l’on peut apporter à une production culturelle c’est le sens voulu par les personnes qui l’ont créé, et que le seul rapport que l’on pourrait y avoir c’est « le choix » de consommer ou pas.

Pourquoi pensons-nous toujours que « l’innocence » et le « bonheur » des enfants (et d’ailleurs des adultes) reposeraient nécessairement sur une absence de regard critique ? Ne peut-on pas voir la pensée critique comme une source de plaisir et une responsabilisation qui amène à de la création et de la complexité plutôt que la désillusion et le cynisme ?

Il serait peut-être temps de se poser sérieusement cette question en ce qui concerne les enfants de nos sociétés. Et au lieu de définir l’enfance comme un état pré-adulte qui se caractériserait par son manque de conscientisation, nous pourrions le considérer comme un moment clé où l’es enfants apprennent l’importance d’un acte éthique et la responsabilité des choix qu’illes font et les places qu’illes occupent dans un contexte plus large.

         -Troisièmement, si garder un regard critique sur nos produits culturels peut nous sembler lourd et/ou inutile, c’est aussi parce qu’on n’y a le plus souvent jamais été initié en tant qu’enfant. Les « media studies » sont totalement (ou alors très largement) absents de l’éducation de nos enfants, alors même que nous vivons dans une société qui, j’ai quand même l’impression, devient de plus en plus visuelle, et où les images défilent à une vitesse de plus en plus impressionnante. Pourtant, nous n’apprenons pas aux enfants à développer une distance critique et méthodique par rapports à ces images.

Comprenez-moi bien, je ne dis pas qu’il faut formater les enfants à avoir un regard critique qui soit nécessairement anti-raciste, féministe, anti-spéciste, anti-aphrodiste…en somme les valeurs que moi je défendrais, mais plutôt qu’il faut les apprendre à prendre l’habitude, le réflexe en quelque sorte, d’au moins analyser ces images (et donc ces histoires) dans leur contenu pour voir ce qu’elles peuvent avoir de dérangeantes, ou pas bien sûr, suivant les valeurs, les vécus, les idées politiques de chacun-e.

Or je constate que ce n’est pas le cas, et que nous vivons même dans une société qui globalement refuse un débat sur une gigantesque partie de sa culture, préférant restreindre la définition de ce que cela signifie aujourd’hui d’être « cultivé » et « instruit » à la connaissance ou la compréhension de « la grande littérature » ou « le grand cinéma » ou « le grand opéra » ou « la grande science » etc. occultant totalement le fait qu’une partie conséquente de la culture (surtout populaire) de notre société se situe au niveau des médias, et est faite d’images. L’analyse et la critique de ces images, et plus largement des produits médiatiques et culturels que nous consommons tous les jours, doit être une composante de notre éducation, à l’âge enfant comme à l’âge adulte. Nous devons revoir notre définition de ce que cela veut dire d’être « instruit » et « cultivé ». Pour cela, les media studies devraient être incorporés à l’éducation des enfants même les plus jeunes pour que celleux-ci puissent comprendre le plus rapidement possible les messages qu’on leur envoie et comment illes peuvent les appréhender d’une manière critique.

Des sites internet comme http://www.mediaed.org/, http://www.genrimages.org/ http://mediamatters.org/, ou bien encore http://www.commercialfreechildhood.org/ peuvent nous aider à commencer ou alors approfondir notre regard critique sur les médias, les images et donc les représentations qui nous entourent au quotidien.

Le but ici, je le rappelle au cas où, n’est pas non plus d’uniquement pointer du doigt Disney en les accusant d’être responsables de tous les maux de la Terre, mais de montrer en quoi Disney est un très bon exemple de la manière dont les productions culturelles qui nous entourent sont empreintes de certaines représentations (du monde, des hommes, des femmes, de notre histoire en tant qu’espèce, de notre système économique, de notre rapport à la « nature » etc.) et donc de certaines valeurs, et que ces représentations et ces valeurs sont discutables, et peuvent être (et à mon avis devraient être) contestées et remises en cause.

Dans cet article, j’ai essayé de montrer les exploitations dont est coupable Disney et de mettre en lien les résistances qui sont proposées (ou peuvent être proposées) aux différentes facettes de l’entreprise Disney. Encore une fois, j’ai essayé de garder ça court et synthétique, car il y aurait bien d’autres exemples sur la façon dont Disney se comporte face aux résistances (et même juste face aux critiques) à leurs exploitations, et ce dans le monde entier. Encore une fois, le livre « The Mouse That Roared » est une bonne source d’informations là-dessus, pour qui voudrait s’informer d’avantage.

Je finirai avec cet extrait The Celebration Chronicles, qui à mon avis traduit bien l’hypocrisie criante du géant Disney, ainsi que les contradictions inhérentes à son discours et son comportement, qui ne sont clairement pas guidés par des soucis démocratiques ou mus par des valeurs de justice, d’équité, de respect des travailleuses et des travailleurs, ou d’une vision d’un monde meilleure et plus égalitaire.

« La conduite économique des corporations a gravement besoin d’être revue. A cause de sa taille et de l’étendue de ses activités, Disney est un très bon exemple. Avec une main, ils acceptaient les louanges pour son sponsorship du « modèle d’urbanisme » qu’est Celebration. Avec l’autre main, Disney était en train d’embaucher des étrangers qui acceptaient de travailler pour un salaire minimum qui n’est plus ce qu’il était il y a trente ans. Pendant ce temps, illes faisaient semblant de ne pas voir les innombrables travailleurs/euses asiatiques qui se tuaient à produire leurs t-shirts et leurs jeux pour des salaires plus que misérables. Ceci n’est pas une politique orientée vers le bien commun, et ce n’est d’ailleurs pas l’intention. Ceci est le visage intolérable du capitalisme qui n’a plus aucune relation avec une conduite humaine, récompensant les riches et punissant les pauvres. » Andrew Ross, The Celebration Chronicles (traduit par moi)

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Liam

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1Documentaire que vous pouvez voir ici en intégralité http://www.youtube.com/watch?v=6_OXhtgHBxk (partie 1)

2The Mouse That Roared, op.cit.

3SACOM « Tianyu Toys », 4

4SACOM « Tianyu Toys », 7

5David Barboza, « Despite Law, Job Conditions Worsen in China », New York Times, Juin 23, 2009

6John Sexton, « Disney in Child Labor Storm » China.org.cn, Mai 17, 2009 in The Mouse That Roared op.cit.

7China Labo Watch, « Take Action ! »

8C’est ce qui est appelé le « greenwashing » http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89coblanchiment

9Cela dit, j’aimerais souligner que rien de cela n’empêche, bien au contraire, des actions de solidarités envers les travailleurs-euses de Disney qui se font exploité-e-s de part le monde. Plus un mouvement de solidarité est international, plus il aura de chances d’être efficace. D’où l’importance capitale de documentaires comme celui de la NLC, qui informent les consommatrices-teurs des produits Disney sur comment ceux-ci sont produits, et donc sur la vie des personnes que Disney exploite sans scrupules. Comme je l’ai expliqué plus haut, ce genre d’informations conduit à des mouvements importants et des pressions sur les entreprises qui les poussent changer (parfois symboliquement, parfois réellement) leurs pratiques abusives et exploitatrices.

Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 3/5: Les « utopies » de Disney)

 Celbration

Cet article va se focaliser sur les « espaces d’utopie » créés par Disney, et comment ces espaces posent certaines questions politiques. En effet, le fait même d’acheter un terrain et créer des espaces qui vont accueillir des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes n’est pas anodin, et relève déjà d’une puissance économique inouïe, les coûts étant bien entendu colossaux.

La question qui me vient personnellement immédiatement à l’esprit est : Pourquoi ? Pourquoi créer une ville ? Pourquoi créer des parcs d’attraction ? Quelles sont les possibilités politiques que ces lieux offrent ? De quelle stratégie, ou ensemble de stratégies, relèvent-ils ?

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Celebration : la communauté selon Disney

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Celebration, si l’on en croit Bob Shinn, un ex-vice-président de Walt Disney Imagineering, a été conçu comme réalisant « L’idéal de Walt d’une ville de demain… Avec Célébration, nous rendons quelque chose, essayant d’être des pionniers dans l’amélioration de la vie de famille Américaine, de leur éducation et de leur santé »1

Celebration est peut-être la culmination des volontés quelque peu totalitaires de Disney. C’est une ville entière, d’environ dix mille habitant-e-s, qui est gérée dans sa quasi-totalité par Disney. Les maisons, dont la moins chère coûte environ 80,000 dollars et les plus chères se vendent à plus d’un million de dollars, sont bâties sur des parcelles d’un huitième d’hectare, qui ont coûté chacune à Disney environ 25 dollars lorsqu’il a acheté à l’État de Floride dans les années soixante les quelques 13,500 hectares sur lesquels sont maintenant bâtis Celebration. Dans l’élaboration de ce projet, Disney a payé 300,000 dollars au comté d’Osceola pour être exempté de l’obligation de bâtir des « habitations abordables pour les revenues faibles », prévues par la loi, ce qui de fait exclut la vaste majorité des salarié-e-s du Disneyland qui se trouve à quelques kilomètres de là.

L’on est donc dans une ville pour personnes riches ou très riches, loin du terrible désordre des espaces urbains, de la criminalité et de la perte des valeurs qui va avec… C’est d’ailleurs implicitement sur cette vision des centres urbains (qu’on peut largement qualifier de caricaturale) que Disney a joué dans ses vidéos promotionnelles de la ville, en l’opposant à une vision « made in Disney » du monde: « Il y a un endroit qui vous renvoie à ce temps de l’innocence… un endroit fait de pommes au caramel et de barbe à papa, de châteaux secrets et de jeu de marelle dans la rue. Cette endroit est de nouveau là, dans une nouvelle ville qui s’appelle Celebration. »

La ville de Celebration a été félicitée et montrée en exemple pour sa prise en compte de la diversité et de la mixité… de styles architecturaux. En effet, la population de Celebration est à plus de 90% blanche. Et comme je l’ai dit plus haut, la diversité ne veut pas dire diversité de revenus.

Celebration fait appel à une vision nostalgique du passé comme étant un temps plus sûr, où les valeurs de communauté avaient un sens, et promeut une définition d’une communauté accueillante et chaleureuse comme étant principalement blanche et bourgeoise (middle-class).

Je cite Henry Giroux et Grace Pollock dans The Mouse That Roared : « Prenant corps dans une communauté vivante, toutes les valeurs traditionnellement associées à la marque Disney se verraient attribuées un nouveau sens et une nouvelle légitimité. L’innocence, l’allégresse, la vie de famille (et un refuge qui sert d’échappatoire d’à la fois le désordre de classe et de « race » que représentent les espaces urbains et de l’aliénation des banlieues), étaient maintenant disponible tel un produit marchandisé qu’on pourrait désormais acheter. »

La vision de « communauté » de Disney peut en effet laisser pantois, et vivre à Celebration comporte un certain nombre de sacrifices.

La vaste majorité de la ville, de l’architecture à l’horticulture, est planifiée et contrôlée par Disney. Les habitant-e-s de Celebration ne doivent pas accrocher leur linge dehors, doivent garder leur pelouse tondue, ne doivent pas vivre ailleurs pendant plus de 3 mois de l’année, ne peuvent mettre que des rideaux blancs aux fenêtres, et ne peuvent peindre leurs maisons qu’avec des couleurs approuvées par Disney. Disney va même jusqu’à vouloir contrôler la vie privée des habitant-e-s, stipulant que seulement deux personnes maximum peuvent dormir dans la même pièce. Lorsque un reporter du New York Times a questionné un des urbanistes de Disney sur toutes ces réglementations, il a répondu : « La discipline stricte peut vous rendre libre. » (Regimentation can release you)

Non, nous ne sommes pas dans un livre d’Orwell, nous sommes juste chez Disney…

La « communauté » tel que l’entend Disney est un peu à l’image de son entreprise : hautement hiérarchique, sans retours démocratiques, où la communauté est surtout une question d’image qui tourne autour de la régulation, de la conformité, et de la sécurité. Nous sommes ici très loin de la spontanéité et de l’imprévisibilité de la vie et des relations démocratiques (bon certes, ça dépend de quelle définition de démocratie on parle). Disney se garde bien, dans les publicités pour Celebration, de parler de cet aspect de la vie municipale de la ville, ce qui montre bien que Disney se rend compte que ce n’est peut-être pas la facette la plus attrayante de leur ville.

Comme l’écrit Tom Vanderbilt dans son article « Michey Mouse goes to town(s) » du 28 août 1995 dans The Nation : « [Celebration] est basée sur l’idée que les citoyens n’aient pas de contrôle sur les personnes qui planifient, gèrent et dirigent la politique de la ville ». Chez Disney, l’on appelle ça « family-friendly planning » (l’organisation favorable à la famille). La « communauté » marchandisée par Disney n’a donc rien à voir avec la construction active de structures démocratiques, la promotion de la diversité culturelle, ou le fait de s’attaquer à des problèmes sociaux urgents. Comme le dit Evan McKenzie, derrière une ville comme Celebration se cache l’idée que « Je vais quitter les États-Unis pour aller dans ce royaume magique où il n’y a pas de crime, avec que des gens comme moi »2

Il me semble intéressant de se demander : d’où viennent de telles idées, et sur quoi reposent-elles ? Frank Furedi esquisse une réponse lorsqu’il explique : « La sûreté personnelle est une industrie en pleine expansion… Des passions qui étaient jadis investies dans la lutte pour changer le monde (ou le garder tel quel) sont maintenant dévouées à s’assurer que nous sommes en sécurité. »3 Autrement dit nous vivons de plus en plus dans une culture qui promeut l’intérêt de soi (pensé à travers la consommation à outrance) bien plus que des valeurs sociales de solidarité et de luttes collectives. Une ville comme Celebration semble être un symbole particulièrement percutant de cet aspect de la culture dominante, tellement elle atomise ses habitants dans des cycles vicieux d’aspiration à une vie prospère qui demande un temps de travail plus long et une accumulation de dettes… tout ça ne laissant pas beaucoup de place à des interactions citoyennes (ou politiques et militantes) dans la communauté, sauf dans les rôles restreints de consommateurs/trices et de travailleurs/euses.

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Une pédagogie en trompe l’œil…

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Ces aspects des idées sous-jacentes à Celebration peuvent apparaître au premier abord en contradiction avec les idées qui sont censées être défendues par l’école de Celebration, pensée selon un modèle « innovateur » avec une « pédagogie alternative ». Cependant, il n’en est rien. Cette pédagogie s’est appuyée sur la psychologie éducationnelle, qui n’a rien ou alors très peu à dire sur les relations entre l’école et la société, ni sur comment l’éducation, à travers les différents procédés qui façonnent ce qui sera considéré comme l’autorité et les connaissances « légitimes », produit des relations de pouvoir au plan inter-individuel ainsi que social.

Pour cela, Disney a beaucoup fait appel à deux « experts » de l’éducation: Howard Gardner, qui s’appuie principalement sur les notions d’intelligences et de compréhensions multiples et sur le fait que les profs devraient adapter les contenus pour les élèves selon des découpages très stricts qui sont définis par les « experts », et William Glassner, qui dédouble cette approche d’une dimension psycho-thérapeutique.

La première approche s’imbrique très bien avec l’idée de créer des travailleurs-euses flexibles, efficaces, innovant-e-s et autonomes. Les « compréhensions multiples », ici, ne sont pas à mettre en relation avec la critique, mais plutôt avec la solution de problèmes. La relation entre la connaissance et le pouvoir est abordée de façon purement stratégique (afin de maximiser un rendement), et non pas éthique (afin de, par exemple, questionner la notion de rendement). Les connaissances, chez Gardner, n’ont pas à être utilisées dans le but de s’opposer à des injustices criantes dans une société fondée sur des inégalités structurales, mais doivent plutôt être utilisées pour s’adapter au « changement » (sans se soucier d’où vient ce « changement ») en faisant preuve de vitesse, d’innovation et de polyvalence.

Le deuxième approche met l’accent sur la relation entre les éducateurs-trices et les élèves. L’école doit être un lieu où la découverte de soi et la pertinence (notions pré-définies par l’éducateur, et non les élèves) sont au cœur de l’éducation. Glassner a écrit plusieurs livres en montrant comment son approche s’imbrique très bien avec les styles de management japonais (tels qu’ils sont décrits par Deming, en tout cas), dans le but de faire comprendre comment cette méthode peut amener les travailleurs-euses à produire « la qualité de travail dont les entreprises savent qu’elles ont besoin pour être compétitives »4

Autrement dit, sous couvert d’innovation et de pédagogie révolutionnaire, Disney cherche à éduquer les enfants en usant des théories dernier cri (notamment dans les neuro-sciences) et en les appliquant à l’éducation, sans pour autant chercher à promouvoir une éducation qui inciterait les élèves a développer un regard critique sur le monde, et, qui sait, sur Disney lui-même…

Je cite The Mouse That Roared: « Déconnectées comme elles le sont de toutes considérations politiques, les pédagogies telles que celle de Glassner qui fétichisent « l’utilité » et « la pertinence » tendent à se focaliser sur « les besoins » des élèves, pour qu’illes puissent être redirigé-e-s, surveillé-e-s, et manipulé-e-s plutôt que de réfléchir à ce que cela veut dire que d’éduquer les enfants à devenir des agent-e-s démocratiques attentives-ifs à la manière dont le personnel et le social interagissent au sein des champs beaucoup plus larges que sont le pouvoir, la gouvernance, et le regard critique des actrices-eurs sociaux. »

La « pédagogie Disney », n’a donc rien (ou alors très peu) d’une pédagogie révolutionnaire, ni même critique. C’est une pédagogie qui vise à produire des élèves et des travailleuses-eurs formé-e-s à s’adapter au monde plutôt qu’à le transformer, et ce dans la continuité des logiques capitalistes et marchandes qui sont le cœur de l’entreprise Disney.

Il est intéressant de noter, et assez ironique aussi, que les parents de la ville de Celebration n’ont pas voulu de cette « nouvelle pédagogie », qu’illes considéraient comme trop laxiste et s’appuyant sur des valeurs qui n’étaient pas celles qu’illes voulaient trouver en venant à Celebration : la discipline, le travail, des pédagogies traditionnelles, rigides.

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DisneyLands: entre flexibilité libérale et propagande politique

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Disneyland Paris Magic Christmas Season Launch *

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Lorsque DisneyLand Paris a ouvert ses portes en 1995, il s’appelait Euro Disney, et a de suite subi les assauts d’une partie de l’élite française qui s’offusquait que « notre fabuleuse et profonde culture française » puisse être souillée par « cette superficialité américaine ». Dans ce dialogue là, difficile de prendre parti, tellement les a prioris des un-e-s et des autres me semblent peu pertinents ou intéressants.

Mais ce n’est pas toute l’histoire, car Euro Disney a connu, dans un premier temps, de nombreux problèmes liés à son incapacité à s’adapter à la culture française. Euro Disney refusait par exemple de servir de l’alcool, en invoquant son image de divertissement sain et familial, ignorant ou en tout cas en ne respectant pas la tradition française de boire du vin pendant le repas. Après avoir perdu 34 millions de dollars dans les six premier mois, Disney capitula. De même, sa politique (toujours à l’œuvre dans les autres Disneylands) de ne pas autoriser à ses employé-e-s de porter des piercings, du maquillage, d’interdire la pilosité faciale a été jugé scandaleuse par celleux-ci et les syndicats, et après des centaines de démissions, Disney capitula également. Le nom, aussi, Euro Disney, qui même à l’époque renvoyait à une valeur marchande, dut être changé pour essayer de faire oublier l’image qui était faite du parc d’attraction comme un « symbole d’hégémonie culturelle Américain ».

Les parcs d’attraction à Hong-Kong et au Japon sont des exemples encore plus frappant de cette capacité à se mouler aux exigences des cultures locales.

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S’adapter aux cultures locales…

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Le parc d’attraction à Tokyo est entièrement la propriété d’une entreprise Japonaise, Oriental Land Company, et Disney ne gagne que 10% des recettes des entrées et 5% des recettes de la nourriture et des boissons5.

Cette autonomie du management du parc d’attraction par rapport à Disney, qui lui permet de s’adapter de façon encore plus flexible aux habitudes de consommation locales (et ce malgré le fait que DisneyLand Tokyo soit présenté comme étant une « copie à 100% de l’original »), est peut-être ce qui fait de lui l’un des parcs d’attractions les plus rentables et les plus fréquentés au monde.

Également, Disney ne rechigne pas à entrer en partenariat avec des gouvernements, lorsque ces partenariats leur sont bénéfiques. Ainsi, DisneyLand Hong-Kong a été payé à 80% par le gouvernement (donc les contribuables), soit 2,9 milliards de dollars, alors qu’il ne détient pourtant que 57% des parts de l’entreprise. Tout ça a pour effet de réduire les risques financiers pour Disney (et donc, selon la très en vogue maxime néolibérale de « privatiser les gains, socialiser les pertes »), de les augmenter pour les contribuables, ainsi que de donner au gouvernement un intérêt à ce que le parc soit rentable.

Disney a également fait attention à ne pas reproduire les erreurs d’Euro Disney. Prenant en compte la culture locale, ils ont embauché un maître en feng shui pour aider à l’emménagement du parc. Ils ont aussi emménagé le parc de façon à prendre en compte les superstitions des chinois-es, comme par exemple éviter le chiffre 4.

Disney voit le parc d’attraction à Hong-Kong comme une porte d’entrée importante dans le marché chinois, qui historiquement a été un marché fermé aux pourvoyeur de culture Américaine. Ceci dit Disney y est déjà assez présent, vu qu’il possède 4200 rayons dans des magasins en Chine. Également, en anticipation de l’ouverture de DisneyLand Shanghai, Disney est entré en partenariat (dans un «processus de construction de la marque ») avec le China’s Communist Youth League. Mickey Mouse avec une étoile rouge sur le torse, c’est quand même la classe…

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L’on voit ici que dans une certaine mesure, ce qui importe à Disney (et c’est vrai pour le capitalisme néo-libéral au sens large) n’est pas tant d’exporter une certaine hégémonie culturelle partout où ils vont, mais bien plutôt de créer des empires marchands, basés sur la prémisse (qui elle par contre est absolument intouchable) que tout est marchandisable, partout où il y en a le potentiel.

La Chine étant un marché absolument gigantesque à exploiter, Disney, semble-t-il, est prêt à faire des films qui prennent en compte les spécificités du contexte socio-culturel en Chine (mais peut-être que cela s’explique aussi par une censure d’état a priori assez stricte) et nous (ou plutôt leur) racontent des histoires qui semblent plutôt glorifier le collectivisme et la solidarité (comme leur film Le Secret de La Gourde Magique, même si l’on est assez loin d’un film radicalement anti-capitaliste tout de même) plutôt que les films « pour public occidental » qui font tout sauf glorifier le collectivisme et la solidarité pour au contraire se concentrer bien souvent sur un individualisme conquérant.

Cet aspect de Disney, qui semble en tension si ce n’est en contradiction avec sa tendance à neutraliser les idées progressistes (notamment en terme de rapports sociaux de sexes) dans leurs films, peut éventuellement s’expliquer, comme j’ai essayé de le faire dans l’article précédent (mais en étant dans la conjecture), par la différence entre les départements artistiques et commerciaux de Disney. Un film comme Le Secret de la Gourde Magique (qui fut d’ailleurs un flop commercial en Chine, faisant des rentrées médiocres au box-office chinois de cette année-là6), étant clairement un film destiné quasiment uniquement pour un marché spécifique, serait donc « taillé sur mesure » pour ce marché là. Le film n’a même pas bénéficié d’une sortie internationale dans les cinémas, d’ailleurs, et était produit en collaboration avec deux boîtes de production chinoises7.

Je pense aussi qu’il est possible que nous ayons affaire à une stratégie de longue durée qui consiste à vouloir dans un premier temps investir à n’importe quel coût un marché perçu comme potentiellement extrêmement lucratif, quitte à dans un second temps (comme avec le lobbying aux USA) tenter d’influencer les structures économiques et politiques en place pour être sûr d’évoluer dans un contexte qui les favorise au maximum (le néo-libéralisme aux États-Unis et ailleurs).

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…Sans oublier de revisiter l’histoire

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Tout ça étant dit, les DisneyLands correspondent aussi clairement à une volonté de dépolitisation historique. En effet, la façon dont l’histoire des États-Unis a été traitée dans les parcs d’attractions Disney n’est pas sans poser question.

A travers les attractions « Main Street USA », « Adventureland », « Frontierland » et même le rétro-futuriste « Tomorrowland », Disney peint un portrait du passé des États-Unis bien particulier. Selon les mots de Eisner, l’ex-PDG de Disney : « Nous voyons l’Amérique de Disney comme un lieu où les gens peuvent célébrer l’Amérique, son peuple, ses luttes, ses victoires, son courage, ses revers, sa diversité, son héroïsme, son dynamisme, son pluralisme, sa créativité, son allégresse, sa compassion, sa vertu, sa tolérance. Ce parc se fait pour créer de l’intérêt pour notre riche passé ». Nulle part dans la version de l’Histoire de Disney ne peut-on lire ou apprendre quoi que ce soit sur le génocide des amérindien-ne-s par les colons blancs, les luttes des travailleurs-euses pour des choses comme la journée de huit heures, les attaques sur les immigré-e-s, l’esclavage et la ségrégation, la bombe atomique ou l’ère Mac Carthy et les « chasses aux communistes ».

Comme l’écrit Mike Wallace dans son livre « Mickey Mouse History » : « Cette version de l’Histoire a été blanchie, prétendument pour ne pas bouleverser et rebuter les visiteurs . Comme l’a noté John Hench : « Walt voulait rassurer les gens ».

Mike Wallace a donc élaboré un terme sarcastique pour cette fusion de la culture d’entreprise et de l’éducation que l’on peut voir à l’œuvre dans la simplification outrageuse et la commercialisation du passé : mickey mouse history.

En effet, la ré-écriture historique à l’œuvre dans les parcs Disney offre à voir aux client-e-s une histoire aseptisée, une histoire « sans classes, sans conflits, sans crimes, un monde de consommation continuelle, un supermarché de l’amusement (supermarket of fun) »8

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La Disneyization de la société

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Un autre aspect dérangeant des parcs Disney, c’est leur façon d’influencer un certain rapport à la consommation et à la culture.

Dans son livre « The Disneyization of Society », Alan Bryman appelle « Disneyisation » le procédé qui consiste à appliquer les attributs qui caractérisent les parcs d’attraction (basé donc sur des narrations cinématographiques et un sens du spectaculaire) aux espaces et habitudes de consommation quotidiennes. Pour Bryman, le but est de créer une synergie entre la variation dans les produits proposés et « un sens du dramatique » de telle sorte à ce que lae consommatrice-teur « se livre à diverses formes de consommation ». Bryman se focalise sur 4 grands principes qui caractérisent la Disneyisation: la création de thème, la consommation hybride, la marchandisation, et la main d’œuvre performative. Ensemble, ces éléments se focalisent sur « les modes de distribution des biens et des services », afin de mettre en scène cette distribution pour créer une « ambiance du choix ».
Le but ultime de cette mise en scène est de créer des espaces et expériences qui multiplient les opportunités de consommer, cherchent à accroître « l’inclinaison à consommer », et offrent l’illusion d’un « monde de variété et de choix où le consommateur règne en roi ».
La Disneyisation, pour Bryman, reflète des changements larges et systématiques dans les structures sous-jacentes de la production et la consommation culturelle au sein d’un espace marchandisé, dont les parcs d’attraction Disney sont l’exemple type. Selon cette analyse, un espace disneyifié serait un espace qui offre aux individu-e-s une opportunité de personnaliser leurs expériences AU SEIN de limites qui sont dictées par lae créateur-trice mais qui restent cachées.

Un peu comme naviguer sur un site internet qui est très lourdement rempli de liens hypertextes va conditionner les choix que l’on peut faire sur ce site, naviguer un espace disneyifié, selon Bryman, c’est avoir l’illusion du contrôle alors même que l’on est manipulé-e.

Disney a annoncé en 2009 qu’ils allaient adapter leur chaîne de 340 magasins Disney pour émuler un design de parc d’attraction9, et en cela incarner les principes de Disneyification dont parle Bryman. L’opération commerciale, qui « a pour but de pousser les enfants à clamer et crier leur désir de visiter les magasins et de rester plus longtemps », et qui a coûté environ 1 million de dollar par magasin, apparemment fut l’idée de Steve Jobs, qui à l’époque siégeait sur le CA de Disney.
Je cite The Mouse That Roared : « Basé sur le prototype s’appelant Imagination Park, les magasins ont été équipés avec de la technologie interactive afin de créer une « expérience récréative multisensorielle » qui encourage la participation des consommatrices-teurs et qui souligne l’idée de communauté à travers des activités collectives. De cette façon, les consommateurs-trices peuvent créer une narration propre à leur consommation qui fait d’elleux des producteurs-trices de sens et leur donne la capacité de personnaliser leur identité à travers les histoires qui sont créées autour des objets et processus de consommation. »
Ce pouvoir donc, bien que réel, ne peux toutefois évidemment jamais émanciper les individu-e-s des limites bien définies (et très restrictives), de leur place de consommateurs-trices individuel-le-s. Encore une fois, le but est de créer l’illusion du contrôle, au sein d’un espace dont les paramètres sont définis à l’avance.

L’impact de ce modèle sur nos sociétés (à la fois à l’échelle locale et mondiale) est grandissant, et pose à mon avis quelques questions hautement importantes.

