Auteur: Douffie Shprinzel


Alias Grace (2017) : juger ou comprendre, il faut choisir

Qui est Grace Marks, et a-t-elle commis les meurtres dont elle a été accusée ? C’est le point d’entrée d’Alias Grace, une mini-série de six épisodes d’une heure, sortie en 2017 et adaptée d’un roman du même titre de Margaret Atwood publié en 1996. L’histoire est inspirée par des faits réels : en 1843, un riche canadien, Thomas Kinnear, et sa gouvernante Nancy Montgomery sont retrouvés assassinés chez eux. Grace Marks, une jeune immigrée irlandaise, et James McDermott, tous deux domestiques travaillant dans la maisonnée, ont été accusés de ce double crime. James McDermott a été pendu et Grace Marks condamnée à perpétuité, et finalement libérée après presque trente années d’incarcération. Personne n’a jamais su le rôle exact que Grace a joué, ni n’a eu la certitude de sa culpabilité. Après sa libération, on n’entendit plus jamais parler d’elle et le livre et la série inventent une fin qui entretient l’ambiguïté. On ne sait jamais exactement que croire dans la série : Grace dit être amnésique sur les événements autour des meurtres, mais elle pourrait mentir ; sur certains points, on sait qu’elle ment, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’elle ment tout le temps ni qu’elle a commis ces meurtres ; enfin, l’éventualité qu’elle soit vraiment amnésique et qu’elle ait développé des troubles psychiques est aussi suggérée dans l’histoire. Le livre et la série se gardent bien de trancher clairement ; on bascule vers une hypothèse puis une autre, en n’étant jamais convaincu.e car aucune ne permet de tout expliquer de façon satisfaisante. C’est précisément cette incertitude qui fait tout l’intérêt d’Alias Grace, comme le commente Margaret Atwood : « si j’avais connu la vérité, je n’en aurais pas écrit un livre ». En effet, à partir du moment où on arrête de chercher à tout prix à diviser le monde entre coupables et innocents, et à distinguer les prisonniers qui méritent bien leur sort et ceux qui sont victimes d’un terrible malentendu, on peut s’atteler à des questions beaucoup plus intéressantes.

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L’histoire

Je raconte ici l’histoire en détails, vous pouvez passer cette partie si vous avez vu la série

L’essentiel de l’histoire se déroule 15 ans après les meurtres et le début de l’incarcération de Grace. Des monologues intérieurs en voix-off nous donnent accès au regard aiguisé du personnage sur ce qu’elle a vécu et ce qui l’entoure. Elle se trouve dans un pénitencier pour femmes, où elle est enfermée dans une cellule minuscule et oppressante, maltraitée par les gardes, et des flash-backs nous montrent qu’elle a aussi subi des agressions sexuelles lors d’enfermements dans un asile. La série critique la prison en montrant ce type de maltraitance (qui n’a rien de rare encore aujourd’hui), mais également plus profondément, à travers toute une réflexion sur la justice, la culpabilité, la punition et le plaisir moral de se sentir supérieur aux criminel.le.s qu’on enferme. J’y reviens plus bas.

Son cas fascine la presse et l’opinion publique : elle est une « meurtrière célébrée » même si elle s’en étonne et se demande « ce qu’il y a à célébrer dans un meurtre ». Tout et son contraire ont été écrits à son sujet : certains la voient comme maléfique et manipulatrice, d’autres comme sotte et manipulable, d’autres enfin comme une victime d’une erreur judiciaire ; on commente avec délectation sa jeunesse, sa beauté, le fait qu’elle soit irlandaise, ainsi que son maintien « au-dessus de son humble statut social ». Elle fait l’objet de curiosités d’un groupe de femmes bourgeoises spiritualistes qui essaient de conjurer les esprits, et ont obtenu qu’elle puisse sortir de sa cellule de temps en temps pour venir faire le ménage chez la femme du directeur du pénitencier, afin de l’observer d’un peu plus près. Elle a également des défenseurs qui tentent de la faire sortir de prison en faisant notamment venir un jeune médecin de l’esprit humain, le docteur Simon Jordan, chargé d’écrire un rapport sur sa santé mentale afin de la faire libérer.

Le docteur Simon Jordan obtient des rencontres quotidiennes avec Grace, dans le salon du directeur du pénitencier, lors desquelles il la fait parler et raconter son histoire. D’épisode en épisode, on écoute l’histoire de Grace, de son enfance aux moments des meurtres, telle qu’elle la raconte au docteur.

Elle explique venir d’Irlande, et avoir pris le bateau pour le Canada alors qu’elle était à peine sortie de l’enfance, en compagnie de son père violent, de sa mère battue, et de ses petits frères et sœurs qu’elle doit déjà aider à nourrir et laver. Les conditions de vie à bord du bateau sont insoutenables : les plus pauvres sont relégués dans la partie inférieure, sans fenêtre, où les odeurs de déjections et de vomi de tout le monde se mélangent. La mère de Grace y meurt de maladie, après de vagues soins prodigués par un docteur qui se dépêche de remonter à l’étage supérieur du bateau, dégoûté par l’air putride. La famille orpheline arrive à Toronto, où Grace, en tant que fille aînée, prend soin de ses petits frères et sœurs. Le père reporte alors sur Grace son attention et sa violence, en l’agressant par des gestes incestueux et en la frappant. Enfin, il décide qu’elle est en âge de travailler et lui trouve une place comme servante dans une maison bourgeoise, en imposant que le salaire qu’elle touchera arrive directement dans sa poche (à lui).

Arrivée dans la maison, elle travaille comme domestique du matin au soir. Elle y rencontre Mary, une autre servante, enjouée, révoltée par les injustices, qui deviendra sa plus chère amie. Mary lui explique qu’une rébellion a éclaté récemment (la rébellion du Haut-Canada) avant d’être cruellement réprimée, mais que la lutte continue. Grâce à l’intervention de Mary, Grace touche son salaire plutôt que de le donner à son père.

Mary Whitney rit avec Grace, se moque de leur patronne, et lui relate les récents mouvements de révolte. Elle lui transmet le mot d’ordre de Mackenzie, une figure de la rébellion : « Canadiens ! Aimez-vous la liberté ? Je sais que oui. Détestez-vous l’oppression ? Qui oserait le nier ? »

Mais cette amitié est interrompue brutalement après quelques mois. Mary commence une aventure avec le fils de la famille bourgeoise, qui lui promet de l’épouser, puis rompt sa promesse après l’avoir mise enceinte, la laissant dans une situation catastrophique. Elle se débrouille pour avorter clandestinement avant que personne ne puisse remarquer sa grossesse mais meurt d’hémorragie dans la nuit qui s’ensuit, auprès de Grace qui lui tient la main. La maîtresse de maison s’offense du comportement de Mary en découvrant son cadavre trempé de sang tout autour de l’entrejambe, et, comprenant que son fils est le responsable, décide d’étouffer l’affaire. Le jeune homme en question commence ensuite à harceler Grace, qui se dépêche d’accepter le premier travail qu’on lui propose ailleurs.

Il s’agit d’un poste de domestique dans la maison de Thomas Kinnear, un riche bourgeois canadien qui a participé à mater la rébellion si chère à Mary Whitney. Nancy Montgomery est sa gouvernante, et un certain James McDermott travaille aussi pour la maisonnée. La maison est très isolée, coupée du monde, et l’atmosphère inconfortable. Grace est tentée de partir immédiatement, mais n’a nulle part où aller.
À partir de là, l’histoire commence à se ramifier de plus en plus selon les versions des différents personnages. Nancy Montgomery jouit d’un statut ambigu, en étant à la fois une servante elle-même, mais une gouvernante et qui a obtenu les faveurs du maître de maison (Kinnear) en entretenant une liaison avec lui. La précarité de ce privilège, qui dépend de l’humeur du maître, est mis en avant lorsqu’elle tombe enceinte sans pouvoir anticiper la réaction de Kinnear, peu susceptible de compromettre son statut pour elle. Nancy traite mal Grace dont elle attend un respect hiérarchique très marqué, mais est parfois mielleuse et dit vouloir être son amie. James McDermott semble dans un premier temps harceler Grace, organiser les meurtres et la forcer à y participer, avant que cette version soit ébranlée par celle de McDermott, que Grace niera et confirmera alternativement, selon laquelle elle aurait été le véritable cerveau de l’assassinat et aurait manipulé James McDermott pour qu’il commette les crimes.