Comme nous l’explique Sharon Zukin dans son chapitre (du livre « The culture of cities ») « Learning from Disney World », ce modèle, qui voit les relations humaines comme avant tout régies et régulées par la consommation (consommation qui devient désormais à la fois consommation de produits culturels et un acte “productif” en soi, via « l’intéractivité » de l’acte de consommation), investit de plus en plus des espaces qui étaient originellement pensés et créés comme des « espaces de culture publics », et qui deviennent désormais privatisés, contrôlés et encadrés par une culture d’entreprise. Ces espaces, comprenant aussi biens les centres commerciaux, les sites touristiques ou les centres villes, offrent non seulement donc un espace de loisir (axé autour de la consommation), mais également « préparent les jeunes à la consommation ».

Les stratégies de Disney dans ce domaine sont non seulement un très bon exemple de l’impact de ce modèle, mais sont peut-être les plus géniales, et donc les plus nocives.
En effet, Disney cherche à donner à une population désemparée, frustrée et politiquement aliénée10 des espaces et expériences où leur seront accordées non seulement l’illusion du contrôle, mais également l’illusion d’une fixité et d’une familiarité rassurante dans un contexte où l’incertitude et l’insécurité, eux-mêmes produites par des dislocations sociales et des délocalisations économiques (dont Disney est l’un des premiers coupables), sont devenues la norme.
En effet, nous vivons actuellement dans un contexte (auquel l’empire Disney contribue grandement) où la délocalisation économique afin de fragiliser les travailleurs-euses est devenue la norme, où les gouvernements nationaux deviennent de plus en plus des simples outils des multinationales et l’on voit nos services publics réduits ou privatisés, où les corporations reçoivent des avantages sous formes d’exonération d’impôts ou de sauvetages financiers payés par les contribuables, où des lois sont passées pour déréguler de plus en plus le marché, et où les gouvernements se désistent de leur responsabilité de créer une société plus juste et égalitaire. Dans un tel contexte, il n’est pas très surprenant de voir des individu-e-s trouver du réconfort dans les sens et significations stables qu’illes peuvent attribuer à la marque Disney, ainsi que se tourner vers la consommation pour avoir même un semblant d’autonomie et de pouvoir personnel.

En ce sens, il me semble assez évident que, comme l’explique The Mouse That Roared : « La portée mondiale (de Disney) est équivalent à l’inverse de la démocratisation. C’est une tentative de rétrécir les espaces d’où pourraient émerger la démocratie et où la réflexion et la responsabilisation éthique pourraient avoir lieu, en remplaçant des citoyen-ne-s par des consommateurs-trices et des possibilités d’engagement civique par du « divertissement ».

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Nous voyons donc que Disney cherche à faire les deux choses, à la fois (en bonne entreprise capitaliste) faire un maximum de bénéfices ET promouvoir ses valeurs partout où il en a la possibilité, tout en restant assez flexible pour investir les marchés (surtout le marché chinois, que Disney essaye d’investir depuis des décennies) qui demandent une adaptation culturelle particulière.

Ce qu’il est également important à mon avis de prendre en compte ici, c’est que Disney, comme toute entité gigantesque, n’est pas monolithique, et peut à certains moments aller dans des directions contradictoires, comme par exemple produire un film progressiste comme Mulan pour après neutraliser (en faisant preuve d’un conservatisme économique et politique et donc idéologique) ce progressisme dans les produits dérivés, ou alors dans un contexte spécifique, faire un film qui ne correspond pas aux valeurs d’habitude proférées par Disney, dans le but d’investir un marché que Disney estime essentiel pour le futur.

Cette flexibilité de Disney en terme de stratégie de production de marché contraste également de façon assez marquée avec sa politique en ce qui concerne la production de ses marchandises. Comme je l’explicite dans le prochain article, cette politique semble répondre à un seul impératif: trouver la main d’œuvre la plus fragile et la payer le moins possible.

Il est important à mon avis de garder à l’esprit le fait que les DisneyLands et autre Celebration sont des produits qui visent très explicitement à promouvoir l’image de Disney comme étant un sanctuaire de « valeurs familiales », « d’allégresse insouciante », de « magie innocente », et également à dépolitiser des questions politiques (par exemple historiques dans le cas des DisneyLands, ou démocratiques en ce qui concernent Celebration) très importantes. Alors, comme nous l’avons déjà un peu vu, les conditions de travail dans les parcs eux-même n’inspirent pas exactement à « l’allégresse insouciante ». Qui plus est, les conditions de production des produits dérivés (mais pas que) Disney sont à l’exact opposé de tout ça, et il est donc capital pour Disney que le public ne soit pas au courant de cette réalité là, car elle fait voler en mille morceaux cette image que Disney cultive auprès du public.

C’est de cette réalité que traitera le prochain article.

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Liam

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1Cité dans Pollan, « Town-Building »

2Cité dans « Disney Tries To Create The Perfect Community…Blending Old And New In Celebration Florida » CQ Researcher, Mars 21, 1997.

3Frank Furedi dans Culture of Fear cité dans The Mouse that Roared op cit.

4William Glassner, The Control Theory Manager, in « The Mouse That Roared… » op cit.

5Chiffres obtenus dans « Domesticating Disney » Journal of popular culture

6http://archive.newsmax.com/archives/articles/2007/7/9/151802.shtml

7http://en.wikipedia.org/wiki/The_Secret_of_the_Magic_Gourd_%282007_film%29

8Wallace, « Mickey Mouse History »

10Ceci est bien entendu mon analyse, mais j’ai vraiment du mal à voir comment l’on pourrait considérer qu’aujourd’hui les populations occidentales (c’est une généralisation, bien entendu, cela variera de pays à pays) participent pleinement aux décisions et planifications qui affectent (voire structurent) leurs vies, qu’elles aient rapport à l’économie, à l’aménagement des territoires, au monde du travail, de la santé, de l’éducation…

Disney : Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 2/5 : Les produits dérivés, ou comment Disney s’approprie la culture des enfants)

disney store

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J’aborderai dans cet article les produits dérivés à partir des films Disney.

Il va de soi que cela relèverait d’un travail beaucoup plus approfondi que le mien que de répertorier et d’analyser tous les différents produits dérivés Disney, car ceux-ci se comptent en centaines, voire en milliers. Je me contenterai de parler (et encore il y aurait bien plus à dire) des jeux et des jouets dérivés des films Disney, et qui s’adressent donc surtout aux enfants.

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Des stratégies publicitaires aiguisées

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Ces produits agissent de façon double. La première chose qu’ils cherchent à faire, c’est inciter les enfants à aller voir le film en question. Ils agissent donc comme de la publicité, à deux exceptions près. La première exception, c’est que ce sont les consommateurs qui payent pour le privilège de se voir infliger cette publicité. Donc quelques mois avant la sortie d’un film Disney, les enfants remarqueront que, sur leur boîte de céréales (ainsi que les petits jeux gratuits parfois offerts avec), lorsqu’illes vont à des restaurants de fast food, lorsqu’illes achètent des cartables, des trousses, des cahiers, lorsqu’illes se rendent dans des magasins affiliés à Disney…dans tous ces endroits et sur tous ces produits, il y aura une publicité pour le prochain film Disney, et la vaste majorité du temps ça sera l’enfant ou les parents des enfants qui auront payé pour avoir cette publicité.

La deuxième exception, c’est que cette publicité n’est pas quelque chose de dérangeant qui vient interrompre des programmes télévisées, par exemple, mais est conçu pour être vécu comme étant une source de plaisir pour les enfants, qui en plus semble « gratuit » la plupart du temps, vu que c’est une figurine dans un happy meal, un petit jeu dans une boîte de céréales, un joli dessin qui vient décorer une trousse…multipliant les références positives que vont avoir les enfants par rapport à cette franchise de produits et donc par rapport au film en question.

Un des exemples le plus flagrant de ce processus put être vu à l’été de 1995 avec la sortie du film Pocahontas. Ce fut l’occasion pour Disney de sortir un nombre record de produits dérivés dont par exemples « des peluches, des draps de lit, des housses de couettes, des brosses à dents, des jeux, des pantoufles, et plus de 40 livres différents de coloriage et d’activités»1 .

Un consortium d’autres entreprises a dépensé environ 125 million de dollars sur la création de produits dérivés Pocahontas. Les deux meilleurs exemples sont Burger King, qui se sont grosso modo transformés en publicité pour le film, entre autres en donnant « gratuitement » environ 50 million de figurines Pocahontas, et Mattel, qui ont commercialisé plus de 50 jouets et poupées différents.

Cette façon dont les produits dérivés se dédoublent d’une action publicitaire est incontestablement une idée de génie, et ne doit pas être sous-estimée. Cela a pris des proportions encore plus dantesque avec le film Hercule (1997). Les produits dérivés Hercule sont sortis des mois avant le film, comme d’habitude chez Disney, mais ici l’éloge de la consommation est incorporé directement dans le film, qui offre une séquence absolument hallucinante qui fait l’apologie et même la promotion d’un consumérisme décomplexé lié au personnage principal du film (qui bien sur existe déjà « en vrai » en tant que produit Disney). Cette séquence montre (d’une façon totalement anachronique, bien entendu), avec musique cool en fond, comment ce grand héros Hercule se transforme lui-même en produits dérivés, et en sponsor d’autres produits, pour la plus grand joie des milliers de fans (la plupart des enfants ou des jeunes) qu’on voit à l’écran se ruer sur ses produits. Disney n’ayant vraiment peur de rien, l’on voit même des travailleurs à la chaîne peindre Hercule sur des amphores, ce qui est une sorte de référence post-moderne glauque et cynique aux usines (en Chine et ailleurs, jadis en Haïti) où Disney fait produire (à des « salarié-e-s » payé-e-s moins de 2 dollars par semaine) la vaste majorité de leur marchandise. Le film encourage pleinement les spectateurs/trices à s’identifier à ce passage, où Hercule est à l’apogée de sa gloire, et donc l’on ne peut à mon avis objecter que Disney cherche simplement à montrer « ce qui se passerait » dans ces conditions, ni même à amorcer une critique de cet état de fait.

vlcsnap-2013-03-20-12h33m10s85Là, à la rigueur, on n’est pas encore dans le grand n’importe quoi…

vlcsnap-2013-03-20-12h33m31s62Là ça commence à se gâter…

vlcsnap-2013-03-20-12h34m08s156Et hop, des mains sans visage qui ne cherchent qu’une chose…le produit dérivé…

 vlcsnap-2013-03-20-12h33m57s50C’est une file d’attente pour un débat public sur les effets des produits dérivés sur nos enfants?

 vlcsnap-2013-03-20-12h34m59s149Ne surtout pas oublier la bonne dose de sexisme…sinon c’est juste pas FUN !

 vlcsnap-2013-03-20-12h51m22s207

vlcsnap-2013-03-20-12h35m16s50Une apologie du consumérisme ? Mais quelle interprétation saugrenue !

 vlcsnap-2013-03-20-12h33m40s147L’apothéose du glauque post-moderne, où on intègre même l’esclavage moderne dans le FUN du consumérisme décomplexé. Ahhh, la magie, le rêve et l’innocence de Disney.

Un autre exemple serait la franchise Toy Story, qui en plus offre certaines ironies qu’il est assez intéressant de relever.

Toy Story est non seulement l’une des franchises les plus profitables économiquement pour Disney, mais est aussi la consécration de tout ce que j’ai essayé d’examiner plus haut. En effet, difficile d’imaginer une meilleure façon de faire consommer des jouets aux spectateur/trices que de leur raconter une histoire de jouets…qui sont bien sûr disponibles en boutique. Qui plus est, et il y aurait beaucoup plus à dire là-dessus, en prétendant faire un film qui « nostalgise » les « vieux jouets » et l’utilisation de l’imagination des enfants à créer leur propre univers dans le jeu, Disney a crée une franchise avec des produits dérivés qui semblent largement encourager tout l’inverse, en imposant dans l’imaginaire et donc le jeu des enfants des schémas narratifs et des personnages pré-pensés et pré-construits par les films de la franchise.

Ainsi, le premier film Toy Story diabolise explicitement le seul personnage qui fait preuve d’inventivité lors de son interaction avec les jouets et qui refuse les histoires « pré-pensées » que lui imposent les jouets en question, à savoir Sid, le fils des voisins et ses jouets « monstres-hybrides ».

J’ouvre une parenthèse ici pour tout de même soulever que Toy Story reste pour moi un film complexe, avec plusieurs niveaux de lectures possibles, à mon avis. En effet, ce film (et série de films) ouvre aussi sur la possibilité pour les spectateurs-trices de s’identifier avec les jouets et se rendre compte que là où les jouets sont des commodités qui s’insèrent dans un réseau de marchandises, c’est également vrai pour les êtres humains au sein de notre société marchande. Si les films tendent vers l’idée qu’il est possible d’humaniser les marchandises, cela semble entraîner l’implication que les humains soient marchandisables. Car si les spectateurs-trices sont invités à entrer dans le monde des jouets et non de Andy, Sid, ou plus tard Al dans Toy Story 2, c’est parce qu’illes entretiennent déjà un vécu commun avec ces jouets : illes sont tou-te-s des objets du capitalisme mondial. Cet aspect du film, qui peut paraître assez sombre, semble tout de même tendre vers l’idée que, tout comme la réalisation de Buzz qu’il est un jouet en série (donc n’a a priori aucune subjectivité ou individualité) ne le détruit pas, mais au contraire le pousse à se rendre compte qu’il doit se constituer en sujet à partir de son vécu et de ses expériences, les êtres humains également ne sont pas détruits par cette prise de conscience, et sont capables de ne pas être réduit à des simples atomes de production ou de consommation.

Alors il serait un peu illusoire à mon avis que de considérer la franchise Toy Story comme une critique radicale du capitalisme, mais elle montre tout de même comment les jouets et autres commodités s’insèrent dans un réseau global de production et de consommation, et il est possible que ces films nous rendent conscient-e-s, en tant que consommatrices-teurs des films, que nous sommes aussi des produits et des producteurs-trices qui s’insèrent dans un réseau plus large d’échanges matériaux et culturels.

En effet, comme Henry Giroux et Grace Pollock écrivent dans « The Mouse that Roared » : « Là où le capitalisme mystifie les objets vendus comme des marchandises en effaçant les conditions de leur production (comme des produits du labeur humain), la conscience dans Toy Story des relations sociales qui se cachent à l’intérieur du jouet-comme-marchandise font écho au processus de manufacture impliquant des travailleurs-euses dans une usine de jouet (au Taïwan). »

Lee Artz, dans son livre « Monarchs, Monsters and Multiculturalism », identifie le film « Monstres et Compagnie » comme un autre film qui, bien que réaffirmant au final le « bon ordre capitaliste », refuse tout de même « d’évacuer de l’environnement animé la réalité du travail ainsi que ses relations sociales nécessaires ».

Je ferme la parenthèse 🙂

Pour revenir à la publicité pour les produits dérivés au sein même des films, l’on peut aussi citer Les Indestructibles, où à un moment du film l’on entend un personnage faire une publicité à peine cachée pour toute une gamme de produit Disney, Baby Einstein2. Je cite et traduis le passage du film :

(Les deux personnages parlent du bébé des Parr, Baby Jack)

Kari (la nounou) : J’ai aussi amené Mozart pour lui faire écouter quand il dort pour le rendre plus intelligent parce que les plus grand experts disent que Mozart rend les bébés plus intelligent.

Helen : Kari…

Kari : Et la beauté de tout ça c’est que les bébés n’ont même pas à écouter parce qu’ils dorment ! Vous savez, ça aurait été bien que mes parents me fassent écouter Mozart quand je dormais parce que la plupart du temps je ne comprends pas grand chose à ce qu’on me raconte.

J’ai l’impression qu’ici il y a deux choses à retenir. La première c’est que dans la publicité cachée comme celle-ci, les publicitaires ne se soucient pas vraiment de la source de la publicité, et ce pour une raison très logique : la plupart des gens vont (à terme) se souvenir du fait entendu, et non la source de laquelle illes l’ont entendu. Ce phénomène tout à fait banal s’appelle « source amnesia »3.

La deuxième chose c’est qu’à mon avis l’auto-dénigration de Kari ajoute de la crédibilité à ses propos car elle invite les spectateurs-trices à se dire « oui en effet il aurait fallu faire quelque chose pour toi ». Surtout que même si le personnage est un peu ridicule, elle affirme tout de même juste avant avoir suivi des cours et obtenu des diplômes.

Alors on peut très bien se dire qu’en fait le personnage est plutôt ridicule et ce qui en ressort c’est que garder des enfants ne relèvent pas d’une affaire de diplômes ou de certificats, mais encore une fois, même si l’on estime que la source est ridicule et peu crédible, reste le fait que la plupart des personnes ayant entendu la réplique ne se souviendront pas de la source de l’info, et donc n’associeront pas cette info avec cette source « décrédibilisante ».

Je voudrais signaler que c’est mon cas. La première fois que j’ai entendu parler de ces produits Disney, ma toute première réaction était « oui c’est vrai que j’ai déjà entendu ça quelque part ».

Ces produits, qui vantent des bénéfices pour les capacités intellectuelles des très jeunes enfants, se sont avérés être une fraude gigantesque, car aucune preuve n’a pu être mobilisée pour soutenir les affirmations des publicités que ces produits apprenaient des choses à ces enfants. Par contre, plusieurs études scientifiques ont montré de façon convaincante que l’inverse était vrai, et que les nourrissons qui regardent ces produits durant leur prime enfance sont en retard en ce qui concerne leur vocabulaire.4

Le American Academy of Pediatrics conseille, et ce depuis 1999, « que les parents doivent éviter le visionnage de la télévision pour les enfants sous l’age de 2 ans »5

Disney a dû, au final, rembourser des millions de parents une fois que leurs produits ont été prouvé comme n’ayant aucun apport éducatif, ou plutôt comme ayant des effets négatifs sur les enfants.6

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Coloniser l’imaginaire des enfants

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L’autre aspect dérangeant de tout ça, comme je l’ai déjà esquissé plus haut, c’est que les produits dérivés en eux-mêmes sont étroitement liés à la narration du film, reproduisant les personnages et donc forcément le contexte cinématographique dans lequel les personnages apparaissent aux enfants. Ainsi, les jeux et jouets Disney ne semblent pas chercher à stimuler l’imagination des enfants qui les achètent, mais plutôt à encourager les enfants à reproduire les narrations que Disney leur raconte. Les figurines d’un film Disney, par exemple, n’encouragent pas les enfants à se ré-approprier l’univers du film, et éventuellement à inventer leur propre narration et/ou personnages à partir de leur propre vécu, comme cela peut-être le cas pour plein de jouets.

Cet enfermement de l’imagination de l’enfant dans l’univers de Disney est encore une fois une idée géniale d’un point de vue commercial. En effet, des enfants a qui on apprend à se servir de leur imagination et à faire feu de tout bois pour leur jeux vont voir moins d’intérêts dans l’idée d’acheter des jouets (souvent très cher) qui les limitent narrativement et restreignent le panel de représentations dans lesquels illes peuvent se projeter en jouant. Par contre, éduquer des enfants à reproduire (de façon extrêmement genrée, comme nous le verrons plus bas) de façon linéaire UNE narration que Disney a produit, c’est que du bénéf pour les quantités incroyables de jouets et jeux dérivés des films Disney. D’où l’acharnement à capter les enfants de plus en plus jeunes pour façonner leur culture de façon à optimiser leur consommation de produits Disney.

Pour les enfants, le jeu vient naturellement. C’est une façon pour les enfants de s’exprimer, de s’auto-construire, de créer des liens sociaux, d’appliquer leur intelligences, de se projeter dans des représentations, des rôles. Il existe beaucoup de créateurs/trices de jeux et de jouets pour enfants qui prennent tout cela en compte et qui cherchent à stimuler les enfants dans leurs curiosités, tout en leur laissant des possibilités de se ré-approprier les jeux et les jouets et ainsi à entrer dans un rapport de créativité avec le jeu ou le jouet en question.

Si l’on restreint le jeu de l’enfant et on lui dit comment jouer, on est de fait en train, en l’empêchant d’user de son imagination, d’imposer une vision du monde étroite à cet enfant et on est surtout en train de lui apprendre que sa capacité d’agir sur le monde se limite à la reproduction de narrations et d’histoires qu’ille a vu ailleurs, là où il me semble qu’il serait plus constructif de lui apprendre que sa capacité à agir sur le monde n’a de limite que sa propre imagination et sa capacité à jouer et agir avec d’autres.

Comme l’écrit Susan Linn, une psychologue qui a co-fondé le Campaign for a Commercial-Free Childhood (La Campagne pour une enfance sans publicité), [le jeu avec les autres enfants] permet à l’enfant de développer des compétences comme « la pensée critique, l’initiative, la curiosité, la résolution de problèmes et la créativité, [ainsi que] la réflexion sur soi, l’empathie, et la capacité à trouver du sens au monde »7.

Linn critique également les univers imaginaires préfabriqués, qui par leur nature ne laissent pas énormément d’espace à l’imagination des enfants pour se développer. Pour elle, le divertissement passif fait que les enfants sont « tellement enfermés dans des personnages et des scénarios fixés d’avance, que leurs jeux en deviennent assez restreints »8

La nature de plus en plus hautement technologique des jouets fait aussi que les jouets ont tendance à créer un spectacle pour les enfants, sans exiger aux enfants de l’adapter à leurs propres imaginations.

Le American Academy of Pediatrics stipule, dans un rapport daté du 24 Mai 20069, qu’alors même que le jeu libre, non structuré et inventif des enfants est « essentiel pour le bien-être cognitif, physique, social et émotionnel des enfants », le temps que les enfants de 6 à 8 ans passent dans ce genre d’activité « a réduit considérablement » durant la dernière décennie. Et pour les 9 à12 ans, sur cette même période, le temps de jeu libre et non structuré à diminué de 94%.

Outre les questions que tout cela pose en termes de l’évolution cognitive et psychiques des enfants, il conviendrait aussi peut-être de se poser la question en ce qui concerne les adaptations à l’écran des livres et contes populaires, qui ont un effet sur la capacité des enfants (et des adultes) à s’approprier un texte dans leurs imaginaires. Ce que Jennifer Cypher et Eric Higgs appellent la « colonisation de l’imagination »10 de Disney (en référence à la manière dont les parcs Disney créent des « rencontres avec la nature » totalement manufacturées, et érode ainsi la capacité des gens à avoir une rencontre sans médiation avec le monde naturel) est assez similaire à la relation que Disney (et d’autres boîtes) entretient avec l’univers des livres et la lecture.

L’on peut en effet supposer à bon droit que si les enfants vont voir par exemple le film Narnia, ils auront plutôt tendance à se représenter Aslan (le lion) dans leur imagination de la façon dont le film de Disney l’a représenté. Ce faisant, il est plus que probable qu’illes seront attiré-e-s par les produits dérivés (estimés à 150 millions de dollars11) que le marketing de Disney avait préalablement mis en place en misant sur le fait que ceux-ci (les produits dérivés incluant des produits fast-food et des jouets bon marché) seront inconsciemment associés au film et à l’imagerie du film dans l’imaginaire ainsi colonisé des enfants.

L’on peut ainsi se poser la question : Devrait-on se contenter de critiquer les contenus violents et sexuels des films et des médias (ce qui semble être la seule critique acceptée aujourd’hui), ou devrait-on aussi (voir plutôt) se poser la question de savoir quels effets ce marketing agressif et cette marchandisation de la culture de nos enfants peuvent avoir à court, moyen, et long terme sur les enfants de nos sociétés, donc les adultes de demain ?

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Un contexte politique propice

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Il est évident que cette critique des jeux et des jouets ne peut se limiter à Disney. Dans le documentaire Consuming Kids : The Commercialisation of Childhood12, l’on apprend qu’aux États-Unis, depuis la dérégulation de la publicité sous Reagan dans les années 8013, la course à la colonisation de l’imagination des enfants se fait toujours de plus en plus acharnée, et passe notamment par les dessins animés, qui sont devenues pas grand chose d’autres que des publicités pour les produits qui y sont associés. Ainsi, dans les années qui suivirent la dérégulation, les 10 jouets les plus vendus étaient tous basés sur des dessins animés.

Cela a annoncé une nouvelle ère en ce qui concerne la publicité. Les films, comme par exemple Les Tortues Ninjas, ainsi que les dessins animés et les bandes dessinées, étaient tous calibrés pour coïncider avec la sortie des produits dérivés qui allaient avec, et les personnages étaient ainsi instrumentalisés pour vendre les produits. Les grosses franchises, comme par exemple Star Wars, sortent les produits dérivés bien avant les films ou les dessins animés associés, et bon nombre de produits culturels ne sont peut-être désormais (en tout cas d’un certain point de vue) rien de plus que des véhicules publicitaires élaborés pour les produits dérivés, source de bénéfices gigantesques, qu’elles soient économiques sur le court terme (les achats des enfants), ou idéologiques sur le long terme (à la fois familiariser et habituer les enfants à ce matraquage pour qu’illes deviennent des consommatrices/teurs loyaux une fois adultes, et également réussir à s’insinuer dans la culture des enfants de telle façon que ces dernièr-e-s ne fassent plus le distinguo entre une œuvre culturelle et un produit marchand). C’est ce genre de phénomène qui donne à l’affirmation de George Lucas « Je ne suis pas un producteur de films, je suis un producteur de jouets » un tout nouveau sens.

 star warsToute cette création artistique, c’est vraiment touchant…

vlcsnap-2013-03-22-14h54m06s234Sans oublier les ringtones de Chewbacca, bien sûr !

productsS’immiscer dans la vie des enfants…et devenir des symboles rassurants pour elleux.

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Les années 80 et 90 ont vu ce genre de publicité prendre de l’ampleur, à une vitesse et avec un acharnement alarmants. Mais dans les années 2000, s’est ajouté à tout ça un autre phénomène (qui existait certes auparavant mais plutôt dans la culture des adultes), celui du placement de marque, que ce soit dans les films, les dessins animés, les jeux vidéos, ou internet (avec notamment le phénomène des advergames ou publijeux, des jeux qui sont aussi des publicités pour tel ou tel produit).

Le placement de marque, qui date d’il y a fort longtemps (la pratique avait déjà commencé au 19ème siècle, et, dans le cinéma a commencé quasiment dès l’invention de celui-ci14), est une des techniques les plus subtiles de la publicité, parce qu’elle est consciemment dissimulée et agit directement sur l’inconscient.

Difficile, quand on est adulte, de regarder une page de publicité comme si c’était des mini-émissions. L’on voit bien que les publicités ont une visé commerciale, qu’elles cherchent à nous vendre quelque chose. Avec le placement de marque, rien de tel. La publicité est cachée sous une couche de narration, et fait appel très souvent à la mémoire implicite (c’est à dire qu’après avoir vu un placement de produit dans une émission, l’on aura plus tendance à sélectionner cette marque-là parmi d’autres marque, sans vraiment se rendre compte de pourquoi on fait ça).

Également, le placement de marque permet au publicitaires d’établir une « plus forte connexion émotionnelle » entre la marque et lae téléspéctatrice/eur ou de « viser un public plus spécifique »15.

Mais là où il est possible, en théorie, pour un-e adulte suffisamment aguerri-e au placement de marque de le remarquer lorsqu’il apparaît dans les produits culturels qu’ille consomme, il est quasiment impossible pour un-e enfant, dont le cerveau est largement distrait par les images qu’ille est en train de consommer, de remarquer ce phénomène, encore moins prendre un recul critique dessus.

L’enfant devient de plus en plus habitué-e, donc, à voir ces marques partout, au sein de films/séries/dessins animés qu’ille apprécie, durant lesquels l’un de ses personnages préférées consomment telle ou telle marque, sans à aucun moment être en mesure de se rendre compte de la manipulation qu’ille est en train de subir.

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La science au service de la manipulation d’enfants

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La volonté de manipuler les enfants a très vite atteint des dimensions scientifiques, comme on peut le voir dans le documentaire « Consuming Kids ».

Les publicitaires travaillent en étroite collaboration avec des psychologues pour enfants pour concevoir et réaliser leurs publicités. En effet, les publicités qui visent les enfants de trois ans doivent composer avec la psychologie d’un enfant de trois ans, et devront donc s’assurer de comporter beaucoup de formes rondes et beaucoup de couleurs vives, parce qu’à l’âge de trois ans les formes rondes ont un effet quasi-hypnotique sur elleux.

Qui plus est, les publicitaires utilisent le « blink test » sur des enfants, dans le but de rendre leur publicité encore plus hypnotique. Le « blink test » consiste à filmer les yeux des enfants lorsque celleux-ci regarde une publicité, de voir combien de fois celleux-ci clignent des yeux ou regardent ailleurs, puis de changer la publicité pour atteindre un nombre de clignements des yeux et de regards ailleurs minimaux, en somme pour rendre la publicité la plus hypnotique possible.

Une autre arme de manipulation est ce qu’on appelle « neural marketing », où les publicitaires stimulent le cerveau d’un-e enfant et enregistrent les résultats pour être sur de pouvoir maximiser le stimulus qu’engendrera sa publicité sur les enfants de cet âge là.

Comme le dit Juliet Schor, professeure de sociologie à l’université de Boston : « Il y a des choses que les enfants ne peuvent littéralement pas s’empêcher de regarder, et ce n’est pas un accident, les publicitaires ont travaillé et retravaillé tout ça avec les moyens de pointe pour trouver la configuration précise de personnages, de couleurs, de musiques, de mots etc. à laquelle les enfants ne peuvent pas résister »16

Un autre exemple, qui vaut la peine d’être cité, est celui du « focus group », ou groupe de consommateurs en français.

Ces groupes de consommateurs (avec des enfants ici), qui sont bien sur commandités et gérés par les publicitaires, ont pour but de comprendre exactement comment certains produits vont agir sur les enfants, comment celleux-ci vont réagir face à certains produits, pour être sur de pouvoir faire les ajustements nécessaires pour provoquer la réaction voulue.

Comme le dit Nick Russell (publicitaire pour enfant) : « C’est calme, c’est contrôlé. D’habitude il y a un miroir en demi-teinte pour qu’on puisse voir les signes comportementaux : la façon dont illes regardent, le regard dans leurs yeux, surtout avec les enfants, qui n’ont pas encore ce contrôle de soi…toutes leurs actions sont très descriptives. Et lorsque l’on prend ce qu’illes disent, et qu’on factorise ça avec la façon dont illes le disent, comment illes ont l’air quand illes le disent et leur signes comportementaux, nous avons une mesure très fiable de comment ce produit les affecte. »

Le groupe de consommateurs, cependant, ne doit pas être confondu avec la « recherche ethnographique pour les publicitaires », qu’on pourrait très bien qualifier de « filature scientifique ».

Juliet Schor : « Illes vont dans les supermarchés et illes filment la façon dont les enfants interagissent avec les produits, comment illes les prennent dans la main, comment illes les reposent, comment illes bougent dans le supermarché. Illes les filment dans l’aire de jeux, à l’école, en train de manger leurs céréales. Illes les filment dans leur chambre lorsqu’illes se décident sur ce qu’illes vont porter comme vêtements. Illes les filment lorsqu’illes parlent à leurs ami-e-s. Illes organisent des « cercles de l’amitié » et filment ce qu’illes font. Illes vont même jusqu’à les suivre dans la salle de bain. J’ai interviewé des gens qui étaient dans la pièce pour regarder les enfants prendre leur bain ou leur douche, regarder comment les enfants inter-agissaient avec le shampoing, le savon, les « produits de beauté » comme on les appelle, tout ça dans le but d’aller écrire un rapport à leur client sur par exemple quoi faire avec l’emballage, comment le rendre plus percutant. C’est effrayant, c’est juste complètement effrayant comment les enfants sont disséqué-e-s et observé-e-s au microscope par les publicitaires »

Encore une fois, ces exemples peuvent être multipliés à foison, et si vous voulez vous intéresser de plus près à la question, je pense que le documentaire que je cite plusieurs fois, « Consuming Kids », est un bon angle d’attaque.

Comme je l’ai dit plus haut, Disney n’est pas la seule entreprise à utiliser ces techniques, mais Disney représente cependant peut-être l’exemple le plus frappant de cette capacité qu’ont ces énormes multinationales à s’immiscer dans la culture des enfants et à en définir les paramètres, tout en les orientant vers des définitions du bonheur et de l’épanouissement qui sont intrinsèquement liées au consumérisme.

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Les grands bonds en arrière

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Les produits dérivés Disney, surtout les figurines, jouets, poupées etc. qui reproduisent les personnages du film, présentent un dernier aspect troublant: leur volonté de neutraliser les idées progressistes en terme de rapport sociaux de sexes ainsi que les représentations des femmes un peu progressistes qui peuvent être véhiculées par certains des films Disney. Je pense surtout à Mulan, Rebelle, Pocahontas et à la rigueur Raiponce.

Ces quatre films ont le mérite de proposer à certain moment une représentation des femmes qui fait des efforts pour sortir du stéréotype de la princesse-fragile-et-belle-qui-doit-d’être-séduite-ou-sauvée. Or, lorsque l’on regarde les produits dérivés que Disney a élaboré à partir de ces franchises, l’on est vite atterré-e.

Je vous fais un aperçu rapide (et forcément partiel et biaisé), si vous voulez aller voir sur les sites Disney et les online stores libre à vous, c’est assez dramatique pour quiconque à quelques sensibilités féministes ou pro-féministes…

Je ne vais examiner (par peur de prendre trop de place et trop de temps) que Mulan et Rebelle, les deux films qui offrent pour moi des représentations de personnages féminins principaux les plus progressistes.

Pour Mulan, j’ai cherché sur le site DisneyStore.com ainsi que Mattel.com et le site de Toys’R’Us. Impossible de trouver ne serait-ce qu’une seule figurine, poupée ou jeu avec Mulan en soldate.

Bon alors, je ne me suis pas amusé à compter les minutes, mais il me semble tout de même que Mulan passe la majorité du film en soldate, et c’est là qu’elle est le plus valorisée. C’est en tant que soldate qu’elle a ses moments les plus héroïques, et où elle apparaît comme étant la plus impressionnante. Il me semble même que tout le début du film où Mulan se retrouve en « princesse », c’est à dire toute la séquence avec la marieuse (qui au passage est totalement anachronique, vu qu’en Chine cela n’existait pas à l’époque, mais passons), c’est un passage où Mulan est malheureuse parce qu’elle sait que tout ça ne lui correspond absolument pas, et que ce n’est que pour faire plaisir à son père et pour soutenir l’ordre patriarcal qu’elle le fait (les paroles « to keep my father standing tall »).

Il existe néanmoins des exceptions17, donc mon analyse ici sera bien entendu une analyse globale, générale, et ne se prétend pas exhaustive.

Le fait que Disney choisisse de ne produire (à ma connaissance) quasiment uniquement (ou du moins largement majoritairement) des figurines et des poupées où Mulan est représentée comme « princesse », (avec évidemment l’énorme sourire béat qui est la marque de toute princesse qui se respecte; faudrait pas non plus que les petites filles apprennent à montrer leur insoumission ou leur mécontentement, manquerait plus que ça…), quand bien même dans le film c’est plutôt une grimace qu’elle fait à ces moments-là, me semble être un argument assez fort pour dire que Disney tente de neutraliser, à l’aide de ses produits dérivés, les représentations progressistes qui sont présentent dans Mulan.

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Mulan DisneyPerso, je ne trouve pas tout ça méga-représentatif du personnage de Mulan…et vous ?

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Les raisons exactes du fait que Disney refuse de faire des produits dérivés qui reflètent le personnage de Mulan, mais décide plutôt d’en faire qui reflètent tout ce que le personnage de Mulan abhorre et contre quoi elle se bat, peuvent être complexes. Il se peut que Disney, ayant déjà mis en place les différentes « catégories » dans lesquels peuvent s’inscrire les personnages (en ce qui concerne les produits dérivés), n’a pas voulu déroger à la règle d’avoir les personnages féminins dans la catégorie « princesse » et a donc produit une imagerie qui reflète « la princesse » (ou plutôt leur définition étroitement sexiste de « la princesse ») plutôt que le personnage. Les différences entre les départements artistiques et commerciaux à Disney peuvent expliquer (concrètement j’en sais rien) cette neutralisation du caractère subversif de Mulan dans les produits dérivés.

Quelque part je ne fais que constater ici ce qui se passe, à savoir Disney qui choisit consciemment que les petites filles ou petits garçons qui veulent jouer avec Mulan, seront globalement encouragé-e-s à ne pas se projeter avec Mulan dans son vrai rôle (à savoir une soldate qui a sauvé une nation, sauvé la vie de tout son régiment, y compris son chef, et puis sauvé la vie de l’empereur, tout ça en refusant le rôle de « princesse à marier » que la société lui réservait) mais plutôt seront encouragé-e-s à se projeter avec elle dans le rôle que le personnage elle-même refuse, à savoir celui de princesse à marier.

J’irai même jusqu’à dire que même si (dans un monde imaginaire) le ratio de jouets princesse-soldate était 50-50, l’on aurait quand même affaire à une neutralisation de l’aspect subversif de Mulan, tellement le personnage et le film montrent à quel point Mulan refuse le carcan de princesse, et la valorise dans ce refus. Un exemple frappant serait une publicité (de l’époque) que l’on peut trouver ici http://www.youtube.com/watch?v=xEHOX391miE entre 0.18 et 0.48. La première publicité est pour une figurine (pour filles donc) de Mulan avec un bâton à la main et qui se bat avec Shang. La publicité qui la suit est pour une figurine (toujours pour fille donc) de Mulan prête à être marié. Si l’on regarde bien la première publicité, l’on voit d’emblée que même si Mulan est représentée avec une arme (le bâton), elle n’a pas son attirail de soldate et ne ressemble pas à un garçon (comme dans le film). Nous voyons déjà donc que des efforts (subtils) ont été fait pour modifier (en la « féminisant ») le personnage par rapport au film.

Dans la deuxième publicité, c’est presque tellement gros que ça se passe de commentaire. Nous voyons très brièvement une image de Mulan ayant un sourire timide au lèvres, suggérant une timidité face à l’élu de son cœur. Cela enchaîne avec la figurine de Mulan en mariée, avec un clip de Mulan, clairement inconfortable, en train de se faire laver les cheveux. Ensuite nous voyons la figurine de Mulan, sourire béât oblige, et les filles qui jouent avec ses cheveux et son maquillage, trop contentes. Le rôle de Mulan ici est sans ambiguïté : être belle, avoir des beaux habits, sourire bêtement et fermer sa gueule. C’est assez remarquable de faire une figurine qui, même dans la publicité, l’on entrevoit est complètement à l’opposé du personnage auquel nous avons affaire.

Et, pour l’argument commercial, je rappelle que Mulan fut un succès commercial, alors si l’on applique l’argument « mais ils font ça pour les sous », logiquement Disney aurait dû, au strict minimum, sortir autant de figurines et poupées de Mulan en soldate qu’autre chose, pour capter l’audience qui a apprécié l’histoire.

Il se peut également que plutôt que de prendre ce qu’illes considéraient peut-être comme un « risque financier », et faire des produits dérivés qui vont dans le sens du personnage de Mulan (qui, rappelons-le une énième fois, fut un succès commercial), Disney a fait preuve de conservatisme et s’est reposé sur les « bonne vieilles valeurs » sexistes (peut-être même inconsciemment, au final ça ne change pas grand chose), car au moins avec ça illes savaient qu’illes vont dans le sens des discours dominants sexistes qui veulent que les petites filles adorent les princesses et se projettent « naturellement » dans ses rôles là. Donc, hop, au moins on prend pas de risque en faisant de Mulan une princesse.

Au final tout ça ne change pas grand chose au constat, et montre aussi à mon avis que Disney ne réfléchit pas en terme de changement social ou de renforcement des structures démocratiques, mais plutôt en terme de conservatisme social et de libéralisation des structures économiques qui leur permettra d’accroître leur parts de marché, leur pouvoir, et leur influence.

Du coup, les droits des femmes et le féminisme, dans tout ça, passe très largement au second voire au troisième plan.

 vlcsnap-2013-03-11-20h58m56s146Disney avait le choix entre quelque chose comme ça…

vlcsnap-2013-03-11-21h01m29s135…ou quelque chose comme ça

 vlcsnap-2013-03-11-21h02m32s31…ou quelque chose comme ça

 vlcsnap-2013-03-11-21h02m49s199…ou quelque chose comme ça

vlcsnap-2013-03-11-21h06m06s119…ou quelque chose comme ça

vlcsnap-2013-03-11-21h29m40s175Sans oublier quelque chose comme ça…

vlcsnap-2013-03-11-21h15m08s172ou comme ça…

vlcsnap-2013-03-11-21h24m34s131ou comme ça !

414HZ8XSS3L._SL500_AA300_Mais hélas, Disney, dans sa sagesse infinie, a globalement préféré quelque chose comme ça…

51wEDCimd4L._SL500_AA300_…et comme ça

6434015682602…et comme ça

61J8dAxIDXL._SL500_AA300_…ainsi que comme ça

DSBmultiprincess12…et du coup comme ça !

Mulan-warriorUne fille en soldate doit donc rester l’exception…

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J’ai commencé à m’intéresser à ces aspects troublants des produits dérivés Mulan surtout parce que c’était un constat que j’avais déjà fait avec les films plus récent de Disney/Pixar, comme par exemple Rebelle et Raiponce.

Avec Rebelle c’est un peu plus compliqué, car si le film nous offre à certains moments des représentations progressistes, force est de constater au visionnage du film qu’il ne serait pas difficile de neutraliser ses quelques velléités progressistes à travers les produits dérivés. En effet, dans le film, Mérida n’est jamais montrée dans des habits autres que ses habits de princesse, qui malgré les nombreuses prouesses physiques que Mérida accomplit, comme par exemple escalader une falaise, ne se déchire jamais, et ne sont même jamais sales. Du coup, Disney à carte blanche pour représenter Mérida (en figurine ou poupée) soit juste en robe de princesse avec des perles dans les cheveux et le grand sourire muet, donc sans grande distinction avec La Belle au Bois Dormant (film de 1959), soit avec l’arc et la flèche en main, MAIS en robe de princesse quand même, neutralisant au moins partiellement (à mon sens en tout cas) l’effet subversif de s’identifier à un personnage féminin qui manie une arme de guerre. Un peu à l’image du film, en fait.

Donc ici il n’y a pas le dilemme qu’il y a avec Mulan, c’est à dire le fait de devoir totalement détourner le personnage dans les produits dérivés pour saper l’aspect subversif de celui-ci, parce que d’une certaine façon le film accomplit déjà ce travail en amont, en refusant de montrer et de valoriser les répercutions physiques (et donc graphiques et visuelles) des prouesses physiques de Mérida (à part les cheveux, qui partent dans tout les sens de façon très classe. Mais cela aussi disparaît avec les produits dérivés, les cheveux étant beaucoup plus ordonnés).

Je n’avais jamais réfléchi, avant de m’interroger sur les produits dérivés, à quel point la représentation graphique et visuelle des personnages est importante lorsque l’on prend en compte le travail d’identification que les enfants font par rapport aux personnages. Concrètement, et je pense que les figurines et poupées de Mérida le symbolisent assez bien, comment une petite fille qui s’identifie à l’aspect subversif de Mérida peut-elle faire pour rendre compte du fait que ses habits ne sont jamais sales, jamais déchirés, et d’ailleurs que ses habits sont totalement inappropriés et contraignants pour ce genre d’activité? Cela rend indéniablement le travail d’identification plus difficile, là où pour une fille qui veut s’identifier à la « princesse » Mérida, cela sera certainement plus facile (certes aussi parce que la vaste majorité des produits dérivés vont dans ce sens).

Cette question des habits n’est bien sûr pas anodine, car n’importe qui s’est aventuré-e à enfiler une robe ou une jupe SAIT à quel point cela restreint les mouvements physiques, empêche de sauter, de courir à fond, de monter les escaliers sans faire gaffe à ne pas marcher sur l’habit en question (je parle de robe et de jupes longues bien sûr, les jupes courtes et non serrées offrant beaucoup plus de marge de manœuvre, moi-même je joue au tennis et au badminton avec une jupe courte).

Ce qui est drôle d’ailleurs avec le film, c’est qu’il semble opposer la tenue habituelle de Merida, qui DÉJÀ est contraignante physiquement, avec le corset que sa mère lui fait mettre quand elle va la marier. La robe avec le corset, elle, a le droit d’être déchirée car cela devient le symbole de l’aspiration de Merida à la liberté. Donc un habit TORTIONNAIRE qu’est le corset est opposé à un habit CONTRAIGNANT qu’est la robe longue, qui devient tout d’un coup une sorte de symbole de liberté. La liberté pour les femmes, ça serait ça?

Également, je n’ai pas réussi à trouver une seule figurine montrant Merida par exemple avec les cheveux dans le vent, sur son cheval au galop (il y a des figurines avec Merida et son cheval, mais bizarrement elle est soit en train de le soigner, soit à l’arrêt avec sa belle robe de princesse), en fait vraiment rien qui connote ou dénote une physicalité active et aventurière. Triste constat pour celleux qui pouvaient penser que Rebelle annonçait un tournant dans la façon dont Disney représente ses personnages féminins.

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vlcsnap-2013-01-09-12h20m04s71 vlcsnap-2013-01-09-15h39m33s210De ce genre de choses…

pMAT1-12032593v380 pMAT1-12032593_alternate1_v380 pMAT1-12032451v380…on passe à ce genre de choses

vlcsnap-2013-01-09-12h18m39s242 vlcsnap-2013-01-09-15h46m12s47Et de ce genre de choses…

41-yrr9PczL._AA300_ 41kqB6HOIDL._SL500_AA300_…on passe à ce genre de choses!

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Je pense que nous pouvons voir la même chose avec le personnage éponyme de Raiponce, qui ne sort jamais (dans le film, et encore plus dans les produits dérivés) de sa robe de princesse. Visuellement, malgré le fait que Raiponce soit physique et même violente dans le film à certain moment, nous sommes invité-e-s dans le film à nous représenter Raiponce dans un attirail de princesse, ce qui rend d’autant plus facile le backlash réactionnaire présent dans les produits dérivés Raiponce (qui à mon avis se passe d’analyse, tellement cela crève les yeux dès qu’on va voir sur DisneyStore ou autre site internet).

Ce refus de « marchandiser » les aspects potentiellement subversifs de ses personnages féminins semble par ailleurs en contradiction avec l’attention que Disney prête à la nécessité de s’adapter aux cultures locales lorsqu’ils exportent leurs autres produits, et plus particulièrement leur parcs d’attractions (comme nous le verrons dans un prochain article.

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En conclusion, l’on voit bien que l’argument purement commercial trouve vite ses limites lorsqu’on cherche à l’appliquer de façon simpliste à la façon dont Disney élabore, produit et diffuse ses produits dérivés. Les stratégies dont fait preuve Disney dans ce domaine sont complexes et multiples, mais toutes semblent relever de présupposés politiques bien particuliers : un mépris pour les structures et procédés démocratiques, un mépris pour le droit des enfants de ne pas être manipulé-e-s et éventuellement de pouvoir elleux-mêmes élaborer et développer leur propre culture, un mépris pour le féminisme et les questions de genre (et ce même au prix de bénéfices probables), et un mépris pour les personnages qu’illes ont elleux-mêmes créés, et donc un mépris pour les personnes qui ont aimé et se sont identifié-e-s à ces mêmes personnages.

Liam

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1Tom McNichol dans « Pushing Pocahontas » USA Weekend, 9-11 Juin

2Disney n’est pas seul dans cette gamme de produit « éducatif » pour les bébés. C’est un marché mondial qui en 2010 était estimé à 7,8 milliard de dollars (source Consuming Kids)

3http://en.wikipedia.org/wiki/Source_amnesia

4http://www.time.com/time/health/article/0,8599,1650352,00.html

5http://pediatrics.aappublications.org/content/early/2011/10/12/peds.2011-1753

6http://www.nytimes.com/2009/10/24/education/24baby.html?_r=0

7Www.commondreams.org/views07/0125-24.htm

8http://www.commercialfreechildhood.org/sites/default/files/linn_toomuchandtoomany.pdf

9http://www.aap.org/en-us/advocacy-and-policy/federal-advocacy/Documents/NoChildLeftInside-ReconnectingKidswiththeOutdoors.pdf

10« Colonizing the imagination : Disney’s wilderness lodge » trouvable ici http://www.ethics.ubc.ca/papers/invited/cypher-higgs.html

11« Caspian’s production cost was $200 million. Disney spent more than $150 million in additional marketing costs. » http://www.impalapublications.com/blog/index.php?/archives/3449-Disney-withdraws-from-Narnia-film,-by-James-OFee.html

12http://www.mediaed.org/cgi-bin/commerce.cgi?preadd=action&key=134

13Il est intéressant de noter que jusqu’à cette dérégulation, les dépenses des enfants (aux États-Unis) avait augmenté de 4% d’année en année pour atteindre 4,2 milliard de dollars en 1984. Après cette dérégulation, les dépenses des enfants ont augmenté de 35% tous les ans pour arriver au chiffre astronomique de 40 milliard de dollars en 2009, soit une augmentation de 852% en 25 ans

14http://en.wikipedia.org/wiki/Product_placement#Early_examples

15http://www.sourcewatch.org/index.php?title=Product_placement

16Tiré de « Consuming Kids » et traduit par moi

17À ma connaissance, il existe deux exceptions: le happy meal macdonalds de l’époque, où la figurine Mulan est en princesse, mais avec néanmoins une armure de soldate à côté (http://www.arthurhu.com/98/06/mulan_still.jpg), et une figurine Mattel (mais qui n’est plus sur le site) http://www.tons-of-toys.com/mulan-disney-mattel-warrior-mulan-figure_i11604

Disney: Empire, Marchandise, Idéologie (Partie 1/5: Publicité, marketing, et contrôle de l’information)

 

Castle

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« I think of a child’s mind as a blank book. During the first years of his life, much will be written on the pages. The quality of that writing will affect his life profoundly. » Walt Disney

(« Je pense que l’esprit d’un enfant est comme un livre vierge. Durant les premières années de sa vie, beaucoup sera écrit sur ces pages. La qualité de cette écriture affectera sa vie profondément » Walt Disney)

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Cette suite d’articles va être consacrée non pas à un ou plusieurs films de Disney (même si plusieurs films Disney seront bien évidemment invoqués), mais plutôt à d’autres domaines de l’entreprise Disney: tous les produits dérivés qui sont élaborés à partir de leur films, ainsi que les techniques de marketing et de communication que Disney met en place pour créer et maintenir son image auprès du public.

Je pense qu’il est important de signaler d’emblée comment j’en suis arrivé à écrire ces articles, et quel était mon objectif en le faisant.

Dans ma jeunesse, j’ai regardé (et adoré) de nombreuses fois les films Disney. J’étais émerveillé par l’animation, indiscutablement d’une grande qualité, et je m’identifiais aux personnages et aux histoires sans être en mesure de questionner ces schémas qu’on m’invitait à trouver légitimes et même souhaitables. Je n’avais, il va sans dire, aucun recul critique par rapport à ces films, que ce soit leur contenu ou leur mode et moyens de production et de diffusion.

En grandissant et en me politisant un peu, j’ai commencé à avoir un regard plus critique sur le monde de Disney, mais cette critique se limitait très souvent à me dire « oui c’est une grosse entreprise qui fait ça pour le fric », sans jamais rentrer dans le détail des fonctionnements et des présupposés politiques, que ce soit des films eux-mêmes ou de tout ce qui les entourait, dont j’ignorais un peu l’existence et la portée. Je ne savais pas par exemple que la croissance de Disney ne se limitait pas au succès et aux recettes de leur films, mais correspondait bel et bien à une expansion et une emprise dans un maximum de domaines de la culture et de la communication. Je ne savais pas non plus que cette croissance correspondait à une philosophie agressive d’exploitation des travailleurs-euses les plus précaires et les plus fragiles.

La première fois que j’ai commencé à m’intéresser à Disney en tant qu’entreprise multinationale et non simplement comme simple producteur de films, c’était lorsque j’ai vu pour la première fois le documentaire « Mickey Mouse Monopoly », qui déjà esquissait des pistes de réflexions en ce qui concernait l’étendu de l’influence de Disney, non seulement donc à travers leur films mais également à travers tout le reste. C’est de ce tout le reste que j’ai essayé de rendre compte ici. La lecture du livre « The Mouse That Roared », qui est cité mainte fois dans cet article (et les suivants), a énormément nourri ma réflexion sur le sujet. A la lecture de ce livre, Disney n’apparaît plus comme une simple boîte de production artistique dédiée à créer des films grand public plein de magie et d’innocence, mais comme quelque chose de bien plus complexe et de bien plus politique.

Au début de la rédaction de ces articles, je comptais uniquement écrire un seul article, sur la production et l’influence des produits dérivés des films Disney. Je me suis vite rendu compte qu’un tel article serait quelque peu incomplet, vu la masse d’informations que je dévorais dans mes recherches, et j’en ai conclu que ça serait bien plus pertinent d’essayer de faire un tour (loin d’être exhaustif, bien entendu) des diverses facettes de Disney, qui ne se limitent pas (loin de là) aux films et à leur produits dérivés.

J’essayerai donc ici de dresser un portrait de Disney qui rompt quelque peu (c’est un euphémisme) avec l’image de l’innocence enfantine, de la magie et du bonheur que Disney cultive chez ses consommateurs et consommatrices (de manière très agressive, comme nous allons le voir). Pour cela je vais mobiliser des faits et informations qui ne sont pas ou peu connus du grand public (personnellement je ne connaissais pas, au début de la rédaction de ces articles, les 9/10 ème des informations qui y sont contenues), ainsi que tenter de contextualiser ces infos et d’analyser les stratégies et les buts de cette multinationale qui occupe une place si prépondérante dans notre culture, et surtout dans la culture des enfants.

A vous bien sûr de juger si vous trouvez pertinentes les informations, les contextualisations et les analyses contenues dans ces articles 🙂

En guise d’introduction, je trouve que le mieux à faire est de traduire un passage du livre en question, de Henri A. Giroux et Grace Pollock: « The mouse that roared: Disney and the end of innocence », dont je vous recommande vivement la lecture :

« Dans la dernière décennie, le pouvoir des corporations s’est élargi jusqu’à toucher tous les aspects de la vie de tous les jours. Un des exemples les plus visibles peut se voir dans le rôle chaque jour plus grand que la corporation Walt Disney joue dans le façonnage de la culture populaire et des discours publics plus larges aux États-Unis comme à l’étranger. Jadis une entreprise qui produisait en premier lieu pour les enfants entre 3 et 8 ans avec ses dessins animés, ses parcs d’attraction, et ses émissions télévisées, le Disney du nouveau millénaire est à la pointe des conglomérats des supports multimédias qui commercialisent agressivement leurs produits pour les bébés, les enfants en bas âge, et les pré-ados. Les sites internet, jeux vidéos, images de synthèses, Disney TV, et la musique pop (développé à travers les franchises tel que High School Musical, Hannah Montana et les Jonas Brothers), sont aujourd’hui des outils puissants qui maintiennent les fans en leur pouvoir jusqu’à leur adolescence et leur âge adulte. Allié à Apple Inc. (Steve Jobs tenait la plus grande portion individuelle de parts Disney), ainsi qu’au studio d’animation Pixar, Disney est sans l’ombre d’un doute un modèle exemplaire du nouveau visage du pouvoir des corporations dans ce début de 21ème siècle. Comprendre Disney n’est ni simple ni trivial. Comme nombre d’autres mégacorporations, Disney se focalise sur la culture populaire et étend sans cesse ses produits et services de façon à atteindre toutes les formes de média à leur portée. Ce qui est unique avec Disney, cependant, c’est son image de marque en armure blindée – synonyme d’une notion d’innocence enfantine et de divertissement sain – qui arrive à dévier, si ce n’est écraser, toutes les critiques qui lui sont adressées. En tant qu’icône de la culture Américaine et des valeurs des classes moyennes, Disney plaît à la fois aux parents consciencieux et à l’imaginaire de la jeunesse dans son travail de transformer chaque enfant en consommateur-trice à vie des produits et des idées Disney. Si l’on met Disney sous la loupe, cependant, nous voyons rapidement apparaître une contradiction entre l’ethos commercial acharné de Disney et une culture Disney qui se présente comme étant la panacée de la vertu et de l’innocence enfantine. »

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I. Publicité, marketing, et contrôle de

l’information

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Quelques chiffres…

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En 1991, Disney faisait 6,1 milliards de dollars de recettes. Ce chiffre grimpe à 22 milliards de dollars de recettes en 1999, et, dix ans plus tard, à 37,8 milliards de dollars. Nous avons donc à faire à une entreprise en croissance explosive. En 2011, les produits dérivés des films (sur lesquels je reviendrais plus longuement dans un prochain article) représentent 816 millions de dollars de bénéfices, ce qui est plus que les films eux-mêmes, qui n’en rapportent « que » 618 millions. La plus grosse part des bénéfices de Disney provient des parcs d’attractions et de Disney Media Networks, sur lesquels je reviendrai également dans un prochain article.

Le projet Global Disney Audiences Project a trouvé que sur les 1250 jeunes adultes (de 18 pays différents), 98% avaient vu au moins un film Disney. Une des questions posées demandait quels mots illes associaient à Disney. Les réponses évoquaient le plus souvent les mots « joie », « bonheur », « fantaisie », « imagination », et « famille ».

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Des techniques de marketing acharnées…

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La marchandisation des films Disney, qui depuis le tout premier long métrage Disney, commence des semaines voire des mois avant la sortie du film en question, est d’une agressivité sans complexe, et, bien sûr, vise les publics les plus jeunes, dont on sait (après de nombreuses études sur le sujet) qu’illes sont moins à même de se protéger contre les messages publicitaires. Des sacs d’écoles, des trousses, des figurines trouvables dans les céréales ou au restaurants fast-food, en passant bien sûr par les publicités télévisées ou des affiches, tout est bon pour inciter ou plutôt manipuler les enfants à vouloir à tout prix voir leurs films ou acheter leurs produits.

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Un aperçu, très rapide, de certains des différents produits Disney

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Nous vivons dans une culture capitaliste où les enfants sont de plus en plus les cibles privilégiées des entreprises, qui ont bien compris que si l’on familiarise les enfants très tôt avec ces produits, l’on accroît les chances que plus tard illes en deviennent des consommateurs « loyaux », ainsi que le fait que les enfants influencent une bonne partie des achats des ménages1. Pourtant, de moins en moins d’efforts sont faits pour protéger les enfants de ces messages publicitaires et pour leur apprendre à porter un regard critique sur ceux-ci.

Il me semble que cette éducation est absolument indispensable, surtout lorsque l’on comprend un peu les moyens que ces grandes entreprises mettent en œuvre pour calibrer à la nuance prêt leur marketing pour capter les jeunes enfants, les pré-ados, et les ados. En 1983, le marché mondial de la publicité qui vise les enfants étaient d’environ 100 millions de dollars. En 2004, ce chiffre était de environ 14.4 milliards de dollars, et en 2009, il était de plus de 17 milliards de dollars…

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Disney est à la pointe de ces moyens. En 2009, un article à la une du New York Times nous informe2 que Disney fera tout pour capitaliser sur les 50 milliards de dollars que les garçons entre 6 et 14 ans dépensent par an.

Une des façons qu’a trouvé Disney de produire des « hameçons émotionnels » pour appâter les garçons dans le « merveilleux monde de Disney », c’est d’embaucher des psychologues pour enfants, des anthropologues, des chercheurs-euses en tout genre.