Dans le dernier épisode de la série, une séance d’hypnose est organisée pour faire émerger la vérité qui sommeille au fond de Grace. Il est suggéré par plusieurs indices que Grace utilise la mise en scène de l’hypnose pour feindre une sorte d’inconscience en réalité toute maîtrisée. Elle s’exprime alors violemment et vulgairement, aux antipodes de son ton habituel, en confessant les crimes et en disant tout le mal qu’elle pense des membres de son auditoire, constitué du docteur, des femmes du groupe spiritualiste, et des gens qui essaient de la faire sortir de prison. Ce serait peut-être pour elle une occasion en or d’insulter ces gens qui la fétichisent chacun à sa façon, mais certains éléments collent mal avec cette interprétation. Il est aussi possible qu’elle soit atteinte d’un trouble de la personnalité multiple, car sa voix et son accent pendant la séance d’hypnose font penser à ceux de Mary Whitney, qui serait devenue l’incarnation de sa personnalité vengeresse, et Grace dit ne se souvenir de rien après la séance, ce qui fait écho à son amnésie après les meurtres. Il est beaucoup plus difficile de la croire totalement innocente après cette scène, alors que cette hypothèse était la plus tentante jusqu’ici. Mais arrivés à ce stade de la série, nous commençons à avoir déjà pris plus de distance avec la question de la culpabilité de Grace qui paraît moins centrale qu’au début, car notre attention a été attirée sur d’autres questions, sur lesquelles je reviens plus bas. Avec cette scène, le public est en quelque sorte forcé de renoncer à l’innocence de Grace comme seul moyen de condamner toutes les violences qu’elle a subies dans sa vie et en prison.

Le docteur Simon Jordan abandonne, Grace reste en prison une quinzaine d’années supplémentaires, avant d’en sortir enfin et de se marier. Elle écrit une lettre au docteur Simon Jordan, dans laquelle elle lui livre ses derniers sentiments. Elle lui raconte comment son mari aime l’écouter raconter les souffrances qu’elle a subies : « Il écoute tout comme un enfant à qui on raconte un conte de fées. Je dois avouer qu’il me fait un peu penser à vous. Vous aviez tout aussi hâte que je vous raconte mes douleurs. Vos joues rosissaient, si vous aviez eu des oreilles de chien, elles auraient été dressées et votre langue pendue. » Elle souligne ici le voyeurisme du docteur, mais aussi le nôtre, à nous les spectateurices, tout aussi pendus à ses lèvres. Elle est d’ailleurs consciente que son histoire est captivante, qu’elle a un pouvoir de conteuse, que son auditoire (le docteur et nous-mêmes) a envie de l’écouter et éventuellement de se laisser mener en bateau : « j’ai pu changer quelques détails afin de mieux correspondre à ce que vous vouliez entendre ». Elle termine la lettre par la mention du patchwork qu’elle coud en assemblant des pièces de tissu qu’elle a fabriquées à partir des robes de Mary Whitney, de Nancy Montgomery, et de sa chemise de prison : « ainsi, nous serons toutes ensemble ». Finalement, elle trouve une unité et une identité avec ces deux autres femmes, toutes deux servantes, l’une sa meilleure amie, l’autre sa supérieure pour le meurtre de laquelle elle a été condamnée.

Le dernier plan nous laisse avec le regard énigmatique de Grace

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Qui est coupable, qui est criminel ?

Qui est criminel, dans Alias Grace ? Peut-être Grace, d’être complice d’un double-meurtre, mais pas seulement. La série critique la conception dominante de la culpabilité et de la criminalité à travers d’autres exemples. À propos de Mary Whitney, morte des suites d’un avortement contraint par un jeune homme qui l’a séduite puis repoussée et par la condamnation sociale de la condition de fille-mère, Grace dit : « ce jeune homme l’a tuée plus certainement que s’il avait enfoncé un poignard dans son cœur, car ce n’est pas toujours celui qui porte le coup final qui est le véritable assassin ». Combien de telles morts ne sont pas comptées comme des crimes, attribuées à un malheureux concours de circonstances, alors qu’elles ont été provoquées par la violence de certains ? Des morts « naturelles », vraiment ? Qui est coupable, dans ces cas-là ? Cet homme a certainement une grosse part de culpabilité, mais la société a également une culpabilité collective, dont elle se défausse en inculpant la femme. Tout se déroule comme si la vie de celle-ci valait moins que la réputation de l’homme, particulièrement s’il est riche et elle pauvre, comme dans Alias Grace. Après la mort de Mary, lorsque le jeune bourgeois qui a mis Mary enceinte commence à tambouriner à la porte de la chambre de Grace, elle explique au docteur : « à partir du moment où vous êtes trouvée dans une chambre avec un homme, vous êtes la coupable, peu importe comment il est rentré. » Une telle attribution systématique de la culpabilité permet de faire d’une pierre (plus de) deux coups : cela offre un contrôle énorme sur les femmes, qui sont toujours à un cheveu d’être punies, tout en garantissant aux hommes une impunité quasi-totale, malgré les agressions qu’ils ont commises et leurs conséquences (grossesses, suicides…), et en épargnant à des témoins la responsabilité inconfortable de réagir. Sur ce point, le patriarcat-capitalisme est cohérent avec lui-même : ce sont celles qui, au sein de ce système « valent » le moins, dont la vie passe après les arrangements de tout le monde, qui écopent de tous les risques et sont tenues pour seules coupables.
De même, la mort de la mère de Grace attire l’attention sur les injustices de classes face à la mortalité. Les conditions atroces dans lesquelles les migrants d’Irlande ont voyagé dans les soutes des bateaux pendant des semaines ont provoqué de nombreuses morts, nettement plus que dans les cabines confortables des classes supérieures. Depuis le 19ème siècle, les causes de mortalité dans les différentes classes sociales ont varié, mais à chaque fois, les travaux les plus dangereux, les pires conditions de vie qu’aucun bourgeois n’accepterait pour lui-même ou ses enfants sont considérées comme tout à fait acceptables pour d’autres. À chaque fois que quelqu’un meurt d’insalubrité, de faim, d’épuisement prématuré, par manque de soins alors que la société pourrait prodiguer à tous, n’est-ce pas un crime ?

Les journaux qui mentionnent que Grace est irlandaise le formulent d’une façon curieuse, qui n’échappe pas à Grace : « ils ont écrit que j’avouais venir d’Irlande, ce qui est vrai, mais je n’aime pas cette formulation, car cela sonne comme si venir d’Irlande était un crime, et je n’ai pas connaissance que cela le soit, même si c’est souvent considéré comme tel ». À l’instar des femmes criminalisées à la place de leurs agresseurs, les immigrés connaissent bien le renversement de culpabilité : alors que ce serait à eux de demander des comptes à la société pour la façon dont ils sont traités, ils sont au contraire incités à se sentir honteux et à se montrer reconnaissants des quelques miettes qu’on daigne leur céder.

Le système judiciaire est censé combattre les injustices, les torts causés aux uns par les autres, et il le fait à l’occasion, pour certains types de crimes. Mais il est conçu au sein d’une société traversée par des rapports de pouvoir qui définissent d’emblée qui est coupable et qui est innocent. Plus ou moins consciemment, aux yeux de beaucoup de membres des classes moyennes et supérieures, les prisons sont un lieu tout à fait adapté à certaines personnes, auxquelles ils ne s’identifient pas, qu’ils traitent de « délinquants » ou de « criminels », et pour qui la punition doit s’appliquer, « sévère mais juste »… alors que pour d’autres, pour ceux auxquels ils s’identifient, l’idée d’une punition sociale, d’un passage par la prison paraît tout de suite grotesque ou inadaptée. Certes, il n’y a pas de loi qui condamne le fait de laisser dans une pauvreté mortelle des groupes de gens, ou d’agir de la sorte envers Mary. La série met en évidence que non seulement un tribunal n’est pas conçu pour juger le patriarcat-capitalisme, mais que sa fonction est même de punir ceux qui ont été désignés a priori comme des coupables « juste bons pour la prison », en entérinant ainsi un rapport social de domination.

Toute la violence accumulée contre Grace pourrait participer à expliquer qu’elle en fasse elle-même usage, ou qu’elle soit devenue folle, mais la force de la série réside précisément dans l’ambiguïté qu’elle cultive à propos de la culpabilité de Grace. De nombreuses femmes sont battues, violées, agressées, exploitées sans devenir elles-mêmes violentes. Si la série se garde bien de faire de Grace une icône d’innocence et de pureté morale, elle se garde également d’encourager l’idée tout aussi critiquable selon laquelle les anciennes victimes deviendraient nécessairement brutales.

À travers la complexité et les revirements de l’histoire, la série offre au public des occasions de méditer sur la responsabilité de chacun.e et la responsabilité collective, tout en prenant soin de désamorcer les interprétations déterministes et simplistes.

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Qui vole la vie de qui ?

Le jour de son anniversaire, Grace a le droit de passer l’après-midi dehors (une excuse pour que Nancy et Thomas Kinnear se retrouvent seuls, qui est présentée comme une gracieuseté). Elle se rend compte qu’elle ne sait pas quoi faire d’elle-même pendant ces quelques heures de temps libre. Elle va se promener, comme Nancy l’y poussait, et réalise qu’elle ne connaît pas les chants des oiseaux, et que la vie qu’elle mène n’en est pas une. Elle doit la consacrer exclusivement à ses patrons, elle est dépossédée de tout ce qu’elle a de plus précieux : sa vie, son temps.
Évidemment, personne ne veut passer sa vie à accomplir les tâches ménagères d’autrui et le salaire fourni aux servantes est calibré pour permettre tout juste de subsister, mais pas d’économiser, ni d’avoir la possibilité de travailler moins. Aujourd’hui comme au 19ème siècle, les classes bourgeoises exploitent les classes prolétaires en les payant tout juste de quoi vivre. Les chômeurs, et tous ceux qui ne peuvent pas travailler peuvent aussi bien mourir ; ils sont considérés comme surnuméraires, voire comme des parasites de la société. Les nourrir ne « sert » à rien puisqu’ils ne travaillent pas ! A ce rapport de classe s’articule un rapport social de sexe, puisque le travail domestique n’a pas lieu exclusivement dans la sphère marchande, il n’est pas effectué uniquement en échange d’un salaire. Il est aussi effectué massivement et gratuitement par les femmes au sein de chaque foyer, comme lorsque Grace aide sa mère à nourrir et s’occuper de ses petits frères et sœurs au début de la série, une enfance qui l’aura préparée à son futur travail de domestique.