Comme Kelly Peña par exemple, mieux connu comme « la femme qui murmure aux oreilles des enfants ». Ses stratégies peuvent laisser songeur-euse…regarder dans le placard des enfants, aller faire du shopping avec les garçons et les payer 75 dollars pour une interview…sans leur dire que c’est pour amasser des informations pour Disney.

Bon nombre de psychologues, comme par exemple Allen D. Kanner, ont publiquement critiqué les psychologues pour enfants qui travaillent pour les grandes entreprises comme Disney.

En effet, l’on peut se demander comment ces gens font pour marier leur profession, qui est quand même censée défendre le bien être physique et psychique des enfants, avec leur travail pour des entreprises qui sont uniquement préoccupées par le souci d’exploiter ces mêmes enfants pour des gains commerciaux.

Lorsque l’on sait que les publicitaires font preuve d’un acharnement sans limites lorsqu’il s’agit de trouver la bonne formule de marketing, jusqu’à tester les réponses biométriques des adultes aux publicités sur internet par exemple3, l’on peut se demander pourquoi il y a si peu de critique ou au moins de débat public en France (mais pas que) sur cet acharnement agressif et malveillant envers les enfants de notre société.

A noter au passage qu’une telle critique a eu lieu en Suède, ainsi qu’en Norvège et au Québec, qui ont interdit la publicité qui utilise ou qui cible les enfants avant 21h du soir et a interdit les publicités immédiatement avant et après, ainsi que pendant, les émissions de télé réservées aux enfants, précisément parce qu’il existe dans ses pays là une vigilance vis-à-vis de la manipulation d’êtres qui sont incapables de se défendre. En Italie, il est interdit d’interrompre les émissions pour enfants avec des pubs. En Grèce, il est interdit de faire de la publicité pour les jouets à la télévision.

En France, entre 1986 et 1992, les lois régulant les publicités pour enfants et utilisant les enfants ont été assouplies, et c’est aujourd’hui les publicitaires elleux-mêmes (représenté-e-s par l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité, la ARPP ) qui sont censés « s’autoréguler ». Autant dire qu’il ne se passe rien.

La ARPP, n’ayant visiblement pas peur du ridicule, est même allé jusqu’à dire « la publicité s’adressant aux enfants ne doit pas susciter un sentiment d’urgence d’achat ou suggérer que cet achat possède un caractère indispensable »4.

Quiconque a déjà regardé une publicité (qu’elle soit pour enfant ou adulte, d’ailleurs) sait que c’est PRÉCISÉMENT cela que cherche à faire toute publicité.

Un exemple parmi tant d’autre, une publicité pour Disneyland Paris qui date de 2011 et qu’on peut trouver ici http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=aFoJtjjLUQI.

Je pense aussi (encore une fois, c’est juste un exemple parmi tant d’autres) à toutes les publicités pour Pokemon, dont le jingle est « Gotta catch ’em all », en Français « Collectionne-les-tous ».

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Il est d’ailleurs à mon avis capital de s’intéresser et de réfléchir à la publicité.

Dans une économie de marché qui voudrait, en principe, que les consommateurs-trices soient des êtres informé-e-s, faisant des choix rationnels sur les produits qu’illes consomment (si si, je vous assure, c’est ce que diront la vaste majorité d’économistes sur la théorie du capitalisme et l’économie de marché), les publicités ne devraient pas prendre la forme qu’elles prennent. Elles devraient être des énumérations de caractéristiques, pour informer les consommateurs-trices du produit dans son ensemble, ainsi que les autres produits que cette boîte veut vendre, pour que les consommatrices-teurs puissent prendre une décision informée, rationnelle, sur le-s produit-s qui les intéressent.

Or, l’on voit bien que l’information réellement donnée sur les produits dans les publicités est minimale, voire, assez souvent, totalement absente. Le but n’est donc PAS d’informer les gens sur le produit, et de les aider à prendre des décisions informées et rationnelles, mais bien de les inciter à l’acheter SANS informations, de façon totalement « émotionnelle » et irrationnelle, bien souvent en jouant sur les névroses des gens, quitte à leur en inventer si jamais il est nécessaire. Je ne trouve pas d’autre mot pour ça que « manipulation », et cela devient encore plus flagrant lorsque le public visé sont des enfants, qui ne sont pas psychiquement en mesure de comprendre cet aspect manipulateur de la publicité avant 8 à 11 ans, selon les études.

C’est d’ailleurs pourquoi la ministre de la culture Suédoise, Mdme Marita Ulvskog, a déclaré en 2001: « C’est seulement lorsque les enfants ont l’âge de comprendre les objectifs cachés de la publicité qu’il est souhaitable de les y exposer. »5

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Il est à mon avis important de souligner que le rapport qu’ont les publicitaires aux enfants est réellement un rapport de prédation. Les publicitaires reconnaissent que les enfants représentent en fait 3 marchés différents: leurs dépenses directes6, les dépenses sur lesquelles illes ont de l’influence, et dernièrement, et peut-être surtout, les futures dépenses de ces mêmes enfants une fois devenu-e-s adultes. Il devient donc capital de créer des « brand loyalties » (la fidélité du client à une marque) quand l’enfant est jeune et vulnérable car l’on comprend que ces « brand loyalites » se poursuivront une fois adulte. Les enfants « ne sont pas des enfants mais plutôt des ‘consommateurs/trices en évolution’ »7.

Dans son très influent livre « Kids as Customers: A handbook of marketing to Children », James McNeal énumère les différentes étapes dans l’évolution de « l’enfant consommateur », de l’âge de 1 an à l’age de 5 ans, et explique les différentes stratégies pour capter l’attention et également la fidélité de cet enfant.

Une autre citation (trouvé dans cet article très intéressant http://www.uow.edu.au/~sharonb/children.html) qui fait plaisir, le président de Kids ‘R’ Us, Mike Searles: « Si un enfant t’appartient dès le plus jeune âge…cet enfant t’appartiendra sûrement pour des années à venir ». Sympa comme ambiance, non?

Les techniques qui découlent de ce rapport de prédation font preuve d’une ingénuité tristement efficace. Il y a par exemple les émissions télé où les personnages sont modélisées sur des jouets, créant d’emblée un rapport à la consommation dans l’esprit des enfants. Également, pour flouter encore plus la distinction entre publicité et émissions télé, tout en manipulant à des fins commerciales l’affection que l’enfant entretien pour ces personnages, les publicités sont passées autant que possible dans le créneau qui se trouve au milieu de l’émission en question.

Chez Disney, notamment, les activités commerciales sont conçues pour toutes se renforcer: « Les magasins Disney promeuvent les produits consommateurs qui eux-mêmes promeuvent les parcs d’attraction qui eux-mêmes promeuvent les émissions télé. Les émissions télé promeuvent l’entreprise Disney. »8.

Sur internet, les scrupules des publicitaires font le très petit bond de « peu » à « non-existantes ». Des enfants aussi jeunes que 4 ans sont visé-e-s en toute impunité, qui plus est en se frottant les mains car internet constitue un accès aux enfants où les parents sont encore moins présents, donc en quelque sorte un « média » avec encore moins de « médiation ». Comme l’explique l’entreprise Saatchi and Saatchi (une grosse agence de marketing qui ventait son service appelé KID CONNECTION): « …la technologie interactive est à l’avant-garde de la culture des enfants, nous permettant ainsi de rentrer dans la vie des enfants d’aujourd’hui et communiquer avec eux dans un environnement qu’ils pensent leur appartenir » (c’est moi qui souligne).

Ainsi on fait remplir aux enfants des informations personnelles pour par exemple peut-être gagner un t-shirt ou quelque chose du genre et puis on utilise l’information recueillie pour leur envoyer des publicités individualisées. Tout ça à un âge où la plupart des enfants ne comprennent même pas le concept d’« informations personnelles ». L’idée semble être de créer un environnement où les enfants se sentent totalement en contrôle alors même qu’illes sont totalement manipulé-e-s.

C’est dans cette optique que Disney à acheté en 2007 Club Penguin9, pour 700 million de dollars, et a également lancé Toontown Online et DisneyFairies.com. Il a également refait son site (Disney.com) en 2007, pour inclure des jeux vidéos, des réseaux sociaux, du contenu customisable, et des vidéos à la demande.

Tout ça avec un succès énorme. Le site DisneyFairies.com, par exemple, attire plus d’un million d’internautes par jour.

Les adolescent-e-s, de façon générale, font moins attention aux publicités, mais sont tout de même extrêmement vulnérables à une industrie qui joue constamment sur leur manque d’assurance et leurs névroses, à un âge où illes sont en pleine construction de leur identité. Les publicités tentent de leur donner la définition de la normalité, à un âge où le besoin d’appartenance à un groupe est souvent extrêmement fort. Cela influe sur leur façon de voir et d’obtenir des modèles appropriés pour le monde adulte, et les encourage à chercher le bonheur et la valeur de soi à travers la consommation.

Il me semble assez clair que lorsque le pouvoir d’une entreprise comme Disney reste sans contre-pouvoir et sans régulation publique, les logiques et idéologies mercantiles et consuméristes qui sont au cœur de ses entreprises vont les pousser vers ce genre de pratiques manipulatrices, en occultant, ou carrément en ignorant le bien-être ou l’équilibre psychique des enfants qu’ils visent. Ce qui est le plus troublant, c’est qu’il semble que cette logique ne connaît aucune limite, et ces entreprises ne semblent trouver aucun problème à exploiter les membres les plus vulnérables de notre société.

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et une valeur marchande avant tout

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Comme je le disais au début de l’article, les produits dérivés des films Disney représentent en terme de bénéfices plus que les recettes de films eux-mêmes. Nous avons donc affaire à un partie de l’empire Disney qui demanderait qu’on s’y attarde au moins autant que ses productions cinématographiques. En effet, à partir de ses films, l’empire Disney a su être pionnier de l’exploitation commerciale des personnages et des univers de ses derniers10, en multipliant à la fois les supports physiques (vêtements, matériel scolaire, tasses, figurines, jeux et jouets pour enfants et j’en passe…) ainsi que les supports médias de leurs histoires (bon nombre de films Disney ont été adaptés en comédie musicale, souvent avec des résultats plus que satisfaisants d’un point de vue économique, sans compter les jeux vidéos et les sites internet, en pleine expansion dernièrement).

Cette commercialisation à outrance de la marque Disney n’est pas sans poser quelques questions, surtout lorsqu’elle touche à l’éducation des enfants ainsi qu’à leur temps de jeu et d’épanouissement. Walt Disney lui-même ne cachait pas sa fascination pour l’éducation des enfants, et pensait que c’était un domaine dans lequel son entreprise devrait fortement investir. Alors que les exemples de « partenariat » entre Disney et des écoles publiques se multiplient11, nous verrons que dans la tristement célèbre ville « Disney » Célébration, aux Etats-Unis, l’école y est presque entièrement financée et gérée par Disney, qui choisissent donc à la fois les contenus et les approches pédagogiques.

Je ne rentrerai pas ici dans le détails de l’aspect genré des produits dérivés (que j’aborde dans un autre article), ni sur les aspects assez troublants des jeux et des jouets liés au films Disney, qui représentent tout de même une tentative (plutôt « réussie », pour l’instant) de la part de Disney de commercialiser la culture des enfants. Tous ces points seront abordés dans l’article suivant.

Mais avant d’aborder exactement ce qui pose problème dans les jeux et les jouets eux-mêmes, il faut rappeler que Disney n’est pas juste une entreprise qui produit des films et qui possède des parcs d’attractions.

En effet, Disney est un véritable empire qui possède six studios de productions de films, le réseau télévisé ABC12 ainsi que ses 226 chaînes affiliées, de nombreuses chaînes télévisés sur le « câble » (l’équivalent de CanalSat), 227 chaînes de radio, 4 studios de productions de musique, 3 lignes de croisières, plusieurs boîtes de production théâtrale, de maisons d’éditions, d’équipes de sports, de boites de production médiatique, 15 magazines différents, et 5 boites de production de jeux vidéos. Cette omniprésence veut dire concrètement que Disney détient, à lui-tout seul, la possibilité de « transformer tous les éléments de communication et d’information en une publicité pour un des ses produits ».13

 Disney

Un petit aperçu de l’innocence et de la magie Disney14

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Cette capacité se dédouble aussi d’une alarmante tendance à censurer toutes les informations qui pourraient aller à l’encontre de l’image de marque que veut se donner Disney. Ainsi, en 1998, un reportage devait passer sur la chaîne ABC sur l’émission d’investigation 20/20 qui pointait le fait que Disney avait 1) embauché dans leur parcs d’attraction des personnes qui étaient sur le registre des délinquants sexuels, a 2) ensuite refuser de passer au crible ses employés et a 3) également refusé d’aider des investigations sur le sujet. Ce reportage a été censuré par le président de ABC News quelques heures avant sa diffusion, soi-disant pour « problèmes avec la qualité du reportage ». Cette censure va bien évidemment complètement à l’encontre de la déontologie en la matière, qui stipule que la direction ne doit jamais interférer dans tout ce qui relève de l’information, pour des raisons assez évidentes qui relèvent de la liberté d’information.

J’ouvre une parenthèse ici pour noter que Disney appartient à cette grande famille de conglomérats médiatiques qui payent très cher pour avoir leur « voix » entendu dans les hautes sphères politiques. Des millions de dollars tous les ans sont versés au « lobbyistes » pour que celleux-ci influencent les politiques pour les encourager à voter des lois favorables aux monopoles médiatiques, ou alors alléger les régulations contraignantes.

Il est assez rigolo de noter que ces entreprises embauchent souvent les mêmes lobbyistes que les compagnies d’assurance, les pharmaceutiques, le tabac et les armes.

Il est difficile, vu la nature opaque des procédés, de savoir exactement combien chaque conglomérat dépense par an, mais le site opensecrets.com nous apprend qu’en 2012, Disney seul a dépensé presque 4 million de dollars en lobbying.15 Et Disney n’est qu’une des gigantesques entreprises médiatiques, les autres étants (aux Etats-Unis en tout cas) : Time Warner (CNN), News Corp (Fox News), Comcast (NBC et MSNBC) et CBS.

Tous ces conglomérats dépensent des millions de dollars par an dans le lobbying, et protègent farouchement le quasi-monopole dont ils disposent. Cela peut se voir autour des projets de lois SOPA (Stop Online Piracy Act) et PIPA (Protect IP Act). Tandis que la vaste majorité des médias possédés par ces conglomérats se taisaient et ne parlaient pas de ces projets de lois (il ne faudrait pas non plus informer le public sur des projets de lois qui risquent d’avoir un impact majeur sur leurs vies, non mais quel idée!), ces mêmes conglomérats dépensaient des million de dollars pour influencer le Congrès sur les lois en question.16

Tout ça pour dire que Disney n’est pas le seul acteur en jeu ici, et il serait une erreur à mon avis de penser que Disney est foncièrement différent de ces autres gigantesques entreprises, qui ont peu ou prou les mêmes intérêts à cœur. Je ferme la parenthèse.

L’influence du conglomérat qu’est devenu au fil des années Disney ne peut être sous-estimée, et s’étend aussi dans le domaine légal. Henri Giroux et Grace Pollock ont du changer la couverture de leur livre « The Mouse that roared » car la maison d’édition avait peur de se voir poursuivre en procès par Disney, apparemment parce qu’ils ont eu l’idée saugrenue de mettre une photo de Mickey Mouse dans un piège à souris sur la couverture. Bon nombre d’autres auteurs ont connu les mêmes problèmes avec la menace que faisait peser Disney sur leur maison d’éditions.17 Il est assez courant aussi de lire dans des livres critiques sur l’empire Disney que les auteurs n’ont pas eu le droit d’utiliser certain titres pour leur livres parce que leur maison d’édition avait peur d’un procès par Disney.

Mais qui donc pourrait penser que Disney est contre la liberté de la presse? Contre les valeurs d’insoumission et d’esprit critique qui sont la condition sine qua none d’une démocratie en bonne santé?

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Un exemple parlant

 

Cette partie a été écrite par L.D., qui est aussi auteure sur ce site. Merci infiniment à elle pour ces infos et analyses que je trouve très pertinentes.

En grand maître de son image, la compagnie Disney transforme même une des périodes les plus noires de ses studios d’animation en conte de fée. Ainsi, dans le documentaire Waking Sleeping Beauty, Don Hahn, réalisateur et producteur chez Disney depuis les années 80, évoque la période sombre du studio qui a mené à son « nouvel âge d’or » avec les quatre films Disney les plus populaires aujourd’hui : La petite sirène, La Belle et la Bête, Aladdin et Le Roi Lion.

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Dans des Interviews, Don Hahn déclare souvent qu’il lui a été demandé d’écrire un film avant tout basé sur l’émotion (il le déclare ici : http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=7yLPzPG-eS0 ou encore ici : http://www.premiere.fr/Bandes-annonces/Video/Waking-Sleeping-Beauty-VOST-Interview ) ce qu’on ressent fortement au visionnage du documentaire qui refuse toute réelle analyse et se contente de dramatiser des faits.
De même, s’il décrit les guerres d’ego et luttes intestines des studios, il le fait plus de vingt ans après les faits ce qui en réduit drastiquement la portée.
Le documentaire est d’ailleurs sorti peu avant un « troisième âge d’or » Disney avec le succès de Raiponce en 2009 et il passe sous silence une période sombre plus récente : pas sombre au niveau monétaire ceci-dit puisque Disney a multiplié ses revenus entre les années 90 et 2000 grâce au merchandising, mais sombre pour les studios d’animation eux-mêmes qui ont enchaîné les flops et se sont notamment fait battre à plates coutures par Dreamworks à plusieurs reprises. De la fin des années 90 au retour en force du conte de fée avec Raiponce, Disney a également multiplié les suites de ses longs métrages, suites généralement moins bien animées et peu cohérente avec l’oeuvre de base sorties directement sur cassette ou en DVD  et que même les plus grands fans du studios aux oreilles de souris critiquent âprement.
Rien n’est dit non plus sur les discordances et la séparation momentanée entre Disney et Pixar (2004)… aujourd’hui, les deux studios semblent réellement ne faire qu’un (Merida, une héroïne Pixar intègre même le clan des Princesse Disney… hélas)
Dans cette interview : http://www.premiere.fr/Bandes-annonces/Video/Waking-Sleeping-Beauty-VOST-Interview , quand on lui demande s’il trouve qu’il y a des différences dans la manière de concevoir les films entre maintenant et aujourd’hui, Don Hahn répond en plaçant Disney comme monument immuable à la qualité éternelle :
« So wether you’re an animator sitting at the Disney Studios in 1937 working on Snow White and the seven dwarves or wether you’re an animator sitting at the Disney Studios working on a film like Toy Story 3, it’s about great stories and it’s about creating wonderful transportive experience in the movie theater, and that hasn’t changed, that’s a tale as old as time, that comes from the greek theater and telling good stories is something we’ll always want and need as human beings. »
« Qu’importe que vous soyez un animateur des studios Disney travaillant sur Blanche Neige et les sept nains en 1937 ou que vous travailliez sur un film comme Toy Story 3, l’essentiel ce sont de bonnes histoires et de créer une merveilleuse expérience qui fasse rêver les spectateurs et ça, ça n’a pas changé. C’est un conte vieux comme le monde, ça vient du théâtre grec et dire de bonnes histoires, c’est quelque chose qu’on voudra toujours et dont on aura toujours besoin en tant qu’être humains. »
Il revient également beaucoup à l’affect en déclarant quelques minutes après que ce qui rend Disney meilleur que les autres studios c’est que ses employés « aiment ce qu’ils font » et qui ont gardé la « même éthique et la même culture », une « culture de qualité ».
A noter d’ailleurs, que le documentaire Waking Sleeping Beauty est assez pernicieux avec les rivaux de Disney. Don Bluth, ancien animateur Disney qui a d’ailleurs travaillé sur Rox et Rouky avant de réaliser ses propres films, lesquels ont d’ailleurs déjà battu Disney au Box Office (Fievel et le Nouveau Monde avait écrasé Basil détective privé à l’époque), est présenté comme un « sous Disney » qui a détourné les animateurs des studios du droit chemin en les débauchant pour ses propres films.
Quant à Jeffrey Katzenberg, fondateur de Dreamworks dont les films ont longtemps parodié l’univers Disney (notamment dans Shrek) et qui est aujourd’hui le concurrent le plus sérieux de Disney/Pixar, il est présenté comme un odieux personnage à l’ego surdimensionné.
(A noter qu’on lui passe néanmoins de la pommade dans la promotion du film en ajoutant qu’il était néanmoins « talentueux et créatif » http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=7yLPzPG-eS0 )
De même, on met en valeur dans la bande annonce le réalisateur Tim Burton aujourd’hui extrêmement connu qui pourtant s’est longtemps épanché sur le mal-être qu’il a ressenti en travaillant chez Disney à l’époque (il s’était notamment fait renvoyer avec Frankenweenie dans les années 80)
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Tim Burton apparaît trois secondes dans le film et ces trois secondes sont bien entendu incluses dans la bande annonce.
La question n’est pas de savoir ici qui a tort, qui a raison où si Jeffrey Katzenberg était réellement imbuvable mais surtout de constater la façon dont Disney modèle la propre mythologie de ses studios, passant sous silence, ou presque, ses périodes les plus sombres pour glorifier inlassablement ses mythiques « âges d’or » et son immuabilité quasi divine.

L.D.

[Les exemples des pratiques plus que discutables de Disney font légion, je ne vous en ai reproduit que quelques unes par peur que ça fasse trop lourd, mais si vous voulez une histoire un peu plus compète de Disney, notamment sur ses activités anti-syndicales, référez-vous au premier chapitre du livre « The Mouse that Roared »]

Cette fusion entre le pouvoir d’entreprise (et les pratiques anti-démocratiques qui s’ensuivent), le divertissement et la pédagogie publique est ce qui caractérise le mieux Disney, et qui rend d’autant plus difficile à accepter l’image que Disney cultive auprès du public, à savoir d’être le paradigme de l’innocence, du bonheur, et de la magie du monde.

Il y aurait plus à dire sur les idéologies hiérarchiques de Disney, notamment à travers la façon dont sont traités les employé-e-s des parcs d’attractions Disney, qui sont soumi-se-s à des codes vestimentaires et esthétiques strictes (pas de cheveux longs pour les garçons, pas de piercings, pas de pilosité faciale…) ainsi qu’à une surveillance constante de leurs supérieur-e-s.

Pour l’instant il convient juste de dire que derrière son image de marque aseptisée se cache une réalité beaucoup moins « innocente » et « magique ».

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Liam

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1James Mc Neal, dans un article daté du 30 Novembre 2006 dans The Economist, affirme que « 47% des achats des foyers Américains (ce qui équivaut à 700 milliards de dollars) sont influencés par les enfants âgés de moins de 14 ans, soit « directement » (Je veux une Renault, Maman.) à hauteur de 340 milliards, soit « indirectement » (Je sais que le petit Nicolas voudrait qu’on achète…) à hauteur de 340 milliards de dollars. Les 40 milliards de dollars restant sont des dépenses directes. ». C’est moi qui ai adapté les exemples, ndlr.

2Sans aucun regard critique d’ailleurs

3New York Times 27 juillet 2009

4Propos recueillit dans le livre « Contre les jouets sexistes » aux éditions L’échapée

5http://www.monde-diplomatique.fr/2004/09/BRUNE/11449

6Dont il ne faudrait pas sous-estimer la taille, car ce marché s’élève à 170 milliard de dollar par an (et cela uniquement sur les téléphones portables, les jeux vidéos et les lecteurs mp3) pour les 8 à 12 ans. Chiffres de euromonitor.com

7Citation en 1995 du PDG de Prism Communications, une agence de marketing

8Un « imagineer » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Walt_Disney_Imagineering) de Disney, cité dans « The Mouse that Roared »

9Un jeu en ligne qui consiste à créer un avatar pingouin et puis gagner de l’argent virtuel pour acheter des objets tels que des vêtements, des animaux de compagnie, des ameublements pour son igloo…ce qui bien sûr a pour conséquence de familiariser les internautes avec la consommation (le site vend des pingouins en peluche, entre autre) ainsi que glaner des informations sur ses consommateurs-trices.

10Comme l’explique l’historien Gary Cross dans son livre Kids Stuff, Toys and the changing world of American Childhood, Disney étaitent les premiers à déposer des marques pour ses personnages pour pouvoir exploiter leur énorme potentiel commercial. Déjà dans les années 1930, le visage de Mickey Mouse apparaissait sur « des couvertures, des montres, des brosses à dent, des abats jours, des radios, des bols de déjeuner, des réveils, des lumières de Noël, des cravates, et des vêtements de tout ordre. ».

Également, dans son article « Compulsory Play » du 16 Mars 1998 dans The Nation, Ernest Laursen nous explique que Walt Disney à aussi su être pionnier dans le sens où déjà pour le film « Blanche-Neige et les Sept Nains », environ 70 images du film avaient déjà étaient autorisées pour les produits dérivés plusieurs mois avant que le film ne sorte.

11Par exemple, en 2006 plus de 500 élèves de 8 écoles différentes (niveau CM1) ont participé dans un programme « prototype » qui s’appelait « Comics for Classrooms », dans lequel l’on utilisait la littérature jeunesse Disney pour apprendre aux enfants à lire et écrire. Le Vice-Président de Disney Worldwide Publishing a dit du programme (sans tout à fait maîtriser les implication plus qu’ironiques) : « Les enfants apprennent sans même s’en rendre compte » (http://www.publishersweekly.com/pw/by-topic/1-legacy/24-comic-book-reviews/article/12029-disney-comics-goes-to-school.html). D’autres exemples sont disponibles dans le chapitre 2 de « The Mouse That Roared ».

12ABC était affilié à Capital Cities, un autre conglomérat médiatique, dont Disney est également devenu propriétaire, ce qui a fait de Disney, à ce moment-là (1995), la deuxième plus grande société médiatique au monde.

13Henri Giroux dans « Mickey Mouse Monopoly »

14Pour une liste plus complète, voir ici http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_assets_owned_by_Disney

15http://www.opensecrets.org/lobby/clientsum.php?id=d000000128

16http://mediamatters.org/blog/2012/02/03/how-much-did-media-companies-spend-lobbying-on/184807

17L’exemple le plus frappant est peut être le livre de Michael Sorkin « I’ll see you in Disneyland ». Sorkin voulait utiliser une photo de Disney land (prise de l’extérieur du parc) en couverture, mais s’est vu obligé de la changer quand la maison d’édition à eu peur d’un procès. La couverture a donc été changé à une photo d’un ciel bleu avec des nuages avec comme légende « Le ciel au-dessus de Disneyland ». Il commente dans son livre « DisneyWorld est le premier espace urbain protégé par droits d’auteur au monde »

Les Flingueuses (2013), « comédie féministe » ? 

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The Heat (titre en vo), réalisé par Paul Feig est sorti cet été 2013. J’ai décidé de vous en parler ici parce que les rôles principaux sont tenus par deux actrices de plus de 40 ans et qu’aucune romance hétérosexuelle n’entre dans le scénario, ce qui selon moi en fait un film plutôt original.

« Quoi !? » allez-vous me dire, « quel est cet obscur film indé et déprimant ? »

Distribué par 20th century fox, il est numéro 2 au box-office américain la deuxième semaine de sa sortie[1]. C’est le meilleur démarrage au box-office dans la carrière de Sandra Bullock. Même Paul Feig, le réalisateur, souligne le succès d’un film où aucun acteur homme célèbre n’apparaît à l’affiche.

Quand j’ai vu The Heat, j’ai pensé : c’est bel et bien possible de faire un film drôle et populaire avec des femmes en tête d’affiche. Certes, personne n’a osé prétendre le contraire (quoique…) mais il me paraît intéressant de vous rappeler que pour l’été 2013 seulement 30% des films avait une femme en tête d’affiche[2]. Oui, à Hollywood, on craint de ne pas rencontrer le succès en faisant un film d’action porté par des femmes. Le producteur de The Heat, Jenno Topping explique à un magazine que le studio n’était pas certain du succès du film :

« Il y avait des gens qui appréhendaient le succès du film : ils pensaient que les femmes ne voudraient pas aller voir un film policier d’action et que les hommes ne voudraient pas voir deux femmes tenir des flingues, ce qui nous aurait aliéné notre audience potentielle. »

Mais pour Kate Dippold, la scénariste du film, c’est le public féminin qui est visé :

« Dans Running Scared, les personnages vont aux Caraïbes et il y a ce montage d’eux sur leurs scooters avec une nana canon à l’arrière. Et je me disais que je ne voulais pas être la fille à l’arrière du scooter. Je voulais être le flic trop cool qui faisait les trucs cools. »[3]

C’est ainsi que le film a été qualifié de « comédie féministe » par Télérama[4]. Cela dit je vous rassure The Heat n’est pas un film « à thèse », c’est bien une comédie. Sa fracture est très classique : deux personnes que tout oppose doivent travailler ensemble et finissent par s’apprécier. On découvre avec stupeur grâce à ce film que des femmes peuvent être drôles. Complètement fou, n’est-ce pas ?

Il me semble pour ma part que ce qui fait que le film est intéressant et original, c’est qu’il ne met en scène aucune aventure amoureuse. L’intrigue se construit sans romance extérieure qui viendrait donner du relief aux personnages (elles n’en n’ont pas besoin). J’ai eu envie de m’exclamer : enfin ! Une comédie populaire qui met en scène deux héroïnes et qui se centre sur leur amitié, voilà qui est original. On a bel et bien l’œil humide à la fin mais non pas pour les retrouvailles hétéro d’un éternel couple mais pour une belle amitié. Il est plaisant de voir d’autres relations affectives valorisées.

Paul Feig, le réalisateur, semble aussi tenir particulièrement à ce point :

« Je ne voulais pas faire une comédie romantique. Même Bridesmaids avait des moments romantiques avec la relation de Chris O’Dowd et de Kristen Wig. Ce que j’aime avec The Heat, c’est qu’il n’y a rien de tout ça. C’est juste deux femmes professionnelles et très qualifiées qui sont géniales dans leur boulot et qui ont cette aventure. »[5]

« Pour un personnage, avoir « faire l’amour » comme motivation est une des choses les plus ennuyantes. J’aime l’idée que deux femmes s’apprécient sans qu’il soit question de mecs. Ce n’est pas une histoire du style « oh boy, elles ont pris la mauvaise route, maintenant elles doivent trouver un homme avant qu’il soit trop tard ! » Elles aiment ce qu’elles font, elles ont juste du mal à trouver quelqu’un-e qui les comprenne. Le personnage de Sandra Bullock est seul parce qu’elle n’a pas d’ami-e-s, pas parce qu’elle n’a pas de mecs. Je déteste ces films qui supposent que parce que tu choisis une carrière, il te manque une famille. »[6]

Nous remercions donc l’auto-proclamé féministe Paul Feig pour ses bonnes intentions[7]. Malheureusement, la promo du film en France n’a pas brillé pour son progressisme. Les distributeurs ont donné un sous-titre très chic au film sur les affiches représentant Bullock et McCarthy : « Le FBI a aussi ses règles ». De plus, ils y ont habilement gommé les rides et les rondeurs des corps des deux actrices. Sur cette campagne publicitaire désastreuse, je vous renvoie à l’article de Madmoizelle : http://www.madmoizelle.com/flingueuses-good-cop-bad-photoshop-183207

« Les Flingueuses est le titre français de The Heat, film américain qui sortira le 21 août en France. Et l’affiche choisie par le distributeur pour la promotion du film dans l’Hexagone est consternante. »Le moins qu’on puisse dire avec la traduction qui est proposée par la version française, c’est qu’elle manque cruellement d’originalité. OH UNE BLAGUE SUR LES RÈGLES ! C’est si drôle et surtout, si original ! »

Pour ce qui est des personnages féminins, il nous faut aussi souligner que le choix de Paul Feig se révèle original : Melissa McCartthy ne présente pas le corps féminin calibré que nous sommes habitué-e-s à voir dans les films. Rappelons que pour Hollywood, Jennifer Lawrence, l’héroïne de Hunger Games est grosse…. Il est même très rare de voir un personnage gros en tête d’affiche. Illes sont souvent dans un second rôle un peu rigolo ou d’éternel faire-valoir. (comme par exemple Rebel Wilson dans Bridesmaids en colocataire complètement barrée).

Donc le film présente deux femmes dans un rôle de policières, un peu bad-ass, fortes, malignes etc… Ce qui fait le comique du film c’est le renversement des rôles : ce sont des hommes normalement qui jouent les flics ou les héros alors que les femmes servent à l’intrigue (parce qu’elles se font kidnapper ou parce qu’elles couchent avec le méchant, ont des informations, etc..) Les « cop buddy movies » comme L’Arme fatale, le troisième Die Hard, Tango et Cash, Starsky et Hutch, Men in Black, etc. (la liste est très longue http://fr.wikipedia.org/wiki/Buddy_movie) mettent en scène deux hommes qui vont devenir amis par leur but commun (souvent sauver le monde, ou arrêter un psychopathe dangereux qui a prévu de zigouiller des innocents…). L’histoire et le fonctionnement de The Heat est calquée sur ces cop buddy films, sauf qu’ici l’enjeu est un peu moins élevé : il s’agit d’arrêter un baron de la drogue et pas de sauver des vies. D’un côté, on a la flic droite, un peu coincée, respectueuse de la Loi et de l’autre, celle déjantée, qui se moque de la hiérarchie. En bref, les personnages sont des stéréotypes. Des stéréotypes ordinairement adjoint à des personnages masculins. Je suppose que c’est cela qui a fait que le film fut qualifié de « féministe ». En gros, on a mis des femmes dans des rôles ordinairement attribués aux hommes et voilà, c’est fait, révérence, applaudissements, tout le monde est content.

Je m’interroge : est-ce que renverser les genres est subversif ? Je n’ai pas l’impression que le film a été vu comme subversif, il a plu, au public et à une certaine critique. (En tant que divertissement populaire et à destination des femmes, il ne plaît pas au Cahiers, cela va de soi ! Il lui préfère Mes Meilleures amies où le féminin était plus intéressant selon eux – enfin, plus à sa place surtout !) En général pour les critiques, le film ne dérange pas, ne gêne pas. Son féminisme est accepté par Télérama ou par les Inrocks sans être perçu comme menaçant (menaçant l’ordre pépère des rapports de domination classique). Car il ne l’est pas : il y a deux femmes certes, mais blanches et hétérosexuelles. Alors que l’intrigue ne demandait pas forcément des précisions sur l’orientation sexuelle des héroïnes, elle nous est malgré tout imposée. De plus, dans le Boston imaginaire de The Heat, il m’a semblé que l’égalité entre les sexes était déjà là : à aucun moment on ne souligne la difficulté pour les femmes à rentrer dans des professions à responsabilité. La seule chose qui fait que Sandra Bullock ne pourrait pas avoir sa promotion c’est qu’elle ne sait pas travailler avec d’autres personnes.

Un autre point qui peut poser problème pour l’attribution du cookie féministe à Paul Feig c’est certaines blagues du film. Le « second degré », comme le souligne le blog « Une heure de peine »[8] , c’est bien souvent rire au dépend de quelqu’un-e ou d’un groupe jugé inférieur, et si tu ris pas, c’est que tu n’as pas d’humour. Ici, quelques blagues sur un personnage albinos moqué pour sa pâleur, décrit comme flippant à cause de son physique. Des blagues bien sexistes : la femme de ce personnage est qualifiée de « sac de farine avec un trou au milieu », Melissa McCarthy cherche les toutes petites boules de fillettes du chef. Et des blagues transphobes autour de Sandra Bullock ternissent tout de même le propos plutôt sympa du film. Je vous renvoie à cet excellent article (en anglais) intitulé « pourquoi je voudrais que l’humour soit intersectionnel ». http://www.btchflcks.com/2013/07/am-i-the-only-feminist-who-didnt-really-like-the-heat-or-why-i-want-my-humor-intersectional.html

Je vous traduis un extrait :

« Le féminisme ce n’est pas juste un truc qui concerne l’égalité des genres et qui serait mettre plus de femmes dans les films. Même si c’est un super début. C’est combattre toutes les formes de discriminations et d’oppressions. Ce n’est pas perpétuer les préjudices. »

Et personnellement, je donne aussi cette définition au féminisme. J’ai trouvé le film super, il m’a fait du bien, il m’a fait rire. Beaucoup de choses ont été déjà dites sur le film : l’originalité de l’âge, du physique des actrices, il valorise la présence de femmes fortes à l’écran dans un paysage de film d’action souvent porté par des hommes. Pourtant, il m’a semblé que ce n’est pas parce qu’on nous jette un bonbon pas trop dégueu qu’il faut l’avaler tout rond ! Des représentations de femmes bad-ass c’est cool et encore rare mais des femmes non-blanches, non-cis ou non-hétéras, ça pourrait être chouette aussi !

Fanny Gonzagues


[7] Un point noir tout de même : à la fin du film, il y a une scène assez gênante dans laquelle Bullock prend une pose sexy, aidée par McCarthy qui lui travaille le décolleté, pour aguicher le policier. On ne comprend pas vraiment pourquoi elle s’intéresse à lui soudainement et pourquoi son intérêt doit se manifester par cette mise en scène sexy.

 

Le Masculinisme de Taken et Taken 2

taken_2_affiche_06Je voudrais analyser et réfléchir ici à une des dimensions politiques des films Taken : leur masculinisme. Loin d’être un aspect périphérique de ces films qui se réduirait à quelques détails anecdotiques, le masculinisme me semble constituer la toile de fond qui sous-tend l’histoire ainsi que les propos des films.

Les films Taken, de par leur énorme succès commercial, me semblent être une bonne façon d’aborder la question des idéologies masculinistes et leur présence dans le cinéma et ailleurs.

Le masculinisme se définit chez Michèle Le Doeuff ainsi: « Pour nommer ce particularisme, qui non seulement n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue), j’ai forgé le terme masculinisme ».

Alors, sans vous faire une historique détaillée des mouvements masculinistes (que vous pouvez trouver dans les excellentes et très complètes brochures citées plus bas), je vais me contenter de dire que ce sont des mouvements qui sont apparus en premier lieu dans les années 50 aux États-Unis, lorsque le divorce (acquis féministe) a commencé à se répandre, et qui ont commencé à prendre de l’ampleur sous forme de groupes de pères dans les années 70 et 80, principalement autour de la question de la garde d’enfant. Des exemples filmiques de l’idéologie masculiniste seraient Kramer Vs Kramer, ou encore Mrs Doubtfire, pour citer les plus connus. Les thèmes principaux sont « la souffrance de l’homme a être quitté, et du chagrin de celui-ci de ne plus voir suffisamment ses enfants, selon [les masculinistes] indûment laissés au soin exclusif de leurs mères. C’est en médiatisant cette souffrance face à des femmes qui, disent-ils, détruisent leur vie par égoïsme, afin de poursuivre leur carrière ou suivre un autre homme en emmenant avec elles leurs enfants, que les groupes de pères ont réussi à s’attirer la sympathie de la société » (tirée de « La percée de la mouvance masculiniste en Occident », brochure de Hélène Palma).

Encore, dans cette même brochure: « Ainsi, Michèle Le Doeuff considère comme masculiniste tout discours, toute pensée centrés sur les seuls hommes et leurs seuls intérêts. « Je dirais pour ma part que le masculinisme aujourd’hui en Occident, c’est une lame de fond, une idéologie rampante, un état d’esprit à l’égard des hommes et des femmes, qui tend à affirmer que les premiers sont victimes des « excès » des secondes. Les femmes, entend-on dire ici et là, auraient exagéré. Elles auraient obtenu « trop » de droits, de libertés et aujourd’hui, dit cette idéologie, elles seraient devenues incontrôlables. Le remède, entend-on encore murmurer, ce serait que les femmes soient rappelées à l’ordre. »

Si l’on prend ces idées comme point de départ, il me semble que le masculinisme ne touche pas uniquement les films d’actions, même si l’on peut éventuellement dire que les films d’actions peuvent être des sommets de masculinisme du fait de leur virilisme exacerbé. Outre ceux qui sont centrés autour de la garde d’enfants (comme Kramer Vs Kramer, Mrs Doubtfire ou les Taken), il existe beaucoup d’autres films aujourd’hui qui tiennent à un moment ou à un autre un propos masculiniste dans leur schéma narratif, dans la construction des personnages, dans le point de vue adopté (etc.), même si le masculinisme n’y est pas nécessairement central. On peut penser par exemple à Carnage ou à Very Bad Trip, qui ont déjà fait l’objet d’une analyse sur ce site.

Le masculinisme est une réaction contre les acquis féministes. Beaucoup de films ne pouvant plus se contenter (comme au « bon vieux temps »), d’être uniquement sexistes, ils doivent prendre en compte les acquis féministes et être anti-féministes, en reprenant des mythes perpétués par le masculinisme (les hommes qui souffrent terriblement de leur position de dominants, les femmes qui veulent émasculer les hommes et prendre le pouvoir sur eux, les femmes qui regrettent les acquis sociaux du féminisme et qui préféraient quand les hommes les dominaient de façon plus absolue, la « perte de repères sexuels » c’est à dire l’idée que les acquis féministes auraient brouillé la « différence naturelle des sexes » et auraient rendu notre société fade en voulant rendre tout le monde pareil…). Ces mythes sont nombreux et peuvent même être contradictoires entre eux, mais ont tous en commun de répondre au désir de domination de la classe des hommes et de chercher à justifier et maintenir cette domination.

Comme le dit la première définition, le masculinisme passe par la restriction au seul point de vue des hommes. Il est donc logique que le masculinisme se retrouve assez souvent dans les productions culturelles vu que les structures de production sont monopolisées par des hommes. Dans le cas du cinéma, par exemple, les réalisateurs et producteurs sont dans leur vaste majorité des hommes, et ils font des films dans l’immense majorité phallocentrés et pour les hommes. Si les films n’étaient pas aussi massivement des produits fabriqués par des hommes, peut-être y aurait-il moins de masculinisme, peut-être même serait-il montré de manière critique…

Je me concentrerai dans cet article sur Taken 1 & 2, car il me semble que le masculinisme est au cœur de ces films et les structure complètement.

Taken 1

Le premier film se focalise explicitement sur un père divorcé qui ressent du chagrin de ne pas pouvoir voir sa fille, et qui plus est souffre de sa chieuse d’ex-femme qui essaye de l’en empêcher.

On est encouragé, dans ce film, à s’identifier avec les douleurs et les chagrins de cet homme, véritable victime du « régime injuste » de la garde d’enfant, d’autant plus que sa fille ne semble pas lui en vouloir plus que ça d’avoir été tellement absent, alors que la mère fait tout pour les empêcher de se voir ou de se voir seul-e-s (comme dans la scène dans le café). Qui plus est, comme Julie le dit très bien dans son article, le film nous encourage aussi a sympathiser avec les énormes efforts qu’a fait le père pour se rapprocher de sa fille. C’est vrai quoi, il pourrait être au moyen-orient en train de dégommer des méchants arabes, et il a tout sacrifié juste pour être avec elle! C’est même une idée explicitement énoncée par un des amis de Bryan, que sa fille ne fait absolument pas preuve de la gratitude qu’il faudrait.

Ce film nous raconte que le père a enfin pris (au bout de nombreuses années à mettre sa carrière avant elle) les décisions nécessaires pour se donner les moyens d’être un bon parent, donc être proche de sa fille. Ce choix nous est présenté avec pas mal de pathos comme étant d’une bonté et d’un sacrifice de soi hors norme, et qui demande d’être reconnu, ce qui est déjà en soi dérangeant lorsqu’on imagine comment le même film aurait traité cette situation si l’on parlait d’une femme. Mais plus largement, la conception de ce que c’est d’être « un bon parent » (pour un homme) est assez glauque ici.

A en croire le film, les qualités d’un bon père seraient, soit de bien faire attention quand on emballe le cadeau de sa fille (scène du début), qui est une sorte de corollaire à l’importance d’être là dans les moments symboliques (« je lui ai promis que je ne raterai jamais un anniversaire »), soit d’utiliser les pouvoirs formels que l’État accorde aux pères pour contrôler les mouvements de sa fille, quitte à lui interdire de faire ce qu’elle a envie de faire, pour plus tard lui autoriser et avoir l’air du type le plus génial au monde. Concrètement, mis à part le gros de l’histoire qui consiste à essayer de nous faire gober qu’être un bon papa c’est aussi et surtout défoncer la gueule à tous les méchants qui veulent du mal à sa fille, ce sont un peu les seuls exemples de « bonne paternité » que nous donne le film. Sont totalement absentes les idées de présence quotidienne, de soutien émotionnel, affectif et psychique, d’accompagnement scolaire, ludique, éthique…

taken01

Leçon de parentalité : Bien emballer les cadeaux, abuser de mon pouvoir parental, et puis surtout, surtout, défoncer la gueule aux méchants qui en veulent à ma fille et à sa virginité

Également, ce film se soucie UNIQUEMENT du point de vue masculin, SEUL celui-ci est important dans ce film. SEULE compte la souffrance de ce père face à l’injustice d’une société (et surtout de Lenore, son ex-femme maléfique) qui lui empêche de voir son enfant, SEULES compte les raisons qui l’ont poussé à être absent de la vie de sa fille, SEUL compte qu’il essaye de réparer ses « fautes » (qui ne sont pas vraiment perçues comme telles). SEULS LUI ET SON POINT DE VUE COMPTENT. Le vécu ainsi que le point de vue des femmes dans ce film (et c’est encore plus flagrant dans Taken 2) ne sont ni montrés comme à prendre en compte et importants, ni comme pertinents.

Et ce qui est chouette avec ce film, c’est qu’il va valider cette idéologie À CHAQUE TOURNANT. Ne sera jamais abordé le point de vue de Lenore, perçu en premier comme une chieuse privilégiée qui en veut encore à Bryan et qui lui pourrit la vie, et qui deviendra par la suite la femme reconnaissante et qui avoue qu’elle avait tort une fois que Bryan revient avec sa fille. Ne sera jamais abordé le point de vue de Kim, sa fille, qui est un personnage d’une unidimensionalité à couper le souffle. Ni de la copine de sa fille, perçue comme étant une « impure » qui couche avec le premier venu.

Non, le film aborde uniquement le point de vue de Bryan, qui doit à tout prix retrouver sa virilité (quelque peu menacé par ce que sa femme exige de lui, à savoir « se poser » et passer du temps avec sa fille), en protégeant sa fille (dans Taken 2 ça sera sa femme qu’il devra protéger) du danger du monde en dégommant à la chaîne des méchants.

Taken 2

Rebelote dans Taken 2, dont le scénario aurait pu être écrit par SOS Papas[1] tellement le masculinisme du scénario saute à la gueule.

Lenore se rend compte qu’elle s’est trompée, son nouveau mari est en fait un connard et elle regrette que ce ne soit plus comme avant. Tout d’un coup, le personnage de Lenore est beaucoup plus sympathique que dans le 1, où elle était un véritable obstacle au bonheur de Bryan et de sa fille, vu qu’elle ne répondait pas aux attentes de Bryan. Ici il est rapidement très clair que Lenore a toujours des sentiments pour Bryan, et qu’elle voudrait renouer avec lui. L’on est dans la fantaisie la plus masculiniste qui soit, à savoir que cette femme qui était devenu « indépendante » de Bryan, se rend compte de son erreur et comprend qu’en fait c’est son premier mari qui peut la protéger et s’occuper d’elle le mieux. Parce que, forcément, elle a besoin de quelqu’un pour s’occuper d’elle.

 taken02

Lenore : soit triste parce que son mari est un connard, soit heureuse parce que son ex est un brave type sur lequel elle s’est trompée. Un personnage complexe, recherché…

Cette non-prise en compte du ressenti et de la subjectivité de Lenore est encore une fois la marque frappante du masculinisme à l’œuvre. Dans la scène dans la voiture, où Lenore et Bryan discutent de leur relation d’avant, Lenore dit à Bryan que lorsqu’il se focalise sur quelque chose il ignore tout le reste, et Bryan lui-même accepte que ce soit le cas, et que même s’il voulait changer il ne le pourrait pas, car il n’abandonne jamais. Lenore lui reproche de les avoir abandonnées elle et sa fille, ce à quoi Bryan répond : « Non, jamais, pas là-dedans » [il montre sa tête du doigt], et la scène prend fin là-dessus.

Cette scène fini de parachever la dé-responsabilisation de Bryan dans son absence de la vie de sa fille, car « il n’y pouvait rien, c’est sa personnalité ». L’on peut se demander si cette scène cherche à faire référence au fait que Bryan était parti pour remplir ses devoirs d’homme (protéger l’occident contre les méchants terroristes), donc le dédouaner de part sa biologie qui renverrait à des devoirs différents, ou cherche à expliquer le comportement de Bryan et le dédouaner juste de part sa « personnalité », donc à esquiver le fait que ce sont largement majoritairement les hommes qui abandonnent leur famille, et à individualiser quelque chose d’éminemment politique.

Mais bon, vu que Bryan n’avait pas abandonné sa femme et sa fille « là-dedans » (dans sa tête), cela montre qu’en fait Lenore n’a pas vraiment de reproches à lui faire, car dans sa tête il était le type le plus génial du monde et il aimait toujours sa femme et sa fille. Cette scène parachève aussi de minimiser les reproches que Lenore a pu faire à Bryan (dans Taken 1, notamment), et vu que le film enchaîne ensuite scène d’action sur scène d’action où Bryan, en vrai dominant, donnera des ordres en continu à Lenore et Kim, on reste là-dessus. Le film cherche donc à dire que les reproches des femmes ne sont pas vraiment fondés, et puis de toute façon elles on besoin de nous, les hommes, alors elles feraient mieux de se la fermer et nous écouter, plutôt que de râler tous le temps.

D’ailleurs, toute cette scène dans la voiture se fait sous la menace (que Bryan semble déjà avoir deviné, d’où son air un peu suspicieux/distrait) des méchants qui menacent la paix et la tranquillité de la vie de Lenore et Kim. Du coup, ces considérations sur les relations entre Bryan Lenore et Kim passent pour encore plus superflues, vu que le principal c’est le danger qui les guettent et comment Bryan va faire pour les sortir de là.

 taken03Dans ma tête il n’y avait pas de problèmes…alors il n’y avait pas de problèmes, t’as compris ?

taken04Surtout que là les méchants nous guettent, alors arrête de me faire des reproches à la con et laisse moi te protéger…

taken05Ahhh, enfin un peu de gratitude, c’est pas trop tôt !

L’amour du contrôle

 Le contrôle qu’exerce Bryan sur la vie de sa fille, déjà très glauque dans Taken 1, devient encore plus scandaleux dans Taken 2, légitimé bien sûr par « les méchants terroristes » qui sont partout et peuvent frapper à n’importe quel moment (et dans la vraie vie, c’est quoi qui le justifie?). En effet, Bryan ne laisse pas à sa fille avoir de relation amoureuse sans son « autorisation », et va même jusqu’à installer un GPS dans le portable de sa fille pour pouvoir savoir où elle est à tout moment. Ce contrôle omnipotent qu’exerce Bryan sur sa fille (et qui se reflète dans les innombrables scènes d’actions où Bryan dégomme à lui tout seul des dizaines de méchants) se coule très bien dans une représentation de la masculinité qui veut que Bryan « protège » sa fille et Lenore, tout en ne leur laissant très peu voire aucune marge de manœuvre pour s’auto-définir comme actrices de leur propres vies. Les hommes sont indépendants et autonomes, les femmes sont dépendantes et subordonnées. Cette idée est flagrante dans la figure « active » de Kim dans ce film (au sens où elle prend part à l’intrigue dans un contexte autre que celui de victime, Lenore incarne ce rôle là dans le 2). Même dans un rôle qu’on voudrait nous faire croire « actif », Kim ne prend très peu voire aucune décision pour elle-même. Elle se contente de faire à la lettre ce que lui dicte son père au téléphone, tout au long de l’action du film. Nous sommes donc dans l’illusion de l’autonomie, dans un semblant de personnage actif.

 taken06Oula ! Mais ça à l’air technique et intelligent ce que tu fais là !…

taken07Bin oui mais c’est mon papa qui m’a tout dicté à la lettre et encore heureux qu’il était là ensuite pour me sauver, parce que toute seule je sers à rien moi…

A aucun moment le film n’envisage que Kim puisse agir de façon autonome pour sauver son père. Et cela nous paraît logique quand on regarde le film, tellement Kim est dépeinte comme un personnage avec aucun savoir-faire utile, se contentant de répondre à des exigences de « fille innocente et gentille » qui veut juste voir ses parents se réconcilier et retomber amoureux. La seule chose qu’elle fait par elle-même dans le film c’est courir et fuir (et encore elle se fait rattraper et a besoin de son père pour la sauver in extremis), et ensuite conduire la voiture (parce qu’elle ne sait pas tirer avec les armes à feu), sans cesse harcelée par son père pour « aller plus vite » et « foncer ». Le permis de conduire me semble d’ailleurs assez représentatif du film, au sens où pour Kim c’est un moyen d’autonomisation, mais elle l’a raté une fois parce qu’elle n’écoutait pas son père et ne faisait pas exactement ce qu’il lui disait de faire. Ça me paraît être un des propos général du film : « Femmes, écoutez les hommes. Si l’on exerce un contrôle sur vos vies c’est pour votre bien, car vous avez besoin de nous ».

 taken08Tiens toi bien, ma fille, je vais t’expliquer ma conception de l’autonomie des femmes…

taken09…Oui bien sûr Papa, sans toi je suis totalement paumée, je comprends

Taken 1 et 2 nous raconte l’histoire d’un monde où les choses se passent mal, où les femmes n’écoutent plus les hommes et où les conséquences sont très très graves. La liberté et l’autonomie des femmes sont perçues comme des choses dangereuses, risquées. Du coup, il paraît « normal » que les hommes y résistent et s’y opposent, bien sûr pour protéger ces dernières, qui sont insouciantes du « danger du monde », qui s’incarnent dans d’autres hommes (forcément musulmans les autres hommes, ré-activant des stéréotypes islamophobes, surtout dans Taken 2), les hommes de toute façon ayant dans cette vision du monde le monopole de la violence et du contrôle physique des autres. L’ingratitude des femmes envers ces hommes qui les protègent, que ce soit dans un sens macro-politique du terme, en allant dans les pays des méchants qui haïssent les femmes pour les dégommer, ou alors dans un sens micro-politique, lorsqu’ils exercent leur pouvoir pour restreindre et contrôler les mouvements des femmes « ici chez nous » pour mieux les protéger, est montré dans ces films comme la véritable injustice du monde.

Et oui, car même si on va partout dans le monde dégommer les méchants, cela ne veut pas dire que les méchants ne sont pas partout ! Cela paraît caricatural tellement ça ressemble à la propagande états-unienne de la guerre froide qui voulait que les communistes soient partout, et qu’il était donc nécessaire de contrôler la population pour les protéger, et en passant voter les plus grand (de loin) budgets militaires mondiaux (ce qui est encore le cas aujourd’hui, la « menace terroriste » ayant remplacé l’URSS dans le rôle du père-fouettard).

La politique réactionnaire des films Taken superpose une idéologie masculiniste avec une justification d’une politique étrangère qui se base sur une présomption d’hégémonie politique, militaire, culturelle et éthique. En d’autres termes, les raisons pour lesquelles les femmes devraient arrêter de chouiner et jouir de leur indépendance et autonomie acquise de haute lutte et commencer à écouter les hommes sont parallèles aux raisons pour lesquelles le monde devrait arrêter de râler sur le caractère injuste de la politique étrangère des États-Unis et accepter que tout cela est fait pour le plus grand bien de tout le monde, car le danger rôde, la menace est toujours là, et il nous faut être protégé par une grande puissance, qui n’hésite pas à faire des choix difficiles, quitte à contrôler nos vies, mais tout ça pour nous protéger bien sûr…

Et tout comme il me semble clair que les classes dirigeantes agissent dans leurs intérêts propres lorsqu’il est question de politique étrangère ou domestique, il me semble aller de soi que la classe des hommes agit par intérêt propre dans le contrôle qu’elle veut exercer sur les femmes, et que les films qui cherchent à justifier cette domination et ce contrôle, comme les films Taken, nous rappellent que la classe des hommes n’est pas prête à abandonner ses privilèges et son pouvoir, et que le discours de « l’égalité déjà là », comme l’appelle Christine Delphy, reste un incontournable du discours masculiniste.

[Je passe sur tous les clichés horriblement racistes et islamophobes de Taken 2, car grosso modo ils sont les mêmes que dans le 1, et Julie les a déjà bien décrits dans son article sur Taken 1.]

Comme le passage cité plus haut, je ne pense pas que le masculinisme soit un épiphénomène, mais bien plutôt une idéologie latente qui se répand de plus en plus, et avance de façon masquée, peut-être plus dans le cinéma qu’ailleurs. En occultant les mécanismes historiques, en mystifiant les rapports de forces actuels, le masculinisme cherche à nous faire croire que les hommes souffriraient terriblement de leur statut de dominant, de leurs privilèges, qui en fait seraient un « fardeau » plus qu’autre chose, voire que ça serait en fait plutôt les femmes qui seraient en position de dominantes dans notre société maintenant, et que « la féminisation » de notre société serait une grande menace pour les hommes et les garçons.
En France, nous avons des représentants médiatiques de cette idéologie avec Eric Zemmour, Alain Soral ou encore Michel Houellebecq, mais également dans les sciences humaines avec Daniel Welzer-Lang, Gerard Neyrand et Eric Verdier. À noter aussi des femmes comme Elisabeth Badinter et Christiane Castelain Meunier.

Tout ça pour dire que les discours explicitement masculinistes ne sont à mon avis que la partie visible de l’iceberg. Cela fait bientôt 30 ans que nous vivons un backlash contre les revendications (et les acquis) féministes, et il serait naïf de penser qu’il n’a eu aucun effet. A mon avis, des films comme Taken 1 et 2 (parmi tant d’autres), prouvent que ce n’est pas le cas, et que cette idéologie impacte de plus en plus nos productions culturelles, et donc nos représentations, ainsi que nos discours politiques.

Je finirai sur une définition plus large du masculinisme, celle de Leo-Thiers Vidal :

« J’entends par « masculinisme » l’idéologie politique gouvernante, structurant la société de telle façon que deux classes sociales sont produites : les hommes et les femmes. La classe sociale des hommes se fonde sur l’oppression des femmes, source d’une qualité de vie améliorée. »
« J’entends par « masculinité » un nombre de pratiques – produisant une façon d’être au monde et une vision du monde – structurées par le masculinisme, fondées sur et rendant possible l’oppression des femmes. J’entends par « hommes » les acteurs sociaux produits par le masculinisme, dont le trait commun est constitué par l’action oppressive envers les femmes« 

Et, pour compléter cette définition, je vais citer une brochure contre le masculinisme que l’on peut trouver ici http://lagitation.free.fr/spip.php?rubrique37

« Cette définition [celle de Leo Thiers Vidal] plus large du masculinisme nous invite à ne pas faire du mouvement masculiniste une cible unique. De la même façon que l’antifascisme ne peut pas se contenter de s’opposer à l’extrême droite organisée, il serait facile et mensonger de considérer le mouvement masculiniste comme la seule force antiféministe et misogyne à combattre.
Il est important de considérer que chaque homme a des intérêts qui le relient à ce mouvement, c’est ce qui fait la force et le pouvoir de séduction du discours masculiniste pour les hommes. La masculinité est construite sur un masculinisme intériorisé, c’est-à-dire intégré en soi, dans son comportement et ses pensées. C’est un mélange de sexisme (« ne surtout pas ressembler aux femmes »), d’ignorance du vécu des femmes, de fidélité au clan des hommes, d’égoïsme masculin…« 

Liam

[1] Association masculiniste française

Billy Elliot (2000)

billy elliot 10

J’ai re regardé ce film l’autre soir et j’ai du mal à me « décider » dessus. C’est surtout le portrait de la classe ouvrière britannique qui m’a posé problème. D’un côté, le film prend pour contexte historique une grève, ce qui est assez rare dans le cinéma pour être noté. En plus, le film est raconté du point de vue d’une famille ouvrière, et nous montre un peu les difficultés de cette vie et nous encourage à avoir de la sympathie pour ces personnages.