On voit dans la série comment tout cela contribue à creuser le gouffre qui sépare Grace du docteur Simon Jordan ; lorsqu’elle raconte qu’elle passait ses journées à tout nettoyer dans la maison, il fronce les sourcils et demande des détails pour mieux imaginer ce qu’elle lui raconte ; il ignore tout des tâches ménagères. Pendant que l’une s’est échinée à récurer des sols, nettoyer des pots de chambre, laver le linge, l’autre, qui jouit du privilège d’avoir une idée assez floue de ce que ça veut dire, s’échine à essayer de comprendre pourquoi une si forte distance est ressentie de l’autre côté.

Plusieurs plans opposent Grace dans la cellule oppressante et Simon Jordan face à la mer, fixant l’horizon, avant ou après leurs discussions. Ces plans soulignent visuellement le fossé qui sépare les deux personnages et le caractère grotesque de la tentative du docteur d’analyser Grace.

Avant ou après leurs entretiens, on voit Grace dans sa cellule sombre ou maltraitée au pénitencier, et le docteur respirer l’air frais en regardant l’océan d’un air pensif : « comment pourrais-je bien prouver à Grace que je la comprends et que je suis de son côté ? »

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Qui est en droit de juger de la santé mentale de qui ?

Le docteur fait une plutôt bonne première impression au public de la série. Contrairement aux gardes qui maltraitent Grace, il lui parle avec douceur et semble honnête, respectueux. Mais il est loin d’être désintéressé : c’est un jeune docteur « prometteur » qui construit sa carrière, et retirerait du prestige d’avoir extrait la vérité d’une patiente coriace et médiatisée. Dès le début, Grace a parfaitement conscience de l’enjeu qu’elle représente pour lui : « il veut pouvoir dire “J’y ai planté mon pouce et j’en ai ressorti une prune. Quel bon garçon je suis !”, mais je ne serai la prune de personne » (c’est une référence à la comptine Little Jack Horner).

Le regard que nous portons sur la démarche du docteur évolue au fil de la série : il cherche à comprendre Grace, mais cette quête semble plus d’une fois se rapprocher d’une pénétration intrusive de l’intimité de l’héroïne, dont le but ultime est de posséder cette patiente si insaisissable. « Il veut tenir dans sa main mon cœur battant de femme », songe Grace face au comportement de plus en plus possessif du docteur qui, obsédé par elle, la désire, rêve de la sauver, de coucher avec elle, à plusieurs reprises dans la série, ce qu’elle devine également. En lui mentant, Grace gagne un peu de pouvoir sur lui, le pouvoir le mener où elle veut plutôt que d’être un simple cas. Au début de la série, ses mensonges semblent être là pour mettre le public sur ses gardes : peut-être qu’elle ment, peut-être qu’elle est coupable, ou folle. Mais comme l’entreprise du docteur nous paraît de moins en moins sympathique ou scientifique, et de plus en plus motivée par une volonté de contrôle et de pouvoir, on apprécie d’autant mieux le discernement du Grace qui s’est immédiatement méfiée de lui.

Dans les rêves du docteur, Grace frissonne en chemise de nuit légère, il la réchauffe en l’enveloppant de sa veste et en la tenant

À la fin de la série, quand il comprend que Grace est complexe au-delà de ce qu’il est en mesure d’envisager, et qu’il ne saura sans doute jamais séparer le vrai du faux, il reporte son désir mi-sexuel mi-possessif sur une autre femme avec laquelle il couche brutalement pour compenser la frustration liée au fait que Grace reste pour lui impénétrable. La violence de son fantasme de sauveur apparaît plus clairement que jamais lors de cette scène qui fait converger ses fantasmes sexuels (tout galants qu’ils soient) et sa volonté de comprendre et maîtriser Grace.

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Pourquoi voulons-nous absolument savoir qui est Grace ?

« Juger c’est évidemment ne pas comprendre » André Malraux

En commençant la série, on a tendance à suspendre notre jugement sur Grace dans l’attente de savoir si elle est coupable. Mais dans un deuxième temps, les questions que l’on se posait initialement sont remplacées par d’autres, moins binaires, comme : « qui est Grace ? ».

Tout le monde projette quelque chose sur elle en cherchant à déchiffrer sa personnalité : belle, sotte, manipulatrice, cruelle, folle… Ces projections sont comme des voiles qui nous tiennent à distance d’elle. Tout ce qui a été attendu d’elle aux différents moments de sa vie (être une fille docile, une servante travailleuse, une accusée qui a fait les gros titres, une prisonnière, une patiente qui doit tout dévoiler pour le docteur) a contribué en retour à forger en elle une personnalité insondable qui a dû ériger toutes sortes de défenses. Toute sa vie a façonné chez elle une attitude de serviabilité ; elle s’exprime toujours avec une politesse extrême, en ponctuant toutes ses phrases de « comme il vous plaira », « si vous le souhaitez ». En tant que spectateur, on se sent divisé quand on la voit esquiver des questions ou mentir, car ces scènes nous renvoient à notre propre envie coupable que Grace soit ce qu’on attend d’elle et qu’elle livre docilement le fond de toutes ses pensées.

D’ailleurs, si elle ment au docteur, rien ne nous dit qu’elle l’aurait forcément fait dans d’autres circonstances. Je ne crois pas que le propos de la série soit de présenter Grace comme une menteuse pathologique, ou alors ce n’est qu’une des nombreuses interprétations possibles. Il me semble que le docteur a eu, et a manqué sa chance de comprendre réellement Grace. Dans leurs premières discussions, Grace lui a plusieurs fois tendu des perches où elle lui livrait sa pensée telle quelle, et a observé que le docteur était incapable de la comprendre.

Et puis dans un troisième temps, notre désir de percer Grace à jour est remplacé par une nouvelle question : « pourquoi voulons-nous absolument savoir qui est Grace ? ». En regardant la série, nous écoutons l’histoire de Grace telle qu’elle la raconte au docteur Simon Jordan, et nous nous posons les mêmes questions que le docteur. Mais cette identification avec le docteur se complique à mesure que la volonté de contrôle au coeur de sa démarche est mise en exergue.

L’histoire du cinéma compte de nombreux personnages masculins qui doivent percer à jour les secrets ou les intentions de femmes impénétrables (des films noirs des années 1940 comme Le Faucon Maltais, néo-noirs des années 1980-90 comme Basic Instinct, ou plus récemment Alliés). Certains films ont renversé ce schéma en donnant accès au point de vue du personnage féminin que les hommes cherchent à connaître (cf. des films noirs comme Gilda), ce qui permet de mettre en lumière la dimension violente de « l’enquête » masculine. Mais le dispositif est ici d’une autre nature encore. En effet, la série nous invite à adopter un regard critique sur la posture du docteur que nous avons nous-même adoptée, mais sans non plus nous permettre de connaître Grace, puisque celle-ci reste, pour nous aussi, insaisissable (sans que cela fasse d’elle un personnage négatif, bien au contraire). L’effet sur le public est ainsi particulièrement intéressant, dans la mesure où nous ne pouvons pas nous satisfaire d’avoir percé à jour l’énigme qu’elle représente, d’avoir « compris » ses pensées, ses intentions et ses actes. Impossible ici de dominer cette héroïne de classe populaire du haut d’une posture scientifique surplombante semblable à celle du docteur. La force et l’originalité de la série tiennent ainsi au fait qu’elle permet à l’héroïne de garder son mystère, et qu’il s’agisse d’un choix de sa part, en réaction à ces tentatives de connaissances de sa personnalité qu’elle trouve insupportables. Et pour cause : la série nous amène à voir, comme Grace, ce qu’il y a d’odieux dans cette posture.

Les rapports de pouvoir qui traversent notre société sont des personnages essentiels d’Alias Grace, et nous les spectateurices, sommes aussi un peu coupables de ne l’écouter que si elle rend son histoire la plus spectaculaire possible, quitte à ne pas en connaître le fin mot. Mais cette histoire ne se réduit pas à une dénonciation politique, même si l’article se focalise sur cette dimension. La série ne propose pas d’ériger Grace en symbole féministe, ce qui serait un contresens. Contrairement aux idéologies qui ne permettent de la voir qu’à travers diverses projections patriarcales et de classe (la femme parfaite et innocente, la folle, etc.), la série offre différents plans de lecture en même temps : une exploration de l’individu, de la psyché humaine, de la santé mentale, de la société, des rapports de force, de la justice… car les autrices ont compris que tous ces plans doivent être explorés ensemble si l’on veut atteindre le genre de compréhension susceptible d’améliorer les choses.

Douffie Shprinzel

Un grand merci à Paul Rigouste pour ses relectures précieuses !

Clash (2016) : l’histoire écrite par les vainqueurs

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Synopsis du film : en 2013, en Égypte, l’armée prend le pouvoir et destitue Morsi. Des manifestations ont lieu, des manifestants sont embarqués dans un fourgon de police. Certains sont pro-frères musulmans, d’autres pro-armée. Le film met en scène les débats et disputes au sein du fourgon de police, alors qu’il fait de plus en plus chaud et que la situation s’éternise.

 

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Bande-annonce :




Avertissement :
Le point de vue neutre n’existe pas, particulièrement à propos des faits d’histoire qui nous sont contemporains. C’est le cas de la révolution égyptienne, qui a bouleversé la vie de nombreux militants égyptiens. Cet article est écrit par un révolutionnaire égyptien, avec l’aide d’une militante francophone pour la traduction et la rédaction. Nous ne prétendons pas être « neutres », même si nous cherchons bien sûr à faire preuve d’honnêteté intellectuelle. La partie dédiée au contexte historique et politique du film constitue à vrai dire la majorité de l’article. Ceci s’explique simplement par le fait suivant : ce film donne une image très biaisée de ce qu’il s’est passé, et il manque au public francophone les connaissances permettant de se faire son opinion. Nous voulons donc rappeler quelques faits essentiels.




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Rapide point sur l’histoire moderne de l’Égypte

 

L’Égypte était une colonie, puis un protectorat britannique jusqu’en 1922.canalsuez
Malgré la décolonisation, les Britanniques et les Français gardèrent sous leur supervision le canal de Suez, lieu hautement stratégique : avant sa construction, il fallait faire le tour de l’Afrique pour aller d’Europe en Asie par voie maritime (pour des raisons commerciales, militaires, etc).

En 1952, un groupe militaire égyptien, surnommé le Mouvement des officiers libres, fit un coup d’État contre le roi, qui était à vrai dire une marionnette des Britanniques. En 1954, Nasser, un officier de ce mouvement, renversa le leader et devint le président de l’Égypte. En 1956, Nasser nationalisa le canal de Suez, déclenchant une attaque des Britanniques, des Français et des Israéliens. Ceux-ci furent forcés de battre retraite face aux habitants de Suez, ce qui resta comme un moment de gloire pour Nasser.

En 1967, durant la Guerre des Six Jours, l’armée égyptienne s’avéra ridiculement corrompue; Nasser avait désigné ses amis comme chefs de l’armée qui était davantage un lieu politique que militaire. Israël remporta la victoire et Nasser démissionna. De grandes manifestations eurent lieu pour demander à ce qu’il regagne le pouvoir (encore aujourd’hui, il est difficile de dire à quel point ce fut réellement spontané car la population idolâtrait véritablement Nasser, et à quel point ce fut organisé par le gouvernement). Il resta ainsi au pouvoir jusqu’à sa mort. Durant les 16 années de sa présidence, il modernisa l’État, instaura un régime militaire autoritaire, créa une police politique. Sadat, son vice-président, lui succéda en 1970. Il dépolitisa un peu l’armée de façon à lui rendre de l’efficacité militaire, et reprit le Sinaï en 1973 (péninsule prise par Israël en 1967). Cependant, à l’inverse de son prédécesseur, Sadat orienta l’Égypte du côté du bloc de l’Ouest. Il commença à adopter une économie plus libérale et signa un traité de paix avec Israël en 1978. Sa politique économique, qui causa une hausse des prix, vit une forte opposition et des révoltes en 1977. Sadat fut assassiné en 1981 par des officiers de l’armée appartenant par ailleurs à un mouvement islamiste.

Moubarak, vice-président de Sadat et général militaire, accéda au pouvoir et y resta 31 ans. Sous Moubarak, l’armée gagna en puissance économique (jusqu’à posséder 30% de l’économie du pays) et en puissance politique. Par ailleurs, toutes les sphères sociales et politiques passèrent sous le contrôle des services secrets de Moubarak, c’est-à-dire la police et non l’armée. En effet, Moubarak, craignant que l’armée ne le renverse, créa sa propre police comme contre-pouvoir et s’en servit pour espionner l’armée.

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Contexte de la révolution égyptienne

 

La révolution égyptienne a éclaté le 25 janvier 2011, la journée des policiers, occasion annuelle où l’État leur rendait hommage. La date du déclenchement de la révolution revêt donc un caractère symbolique fort. La question des origines de la révolution fait l’objet d’un large débat. Certaines personnes remontent aux révoltes de 1977. D’autres en restent aux manifestations pro-Intifada des années 2000 et à un soulèvement qui a eu lieu en 2008, première grande manifestation des travailleurs contre Moubarak.

 

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Quoi qu’il en soit, le régime de Moubarak était incroyablement corrompu (même ses partisans le confirmaient!) et brutalement répressif envers toute opposition politique. Les services de sécurité contrôlaient toutes les sphères de la vie. Les citoyen.ne.s ne pouvaient rien organiser, ni avoir un travail de fonctionnaire (proportion importante de l’emploi en Égypte) sans avoir obtenu auparavant une autorisation de la police politique. Par exemple, quelqu’un qui avait obtenu une place au sein d’une université ou de n’importe quelle institution gouvernementale était susceptible ne pas obtenir cette autorisation si sa famille comptait des membres d’un parti d’opposition politique. Il y avait deux partis, un de droite et un de gauche, pour la décoration; mais Moubarak est resté seul au pouvoir pendant 31 ans et plus de 90% du parlement était constitué de ses partisans.

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Malgré cela, Moubarak était populaire dans l’ancien bloc de l’Ouest et soutenu par les dirigeants de celui-ci.

Durant les quelques années précédant la révolution, de plus en plus de manifestations et de grèves eurent lieu. La révolution tunisienne, apportant l’espoir d’un changement possible, fut l’étincelle qui déclencha réellement la révolution. Un leader de l’opposition réussit à unir tous les mouvements opposants au régime, notamment les Frères Musulmans, la plus grosse force d’opposition. Les Frères Musulmans avaient été particulièrement réprimés, torturés, poursuivis en procès. Ils étaient en effet les principaux rivaux au régime : ils étaient les plus nombreux et les plus enracinés dans la société égyptienne, avec un nombre de sympathisants atteignant quelques millions. Le régime a beaucoup utilisé les Frères Musulmans comme épouvantail pour les pays occidentaux : « si ce n’est pas nous, ce seront des extrémistes musulmans à la place ». Le gouvernement égyptien, en réalité, ne les avait pas toujours considérés comme des extrémistes : des alliances avaient eu lieu (par exemple pour combattre les communistes dans les années 1980), qui ont été suivies de forte répression envers les Frères musulmans pour éliminer la menace d’opposition qu’ils représentaient pour le régime. Il est difficile de classer l’appartenance politique des Frères Musulmans, ne serait-ce que parce que c’est un mouvement très large et pluriel. On pourrait les rattacher, grosso modo, à une droite conservatrice ou réactionnaire — voire  très gravement réactionnaire, mais pas « fasciste » ni « terroriste » [1]. Bien sûr, avant la révolution, aucun groupe de l’opposition, Frères Musulmans inclus, n’avait le moindre pouvoir politique.

L’un des événements déclencheurs de la révolution fut le cas de Khalid Said. L’histoire de ce jeune homme qui fut capturé et torturé à mort par la police en juin 2010 fit grand bruit bien que son cas fut loin d’être isolé. Ce qu’il y a eu de particulier avec Khalid, c’est peut-être justement qu’il n’avait rien de particulier : il était remarquablement « normal », pas militant, de sorte que beaucoup s’identifièrent à lui. Son cas devint emblématique : « si lui peut être torturé à mort par la police, alors tout le monde peut l’être ».

Le 25 janvier 2011, la révolution explosa; le 28 janvier, la police et le régime s’effondrèrent sous la pression des manifestants. [2]

L’armée descendit dans la rue pour maintenir l’ordre, ce qui ne fut pas vu comme une menace immédiatement pour les révolutionnaires : l’armée n’était pas les services secrets du gouvernement, et était perçue comme soutenant leur combat pour pousser Moubarak à démissionner. De plus, comme Moubarak planifiait de transmettre le pouvoir à son fils, un civil, cela plaçait l’armée dans le camp de l’opposition; elle ne fut pas perçue comme anti-révolutionnaire.

Alors que Moubarak s’accrochait au pouvoir, de plus en plus de révolutionnaires exigèrent sa démission, un changement de constitution, une justice sociale. Les places furent occupées par les manifestants (comme la célèbre place de Tahrir).

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La place Tahrir au Caire, durant les premiers jours de la révolution

Le 12 février, Moubarak finit par démissionner et annonça qu’il serait remplacé par le conseil suprême des formes armées (CSFA). Durant ces 18 premiers jours de révolution, on compte 800 morts et des milliers de blessés par des policiers ou des soutiens du régime.