D’un autre côté, avec le sujet du film, il commence à y avoir des oppositions un peu douteuses qui voient le jour. La pratique du ballet de Billy semble s’opposer à la vie « dure », « virile » et surtout non-cultivée de la classe ouvrière de laquelle il vient. Alors l’opposition entre une activité « virile » comme la boxe et l’activité « efféminée » du ballet ne poserait pas problème (vu qu’elle fait parti de ce que le film dénonce) si jamais on voyait que par ailleurs la classe ouvrière avait une culture qui lui était propre, et que cette culture comportait aussi des aspects artistiques (comme on le voit très bien dans un documentaire comme « Which side are you on? » de Ken Loach). Or il me semble que ce n’est pas le cas.

Le film me semble montrer l’aspiration à « l’art » comme étant en opposition avec les aspirations de la classe ouvrière. D’ailleurs si l’on n’y connaissait rien et qu’on se fiait au film, on pourrait (à mon avis) très bien ressortir du film avec une image de la classe ouvrière comme étant des gens qui font la grève sans savoir pourquoi (la grève dans le film n’est jamais expliquée, jamais contextualisée), qui ne savent faire rien d’autre le samedi soir que se bourrer la gueule comme des pochtrons et frapper leurs fils, qui n’ont aucun autre moyen d’action de grève que de crier et de cracher avec violence sur les briseurs de grèves ou alors de se battre de façon un peu incohérente avec la police (qui eux, au moins, sont montrés comme les forces répressives de l’Etat qu’illes étaient, et sont toujours d’ailleurs). Alors mon problème ce n’est pas que tout cela n’existe pas (ou plutôt n’a pas existé), mais que le film me semble faire le choix (alors ptet par paresse ptet par conscience de classe, j’en sais rien) de ne montrer rien d’autre, c’est-à-dire en fait de refuser à cette classe ouvrière une histoire, un point de vue, une culture propre, et uniquement se concentrer sur elle pour raconter l’histoire de l’ascension sociale de l’un d’entre elleux (enfin je dis elleux…dans le film les femmes de la classe ouvrière sont absentes, alors même qu’on sait qu’elles étaient un moteur majeur des grèves) grâce à un énorme talent (qui, par définition, n’est pas donné à tout le monde).

Qui plus est, le film me semble faire le choix de montrer la frustration de Billy Elliot comme relevant d’une injustice, mais pas de n’importe quelle injustice. L’injustice à laquelle fait face Billy Elliot n’est pas qu’il est né dans une classe de la société pour qui l’ascension sociale est extrêmement difficile voire impossible, et que même avec cet énorme talent il ne pourra pas s’en sortir parce que les dés sont pipés. Cette hypothèse n’est clairement pas envisagé par le film, car comme par hasard le père a les bijoux de famille qu’il peut troquer contre l’argent nécessaire pour que Billy aille à l’école royale de ballet. C’est bien connu, la classe ouvrière a souvent des bijoux de familles à troquer pour deux milles livres, quand les choses vont vraiment mal…

Non, l’injustice à laquelle fait face Billy Elliot c’est d’être sacrifié sur l’autel de la lutte des classes. Il a les capacités nécessaires pour grimper dans la hiérarchie sociale, mais non! l’individu brillant et talentueux est brimé par les idéologies collectivistes et égalitaristes de ces foutus grévistes. Mais comment peut-on faire une telle chose en tant que père? Comment peut-on mettre le bien commun AVANT le bien de son fils (enfin, euh, celui qui a du talent hein, l’autre on s’en fout)?

Alors il y a plein de trucs intéressants par ailleurs dans Billy Elliot, je ne dis pas le contraire. Et je pense que je noircis quelque peu le trait, car vers la fin il y a quelques scènes qui me laissent penser que le film est moins hostile à la classe ouvrière qu’il me semble en avoir l’air au premier abord.

Si quelqu’unE à des idées sur le film, (qui me semble quand même être assez complexe, entre tout le truc de la « virilité » et « l’efféminé » qui se croise avec les différences de classes, ainsi que la peur de l’homosexualité*, tout ça dans un contexte historique bien particulier et que le film aborde de façon ambigüe) je suis très intéressé. Je suis anglais, je connais assez bien le contexte socio-historique du film, et je serais curieux de savoir comment ce film peut être lu par d’autres personnes, éventuellement d’autres cultures. Ou pas d’ailleurs! On peut très bien être anglaisE et connaitre assez bien le contexte socio-historique du film et avoir une opinion diamétralement opposée à la mienne, cela va de soi!

*le portrait de l’ami de Billy, qui est homosexuel, m’a énervé car le film y fait l’amalgame entre travestissement et homosexualité, ou homosexualité et travestissement. C’est un peu dommage lorsque l’on connait la confusion dans la tête de plein de gens sur ces questions-là que de lier ces deux choses (qui n’ont strictement rien à voir) dans l’unique personnage du film qui est homosexuel (et travesti). Si le film comportait deux ou trois personnages homosexuels (ou travestis), et l’on nous montrait différents cas de figure, ok. Mais ici ce n’est pas le cas, et je trouve qu’entretenir cette confusion, qui plus est au sein d’un film qui cherche en partie à élargir le cadre de la « masculinité », extrêmement dommage

Sherlock, saison 2, épisode 1 : « The Woman »

Holmes

Sherlock, série très en vogue en ce moment en Angleterre ainsi qu’en France (diffusée initialement sur France 4 puis France 2), et il me semble dans de nombreux pays Européens, ainsi qu’au Québec et au Canada, est une « adaptation moderne des aventures de Sherlock Holmes » (Wikipédia). Elle a été adulée par les critiques, et la première saison a remporté le BAFTA Award de la meilleure série dramatique et un Peabody Award en 2011. Sera analysé et critiqué ici uniquement le caractère outrageusement sexiste de cet épisode, en faisant un état des lieux des représentations liées aux hommes et aux femmes, et surtout de la relation entre Sherlock Holmes et Irène Adler, où se joue la dynamique principale de l’histoire.

Sherlock Holmes est un homme surbrillant, possédant une intelligence totalement surhumaine et présenté comme tel tout au long de la série. D’ailleurs la plus grosse intrigue de la série repose sur un combat d’intellect entre Sherlock Holmes et John Moriarty, véritable choc des titans qui se rendent les coups avec leurs phallus-intellect, garant de leur masculinité et leur supériorité sur les autres hommes et, bien sûr, sur les femmes.

Et c’est justement dans cet épisode que se jouera pleinement la domination des hommes (ici l’Homme avec un H majuscule, Sherlock l’Homme) sur les femmes (ici Irène Adler aka La Femme), une bonne fois pour toute (qu’elles comprennent leurs place, bon sang!).

Irène Adler nous est présentée comme le pendant féminin de Sherlock Holmes, une sorte de John Moriarty au féminin, certes peut-être en moins outrageusement cruelle. Brillante elle aussi, il y a cependant plusieurs choses qui les distinguent. Premièrement, Irène Adler est une femme, et doit donc être constamment renvoyé à son corps, à sa féminité, à sa sexualité, titillante pour les hommes. Le fait qu’Irene Adler est une dominatrice n’est pas anodin non plus. Elle veut dominer les hommes, renverser le rapport de pouvoir que les hommes comprennent très bien et qui maintient les femmes en position de soumission. Et pour cela elle doit être punie, car c’est un péché impardonnable que de vouloir transgresser le rapport d’oppression et vouloir dominer le dominant. Alors elle est trahie par ce qui fait d’elle LA Femme, à savoir son coeur, ses sentiments, en d’autres termes son essence féminine, et elle est renvoyée à ce qu’elle doit être, inférieure, soumise, dépendante d’un homme.

Cet épisode est clairement et totalement anti-féministe. L’anti-féminisme de l’auteur est d’autant plus clair quand on connait le livre sur lequel l’histoire est calqué, à savoir « un scandale en bohémie » par Conan Doyle. Dans cet histoire, c’est bien La Femme qui prend le dessus sur Holmes, et c’est d’ailleurs bien pour ça que Holmes la considère avec une sorte de respect (c’est pas non plus l’égalité des sexes, faut pas rêver). Dans cette ré-écriture moderne (mais moins progressiste), La Femme est vaincu par « l’Holmes », humiliée et réduite en pleurs avant de supplier ce dernier de l’aider. Plus patriarcal, tu meures. Pour retourner le couteau dans la plaie, Holmes va ensuite sauver La Femme à la toute fin de l’épisode dans un délire d’omnipotence quasi-divine où Holmes délivre La Femme de terroristes (arabes, forcément, mais bon passons…) pour totalement boucler la boucle et réifier le patriarcat bienveillant et « ému » par l’infériorité féminine.

Alors récapitulons. Nous avons une femme qui cherche à dominer les hommes (ce qui est déjà en soi une projection patriarcale sur les femmes, à savoir ce que veulent les femmes c’est le matriarcat plutôt que l’égalité), qui y arrive presque en usant à la fois de son corps et de son intellect, mais aussi et surtout de sa fourberie et de sa déception (quelle originalité de l’auteur…La Femme changeante, manipulatrice…du jamais vu à la télé). Ceci dit, au moment de sa gloire, de son triomphe, au moment où elle a quasiment renversé le rapport d’oppression et se moque ouvertement de Holmes, vaincu (quelle scandale!), voilà que notre Héros, notre Demi-Dieu comprend, réalise pourquoi il ne peut être vaincu par La Femme. C’est ici la scène où Holmes brise le mot de passe de Irène Adler en comprenant que, forcement, elle à utilisé son nom à lui comme « secret le plus intime ». Car La Femme a une faiblesse, terrible, immortelle, historique. Ses sentiments pour l’Homme. Son désir du Phallus. Voilà pourquoi La Femme ne sera jamais l’égal de l’Homme, car La Femme réfléchi avec son corps, pas son cerveau! Mais oui bien sûr, c’est bien connu, les femmes ne peuvent pas vivre sans les hommes, alors que les hommes eux s’en foutent des femmes. Ahhhhh « l’autonomie du Phallus », la « dépendance de l’utérus », voilà un discours qui a la vie dure aujourd’hui! Merci à l’auteur, Stephen Moffat, de faire le choix courageux de ré-écrire un livre potentiellement subversif et progressiste en téléfilm scandaleusement réactionnaire, sexiste et homophobe. En 2012. Chapeau Bas.

Je n’ai que parlé de la dynamique entre Holmes et Irène Adler, mais l’on pourrait parler également de la gentille mais simple assistante de laboratoire qui est amoureuse de Holmes, ou alors de la vieille servante heureuse de passer sa vie à servir ce Demi-Dieu surpuissant qu’est Holmes, qui le lui rend bien avec un regard protecteur et condescendant au possible. Décidément, Stephen Moffat nous a concocté une panoplie de représentations féminines qui respirent la modernité et le progressisme…

Je serais curieux aussi de partager (avec quiconque a vu cet épisode) des points de vue sur les représentations liées à la sexualité dans cet épisode, car elles me semblent pour les moins homophobes ainsi que biphobes. Encore un grand moment pour Stephen Moffat, qui ne cesse d’étonner dans l’écriture de cet épisode.

Liam

 

Pocahontas (1995) : être femme et indienne chez Disney

Pocahontas et Mulan, sortis respectivement en 1995 et 1998, sont souvent décrits comme une tentative de la part de Disney de réagir aux accusations de racisme, notamment dans Aladdin et Le Roi Lion, et de sexisme, notamment dans La Petite Sirène et La Belle et Le Bête.

Tous deux des succès commerciaux, ils ont pour personnage principal une femme, et qui plus est une femme qui vient d’une autre culture de la nôtre. En ce sens, ces films sont inédits chez Disney. Ils ont aussi en commun le fait de s’appuyer sur des personnages historiques. On dit bien « s’appuyer sur » plus qu’autre chose, car nous verrons que les accusations, surtout pour le film Pocahontas, de distorsions systématiques et de relecture de l’histoire ne manquent pas.

Ces deux films sont une tentative de la part de Disney de sortir des personnages féminins stéréotypés et de montrer des femmes fortes, qui poursuivent leur propre voie et sont indépendantes des hommes.

Ils sont également une tentative de sortir des stéréotypes racistes (typiques de l’ethnocentrisme Disney) qui sont très présents dans leurs films de la fin des années 80 et du début des années 90.

Il est intéressant de noter que lorsqu’il a été décidé (en 1993) que le prochain Disney porterait sur une femme indienne, toute l’équipe de Disney a dû entreprendre un « sensitivity training » (formation de sensibilité), pour apprendre à se dégager des stéréotypes racistes qui sont couramment véhiculés sur les amérindien-ne-s, entre autres chez Disney. Ce « sensitivity training » allait durer les 2 ans de la création et de la production du film.

Essayons de voir si ça a marché.

Pocahontas, beauté obligatoire

« En haut d’une falaise, Pocahontas, sa longue chevelure noire dansant dans le vent, scrute l’horizon bleu de l’océan. Avec un corps de poupée Barbie, la peau d’une mannequin de luxe, les yeux sensibles d’une enfant innocente, et les traits sculptés d’un rêve d’artiste, Pocahontas commence et finit son apparition dans le 33ème film d’animation de Disney avec cette pose statuesque, contemplant le public, le présent, et le passé. ».

Cet extrait, traduit du livre Mouse Morality: The Rhetoric of Disney Animated Film par Annalee R.Ward, résume assez bien la figure physique de Pocahontas, et décrit une tendance qu’a Disney de, avant tout autre chose, s’assurer que ses héroïnes entrent dans les canons de beauté dominants. Cet aphrodisme[1] atteint un sommet bien particulier dans Pocahontas, parce qu’il joue à deux niveaux.

La beauté physique de Pocahontas est non seulement une beauté qui répond aux critères de beauté occidentaux (alors que les centaines de cultures amérindiennes avaient des critères de beauté bien différents des nôtres, et différents entre eux aussi), mais c’est aussi une beauté « naturelle » qui marque bien l’appartenance de Pocahontas à sa « race ».

Premièrement, on voit bien avec la façon dont Disney a décidé de dessiner Pocahontas, que l’on ne va pas sortir de l’injonction qui veut que pour plaire (et donc être un succès), une femme doit avant tout être « belle », c’est-à-dire attirante pour l’homme hétérosexuel, c’est-à-dire jugée par rapport à son physique, c’est-à-dire être pour quelqu’un d’autre et ne pas être pour elle-même[2].

Il est à mon avis important de noter ici que Pocahontas n’était pas décrite (en tout cas dans les textes que j’ai lu) comme une « belle » femme, et qu’aucune des représentations qui ont été faites d’elle ne correspond à celle de Disney. Je rappelle : corps de « impossible hourglass figure »[3], grosses lèvres très rouges, peau de mannequin, maquillage aux yeux pour rendre ceux-ci plus conformes aux canons de beauté occidentaux, etc. Est-ce une façon de Disney de communiquer que les femmes « laides » sont sans valeur? Ou peut-être faut-il juste les « arranger » un peu? On change le teint, on grossit les lèvres, on lui donne un peu (beaucoup) plus de buste, on agrandi les yeux et…ahhhh, voilà une vraie femme, digne d’être contemplée !

 Des représentations non-aphrodistes…[4]

…à la représentation de Disney

A la croisée de deux essences

Deuxièmement, le parallèle entre la beauté de la nature qui entoure les indien-ne-s et la beauté de Pocahontas est martelé à plusieurs moments du film (notamment lors de la chanson « Just around the river bend », où l’on voit Pocahontas entourée d’animaux en tout genre), et fait donc jouer une double mécanique, raciste et sexiste à la fois. Pocahontas est la « noble sauvage » qui est en contact avec une nature pleine de beauté et de mystère. Mais c’est aussi LA femme, naturelle, instinctive, pleine de passion. Le vieux sage indien ne dit-il pas : « Tu connais Pocahontas, elle est comme sa mère, elle va là où le vent l’emporte ». Associée à la nature en tant que femme et en tant qu’indienne, l’on voit d’emblée que Disney ne fait pas péter les scores sur les tests de la « sensitivity training » (ou alors faut revoir ce qu’on y apprend).

Cet axe double n’est jamais abandonné par le film, il est même possible de dire que c’est ce qui structure le personnage de Pocahontas, surtout que les hommes indiens ne sont que « naturalisés » jusqu’à un certain point (jusqu’au moment de la guerre en fait, moment qui « symétrise » les deux « races », surtout sur le mode d’une masculinité qui transcende les différences « raciales »), alors que Pocahontas l’est jusqu’au bout. Lorsque, vers la fin du film, elle court pour sauver son amour, elle est suivie de nombreux animaux et par « les esprits de la terre », symbolisant (encore une fois) que Pocahontas incarne la nature (à la fois indienne et féminine, du coup). Cette « naturalisation » de la beauté de Pocahontas se réflète également dans son hexis physique, qui à plusieurs moment du film est largement animalisé.

 

[Au passage, ce traitement d’un personnage comme Pocahontas n’est pas sans faire écho à la façon dont beaucoup de mannequins non-blanches sont photographiées et représentées (aujourd’hui comme hier). Cette mécanique raciste qui consiste à ne voir dans les personnes non-blanches (et surtout aux femmes non-blanches) rien de plus que, soit une « émanation de la nature », soit une « animalité », est une façon comme une autre de créer de la hiérarchie et de justifier un état d’oppression, en faisant relever de l’essence d’une « race » ou d’un « sexe » des attributs et des caractéristiques très souvent eux-mêmes inventés de toute pièce par la classe dominante (ici les blancs et/ou les hommes), pour opprimer la classe dominée (ici les non-blancs et/ou les femmes). Se référer en particulier au chapitre 6 du livre Beauté Fatale de Mona Chollet, très intéressant sur ce point]

Une histoire déformée et instrumentalisée

Il y a une difficulté à analyser un film comme Pocahontas que je vais expliciter dès maintenant, car cela sera important pour la suite. D’un point de vue historique, Disney est-il en train de nous raconter l’histoire de Pocahontas ? Ou est-ce plutôt une histoire parabolique de la découverte des Amériques du Nord et du « choc des civilisations »[5] qui s’en est suivi ?

La première option semble clairement être celle privilégiée par les producteurs/trices du film, qui n’ont pas changé les noms des protagonistes et ont fait de cette soi-disant fidélité historique un élément dans leur promotion publicitaire du film. Qui plus est, le film s’ouvre et se termine sur deux « tableaux » (dont le premier contient la légende « Londres, 1607 »), qui peut donner l’impression aux spectateurs/trices (surtout les plus jeunes) que le film n’est en fait qu’un rendu cinématographique de faits ayant réellement eu lieu.

Cependant, je vais opter pour la deuxième option, pour une raison très simple. Disney ne raconte absolument pas l’histoire de Pocahontas telle qu’elle s’est réellement déroulée et la déforme même complètement. Du coup, on ne peut prétendre que Disney reprend simplement une histoire vraie, c’est faux. Pocahontas avait entre 10 et 11 ans lorsqu’elle a rencontré John Smith et il n’y a eu aucune histoire d’amour entre les deux. De plus, il est loin d’être avéré qu’elle l’ait sauvé de quoi que ce soit. Je ne vous résume pas toute l’histoire, car ça serait long et sans grand intérêt pour mon propos ici, mais il est peut-être pertinent de savoir que durant la vie de Pocahontas, les colons blancs ont décimé et dispersé le peuple Powhatan, et se sont accaparés leur terres. Je vous laisse le lien vers une lettre que des membres de « The Powhatan Nation » ont envoyé à Disney pour se plaindre (entre autres) des distorsions historiques et culturelles du film. La lettre est en anglais : http://www.powhatan.org/pocc.html

Je vous traduis juste la toute fin. « Il est dommage qu’à partir de cette histoire triste, que les euro-américains devraient trouver gênante, Disney fasse du « divertissement » et perpétue un mythe malhonnête et intéressé au détriment du peuple Powhatan »

Je pense donc qu’il est logique de considérer Pocahontas comme une fable morale à prétention historique, mais qui en fait totalement fictive.

Un sexisme et un ethnocentrisme qui vont main dans la main

En partant de l’intention louable de faire de Pocahontas une femme forte et « indépendante », même si j’expliquerai plus tard en quoi son « indépendance » est à mon avis plutôt relative, Disney n’a pas su sortir des stéréotypes et clichés réservés aux femmes, et les a même combinés à des stéréotypes et des clichés qui sont réservés aux indien-ne-s. Femme et indienne, Pocahontas cumule, et Disney s’en donne à cœur joie, multipliant les scènes où l’on peut la voir portée par son « instinct » et à l’écoute des « esprits de la terre ».

Quand Pocahontas chante…c’est toute la nature qui chante

Ceci est problématique car le film ne donne à aucun moment les clefs à son public pour sortir de ces représentations. Et même si le regard porté sur les « caractéristiques » associées aux indien-ne-s est plutôt valorisant, il n’empêche que les indien-ne-s sont tout de même montré-e-s comme ayant « par essence » une culture différente des « blancs ». Ainsi Pocahontas réactive l’idée ethnocentriste qui associe les blancs à « la culture » et les indiens à « la nature ». Les Blancs ont les armes, la science, la technique, les Indien-ne-s ont un lien à la terre, un mode de vie plus harmonieux (pour ne pas dire primitif).

Ce qui me gêne le plus dans ce portrait des indien-ne-s c’est que, malgré le fait que Disney ait affiché une volonté de sortir de l’ethnocentrisme en faisant appel à des membres des clans Powhatan pour écrire le scénario du film, non seulement l’histoire de Pocahontas est complètement déformée, mais ce qui en ressort relève en plus d’un stéréotypage assez dramatique. On ne sort pas de la représentation des indien-ne-s comme étant des « nobles sauvages », qui n’ont apparemment pas d’histoire et restent comme suspendu-e-s dans le temps, répétant sans cesse le même, content et heureux de leur vie.

 

Cette représentation repose sur une double mécanique, qui est loin d’être étrangère au cinéma états-unien (ni même au cinéma européen).

La première mécanique, comme je l’ai esquissé, consiste à faire des indien-ne-s un peuple immergé dans la nature, en « lien » avec celle-ci, là où les blancs ont émergés de la nature, pour s’élever au-dessus d’elle et la dominer. Comme je l’ai dit plus haut, cette mécanique est essentialiste. J’entends par « mécanique essentialiste » toute mécanique « qui consiste à expliquer ce que les gens font (conduites, comportement) par ce qu’ils sont (nature, culture). Le processus de catégorisation autorise donc l’association des croyances – les stéréotypes – à une catégorie particulière. Savoir qu’un-e individu-e appartient à une catégorie (par exemple blanc/indien, femme/homme, hétéro/homo etc. ndlr) permet de présumer qu’ille possède inéluctablement les caractéristiques associées à cette catégorie »[6]. Est réactivée par là l’idée de « races » qui auraient des propriétés différentes. Les blancs sont des êtres de « culture », les indiens des êtres de « nature ». Il est important de faire remarquer que même si l’on considère que les blancs ont été corrompus par cette « culture », et que les indien-ne-s ont raison d’être plus proche de la « nature », cela ne change rien à la mécanique, qui reste intacte.

La deuxième consiste à représenter les indien-ne-s comme étant un peuple homogène (alors qu’il existait des centaines de cultures indiennes différentes), réduit à des stéréotypes les plus banals[7], ou bien, encore pire, associé-e-s à des pratiques qu’ils n’avaient pas. Un exemple (parmi d’autres) : la représentation du village indien comme étant structuré hiérarchiquement est une vision déformée par les a priori de notre culture par rapport au pouvoir politique. En effet, les pratiques politiques indiennes[8] étaient très souvent proche de ce que l’on appellerait anarchisme, et les positions d’autorités étaient souvent soit très relatives, soit éphémères. Du coup, toutes les scènes où l’on voit le chef parler à son peuple docile et passif ne reflète absolument pas la réalité de la vie de la vaste majorité des peuples amérindiens, et encore une fois relève d’un ethnocentrisme accablant, qui n’a même pas pris la peine de faire un minimum de recherches, ou alors n’en a pas pris compte.

 

Écoutez bien votre chef, disent les hommes blancs

Les indiens dans Pocahontas, initialement soit méfiants des colons blancs (le chef) soit carrément agressif à leur égard (Kocoum), vont reproduire le même schéma de soupçons et d’agressivité que les colons blancs. Cette symétrie atteindra son apogée dans la chanson « Savages », qui nous montre en montage parallèle la symétrie des positions des deux clans, qui considèrent l’autre « race » comme étant des « sauvages », « à peine humain » etc…

Cette symétrisation des positions racistes des deux clans est une fois de plus une projection ethno-centriste de la part des créateurs/trices du film, et pour s’en rendre compte il faut ici prendre du recul et se rendre compte de l’énormité de ce qu’essaye de faire passer Disney. Et à mon avis, pour ce faire, il faut se référer à l’histoire de la « découverte » des Amériques par les européens.

Abattre arbres et indiens…[9]

Lorsque Christophe Colomb arriva aux îles de l’archipel des Bahamas, il décrivit les Arawaks de cette façon (c’est moi qui souligne): « Ils nous ont apporté des perroquets, des pelotes de coton, des lances et bien d’autres choses. […] Ils échangeaient volontiers tout ce qu’ils possédaient. […] Ils étaient bien charpentés, le corps solide et les traits agréables. […] Ils ne connaissent pas l’acier. Leurs lances sont en bambou. […] Ils feraient d’excellents domestiques. […] Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons. »

Cet extrait est un exemple parmi des centaines voire des milliers d’autres de la façon dont les colons blancs considéraient les peuples amérindiens.

La seconde expédition vers « le nouveau monde » (une fois que Christophe était rentré dire que l’or y poussait sur les arbres), se composa de 1200 hommes et 17 navires. Son but, qu’ils ne prirent même pas la peine de cacher, était de ramener de l’or et des esclaves. J’insiste sur ce point, le but était de piller, de voler, et de rendre esclaves les peuples indiens.

Revenons-en maintenant à notre chanson de tout à l’heure. Nous raconter que la rencontre entre les colons blancs et les peuples amérindiens aurait donné lieu à une animosité qui aurait été SYMETRIQUE ET RECIPROQUE est tellement scandaleux et mensonger qu’il fallait vraiment l’oser. Cela relève, à mon avis, d’une tentative de la part de Disney de dédouaner (en passant sous silence leurs crimes) les colons européens (et donc les ancêtres du peuple états-unien) et leur politique impérialiste (qui dura plus de 400 ans) de vols, pillages, esclavage, et tout simplement de génocide envers les peuples amérindiens[10].

Je cite Gail Dines: «  « Des sauvages »? C’était là le nœud du problème? Les blancs qui pensaient que les amérindien-ne-s étaient des « sauvages », et vice versa? Et que le problème était que ces deux groupes ne se comprenaient pas? Comment ici est-ce que les enfants vont comprendre l’histoire de notre culture, de notre pays et de ce qui s’est passé, en termes de qui versa le sang de qui? Qui vola les ressources de qui? Qui tua qui? »[11].

 L’éradication de tout un peuple, un simple malentendu?

 C’est sûr qu’une histoire d’amour entre une indienne et un blanc ça passe mieux que des colons blancs qui massacrent les indien-ne-s et pillent leurs terres, ça va de soi. Sauf que lorsque l’on décide de raconter une histoire qui a une prétention à avoir un début de fondement historique, il faut peut-être faire attention à ce que l’on raconte. J’imagine bien la façon dont aurait été reçu un film de Disney qui raconterait comment nazis et juifs en seraient venus à se faire la guerre mutuellement, et la Shoah évitée in extremis grâce à l’amour d’une juive pour un officier nazi. Une ovation publique et critique à coup sûr…

[Si jamais Pocahontas avait été précédé d’une notice explicative rappelant que l’histoire racontée était une pure fiction et qu’il ne fallait surtout pas oublier le génocide perpétré par les colons blancs sur les indien-ne-s, on aurait pu peut-être se demander pourquoi Disney n’avait pas choisi une autre fable à raconter, mais au moins cela aurait forcé les parents à expliquer aux enfants la présence de cette notice, et aurait pu (éventuellement) amener à une discussion avec les enfants sur les mécaniques du racisme et de l’impérialisme. Mais c’est déjà trop demander apparemment.]

Des idées progressistes…

Il est intéressant de noter que, si l’on fait abstraction du contexte dans lequel elles nous sont présentées et de l’ethnocentrisme qu’il y a à assigner aux « indien-ne-s » cette idéologie « d’harmonie » avec la terre, le film a beaucoup de choses intéressantes à nous dire. La façon dont Pocahontas détruit les a priori colonialistes et ethnocentristes de John Smith est plutôt jouissive, et la chanson « Colors of the wind » est très intéressante sur plusieurs points. En effet, elle donne à voir au spectateur/trice une façon d’appréhender le rapport à la terre et aux autres habitants de cette planète tout à fait différente des idéologies utilitaristes et anthropocentristes dans lesquels nous baignons. Ici les animaux ont une valeur en soi, car ce sont des individu-e-s avec une sensibilité propre. La terre n’est pas une commodité à s’approprier et à utiliser comme bon nous semble, mais est perçue comme un ensemble de relations vivantes qui dépendent les unes des autres pour vivre, et c’est la compréhension de cette interdépendance qui est la véritable richesse. Cette chanson fait également voir que c’est John Smith qui n’a rien compris, et Pocahontas prend les devants dans la relation pour lui expliquer (en le tirant même carrément derrière elle, du quasiment jamais vu chez Disney).