A ce moment, l’armée bénéficiait encore d’une image de gloire et de protection du peuple très répandue, y compris au sein des révolutionnaires. Néanmoins, il ne se passa pas longtemps avant que l’armée ne révèle son agenda politique. Le message envoyé par l’armée à la révolution était, en gros : « rentrez chez vous, on s’occupe du reste ». Le plan annoncé était que l’armée se retirerait pour laisser au pouvoir un gouvernement civil sous six mois. Ce délai fut prolongé, encore et encore, et pendant ce temps, les révolutionnaires continuèrent à mener des manifestations de masse écrasées dans le sang. Malgré ces répressions meurtrières, l’opinion publique resta en faveur de l’armée. [3]

*

Les élections

 

Durant ce temps, les Frères musulmans faisaient davantage de manoeuvres politiciennes que d’activités révolutionnaires[4]; ils remportèrent les élections parlementaires et firent alliance avec l’armée en promettant notamment de ne pas la critiquer. Ceci créa la plus grande division que connurent les révolutionnaires, entre ceux qui voulaient commencer à négocier avec le régime et ceux qui voulaient continuer de renverser le régime. Des élections présidentielles eurent lieu. Morsi (des Frères musulmans) les remporta, suivi de près par Shafiq, le dernier premier ministre de Moubarak. Celui-ci ne participait pas seulement en son nom, mais au nom du régime de Moubarak.

 

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La période pendant laquelle Morsi a été au pouvoir a été très clivante. D’un côté, l’armée effectuait une pression constante pour gagner plus de pouvoir. De l’autre, les révolutionnaires virent leurs espoirs déçus avec Morsi qui, une fois au pouvoir, n’a pas du tout fait avancer la révolution, et discutait davantage avec l’armée qu’avec les révolutionnaires. [5] Celle-ci était plus puissante que le gouvernement et l’avait sous surveillance, y compris le palais présidentiel. Morsi nomma le général Sissi ministre de la Défense. Sissi était à la tête du renseignement militaire de Moubarak; les Frères musulmans espéraient que cette nomination leur donnerait plus de contrôle sur l’armée mais c’est exactement l’inverse qui s’est produit.

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Sissi (à gauche) prêtant serment face à Morsi (à droite)

Pendant ce temps, l’armée avait beaucoup de contrôle sur les médias, qui diffusaient sa propagande, à l’exception d’une ou deux chaînes appartenant aux Frères musulmans. Par exemple, de grosses coupures en électricité et en essence furent organisées par l’armée [6] avec l’aide de ces médias pour mobiliser l’opinion publique contre les Frères musulmans (« regardez l’état du pays quand nous ne sommes plus là »). [7] La propagande de l’armée contre les Frères musulmans mobilisa d’ailleurs des argumentaires contradictoires, en présentant un coup les frères musulmans comme des extrémistes islamistes, un coup comme des agents infiltrés de l’Occident et du sionisme (cela alors que l’armée est en réalité le premier bénéficiaire dans le pays des aides financières américaines). Malgré tout cela, les Frères musulmans préférèrent toujours négocier avec l’armée que de s’opposer à elle, creusant encore plus le gouffre entre ses partisans et les révolutionnaires. Quant à la police, elle refusa également à plusieurs reprises de travailler avec le gouvernement des Frères musulmans.

*

Le coup d’État

 

Quelques mois avant le coup d’État, un mouvement prétendument populaire (dont on sait maintenant qu’il ne l’était pas, mais au contraire organisé par les militaires), du nom de « Rebelles », visait à récolter des signatures pour renverser Morsi. De plus en plus de manifestations eurent lieu. Le 3 juillet 2013, Morsi fut emprisonné et Sissi déclara avoir renversé Morsi, abolit la constitution et nomma un « monsieur personne » comme président. Un an plus tard, Sissi organisa ses propres « élections » présidentielles qu’il gagna à 97% et devint lui-même le président.

De grandes mobilisations éclatèrent et l’armée les réprima dans le sang. Le plus grand massacre de l’histoire moderne de l’Égypte eut lieu place de Rabia et place de Nahda, au Caire (plus d’un millier de personnes tuées en un jour). Tous les dirigeants des Frères musulmans et de très nombreux militants anti-coup furent arrêtés (de l’ordre de dizaines de milliers de personnes). Les Frères musulmans ont en effet été dépeints comme un groupe terroriste à ce moment-là, donnant à l’État des moyens légaux pour les massacres et arrestations. [8]

 

La situation maintenant

 

Depuis l’été 2013, la situation en Égypte est catastrophique : il y a près de 70 000 emprisonnements politiques, 5 nouvelles prisons construites, des centaines de personnes sont mortes sous la torture, des disparitions forcées, des exécutions sommaires. La crise économique en Égypte est sans précédent : la monnaie égyptienne est en chute libre, les denrées de base coûtent extrêmement cher, et il y a de graves pénuries de médicaments et de produits de base.

L’armée possédait 30% de l’économie du pays sous Moubarak, ce qui était déjà énorme, mais depuis le coup d’État de 2013, la situation a dégénéré beaucoup plus gravement encore [9]. L’armée a un monopole complet sur de nombreuses branches de l’économie. Déjà par décret pur et simple (« à partir d’aujourd’hui, toutes les routes appartiennent à l’armée »). Ensuite par concurrence déloyale : tous les jeunes hommes, forcés de faire un service militaire de quelques années, se retrouvent à travailler dans les industries de l’armée pour presque aucune rémunération. De plus, l’armée gère les taxes, ce qui se traduit par le fait que ses industries en sont exemptées, contrairement aux autres. Tout cela a beaucoup aggravé la situation économique. [10]

Cette situation est intimement liée à la vision de Sissi qui veut marcher dans les pas de Nasser et construire des « projets nationaux » qui se sont révélés être des fiascos complets aggravant la dette du pays. Mais avant de développer sur sa vision de l’Égypte, quelques mots sur Sissi lui-même. Il n’est pas seulement un dictateur militaire, mais aussi un dirigeant grotesque. Trump lui ressemble, à cet égard. Si ce qui suit vous semble absurde, c’est parce que ça l’est. Sissi est capable de sortir des phrases comme « nous n’allons pas envahir la Libye, parce que quand j’étais petit, ma mère m’a dit de ne pas prendre ce qui était à autrui ». Face à la crise économique et aux protestations, il a déclaré « avoir déjà passé 10 ans avec juste de l’eau dans son frigo, et ne s’être pas plaint une seule fois ». La propagande du régime, qui le fait passer pour le garant de la laïcité face aux Frères musulmans, et qui a très bien marché dans les pays occidentaux, est une farce également. Sissi serait, de ses dires et de ceux de ses partisans, envoyé par Dieu pour diriger l’Égypte; il a déclaré qu’il était dans le devoir de l’État de régenter la religion et la moralité; et un blogueur a compté qu’il faisait dans ses discours deux fois plus de références à la religion que Morsi (le président des Frères musulmans élu en 2012).

Parmi ses nombreux et catastrophiques projets nationaux, celui d’un « nouveau canal de Suez ». L’idée est à peu près la suivante : un canal de Suez, c’était chouette, alors deux, ça serait doublement chouette. C’était absurde dès le départ car le canal était très loin d’être à sa capacité maximale de toute façon. Les travaux du canal de Suez avaient été monstrueux, et le chantier s’annonçait énorme pour le deuxième également. Malgré tout, Sissi avait fait la promesse intenable de le réaliser en un an. Or, les industries égyptiennes étant dans l’incapacité totale de suivre ce rythme, des compagnies étrangères furent payées pour le faire, coûtant des sommes monstrueuses à l’État égyptien. Le résultat final n’est même pas un deuxième canal de Suez, mais une petite branche de quelques kilomètres.

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Le film Clash

 

« Après la révolution du 30 juin, les Frères musulmans déclenchèrent des manifestations sanglantes afin de contrer la transition de pouvoir pacifiste. »

C’est ainsi que le film, dont le plan d’ouverture consiste en quelques lignes de texte, présente la situation en Égypte à l’été 2013. Cette première phrase, déjà extrêmement politique, en dit long sur la perspective du film sur le coup militaire. Celui-ci n’est pas nommé comme tel, l’armée n’est pas  davantage mentionnée, il y aurait eu une « transition de pouvoir pacifiste », et on passe sur les détails. Les Frères musulmans, eux, sont d’emblée présentés comme les responsables d’un chaos sanglant.

Rappelons donc l’été 2013 : l’armée a fait un coup d’État militaire, emprisonné Morsi le jour même, il y a eu des manifestations anti-coup, auxquelles l’armée a répondu par une répression d’une violence inouïe en allant jusqu’à envoyer des hélicoptères tirer sur la foule et faire plus d’un millier de victimes en un jour.

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Un film neutre ?

 

On voit mal comment un film abordant ces événements pourrait ne pas être politique, et pourtant, le film se drape de « neutralité ». Le réalisateur et scénariste, Mohamed Diab, insiste en interview sur l’aspect « humain, et non militant » de ses personnages et répète qu’il s’est « attaché à rester neutre ». [11] Plus connu pour son film « Les femmes du bus 678 », il a également réalisé « L’île, partie II » (2014), décrit à l’époque comme un parfait film de propagande de l’État, dont le propos était de résumer la révolution à une sorte de chaos dont seuls des extrémistes islamistes bénéficiaient.

Quant au producteur de « Clash », Moez Masoud, jeune érudit musulman (« prêcheur » musulman), il est connu pour son émission télévisée qui critiquait, après le coup d’État, les Frères musulmans sous l’angle de la religion. C’était d’ailleurs la ligne de tous les médias, puisque toute opposition médiatique était réprimée (les journalistes de l’opposition étant soit en prison, soit en exil politique).

Avec un tel réalisateur et un tel producteur, on mesure un peu mieux l’étendue de la farce qu’est cette prétendue neutralité, qui ne pouvait être qu’une illusion de toute façon. Rien que de choisir quels sont les acteurs politiques (la police, les Frères musulmans), de choisir comment on les met en scène, sont autant de choix politiques. Mais ce qui est peut-être plus frappant encore dans ce film, c’est l’acteur qui n’est pas mis en scène : l’armée. Comme on l’a dit, elle n’est pas mentionnée dans la phrase d’ouverture se référant au coup d’État militaire (« Après la révolution du 30 juin, les Frères musulmans déclenchèrent des manifestations sanglantes afin de contrer la transition de pouvoir pacifiste. »). Mais en fait, elle n’est pas montrée une seule fois durant tout le film (c’est toujours à la police que les manifestants ont affaire).

En réalité, dans son entreprise de simuler une pseudo-neutralité, Diab renvoie dos à dos les manifestants pro-Frères musulmans et les manifestants pro-armée. Or, dans cette image, l’État et l’armée sont complètement cachés. Car alors ce qu’il s’est passé devient un « clash », d’où le titre. Diab parle d’ailleurs en interview d’une fracture au sein de la société égyptienne qu’il dit vouloir illustrer dans Clash. Évidemment qu’il y a des fractures au sein de la société égyptienne, mais ce récit-là, allant jusqu’à cacher complètement l’armée pour montrer seulement les « clashs » entre manifestants, est une ignominie et une falsification de l’histoire pure et simple.

Le seul fait de détourner l’attention de l’armée tout en se ménageant une image de neutralité se comprend mieux quand on voit que le film induit l’idée que les clashs au sein de la société égyptienne étaient si importants qu’il fallait bien qu’on la protégeât d’elle-même. En effet, les manifestants du fourgon, à la fin, semblent menacés de mort par d’autres manifestants et sont protégés par le fourgon. C’est finalement exactement la version des événements diffusée par la propagande de l’armée : celle-ci aurait été contrainte d’intervenir pour préserver la paix.

Comme nous en avions parlé dans l’introduction, la propagande met une emphase particulière à dénigrer les Frères musulmans. [12]

Dans la phrase d’ouverture du film, ils apparaissent comme les responsables de manifestations sanglantes (rappelons que c’est l’armée qui a envoyé des hélicoptères sur les manifestants, faisant le massacre le plus terrible de l’histoire de l’Égypte moderne).

Une seconde dimension qui apparaît peut-être de façon plus implicite dans le film, mais qui est très présente dans la propagande de l’armée en général, est que les Frères musulmans seraient extérieurs au corps de la Nation égyptienne. Il y a une dichotomie entre le bon/vrai égyptien, celui qui soutient l’armée, et le mauvais/faux égyptien, le Frère musulman qui corrompt le pays. Ainsi, les Frères musulmans ne sont pas un mouvement égyptien qui a beaucoup mobilisé, mais ils « déclenchent » des manifestations. Par ailleurs, cette dichotomie entretient l’idée que tous ceux qui ne sont pas des Frères musulmans soutiennent le coup d’État militaire (ce qui est bien évidemment faux).

Entendons-nous bien, notre propos n’est pas de faire l’apologie des Frères musulmans. Si nous voulions les critiquer, nous aurions de quoi écrire des textes très longs et acerbes sur eux. Mais ici, nous analysons le message du film qui se fait le relai de la propagande de l’armée. Et compte tenu du contexte de répression violente, la critique des Frères musulmans, en l’occurrence, justifie la répression et les violences dont ils sont les objets.

 

La campagne de publicité de Clash

 

La sortie du film (à l’été 2016 en Égypte et en France), fut très controversée. Diab, connu pour son engagement pro-révolutionnaire en 2011 (avant qu’il devienne pro-État), utilisa cela à profit. Il a fait une campagne de pub à base de « soutenez ce courageux film sujet à la censure », alors que le film est sorti absolument sans encombre dans tous les grands cinémas d’Égypte, avec les bandes-annonces diffusées à la télévision, toutes les conférences de presse organisées autour du film qui se sont déroulées normalement.

Chaque film égyptien passe à travers une censure qui force parfois à retirer des scènes, voire interdit tout bonnement le film; or ici aucune scène n’a été retirée.

Dans la campagne de publicité autour du film, un élément est particulièrement symbolique. Comme le film se déroule entièrement dans un fourgon de police, ils n’ont pas trouvé mieux que d’en créer une maquette grandeur nature et d’inviter les gens à « vivre l’expérience du fourgon ».

C’est quoi, « l’expérience du fourgon » ? Au cours de l’été 2013, 37 personnes sont mortes dans des fourgons tels que celui-ci. Elles sont mortes de chaleur, de suffocation et de brûlure. Le fourgon métallique était laissé sous le soleil pendant des heures. Les gens qui étaient dedans, brûlant et suffocant, ont demandé à sortir. L’officier de police a alors lancé une grenade lacrymogène dans le fourgon avec la porte fermée. Et ils sont morts. L’officier, quant à lui, a été disculpé.

Le film se déroule dans un fourgon de police, laissé sous le Soleil brûlant, très contemporain à cet événement (le même été, après le coup d’État). Et alors que le film prétend « dénoncer », « peindre la réalité », il ne fait aucune mention aux 37 personnes décédées dans un vrai fourgon de police cet été-là.

Et la campagne de promotion du film, proposant de faire vivre « l’expérience du fourgon », est une atrocité. Le réalisateur a présenté de rapides excuses et la maquette du fourgon n’a pas été retirée.

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Une police dont les crimes sont tus

 

Malgré des événements comme ceux que nous venons de décrire, Diab dépeint toujours la police comme étant très professionnelle. Dans le film, elle n’utilise que des canons à eau, et des armes une seule fois, contrainte et forcée de se défendre. Le film montre les officiers de police se comportant de façon humaine en promettant de s’occuper du vieil homme et de sa fille. Les personnes arrêtées le sont parce qu’elles lancent des pierres sur le fourgon de police. La seule personne tuée par la police dans le film est un jeune frère musulman qui avait tiré sur les officiers en premier. Tout ce que la police fait dans le film est justifié par un contexte qui le légitime ou du moins rend ses actions rationnelles et explicables.

Or, dans la réalité, depuis le coup d’État, la police a été responsable de dizaines de massacres, que nous avons déjà évoqués. Elle a tué des manifestants non-armés — et pas avec des canons à eau. Depuis la révolution, la politique de la police a été de tirer à balles réelles sur les manifestants. Ceci a coûté la vie à des centaines de personnes. Après le coup d’État, au moment où le film est censé se dérouler, ce sont des snipers et des hélicoptères qui ont été lâchés sur les manifestations pour perpétrer des massacres immenses. Sissi a déclaré à de nombreuses reprises que les officiers de police, même ceux qui ont tué des manifestants, ne devraient pas être tenus responsables. En lien direct avec les événements montrés dans le film, il y a l’histoire du fourgon dont nous parlions plus haut. Depuis le coup d’État, le niveau de brutalité commis par la police et les SS est sans précédent, avec des dizaines de tortures à mort et des centaines de « disparitions » pour lesquelles des innocents sont tenus responsables et tués. On pourra citer le cas de Guilio Regini, un Italien tué par la police en Égypte l’année dernière, ce qui a débouché sur une crise diplomatique grave entre l’Italie et l’Égypte. Afin d’être innocentée, la police a tué 5 jeunes hommes égyptiens innocents et les a accusés d’avoir tué Regini.

Au regard de cette réalité, le film est purement mensonger  en ayant choisi de représenter la police comme très disciplinée, usant d’un minimum de violence et seulement en dernier recours, allant même jusqu’à témoigner de la sympathie pour leurs détenus.

 

Conclusion : la réception du film en France [13]

 

Encensé par les critiques presse françaises qui parlent d’un « témoignage sur l’Égypte contemporaine », « mené impartialement et honnêtement », il a également été reçu par les spectateurs comme un film « réellement engagé ». [14]

Effectivement, en regardant le film sans connaître le contexte politique, on peut facilement se laisser berner. Déjà parce que, bien que très malhonnête, le film a une certaine finesse et évite de montrer les Frères musulmans comme des méchants de dessins animés (ce qu’avaient fait des films de propagande de l’armée). À première vue, la violence semble émaner de tous côtés et on n’a pas l’impression de voir un film partisan. Par ailleurs, cette violence écœure le public français, même si elle est très atténuée par rapport à la réalité. On n’imagine pas que cela puisse être encore bien pire; un film qui contient autant de violence ne semble pas suspect de cacher quoi que ce soit. Le film tend à annihiler l’esprit critique par un recours brutal au choc émotionnel.