Autre aspect louable du film, le fait que Pocahontas a quand même droit à une physicalité active relativement inédite jusque-là pour les personnages féminins de l’univers Disney. Non seulement elle court, saute, et montre une maîtrise physique de son environnement, mais elle est en plus totalement valorisée dans cette physicalité.

…mais des injonctions tenaces

On peut regretter cependant que Disney lui ait refusé catégoriquement l’usage de la violence et la possibilité de la confrontation physique, qui restent ainsi privilège masculin. On voit bien que, lorsqu’elle essaye de séparer Kocoum de John Smith, elle ne pèse pas plus qu’une mouche qui est jetée sans encombre. La puissance physique reste donc monopolisée par les hommes dans Pocahontas, sans ambiguïté. On remarquera d’ailleurs que (à une exception près), les hommes (et peut-être surtout les indiens) sont des armoires à glaces et les femmes des êtres bien plus petits et fragiles. Même Pocahontas qui est, comme on l’a vu, très active physiquement (et ce a priori depuis son enfance) n’a pas le droit d’être dessinée avec des muscles.

L’exception masculine est Wiggins, le valet du gouverneur, qui a une attitude « efféminée » et un physique frêle. Cette attitude « efféminée » de Wiggins (et de Percy le chien, qui n’arrête pas d’être pouponné, baigné, tout en délicatesse, par Wiggins) est souvent ridiculisée et montrée comme étant inappropriée au contexte. Elle est opposée à l’attitude beaucoup plus appropriée de John Smith, le héros masculin du film.

Un homme, un vrai

John Smith est un homme puissant, baroudeur, chahuteur, héroïque, aventurier. C’est un « leader naturel » qui se distingue de la masse pour s’élever au-dessus d’elle. Un exemple assez frappant de cette autorité inquestionnée (et apparemment inquestionnable) qu’a Smith sur les hommes se situe au moment où les colons blancs arrivent sur la nouvelle terre. A Smith de dire : « Allez les gars, on est pas venu là juste pour la regarder, cette terre ». Ils sont alors quatre à descendre sur le rameur pour se rendre sur la rive. Par on ne sait quel miracle, Smith se retrouve à la tête du bateau, les trois autres rament. Smith fait donc partie des hommes, comme le démontre par exemple la toute première chanson sur le bateau, mais il est aussi au-dessus d’eux. Comme dit le gouverneur: « Les hommes aiment Smith ». Il est l’un des leurs, mais un peu au-dessus. Cela est intéressant, parce que Smith reste LE référent masculin auquel le spectateur est invité à s’identifier. Il semble donc que pour être un homme, un vrai, il faille être au-dessus de la masse (sûrement parce que la masse est changeante, abrutie, idiote, et doit être guidée, amenée là où on la veut).

Allez, les gars, tous ensembles!

Bin oui…ensemble quoi!

Cette masculinité courageuse et généreuse de Smith est également contrasté par la masculinité douteuse du gouverneur, qui a non seulement des moustaches un peu trop fines pour être honnête, mais ne se salit en plus jamais les mains avec du travail manuel, et possède un physique qui trahit plutôt des heures passées à manger des sucreries plutôt qu’ à travailler la terre.

Parce que ne vous méprenez pas les enfants, un homme, c’est physique. Certes ça ne se rabaisse pas à ramer sur un bateau ou à creuser la terre avec le reste de la plèbe, mais ce n’est certainement pas, ni un efféminé qui ne pense qu’à son esthétique (Wiggins), ni un gros tas qui ne se salit jamais les mains (le gouverneur). Encore une fois, Disney manie bien l’art de renforcer les normes de masculinité, et manie encore mieux l’art de stigmatiser ceux qui s’en écartent.

L’hétérosexualité, pilier de l’ordre naturel

Si Pocahontas est une histoire de deux civilisations différentes qui se rencontrent, c’est aussi une histoire où deux sexes se rencontrent, et donc où l’hétérosexualité est centrale. L’amour hétérosexuel y est perçu non seulement comme étant de l’ordre de la nature, mais aussi comme ce qui mettra fin au conflit politique entre les deux peuples. Comme le chante Pocahontas elle-même : « I thought our love would be so beautiful, somehow we’d make the whole world right » (« J´ai trouvé notre amour si beau et fort. Donnons au monde un peu d´espoir. »).

La rencontre entre les deux pôles de l’identité humaine (mais pas seulement humaine), à savoir la masculinité-culture (incarné par Smith) et la féminité-nature (incarné par Pocahontas), est montrée ici comme ce qui transcendera tous les conflits, et qui fera de chacun-e un être comblé, à la destinée accomplie. Disney martèle bien en quoi l’hétérosexualité fait partie de l’ordre de la nature, la sexualité animale et la sexualité humaine étant perçues comme le reflet l’une de l’autre. Qui plus est, les injonctions que les humains assignent aux sexes sont transposées sur les animaux, à l’image de la marmotte mâlequi construit une maison pour sa femelle (le film nous fait comprendre que c’est un mâle car il est le pendant animal de Kocoum). Les deux aigles de la chanson « Colors of the Wind » (bizarrement de deux couleurs différentes, tout comme les loutres de la chanson « Just around the riverbend ») deviennent avec un fondu enchaîné Pocahontas et Smith, et l’on commence à voir que lorsque Pocahontas chante « We are all connected to each other, in a circle, in a hoop that never ends » (« Et nous tournons tous ensemble au fil des jours. Dans un cercle une ronde à l´infini. »), elle parle bien entendu de la relation à la nature qui les entoure, mais peut-être aussi de cette « puissance hétérosexuelle », pensée sur le mode de la complémentarité, qui les unit.

Ahhh, elle est bien faite la nature…

A partir de mes connaissances (tout à fait limitées) sur la question, il me semble bien que faire des relations affectivo-sexuelles des humains et des animaux les reflets les unes des autres, c’est faire preuve d’un anthropocentrisme très problématique, qui a bien souvent pour but de tenter de légitimer les assignations de genre humains[12] par la fausse affirmation que ces assignations se retrouveraient dans « le règne animal ». Or, non seulement ces assignations ne se retrouvent bien souvent pas dans « le règne animal » (ou alors selon des modes complètement différents), mais en plus, là où elles se retrouveraient, je ne vois absolument pas en quoi cela les légitimeraient en ce qui concerne les êtres humains. C’est, encore une fois, légitimer des différences sociales par des soi-disant « différences naturelles », et invoquer la nature[13] comme garante du bon ordre de ces inégalités sociales et de la domination d’un groupe sur l’autre. Une technique, hélas, très en vogue aujourd’hui avec la « psychologie évolutive », qui cherche à tout prix à justifier des états d’oppression et de domination (entre les hommes et les femmes) par les différences « innées » (notamment au niveau du cerveau)[14]des membres de ces deux groupes (socialement construits). Les ouvrages « psy-différentialiste », de plus en plus à la mode, sont des exemples frappants de cette mécanique, et montrent en quoi la légitimation de ces différences sont la vaste majorité du temps perçues sous le signe de la complémentarité. En effet, nous dit cette idéologie, si les hommes et les femmes sont différent-e-s, il va de soi qu’illes sont complémentaires, et que le summum des relations entre les deux se résume au couple hétérosexuel. Encore une fois, l’art de créer des normes (en invoquant la nature comme garant de celles-ci) et de stigmatiser celleux qui s’en écartent.

Pour en revenir à Pocahontas, il me semble que c’est précisément cette idéologie que le film relaie lorsqu’il édifie en ordre de la nature un certain comportement affectivo-sexuel humain, à savoir l’amour hétérosexuel qui ne relève en rien de la nature.[15]

J’en reviens maintenant à l’ « indépendance » de Pocahontas. Là où le début du film nous fait effectivement voir une femme indépendante et forte refusant un mariage arrangé et souhaitant poursuivre sa propre voie (qu’elle pense être symbolisée par son rêve d’une flèche qui tourne), l’évolution de la narration montre bien quoi le « destin » de Pocahontas est tout de même inévitablement lié à un homme, certes pas Kocoum, mais bien un homme, et bien dans une relation amoureuse. Encore une fois, nous ne sortons pas ici de l’idée que la seule « indépendance » à laquelle peut accéder une femme réside dans le « choix » de l’homme dont elle tombe amoureuse. L’amour reste donc central et structurant à la vie d’une femme, et il ne faut surtout pas que les filles qui regardent l’oublient.

Bon, d’accord, pas cet homme-là si tu veux…

…mais ne pas vouloir d’homme du tout? Hors de question! N’oublie pas que tu es une femme!

Ahhh, nous voilà rassuré-e-s !

On pourrait objecter que la fin du film montre que Pocahontas reste dans sa tribu et ne suit pas John Smith en Angleterre. Cependant l’on voit bien à quel point elle le fait à contre cœur, à quel point cet évènement est triste pour elle, à quel point les spectateurs/trices sont censé-e-s éprouver de la compassion pour ce choix extrêmement difficile et douloureux, car c’est bien au nom du « devoir » qu’elle reste (« I’m needed here » / « On besoin de moi ici »), et non pas au nom du « choix ». Qui plus est, la toute dernière image du film est celle de Pocahontas regardant le bateau disparaitre vers l’horizon, son regard tourné in fine vers l’homme qui s’en va.

La douleur de voir son homme partir…l’ultime image du film

Ceci est mon interprétation, mais je pense qu’il est légitime de considérer que cette fin fait preuve de progressisme dans la mesure où, effectivement, Pocahontas ne suit pas John Smith et donc ne reproduit pas le schéma de la domination masculine qui veut que les actions d’une femme soient dictées par les actions de « son homme », et choisit son « travail » (être chef) plutôt que l’amour.

Je pense qu’il peut être aussi légitime de voir dans le « destin » de Pocahontas, moins l’amour qu’elle a pour John Smith que la capacité de cet amour à arrêter une guerre. On ne sort toujours pas de l’injonction (édifié ici en « destin ») faites aux femmes d’être « maternantes », « apaisantes », et de résoudre les conflits là où les hommes les créent. Mais le résultat des courses est quand même un peu moins sévère (de mon point de vue) pour le film si l’on suit cette interprétation.

La principale raison pour laquelle j’ai écarté cette interprétation est que le « rêve » de Pocahontas représente une flèche qui tourne, la boussole de John Smith. La boussole, ici symbole de la science et de l’homme blanc, la destine donc avant tout à aimer John Smith, et pas nécessairement à mettre fin à une guerre. D’ailleurs, au moment où Pocahontas prend la boussole dans la main vers la fin du film, elle dit : « I was right, it was pointing to him » (« J’avais raison, la flèche pointait bien vers lui »).

On peut aussi considérer que le « rêve » (sous-entendu destin) de Pocahontas qui la dirige via la boussole vers John Smith est certes une façon de symboliser encore une fois la complémentarité de la femme-nature et l’homme-culture, vu que la boussole est un symbole de technique et de science et appartient à John Smith (et que seul lui comprend comment ça marche), mais qui pousse aussi du coup cette idée plus loin en faisant un parallèle entre cette complémentarité et une complémentarité entre le peuple indien et le peuple blanc, un peu sur le même mode: nature-culture, instinct-savoir.

On pourrait également dire que Pocahontas, à défaut de pouvoir comprendre comment fonctionne réellement une boussole, s’en remet à son instinct d’indienne pour comprendre son sens. Ceci rejoindrais ce que j’ai dit plus haut sur le shaman qui ne peut appréhender la technologie qu’à travers des analogies primitives. Il est également possible de se souvenir la phrase d’explication de John Smith lorsque Pocahontas lui demande ce qu’est une boussole: « It tells you how to find your way when you get lost » (« Cela te dit comment trouver ton chemin quand tu es perdu-e »). Au moment où Pocahontas dit : « I feel so lost », Miko lui apporte l’objet de la science masculine, et Pocahontas comprend ce que toute femme doit comprendre, et qui est en fait qu’elle NE DOIT PAS CHERCHER A COMPRENDRE, mais doit juste suivre son instinct et son amour pour l’homme. La compréhension technique et scientifique est donc refusé à Pocahontas, qui doit au contraire remplir sa destinée de femme et être poussée et animée par son « rêve », son « instinct ».

Tout ça pour dire que cette fin de film peut être compris de multiple façons, mais j’ai bien peur que dans aucune des façons le film s’en tire très bien, du moins de mon point de vue.

En conclusion, Pocahontas représente pour moi un film qui, malgré ses quelques velléités progressistes, retombe très souvent dans des schémas sexistes et surtout ethnocentriques que l’on pourrait éventuellement qualifier d’impensés, tellement ces idéologies sont omniprésentes et inquestionnées dans une très grosse partie du cinéma états-unien.[16]

Que ces schémas soient reproduits de façon consciente ou non a au final peu d’importance. Ce qui compte c’est le résultat, qui reste bien loin de ce qu’on aurait éventuellement pu espérer lorsqu’on a appris que l’équipe entière est passée par le « sensitivity training ».

C’était la « sensitivity » qui manquait? Ou le « training »? Ou les deux?

Annexe

Pour finir, je cite deux intervenant-e-s du documentaire Mickey Mouse Monopoly. Les propos ont été traduits de l’anglais par moi-même.

(J’ai laissé le texte original pour le premier intervenant car j’ai eu du mal à traduire certains passages. Si quelqu’un-e a des suggestions concernant ma traduction, je veux bien les entendre. Le deuxième texte était plus facile alors je l’ai traduit direct)

Dr Alvin Poussaint (Director, Media Center, Judge Baker Children’s Center) :

I’ve worked in the media, and often I was surprised how very intelligent, mostly white writers, college graduates, held stereotypes about a lot of people and would write, when they wrote them into stories, would write them from a stereotypic point of view. It’s like they didn’t know any other way to write it, because frequently they were not involve in a social and personal way with blacks or latinos or asian americans, so when they had to write something about them, they had to draw on « what they knew », and frequently « what they knew », was what they had picked up from the media, and frequently that was stereotypical.

J’ai travaillé dans les médias, et j’ ai été souvent surpris du fait que des écrivain-e-s la plupart du temps blanc-he-s, très intelligent-e-s, ayant des diplômes universitaires, avaient des représentations stéréotypées sur beaucoup de gens, et, lorsqu’illes incorporaient ces gens dans leur histoires, les décrivaient d’un point de vue stéréotypé. C’est comme s’illes ne connaissaient pas d’autres façons de les décrire, parce que très fréquemment illes n’avaient aucun contact social ou personnel avec des noir-e-s, des latinos ou latinas, ou des asiatiques. Alors lorsqu’illes avaient à écrire quelque chose sur ces personnes, illes devaient se fier à « ce qu’illes savaient », et fréquemment « ce qu’illes savaient » étaient ce qu’illes avaient « appris » des médias, et fréquemment c’était stéréotypé.

Dr Gail Dines (Women’s Studies, Wheelock College) :

Lorsque je commence à analyser les images de Disney en classe, l’une des premières choses que les étudiant-e-s me demandent c’est « Est-ce que c’est voulu, ce racisme, ce sexisme ? ». Et bien sûr la réponse à cela doit être que tout d’abord nous savons que la vaste majorité des personnes à Hollywood qui sont dans des positions de pouvoir, en terme de création ou en terme de propriété, en gros la vaste majorité de ces gens-là sont mâles et blancs. Ça nous le savons. Mais la vraie réponse c’est que ça n’a vraiment pas d’importance si c’est intentionnel ou pas, parce que l’effet est au final le même. Et aussi, la chose la plus importante. Vous savez, Mickey Mouse n’écrit pas ces scénarios. Ces scénarios sont écris par des vrais personnes, qui elleux-mêmes ont été socialisé-e-s dans cette société, et ont donc intériorisé ses normes et ses valeurs. Et donc lorsqu’il produisent du travail, c’est évident que cela va ressortir d’une façon ou d’une autre. A moins bien sûr qu’illes ne prennent une décision très consciente d’opérer à l’intérieur d’une idéologie alternative. 

Liam

[1] J’appelle ici « aphrodisme » le système de domination consistant à valoriser dans une société donnée les individus correspondant aux normes de beauté physique de cette société, tout en dévalorisant celleux qui n’y correspondent pas. L’aphrodisme est analogue à d’autres systèmes de domination comme le sexisme ou le racisme en tant que, comme eux, il construit socialement une inégalité à partir d’une différence physique qu’il a arbitrairement posée comme significative, voire essentielle. Il s’ensuit un rapport de domination entre les personnes « belles » et les personnes « moches », qui se situe au croisement d’autres rapports de domination tel que la domination masculine, qui veut que l’injonction à être « belle » soit vastement plus important pour une femme que pour un homme, pour les raisons étayées dans le livre de Illana Lowy, L’emprise du genre.

[2] Pour les anglophones, je conseille sur ce thème Ways of Seeing de John Berger, l’épisode 2 sur la femme nue, disponible (en 4 parties) sur youtube ici http://www.youtube.com/watch?v=u72AIab-Gdc

[3] Le « impossible hourglass figure » est un terme anglo-saxon pour désigner les « corps de femmes impossibles » en forme de sablier, très souvent présentes dans l’univers Disney et dans les dessins animés en général. Ces corps de femmes nécessiteraient souvent, dans la réalité, qu’on leur enlève une ou deux paires de côtes, ainsi qu’avoir une physionomie tout à fait exceptionnelle, ainsi qu’un entretien du corps acharné.

[4] Diverses représentation de Pocahontas, partant d’en haut à gauche dans les sens des aiguilles d’une montre: Mary Ellen Howe (1994), Robert Matthew Sully (1850s), Thomas Sully (1852), Jean Leon Ferris (c. 1921)

[5] J’utilise ce terme de façon purement sarcastique, les thèses de Huntington à ce sujet me paraissant ethnocentristes et racistes au plus haut point. Voire la critique très pertinente de Edward Saïd à ce sujet.

[6] Définition tirée de Moi Tarzan, Toi Jane  de Irène Jonas.

[7] Comme par exemple la présence d’un « shaman » qui explique que les fusils des blancs sont des armes qui tirent « le feu » et « le tonnerre », et les « corps » des blancs « brillent comme le soleil ». L’unique moyen pour un peuple primitif d’appréhender la technologie: à travers des analogies primitives

[8] Je suis tout à fait conscient de la difficulté de parler des « pratiques indiennes », vu que, comme je l’ai dit plus haut, il y avait des centaines de tributs différentes qui avaient des pratiques différentes. Parler dès lors de « pratiques indiennes » reviendrait à reproduire ce que je dénonce. Je ne cherche pas à essentialiser quoi que se soit, je me base sur les recherches ethnographiques et historiques que je considère pertinentes, qui bien entendu ne sont pas elles-mêmes exemptes de reproches d’ethnocentrisme. Dans un contexte de domination culturelle impérialiste et hégémonique, on fait ce qu’on peut, tout en étant prudent quant aux conclusions tirées.

[9] Expression tirée d’un manuel scolaire encore publié et lu dans les écoles états-uniennes jusqu’à la fin des années 60.

[10] Je vous renvoie, en ce qui concerne cette partie de l’histoire des États-Unis, aux chapitres 1, 2, 3 et 7 de l’excellent ouvrage de Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis. Dans cet ouvrage, Howard Zinn explique bien en quoi la politique impérialiste était surtout le fait des élites blanches européennes, et non de la population blanche en général, qui était plutôt instrumentalisée par ces mêmes élites, n’ayant elleux-mêmes aucun pouvoir de décision sur la politique menée envers les peuples amérindiens. C’est important de comprendre cela pour ne pas à notre tour essentialiser le comportement des blancs (et ne pas oublier les, certes rares, actes de solidarité entres certains indien-ne-s et certains blanc-he-s), et analyser d’un point de vue de classe cette histoire triste et pleine d’enseignement.

[11] Propos recueillit dans « Mickey Mouse Monopoly »

[12] Mais aussi de légitimer l’idée que ces assignations viendraient de variations physiques. Par exemple, il me semble bien que les êtres humains font partie de la minorité des espèces de cette planète où les « femelles » sont statistiquement (un peu) moins grandes que les « mâles ». Toutefois, il serait strictement impossible de découvrir ce fait en regardant les films de Disney, où, sauf très rares exceptions, les « mâles » sont TOUJOURS plus grands que les « femelles ».

[13] « La notion de naturel renvoie à ce qui est « bon », et non pas à ce que l’on peut trouver dans la nature. Car l’homosexualité défini comme relation ou pratique sexuelle entre deux êtres de même sexe se trouve partout dans la nature. D’ailleurs, ce qui est plutôt l’exception c’est une espèce où l’homosexualité n’existe pas. Donc on voit d’emblée que la notion de « contre-naturel » est utilisée arbitrairement dans le discours homophobe uniquement pour designer ce qui est « mauvais », autrement dit ce n’est rien d’autre qu’un jugement de valeur arbitraire qui repose sur…l’homophobie. Si cette utilisation de la « nature » pour asseoir un jugement de valeur arbitraire est tellement courante dans notre société (et d’ailleurs pas uniquement dans le discours homophobe, mais aussi par exemple dans le discours sexiste), c’est parce que « la nature » donne une soi-disant « objectivité scientifique » à un discours qui ne peut pas ou ne veut pas assumer son caractère arbitraire, haineux et normatif. En d’autres termes, c’est toujours mieux, lorsqu’on a pour but d’oppresser quelqu’un-e, d’inscrire cette oppression dans l’« ordre naturel ». La nature est bien faite…pour ceux et celles qui l’invoquent. » Tiré d’un pamphlet d’une association de lutte contre l’homophobie.

[14] Voir les travaux de Catherine Vidal et Dorothée Benoît-Browaes, notamment dans « Cerveau, Sexe et Pouvoir », qui montrent (pour moi de façon très convaincante) en quoi nous avons à faire ici à une idéologie et non à une science.

[15] L’ « hétérosexualité » comme moyen d’appréhender les relations amoureuses, affectives et sexuelles entre hommes et femmes à une histoire, une histoire qui commence au tournant du 19ème et 20ème siècle. Le mot (et l’idée) n’existait pas avant. Les travaux de Louis-Georges Tin (L’invention de la culture hétérosexuelle) et de Jonathan Ned-Katz (L’invention de l’hétérosexualité) me semblent être des écrits extrêmement intéressants pour quiconque veut entreprendre un travail d’historicisation et donc de relativisation de l’idée de l' »amour hétérosexuel », qui n’a pas existé de tout temps et que bien d’autres cultures considèrent comme étant peu important voire pas du tout important.

[16] N’oublions pas cependant les quelques cinéastes qui essayent ou ont essayé de sortir de ces schémas-là, par exemple Jim Jarmush dans son film Dead Man, et Arthur Penn avec Little Big Man.

 

Aladdin (1992) : Disney au pays des barbares

Aladdin est un des plus grand succès de Disney, et mérite donc qu’on s’y attarde assez longuement.

Racisme et orientalisme: un cocktail signé Disney

Le film s’ouvre sur une chanson (Arabian Nights) que Disney s’est vu obligé de modifier car la Ligue Arabo-Américaine Contre les Discriminations s’est plainte (plusieurs fois, et sur plusieurs mois) que celle-ci était raciste. Spécifiquement, les paroles qui posaient le plus problème étaient « Where they cut off you ear if they don’t like your face, It’s barbaric but hey, it’s home ».

Ces paroles n’étaient pas la seule chose que La Ligue avait remarquée. Elle avait remarqué que le héros de l’histoire avait un physique étrangement européen alors que le méchant de l’histoire, et même tous les méchants de l’histoire, ont des visages arabes.

Cherchez l’intrus…

Autre remarque faite par la Ligue, le portrait de la culture arabe comme étant une culture barbare, sans loi, où les puissants marchent sur les démuniEs et où l’on te coupe la main au premier vol, sans procès ni jury.

[Aux niveaux des références culturelles, Aladdin est en fait une sorte de méli-mélo entre l’Asie, l’Arabie et l’Inde, même si il est assez clair que c’est l’Arabie qui l’emporte dans ce monde « imaginaire et merveilleux » que nous a concocté Disney.]

Le studio a capitulé sur la question des paroles de la chanson[1], notamment parce qu’il avait déjà écrit des paroles de rechange, anticipant qu’il aurait peut-être des problèmes avec les premières (ce qui me parait une belle preuve de cynisme). Cependant, là où Disney n’a pas bronché (car cela voudrait dire renoncer à sortir leur film en vidéo), c’est sur les accusations plus générales d’ethnocentrisme et de racisme.

Aladdin est truffé de stéréotypes et de clichés sur le monde arabe, et ce dès le tout début du film. Le premier personnage que l’on rencontre est un marchant arabe qui arrive en chameau et qui essaye de nous vendre à nous, le spectateur occidental, des marchandises qui soit ne fonctionnent pas soit sont une arnaque risible. Du coup, la caméra commence à se détourner. Et oui, nous les occidentaux ne sommes pas dupes, et cet idiot de marchand nous agace.

 Sortir du stéréotype avec Disney

Du coup, pour retenir notre attention, le marchand va nous raconter une histoire d’un jeune homme, « un diamant d’innocence », c’est-à-dire quelqu’un qui sort du lot, qui est au-dessus de ceux qui l’entourent, qui « valait beaucoup plus qu’on ne l’estimait ». Ce début de film est en soit d’une violence symbolique fulgurante. Un petit homme arabe essaye de nous divertir en nous souhaitant la bienvenue à Agrabah, « ville de la magie noire » (forcément noire, la magie d’un tel endroit), « d’enchantement », mais surtout ville de la marchandise qu’il veut nous faire gober. Voyant que le spectateur occidental n’est pas intéressé, ce petit marchand comprend qu’il vaudrait mieux leur raconter une histoire de … quelqu’un d’occidental, à savoir Aladdin.

  Non, s’il vous plait, j’ai une histoire de blanc à vous raconter!

S’ensuit un film où les personnages méchants (Jafar, Azim le voleur, les gardes, le prince qui veut fouetter les enfants, le marchand qui veut couper la main de Jasmine) sont tous sans exception dessinés avec des traits stéréotypiquement « arabes », alors que les personnages gentils sont tous dessinés avec des traits « européens ».

Cette violence symbolique est présente jusqu’au nom d’Aladdin, que celui-ci raccourcit pour qu’on l’appelle « Al ». Et oui, « Aladdin » ça fait un peu trop bougnoule quand même, alors qu’avec « Al » on se sent déjà plus à l’aise, nous occidentaux.

Nous avons ici un film pour public occidental, où l’on nous montre un monde décidément « autre », « différent », « barbare », avec des méchants à nature cruelle, cupide, avare, tous avec des têtes d’arabes et les traits grotesques et déformés que Disney réserve à tous ses méchantEs, et puis POUF! tout d’un coup (un grand soulagement!) nous avons notre héros Aladdin, avec un teint un brin plus pâle que les autres, un nez et un look européen, un sourire Colgate et une voix de jeune lycéen américain. Un hasard? Une simple erreur de Disney? Un manque de connaissances politiques sur la question des représentations ethniques? Permettez-moi d’en douter. Surtout quand on connait le CV de Disney en termes de représentations raciales plus que douteuses.

Ce portrait du « monde arabe »[2] comme étant un monde de barbares cupides et brutaux est d’autant plus destructeur qu’il s’adresse principalement à un très jeune public, qui n’a très probablement pas d’autres références à opposer à celles relayées par Aladdin[3].

La figure de proue de ce racisme est indéniablement Jafar. Introduit par le marchand du début comme « un homme en noir, nourrissant de noirs desseins ». La version originale est encore plus explicite: « a dark man waits, with a dark purpose ». Là où en français l’homme est vêtu de noir, ici l’homme est sombre (dark). Et avec Jafar, TOUT est sombre: ses vêtements, sa peau, ses yeux (qui dans plusieurs gros plans sont rouges), sa barbe courbe et efféminée (encore un efféminé louche chez Disney), ainsi que ses désirs et sa cruauté. C’est l’homme maléfique par excellence. Si le contraste entre la façon dont Disney a choisi de dessiner Jafar et comment il a choisi de dessiner Aladdin est tellement énorme qu’il crève les yeux, ce qui en découle l’est peut-être moins.

 On n’est pas du même monde nous deux…bin pourtant si

La question que je trouverais intéressant de se poser, c’est POURQUOI Jafar aurait un visage TELLEMENT différent de celui d’Aladdin, et de quoi cette différence est-elle le signe? En théorie Jafar et Aladdin viennent du même endroit, or la différence entre leurs visages laisse supposer une différence de nature, une différence qui se situe donc selon un axe double : à la fois leur différence de nature MORALE, mais également (et le premier vient accentuer le second) leur différence de nature RACIALE. Jafar est méchant parce qu’il est arabe, ou arabe parce qu’il est méchant (à l’image de tous les autres méchants du film)? Blanc bonnet, bonnet blanc, et Disney parachève par là une fabuleuse essentialisation des caractères moraux des personnages comme relevant de leur appartenance à telle ou telle « race ».

Méfiez-vous des arabes, les enfants ! Ils sont différents de vous ! Cruels, barbares, cupides, rien ne les arrêtent…à par notre héros occidentalisé bien sûr. Beau message d’anti-racisme signé Disney ! Surtout quand nous savons que nos enfants regardent souvent leurs films préférés en boucle, il est soulageant de savoir qu’au moins les images et les représentations qu’ils regardent défiler leur donnent les billes nécessaires pour questionner les idéologies racistes que notre société est censé vouloir voir mourir de leur belle mort. Une cohérence à couper le souffle.