Il faut dire que la situation politique en Égypte est très méconnue en France, laissant un terrain idéal pour la propagande de l’armée, qui a très bien fonctionné. Les Frères musulmans semblent une pire menace que la dictature militaire, aux yeux de beaucoup. L’islamophobie, racisme très prégnant dans nos sociétés, y joue un grand rôle. Les Frères musulmans sont vus comme des musulmans « trop musulmans », « extrémistes » (voire assimilés à des groupes terroristes, ce qui est complètement erroné). On parle de l’armée ou de Sissi comme étant « laïques » : des remparts contre la « barbarie musulmane ».

En fait, c’est tout le traitement français des révolutions arabes qui a révélé un profond racisme anti-arabes. Ceux qui ont réussi à mettre à bas des dictatures militaires et accompli une révolution ont été considérés avec un mépris inqualifiable. En effet, entre la vision selon laquelle les dictatures militaires sont un moindre mal car ils feraient barrière au terrorisme islamiste, et une vision prétendument anti-impérialiste, selon laquelle tout s’explique par des arguments « géo-politiques », il reste très peu de place pour parler des révolutions arabes avec la considération qu’elles méritent. Dans ces deux visions opposées, les révolutionnaires arabes ne sont plus des acteurs politiques à part entière mais ils se seraient juste fait manipuler (soit par des islamistes, soit par des  « forces géopolitiques occidentales »). La situation réelle en Égypte, ainsi que les revendications de liberté et d’égalité des révolutionnaires, sont au final ce dont on entend le moins parler. [15]

Ahmad et Douffie Shprinzel

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Cet article s’est nourrit de critiques déjà parues sur le film Clash, en arabe :

http://www.masralarabia.com/%D8%A7%D9%84%D9%85%D9%82%D8%A7%D9%84%D8%A7%D8%AA/907-%D8%A3%D8%AD%D9%85%D8%AF-%D9%85%D8%AF%D8%AD%D8%AA/1180705-%D9%85%D8%A7-%D9%84%D8%A7-%D9%8A%D8%B9%D8%B1%D9%81%D9%87-%D8%AA%D9%88%D9%85-%D9%87%D8%A7%D9%86%D9%83%D8%B3-%D8%B9%D9%86-%D9%81%D9%8A%D9%84%D9%85-%D8%A7%D8%B4%D8%AA%D8%A8%D8%A7%D9%83

https://www.alaraby.co.uk/supplementyouth/2016/8/4/%D9%81%D8%B6-%D8%A7%D8%B4%D8%AA%D8%A8%D8%A7%D9%83

http://www.za2ed18.com/%D8%B3%D8%A7%D9%85%D8%AD-%D9%81%D8%B1%D8%AC-%D9%8A%D9%83%D8%AA%D8%A8-%D9%85%D8%B9-%D9%85%D9%86-%D9%86%D8%B4%D8%AA%D8%A8%D9%83-%D8%A5%D8%B0%D8%A7%D8%9F-%D8%A5%D9%86%D8%B7%D8%A8%D8%A7%D8%B9%D8%A7%D8%AA/

[1] Nous n’avons pas beaucoup développé notre position sur les Frères musulmans pour plusieurs raisons. La première est qu’il faudrait beaucoup plus de place pour faire une critique correcte de ce mouvement, qui, comme nous l’avons dit, est très large, très pluriel, et qui ne peut se comprendre qu’en détaillant beaucoup plus les événements historiques et politiques de l’Égypte moderne. Cela nécessiterait de traiter des multiples phases qu’il a traversées, mais également des critiques très contradictoires qui lui sont faites, depuis l’accusation d’être un outil de l’Occident et des sionistes pour infiltrer la Nation égyptienne, à celle d’être le coeur du fondamentalisme islamiste et le moteur des mouvements violents auxquels nous assistons aujourd’hui. Cela n’est pas sans lien avec le fait que les Frères musulmans forment un mouvement extrêmement divers. Il compte plusieurs millions de sympathisants en Egypte, également des branches du Maroc en Syrie, de la Turquie au Soudan, chacune avec leur histoire locale.
Mais partout, vous retrouverez des membres et des leaders se réclamant des idées du fondateur Hassan el-Banna (en arrivant chacun à des conclusions différentes voire contradictoires). C’est sans doute l’une des critiques centrales que nous adressons au mouvement : il capte un sentiment davantage qu’il n’a une ligne politique solide, et cela le maintient dans une fluidité que l’on pourra dénoncer comme du pragmatisme, de l’opportunisme, ou même de l’extrémisme ou du fondamentalisme.
Le sentiment principal qui donne sa force au mouvement est celui d’une vision idéologique de l’histoire pré-impériale d’un monde musulman idéalisé et dont il faudrait retrouver les valeurs. Pas étonnant donc que le mouvement baigne dans un flou généralisé, allant du réactionnaire à une forme de « renaissance islamique ».
Vous pourrez donc trouver des leaders en Turquie ou en Tunisie disserter sur un État laïque et démocratique issu de valeurs islamiques, comme vous pourrez trouver au Soudan un État totalitaire. Le mouvement bénéficie d’une grande influence, allant même jusqu’à jouer un rôle sur l’interprétation des jurisprudences islamiques dans leur tentative d’unifier la Nation musulmane. Enfin, leur rhétorique est basée sur des piliers religieux. C’est déjà un problème car ils puisent dans des sources religieuses quand cela sert leur agenda politique, mais également car ils sont souvent critiqués en tant que mouvement prenant sa source dans l’Islam. En d’autres termes, à la fois eux et nombre de leurs opposants ont une grille de lecture politique préétablie.

[2] Ce jour-là, de nombreuses stations de police furent envahies et neutralisées par les manifestants (sachant que la police était au coeur du régime puisque Moubarak, craignant que l’armée le renverse, créa une police très puissante). Mais cela pris deux semaines supplémentaires pour que Moubarak démissionne, le 12 février.

[3] Cette phrase a soulevé des questions chez nos relecteurs, qui nous dit qu’elle donnait l’impression que les gens étaient stupides. Mais à la vérité, il n’y a pas d’explication rationnelle pour expliquer que l’armée bénéficie d’une image si positive, ou en tout cas pas d’explication simple. Les états-uniens sont-ils stupides de voter Trump ? L’armée est centrale dans l’identité et l’économie égyptienne… c’est le pouvoir de l’État égyptien. Elle a un poids symbolique très fort.

[4] http://studies.aljazeera.net/ar/positionestimate/2012/04/2012417104949318130.html

[5] Ahmad :
« Je ne parle pas de la révolution avec le point de vue d’un analyste. La révolution égyptienne n’a pas « attiré mon attention »; ce sont des événements que j’ai vécus. Par exemple, quand je parle des Frères musulmans comme ayant complètement trahi la révolution, je pense à la fois où nous avons manifesté près de la place Tahrir (près du parlement) pour faire pression sur l’armée pour qu’elle transmette le pouvoir au parlement élu. Nous étions stoppé par les Frères musulmans (qui avaient la majorité au parlement) dont les membres formaient un bouclier humain autour du parlement, le protégeant des manifestants qui seraient anti-démocratiques, alors que nous exigions de donner le pouvoir au parlement. C’était là leur soif de pouvoir et leur désir de ne pas entrer en conflit avec l’armée. Cet événement a été très marquant car nous avons fini par manifester contre des membres des Frères musulmans, fracturant irréversiblement la coalition révolutionnaire, plutôt que de s’unir contre l’armée. »

[6] https://www.alaraby.co.uk/economy/2014/9/4/%D8%A7%D9%84%D8%AB%D9%88%D8%B1%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D9%85%D8%B6%D8%A7%D8%AF%D8%A9-%D8%A3%D8%B4%D8%B9%D9%84%D8%AA-%D8%A7%D9%84%D9%88%D9%82%D9%88%D8%AF-%D9%84%D8%A5%D8%AD%D8%B1%D8%A7%D9%82-%D9%86%D8%B8%D8%A7%D9%85-%D9%85%D8%B1%D8%B3%D9%8A

[7] https://www.theguardian.com/world/2015/jun/25/egyptian-media-journalism-sisi-mubarak

http://www.huffingtonpost.com/soumaya-ghannoushi/egyptians-say-no-to-sisis-propaganda_b_8345470.html

[8] http://english.al-akhbar.com/node/17018

[9] http://www.madamasr.com/en/2016/09/09/feature/economy/the-armed-forces-and-business-economic-expansion-in-the-last-12-months/

[10] Sur le monopole de l’armée :
https://www.theguardian.com/world/2014/mar/18/egypt-military-economy-power-elections

The Army And Its President

http://www.middleeasteye.net/news/analysis-egypts-military-economic-empire-35257665

[11] http://www.lexpress.fr/culture/cinema/avec-clash-le-spectateur-est-oblige-d-ecouter-l-autre-l-ennemi_1828618.html

[12] http://www.aljazeera.net/news/reportsandinterviews/2013/9/7/%D9%86%D8%B4%D8%B7%D8%A7%D8%A1-%D9%8A%D9%86%D8%AA%D9%82%D8%AF%D9%88%D9%86-%D8%A5%D8%AD%D9%86%D8%A7-%D8%B4%D8%B9%D8%A8-%D9%88%D8%A5%D9%86%D8%AA%D9%88-%D8%B4%D8%B9%D8%A8

http://english.al-akhbar.com/node/17018

[13] A propos du contexte français et de l’armée égyptienne, on peut aussi mentionner le commerce d’armes entre la France et l’Égypte : en 2013, pendant et après le coup, la France a conclu des accords d’une valeur de 5,2 milliards d’euros pour la vente d’avions et de bateaux de combats.