Disney, par contre, est quant à lui très cohérent. De films en films, d’années en années, son ethnocentrisme et son racisme sont comme un phare dans le brouillard des valeurs progressistes qui risquent d’infecter nos jeunes esprits et, qui sait, d’éradiquer une bonne fois pour toute cette idéologie qui crée de toutes pièces des « races » et les hiérarchise. Avec Disney, les enfants nord-américains et européens peuvent comprendre qu’il existe des gens bons et gentils qui leur ressemblent quand même drôlement et puis des gens méchants et cupides, qui eux par contre ne leur ressemblent pas du tout. Peut-on être surpris dès lors quand une petite fille fan de Disney dit à sa mère : « Maman, je ne veux pas être raciste, mais pourquoi les personnes noires (dark) sont-elles toujours méchantes? »[4]

 Quelqu’unE à Disney veut lui répondre?

Un hyper-individualisme structurant

La seconde chose que je pense qu’il est pertinent de remarquer avec Aladdin, c’est, pour le dire de façon simple, la morale de l’histoire. Qu’est-on censé retenir de ce récit?

Aladdin, dès les toutes premières images du film, nous est présenté comme « un diamant d’innocence, quelqu’un qui valait plus qu’on ne l’estimait ». Et, en effet, la façon dont la société estime Aladdin ne fait pas rêver. Les gardes le pourchassent sans relâche pour avoir volé du pain et le traitent de vaurien, les gens dans la rue se moquent de lui quand le prince le pousse dans la boue, les filles sexys et dénudées de la première chanson ne sont pas très contentes de le voir (les mêmes qui plus tard s’évanouiront à la vue du « prince Ali »…c’est que les femmes elles aiment les sous, hein ?)… Décidément, si Aladdin veut s’en sortir (c’est à dire devenir riche et habiter dans un palais, son grand rêve), il va falloir qu’il le fasse tout seul, car cette société de barbares ne va pas l’aider. La scène où Aladdin sauve les enfants du fouet du prince est particulièrement chargée.

Aladdin est récompensé de son geste par le prince qui le pousse dans la boue, et les gens d’Agrabah, au lieu d’être scandalisés par le geste du prince, rient de bon cœur. Même les enfants ne le remercient pas, ils ont disparus. Après un échange de vannes avec le prince où ce dernier le traite de vaurien, et lui dit qu’il est né vaurien et qu’il mourra vaurien, les portes du palais (son rêve) se ferment sur Aladdin et le laissent seul face à son injustice. Les gens d’Agrabah, quant à eux, ont disparu, après avoir servi à humilier Aladdin et à faire comprendre aux jeunes spectateurs et spectatrices que la solidarité entre gens pauvres ça n’existe pas. Encore une fois, si vous voulez réussir, c’est à dire être riche et avoir un grand palais (quoi d’autre ?), il faut le faire TOUT SEUL.

Le peuple rigole de l’humiliation d’Aladdin

L’ascension sociale, c’est chacun pour sa gueule

Cette idéologie individualiste du film est présentée comme une réaction rationnelle d’Aladdin face à une société qui lui tourne le dos. Il n’y a pas d’entraide ici, les enfants! Débrouillez-vous tou-te-s seuls dans la vie. Votre prochain-e ne vous aidera pas!

Aladdin doit alors s’élever au-dessus de la foule, de la masse, pour en fin de compte être adulé et adoré par celle-ci lorsqu’il parvient à sa place légitime, celle de sultan héritier.

Dans Aladdin, le peuple n’existe que pour une chose : aduler les princes et les sultans

Il me semble qu’il est important au niveau de la trame narrative de Disney que le public ait une représentation aussi négative du peuple d’Agrabah, parce- qu’il ne faudrait pas non plus que l’on puisse penser qu’Aladdin est un peu égoïste lorsque, confronté au choix de pouvoir faire ABSOLUMENT N’IMPORTE QUOI, il décide qu’il aimerait bien être prince pour essayer de conquérir l’amour de sa donzelle. C’est un chemin bien particulier dans lequel Aladdin décide de se lancer, tout de même. Et ceci juste après que le génie lui a fait part de son désir d’être libre, et qu’Aladdin lui a dit « pauvre Génie, c’est vraiment affreux ! ». Mais ne vous méprenez pas, les enfants ! La liberté ici est un problème purement individuel, et n’est pas à confondre avec la liberté (inexistante donc) d’un peuple qui vit sous la coupe d’un sultan. Si l’esclavage du génie à l’avantage de n’être de la responsabilité de personne (c’est juste sa condition de génie), et c’est donc un acte de pur altruisme dont fait preuve Aladdin en lui promettant la liberté, l’esclavage d’un peuple est plus fâcheux, car il faudrait peut-être pointer du doigt quelqu’un-e, et peut-être des questions difficiles comme « Pourquoi le sultan a droit à son énorme palais au juste? » pourraient voir le jour. Or le grand rêve d’Aladdin c’est d’habiter dans ledit palais. Du coup, comment pourrait-on même PENSER qu’Aladdin pourrait utiliser le pouvoir du génie pour aider le peuple d’Agrabah à renverser les injustices inhérentes au système en place (édit du texte original, voire * à la fin du texte) et faire en sorte, je dis n’importe quoi hein, que les enfants à qui il a donné du pain juste avant de les avoir sauvés du fouet du méchant prince, que ces enfants-là n’aient plus à vivre dans la pauvreté et la misère, alors que le sultan habite dans son énorme palais et fait mumuse avec ses petits jouets. Mais quelle idée saugrenue ! Quelle manque de classe !

Et maintenant que tu peux vraiment les aider, Aladdin, que vas-tu faire?

Bin, réaliser mon rêve, pardi!

Non, la seule véritable question à se poser dans la vie, c’est comment on va faire pour habiter soi-même dans un grand palais (la palais fait presque la moitié de la taille de la ville) et conquérir le cœur de sa bien aimée. Il ne faut pas rigoler avec les fondamentaux. Les enfants pourraient commencer à avoir des idées totalement indécentes.

Et pour finir ? Une bonne dose de sexisme, pour ne pas oublier l’essentiel !

Le troisième et dernier point (mais peut-être le plus long) a aborder, c’est le sexisme. Et il y a du boulot…

Le personnage central de ce sexisme étant bien évidemment Jasmine, vu qu’elle est le seul personnage féminin de toute l’histoire, contre 7 personnages masculins (8 si l’on compte Rajah, le tigre).

Il est difficile de sous-estimer le sexisme véhiculé à travers le personnage de Jasmine. Son apparence est bien évidemment une première raison d’être assez dubitatif quant au potentiel subversif du personnage. Non seulement Jasmine a un accoutrement qui ne laisse pas trop imaginer des scènes d’actions en perspective, mais en plus elle a un physique qui n’existe que dans l’imaginaire de Mattel.inc (les créateurs de Barbie). On a du mal a pressentir comment Jasmine pourrait être évaluée sur autre chose que son apparence, et en effet, Disney ne déçoit pas. Rien que la première scène de Jasmine pose les bases d’un sexisme bien senti que le film relayera sans relâche.

Son père l’empêche de manger, aussi?

Jasmine est une princesse qui n’est jamais sortie de son palais. Son père, qui dit qu’il l’aime et veut être sur « qu’on s’occupe d’elle » avant qu’il meure, nous est présenté comme un homme naïf, manipulable mais qui ne fait au final de mal à personne. Mais alors pourquoi Jasmine n’est jamais sorti de son palais ? La réponse bien faible du père c’est « mais Jasmine tu es une princesse ». Du coup c’est tout à fait acceptable de la garder enfermer à la maison? Il est remarquable de constater qu’ici, Jasmine n’accuse pas directement son père (or on a du mal à imaginer dans les faits qui d’autre la retient au palais), elle se plaint en général qu’ « on ne lui laisse jamais faire quoi que ce soit », qu’ « on ne l’a jamais permise de franchir la porte du palais ». Une fille prisonnière de son père, donc. Sauf qu’ici, la patriarcat est désincarné. Jasmine est prisonnière de sa condition de princesse, et non pas prisonnière d’une autorité patriarcale. C’est bien pour ça qu’elle dit « et bien peut-être n’ai-je plus envie d’être une princesse » et non pas quelque chose comme « mais c’est pas possible pourquoi tu ne me laisse pas SORTIR ? ». La figure du père n’est pas présentée comme un patriarche despotique et autoritaire, mais comme un vieux gentil qui s’ « inquiète » pour sa fille. « Je veux uniquement m’assurer qu’on prenne bien soin de toi ». BON, ECOUTEZ LES FILLES, SI ON VOUS FORCE A RESTER A LA MAISON ET A VOUS MARIER AVEC DES INCONNUS, CE N’EST QUE PAR AMOUR, VOUS COMPRENEZ ? C’EST PARCE QU’ON S’INQUIETE POUR VOUS, VU QUE VOUS N’ETES PAS CAPABLES DE VOUS OCCUPER DE VOUS VOUS-MEME. J’ai beau chercher, je ne vois pas vraiment quel autre message ce personnage du père fait passer. C’est tout à fait extraordinaire de vouloir faire passer une position qui est en soi complètement despotique, tyrannique et INJUSTIFIABLE pour de l’amour inquiet et bienveillant. Il est totalement HALLUCINANT de voir le père ensuite dire au tigre « Rajah, je te souhaite sincèrement de ne jamais avoir de filles ». Bin oui, c’est vrai, elle font chier les filles. On les enferme à la maison et on essaye de les marier pour leur bien, et elles ne font que râler, c’est quand même incroyable ! Et pour parachever le tout, après que Jasmine a libéré les oiseaux dans un élan symbolique des choses à venir, à son père de dire « je ne sais pas de qui elle peut tenir, sa mère était loin d’être aussi difficile », avant de jouer avec les gadgets de son palais miniature.

Et moi qui pendant très longtemps avait trouvé cette figure du père tellement attachante et drôle. Beurk.

Dur dur la vie de patriarche

A noter au passage que ce personnage du père « qui ne veut que le bien pour sa fille » alors que dans les faits il la séquestre et essaye de diriger sa vie est loin d’être une exception chez Disney. Je pense notamment au père de Ariel, grand patriarche devant l’éternel, mais que le film rend sympathique et bienveillant.

Mais je ne veux que ton bien, ma fille

[Il est également possible que cette séquestration de Jasmine et le fait qu’on la force à se marier à un inconnu relève d’une mécanique raciste chez Disney, qui montre que « là-bas » on marie encore de force les filles. J’ai néanmoins écarté cette analyse car il me semble que la séquestration et le mariage forcé ont des échos dans beaucoup d’autres Disney, sans pour autant être associés à des « cultures barbares »]

Heureusement, Jasmine va s’évader, pour voir le monde, comme le font les oiseaux qu’elle libère de leur cages. Bon, on aurait espéré que Jasmine se confronte directement avec son père et l’accuse un peu plus, mais tant pis, à la limite.

Malheureusement, le film ici confirme tous les stéréotypes les plus sexistes et débiles qui soient, parce que Jasmine ne dure pas 5 minutes (1 minute 33 dans le film, pour être plus exact) sans avoir besoin d’un homme pour la sauver. Et oui, la sotte ! Elle donne une pomme à un enfant qui crève la dalle (ça commence à faire beaucoup d’enfants qui crèvent la dalle là non, Aladdin ? Aladdin t’es où ?), sans se rendre compte qu’il faudrait peut-être qu’elle paye ! Bin, oui, l’innocente !

Belle excuse pour une fabuleuse scène où les prémisses racistes et sexistes crèvent les yeux. Un gros marchant bien arabe et barbare comme il faut veut trancher la main de notre fragile et innocente Jasmine, et OUF! Juste à temps Aladdin vient la sauver. Quel suspense ! J’étais au bord de mon siège, j’avais tellement peur que la barbarie l’emporte ! Merci Aladdin, quel homme !

Vous pouvez me dire ce que les filles apprennent ici? Et les garçons ?

C’est beau le multiculturalisme, hein?

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Mais m’en fous de la pomme, je voulais couper des mains, moi

Mais continuons notre promenade, car ça ne fait que commencer.

La prochaine scène comporte une petite anomalie. On voit Jasmine faire un petit coup de saut à la perche, et Aladdin et Abu en restent bouche bée. Ah, mais voilà ! Jasmine qui ridiculise le machisme condescendant de Aladdin, ça sent la révolution tout ça! Sauf que ça tourne immédiatement au vinaigre, et toute possibilité subversive est rapidement neutralisée. Aladdin prend Jasmine par la main et la guide dans les escaliers: « attention, là » « gare à la tête ». Et Jasmine de sourire toute contente plutôt que de dire un truc du genre: « Ouais, je sais faire du saut à la perche mais monter des escaliers c’est trop dur, c’est ça Aladdin? ». Bin non, faut pas rigoler avec les fondements du sexisme dans l’hétérosexualité, hein? Faut juste sourire et être contente.

Allez, viens par là petite! Fini le saut à la perche!

Heureusement Aladdin est là pour guider Jasmine dans ce dangereux escalier

Une fois qu’Aladdin aura disparu (temporairement) de sa vie, la pauvre Jasmine va se retrouver démunie. Elle résiste toujours à son père qui veut la marier (pour son bien, répétons-le), mais globalement elle ne fait qu’attendre. Attendre le retour de son homme, de son prince.

Le retour d’Aladdin sous forme de prince donne lieu à une merveilleuse scène où Jasmine engueule les hommes, qui discutent sans elle de son futur, et elle partira même en criant « Je ne suis pas le premier prix d’une tombola ».

Eh oui, fallait pas se faire chopper, les gars!

Et encore une fois, Disney va neutraliser immédiatement le contenu un chouïa subversif de cette phrase en nous montrant une scène où, en fait, Jasmine est le premier prix de la tombola, une tombola où Aladdin va lui « ouvrir les yeux » en lui montrant « un rêve bleu » sur un joli tapis volant (la voiture des bougnoules ?), tout en lui mentant une fois de plus (mais les femmes, elles aiment ça qu’on leur mente, hein ?). Comprenez bien, les filles, vous avez besoin d’un homme pour vous « ouvrir les yeux » et vous faire « découvrir le monde ». Toute seule, c’est pas possible, il y a des méchants marchands arabes qui vont vous couper les mains. Mais avec un homme, un vrai, là, tout est différent, tout est merveilleux.

Et aux garçons d’apprendre que pour obtenir le coeur d’une femme il faut l’impressionner, lui « ouvrir un monde », lui en faire voir de toute les couleurs, tout en gardant un contact physique condescendant avec elle.

L’apothéose de l’hétéronorme

Une fois cette scène finie, Jasmine a rempli, à une exception près (exception qui est elle aussi d’un sexisme diabolique), son contrat de personnage. Elle n’a plus rien à apporter à l’histoire, à part être celle qu’il faut sauver. Elle est heureuse, sa vie a un sens, son destin est accompli.

Enfin là où elle doit être!

Plus rien à apporter à l’histoire, ai-je dit? Pas tout à fait vrai. Elle va, au moment crucial, faire preuve d’un héroïsme incroyable, d’un courage sans limite. Au moment où on a besoin d’elle pour faire diversion, elle utilise son arme la plus puissante, celle que toute femme possède n’est-ce pas? Son corps. Quand vous avez vraiment vraiment besoin de quelque chose, les filles, comment allez-vous faire? Et bien c’est simple, vous allez vous servir de votre corps comme moyen de séduction. C’est ça votre arme ultime, c’est avec ça que vous réussirez à obtenir des choses.

L’ (unique) arme de Jasmine: son corps

En conclusion, on voit bien qu’Aladdin offre à son jeune public un panel de représentations extraordinairement limité et stéréotypé en terme de personnages féminins (ou plutôt, personnage féminin au singulier). Qui plus est, si Jasmine propose à certain moments du film une attitude (ou des compétences) potentiellement subversive, c’est pour être immédiatement récupérée par le patriarcat et l’hétéronorme. C’est à mon avis la seule différence entre un personnage tel Jasmine, imaginé en 1992, soit 25 ans après la deuxième vague féministe, et les princesses plus « classiques » de Disney, à savoir cette possibilité de sortir très légèrement et très brièvement du stéréotype, à partir du moment ou au final on s’y soumet complètement. Un autre exemple de cette mécanique serait le personnage de Nala dans Le Roi Lion, dont j’ai parlé ailleurs sur ce site. Cette mécanique est effrayante, car sous couvert d’offrir aux jeunes femmes des représentations plus variées (et donc moins contraignantes) auxquelles elles peuvent s’identifier, ce qui est martelé c’est l’idée que l’identité la plus importante et la plus valorisante pour une femme c’est celle qui la voit coquette, soumise, attirante, séductrice, fragile, souriante, belle, dans les bras d’un homme etc…

Il n’y a ici aucune égalité possible. C’est une ruse du patriarcat, qui doit être dénoncée, combattue et démanteler, aujourd’hui comme demain.

Comme déclara Emma Wilard, « [l’éducation des femmes] a été trop longtemps exclusivement dirigée de manière à satisfaire les hommes et à mettre en avant les charmes de la jeunesse et de la beauté ». Elle continue, «[…] la satisfaction du goût des hommes, quel qu’il puisse être, s'[était] imposé comme l’objectif même de la formation du caractère des femmes. La raison […] nous apprend que nous avons nous aussi une existence autonome et que nous ne sommes pas de simples satellites des hommes. »

Cette citation vient d’une déclaration faite à la législature de New York en… 1819.

Il serait temps de s’y mettre, non?

Liam

*Je remercie Kazenda de m’avoir fait remarquer que mon texte original ici « Aladdin pourrait utiliser le pouvoir du génie pour instaurer, par exemple, une démocratie à Agrabah », était en contradiction avec le fait que je pense qu’Aladdin représente le public occidental dans le film, et donc le type Américanisé qui utilise son pouvoir pour instaurer un démocratie, à la politique interventionniste complètement désastreuse de nombreux pays du Nord, serait une reproduction de l’ethno-centrisme que je critique du film. Encore une fois merci à Kazenda d’avoir tiré mon attention sur cette contradiction 🙂


[1] Enfin tout est relatif. Disney a remplacé « Where they cut off your ears, when they don’t like your face » par « Where its flat and immense and the heat is intense ». Ils ont cependant gardé le « It’s barbaric, but hey, its home », stimulant le New York Times à écrire un article s’intitulant « It’s racist, but hey, its Disney ».

[2] J’utilise ici le terme « monde arabe » pour rendre compte du portrait unique, caricatural et homogène qui est fait dans la culture dominante occidentale d’une réalité qui recoupe des dizaines des pays, de langues, de religions, des centaines de partis politiques, de chaines de télévisions, d’industries, de géographies etc… différentes. Il n’y a pas bien sur de « monde arabe », tout comme il n’y a pas de « monde blanc » ou de « monde occidental ». Il est d’ailleurs frappant que le terme « monde arabe » soit acceptable là où le terme « monde noir » serait vu (à juste titre) comme raciste et choquant.

[3] Un manque que l’on peut somme toute considérer comme très relatif lorsque l’on voit comment le « monde arabe » est dépeint dans notre culture dominante (voir les incontournables écrits de Edward Saïd à ce sujet), ce qui peut peut-être expliquer entre autres pourquoi Aladdin est passé comme une lettre à la poste pour la vaste majorité du public européen et nord-américain, là où il aurait dû être dénoncé pour son racisme et ethnocentrisme.

 

[4] Propos recueillis dans le documentaire Mickey Mouse Monopoly (2001)

Le sexisme du Roi Lion

 

La féminité dans Le Roi Lion

L’une des premières choses qui nous frappe en regardant Le Roi Lion, c’est le sexisme banal et structurant de l’histoire. Dès les premières scènes, Le Roi Lion nous fait connaître un monde structuré hiérarchiquement, avec au sommet de la pyramide le monarque absolu, qui règne en bon patriarche sur, non seulement son peuple docile et servile (les autres animaux), mais également ses lionnes, qui jamais ne remettront en question le bien fondé de la place des hommes, ni de la place des femmes. Le Roi Lion comporte un grand total de 3 personnages féminins, contre 9 personnages masculins. Donc, 75% des personnages du Roi Lion sont masculins. Outre la domination écrasante des hommes en terme de présence à l’écran, il est plus important d’analyser les différentes représentations des hommes et des femmes dans ce film, et c’est ici qu’apparaît une des étranges « schizophrénie » du Roi Lion.

La relation entre Simba et Nala nous apparaît comme étant une relation d’amitié étant jeune, qui plus tard évoluera selon le schéma classique de Disney vers un amour hétérosexuel. En grande partie, Nala remplie son contrat de « personnage histoire d’amour » très bien. Elle n’a pas de chanson à elle seule, elle apparaît systématiquement au second plan par rapport aux personnages masculins et n’aura d’ailleurs aucune scène toute seule ou sans hommes. Elle ne parlera jamais d’elle-même dans le film mais soutiendra systématiquement Simba dans ses problèmes à lui et le poussera vers sa destinée, à savoir assumer sa position de dominant dans le monde et donc de dominant sur les lionnes. Bon, jusqu’ici tout va bien dans l’hétéro-réalité patriarcale, mais seulement le film trébuche, perd ses moyens, et voilà qu’il nous montre Nala plus forte que Simba au combat! Comment? Une femme plus forte qu’un homme dans le domaine des hommes, à savoir la violence physique? Impossible! Seulement si : encore et encore et encore, Nala montre qu’elle est plus balèze que Simba.

Et de un…

Et de deux…

Et de trois… cela suffira-t-il à renverser le patriarcat?

Cette supériorité ouvrirait-elle des possibilités subversives? Pourquoi Nala n’affronterait-elle pas Scar elle-même? Pourquoi ne pas renverser l’ordre patriarcal et sexiste et instaurer une démocratie dans le monde des lionnes et des lions, démocratie qui aurait éventuellement la fâcheuse caractéristique de mettre des femmes au pouvoir vu que les lionnes sont bien plus nombreuses dans le film. Pourquoi voir en Simba LE SEUL capable de renverser Scar, alors que logiquement le film nous montre que Nala serait bien plus capable de le faire.

Tout ça aurait pu faire un bien meilleur film avec des leçons et des morales bien plus intéressantes à retenir dans une société telle que la nôtre, société prétendument fondés sur des valeurs démocratiques et égalitaires, nous le rappelons.

Hélas, Disney ne s’intéresse pas à ces valeurs-là, n’est pas pour la transgression des normes de genre ni même l’égalité des sexes. Non, Disney restera fidèle à ses valeurs patriarcales et hétérosexistes qu’il a la générosité de nous faire partager depuis maintenant 75 ans.

Simba, plutôt qu’écouter les conseils d’une vulgaire femme, écoutera plutôt les conseils de deux autres hommes, à savoir Rafiki et Mufasa, qui lui diront grosso modo la même chose que Nala. Une fois qu’il aura compris sa destinée, à savoir sa position de dominant, il laissera Nala derrière (et oui, les femmes doivent s’y faire, les hommes ont des responsabilités qui ne laissent pas de place aux femmes, ni même le temps de leur parler). Il rentrera donc affronter Scar au sommet du phallus géant qu’est le monde des lions, après avoir donné des ordres à un peu tout le monde, en assumant enfin (il était temps!) son statut de dominant dans le cercle de la vie.

Et Nala dans tout ça? Et bien Nala est ravie, elle ne demande rien de plus que d’accompagner son homme (même après qu’il l’a laissée derrière, elle est quand même ravie) et de suivre ses diktats pour rétablir le bon ordre des choses (à savoir l’ordre patriarcal et donc sa propre infériorité). Elle ne revendiquera rien pour elle même, mais se donnera corps et âme à la restitution du bon patriarcat, incarné par Mufasa et ensuite Simba, qui à été usurpé par le mauvais patriarcat, incarné par Scar.

Nala se contente de suivre son homme, tout au long du film

Ce que cette relation nous montre, c’est que les femmes ont donc le droit d’être plus fortes que les hommes, mais seulement si elles se soumettent en dernière instance à l’autorité masculine, surtout au sein de la relation hétérosexuelle, et surtout de leur propre volonté. La scène d’amour entre Simba et Nala est une illustration frappante de cette soumission, en renversant les positions des protagonistes. Dans le combat, Nala est au dessus, agressive, dominante, malgré la volonté de Simba, qui est vaincu. Par contre, dans le scène d’amour, c’est Nala qui se retrouve en dessous, et ceci PARCE QU’ELLE LE VEUT! Soumise, Nala retrouve les qualités dont doit faire preuve une femme. L’effacement, la coquetterie, la séduction.

Ah, enfin! Le bon ordre des choses, signé Disney

On avait peur que Nala usurpe le pouvoir masculin…nous voilà rassuré-e-s

L’amour hétérosexuel rétablit la hiérarchie des sexes, que la domination physique de Nala sur Simba avait quelque peu ébranlé. Rétablir pour mieux affirmer, voilà ce que nous fait voir cette scène. Au final, dans Le Roi Lion et en général chez Disney, même les femmes fortes devront se soumettre, et ce en dernière instance au sein de la relation hétérosexuelle. Chouette leçon pour les enfants de notre société, non?

La masculinité dans Le Roi Lion

Pour réellement comprendre, dans Disney et dans Le Roi Lion, les représentations liées à la féminité, il est tout aussi important d’analyser les représentations liées à la masculinité. Car là où Le Roi Lion nous apprend ce que doit et ne doit pas être une femme, une vraie, il nous apprend également ce que doit et ne doit pas être un homme, un vrai.

Mufasa VS Scar: Le viril VS l’efféminé

Outre l’opposition entre monarchie absolue (despote éclairé) et dictature (despote non éclairé) qu’incarne respectivement Mufasa et Scar [et il est clair que Disney vote (hirf hirf) pour le despote éclairé], il est frappant de voir comment Mufasa et Scar incarnent également deux facettes (pour ne pas dire définition) possible de la masculinité. Mufasa est l’homme viril, puissant, agressif, qui commande avec une autorité naturelle (ou qui utilise son physique pour se faire respecter), et surtout, qui détient le savoir, savoir qui se résume dans Le Roi Lion à la compréhension de la hiérarchie naturelle de la vie et de la position de chacun-e dans cette hiérarchie. C’est ici que nous revenons à la figure du despote éclairé. Disney, très loin des valeurs démocratiques censées être au fondement de nos sociétés, glorifie dans Le Roi Lion (et ailleurs) la monarchie absolue. Mais ne soyons pas médisant, car la monarchie soutenue par Disney est la monarchie éclairée, raisonnable, qui va de soi. Oligarques* de tous les pays, regardez Disney! Vous serez ravi-e-s! Tou-te-s les autres, BOYCOTTEZ CETTE HORREUR!

Là où Mufasa est puissant, viril, costaud, dominant, Scar est intellectuel, efféminé, physiquement faible et aspire à la domination sans la comprendre (alors que Mufasa, lui, sait pourquoi il domine, alors c’est coooool raoul).

Un homme, un vrai

Un méchant, un vrai

L’opposition est ici totale, et va jusqu’à s’inscrire dans l’esthétique des deux personnages. Mufasa est rayonnant, lumineux, avec un physique imposant, dessiné avec des traits courbes. Il possède une belle crinière rouge et des yeux noirs bienveillants. Alors que Scar est sombre avec une crinière noire, un teint maladif, des yeux verts aux allures d’antéchrist, des formes angulaires, et il est même carrément défiguré. Cette « laideur d’âme » qui s’inscrit dans le corps même des personnages de Disney ne se limite pas au Roi Lion, c’est un autre des thèmes récurrent de la corporation Disney, à savoir l’idée que le physique d’une personne reflète son for intérieur. D’où la tendance qu’à Disney de dessiner ses héros et héroïnes avec des traits courbes, fins, clairs, et ses méchant-e-s avec des traits angulaires, grossiers, sur-dimensionnés et sombres.

Chez Disney, les apparences ne sont jamais trompeuses

De même, les manières efféminées du méchant ne sont pas non plus une exception dans l’univers Disney, c’est un thème qui revient encore et encore dans de nombreux films, martelant aux enfants l’idée qu’un homme efféminé est louche, maladif, contre nature, ridicule au mieux, démoniaque au pire. Encore une fois, une belle leçon pour nos enfants!

Si nous voulons que les enfants de notre société grandissent en ayant les moyens d’avoir des rapports sociaux de sexes égalitaires (et l’enjeu est de taille), ça serait chouette qu’on arrête de remplir leurs imaginaires de schémas, d’images et d’histoires où les rapports entre les sexes sont tout sauf égalitaires et sont mêmes, dans le cas du Roi Lion, carrément réactionnaires et patriarcaux (en 1994, presque 30 ans après la deuxième vague féministe). Ça serait chouette que nous réfléchissions individuellement et collectivement à quelles valeurs nous avons envie de voir habiter les films, livres, dessins animés etc… qui peuplent le monde des enfants et qui nourrissent leurs imaginaires. Si nous voulons vivre dans une société égalitaire (ce qui est quand même le but premier du féminisme, et devrait être le but premier de tout être humain qui se respecte), il est totalement schizophrène et contradictoire de montrer systématiquement aux enfants de notre société des histoires qui glorifient et encouragent précisément l’inverse, à savoir le pouvoir, la domination et la hiérarchie, et ce à tous les niveaux, pas juste au niveau des rapports sociaux de sexes (il y a par exemple de très nombreux textes écris sur le racisme dans Disney).

Il m’a fallu environ 15 ans pour me rendre compte de l’énormité de l’horreur que représente Disney et pourquoi (la plupart de) leurs films (et bien d’autres) doivent être dénoncés et critiqués à chaque tournant. J’ai dû regarder Le Roi Lion environ une trentaine ou quarantaine de fois (et ce n’est même pas le Disney que j’ai le plus regardé) quand j’étais gamin, sans me rendre compte à quel point les valeurs qu’il était en train de me communiquer étaient abominables.

Plus jamais ça, non?

Liam

*Edit du 16/03/14. Remplace « Royalistes », qui je me suis rendu compte après de nombreux commentaires, ne traduisais pas bien le sens de mon analyse