[14] http://www.allocine.fr/film/fichefilm-236466/critiques/presse/

[15] Phénomène qui a été poussé à son paroxysme dans le cas de la Syrie et qui a été analysé par Marie Peltier dans L’ère du complotisme, édition les petits matins.

Buffy, partie V : les relations affectives et les agressions ordinaires

La première partie traite de la façon dont la série renverse un trope sexiste en présentant une jeune fille blonde errant dans des cimetières la nuit pour tuer des monstres. La deuxième partie traite du racisme de la série. La troisième partie analyse l’intrication entre sexisme, classisme et psychophobie, qui se cristallise dans une opposition entre la « bonne féminité » incarnée par Buffy, « saine » et bourgeoise, et la « mauvaise féminité » incarnée par plusieurs figures féminines contrastant avec Buffy, notamment par leur classe sociale et leur « déséquilibre mental ». La quatrième partie propose une analyse de la sexualité dans la série. Cette cinquième et dernière partie porte sur les agressions ordinaires, dans le cadre de relations entre proches. Ces deux dernières parties sur la sexualité et les relations viennent notamment compléter la première ; en effet, si Buffy est indéniablement dotée d’une puissance surhumaine, elle est ramenée à ses « devoirs » affectifs et sexuels, ce qui entrave sévèrement le potentiel émancipateur du personnage.


J’appelle « agression ordinaire dans le cadre de relations affectives » ce qui relève de la manipulation, du dénigrement, de la culpabilisation, et qui est malheureusement monnaie courante dans notre société. Ce dont je vais parler ne se cantonne pas aux relations les plus abusives : il ne s’agit pas d’analyser un « genre de relation » qui serait le seul toxique, même si on a également dans la série des modèles de relations qui comportent des viols et des violences physiques, aux conséquences dramatiques pour les victimes [1]. L’objet de cet article est d’analyser la manière dont le paysage général des relations est constellé de « micro-agressions » et surtout le mauvais traitement qui en est fait par la série (négation, minimisation, esthétisation, etc). Aucune des relations un tant soit peu importante dans la série n’y échappe; et je ne vais pas nécessairement catégoriser quelles relations « sont abusives » ou lesquelles « ont des éléments caractéristiques d’abus » car je ne pense pas que ce soit la question à se poser ; ce qui m’intéresse est surtout de voir la morale de la série sur ce que doit être une relation entre proches et comment il s’y insère des choses potentiellement très dommageables. À noter également qu’au sein d’un cadre intime, on connaît notre abuseur, et également ses qualités qui sont érigées en « compensation », son histoire douloureuse qui « explique » son comportement, etc. Contrairement à une agression dans la rue, il est parfaitement normal d’avoir en tête des contre-exemples (« là il lui manque de respect, mais là il lui dit des choses très belles ») qui n’excusent en aucun cas les agressions commises. Si je ne m’attarde pas ici sur ce qui va bien dans les relations, c’est parce que je ne pense pas que le raisonnement qui consiste à soupeser les interactions saines avec les toxiques et à faire un bilan général soit le bon. Non seulement il n’y a pas de compensation, mais ce qu’il y a de positif dans la relation peut conférer des armes supplémentaires à l’abuseur ; loin d’être contradictoires avec les agressions, elles trouvent très bien leur place dans des cycles toxiques enfermant la victime pendant des années.

Une tueuse très entourée

Le choix que fait Buffy d’avoir un entourage est ce qui la rend exceptionnelle au sein de la lignée des tueuses. Son opposition à Kendra puis à Faith, des personnages de tueuses solitaires introduites pour montrer les pièges dans lesquels les tueuses peuvent tomber, illustre que Buffy arrive à trouver un bon équilibre entre ses devoirs de tueuses et sa vie privée. Or, cet entourage si chouette et aimant est à mon avis hautement problématique. Certes, iels ne sont pas décrit.e.s comme parfait.e.s ; parfois iels se disputent, puis s’excusent, se réconcilient, ce qui n’a rien de politiquement critiquable en soi. Ce qui me gêne, c’est qu’il s’y mêle des comportements beaucoup plus problématiques, que je qualifierais d’abusifs, au milieu de « saines disputes », et que la série renvoie dos à dos des comportements « à éviter mais compréhensibles » avec des agressions ordinaires. Ce faisant, elle présente les agressions ordinaires comme des choses à excuser avant tout, afin de pouvoir continuer à passer du temps ensemble au sein du groupe, chose si précieuse d’après la série.

Je n’ai bien entendu pas de légitimité pour tracer des règles absolues en termes de ce qui se fait ou non dans les relations – j’en serais bien incapable. Néanmoins, je n’aime pas le flou avec lequel la série banalise des comportements abusifs en les mettant dans le même sac que des « accrochages » qui me semblent beaucoup plus compréhensibles, et je vais essayer, dans la suite, de dégager ces éléments et de les analyser. À noter que ces scènes sont souvent protégées des critiques car elles sont en général émouvantes à l’écran et parfaitement cohérentes avec le scénario. Mais ce scénario ne tombe pas du ciel : cela reste un choix de représenter certains points de vue en leur procurant une justification par diverses péripéties plus ou moins farfelues, tenant peu compte de la réalité sociale des rapports de pouvoir au sein des relations. Par exemple, comme j’en parlais dans la partie IV, le fait de ne montrer le harcèlement comme tel que lorsque ce sont des personnages féminins qui sont amenés à le faire à cause d’un sort où toutes les femmes se mettent à harceler Alexander. Ce parti-pris est d’autant plus problématique qu’Alexander a lui-même un comportement de harceleur de rue, qui n’est pas montré du tout ainsi ; il « drague juste » une inconnue qui ne lui avait rien demandé, et qui se révèlera être un monstre – ce qui fait d’Alexander la victime.

La relation entre Buffy et Spike est exemplaire à ce niveau. Comme j’en ai parlé dans la partie IV, il la harcèle pendant une saison puis la viole à répétition. D’un côté, c’est nié par la série (qui érotise les scènes et les met en opposition avec ce qu’est un « vrai viol », à savoir quand Buffy dit « non » cent cinquante fois – au lieu de trois fois…). De l’autre, la série assume que c’est une relation malsaine, mais dans un flou remarquable. Ainsi, d’après la série, c’est aussi Buffy qui manipule Spike (comme elle le dira elle-même a posteriori). Par ailleurs Spike agit héroïquement et sauve Buffy à plusieurs reprises. Dernier élément : il n’a pas d’âme au moment où cela se passe ; donc il n’a pas accès aux notions d’éthique et d’empathie. On a donc un scénario qui nous présente des violences conjugales dans un cadre de conditions de survie, où l’agresseur sauve sa victime (il lui est presque indispensable à certains moments), ne sait pas se comporter autrement, c’est sa nature, et où de-toute-façon-Buffy-fait-n’importe-quoi-aussi. Et de fait, dans la série, c’est vraiment sa nature, il sauve vraiment Buffy (en subissant de la torture pour elle, etc), ce qui brouille admirablement les pistes quand on réfléchit à la morale de la série. Il sort grandi de ces scènes et la série nous le présente comme un personnage ambivalent avant tout. Le problème avec cette représentation, c’est que le harcèlement, la violence conjugale, les viols, ce sont des violences qui existent et qui sont même extrêmement répandues. Subir de la torture pour quelqu’une, c’est déjà beaucoup plus rare… mais il se trouve que la série nous montre ces éléments de façon indissociable à travers cette relation, ce qui permet de faire passer comme une lettre à la poste et même d’érotiser des éléments de relations abusives tristement courants, et n’ayant rien de sexy, en vrai.

Des relations parentales violentes

Je vais me cantonner aux relations parentales par souci de concision et parce que ça me permet d’explorer la représentation d’une « saine autorité », mais en réalité je trouve qu’aucune relation un tant soit peu développée dans Buffy n’échappe à cette violence ordinaire. Encore une fois, c’est d’autant plus piégeux que ce sont précisément au sein des relations censées apporter du soutien que les (micro-)agressions ont lieu.

Par exemple, Joyce, la mère de Buffy est une figure présentée comme très positive. « Nous voulions vraiment une maman chaleureuse au milieu de toute cette folie. », explique Marcia Shulman, la directrice de casting. Et Joyce est en effet une maman attentionnée, présente, aidante.

Buffy vit avec elle et on ne voit d’ailleurs ce personnage presque qu’au sein du foyer : elle représente le lieu de refuge lorsque l’héroïne a besoin d’un câlin et d’un chocolat chaud. C’est le personnage type de la maman, qui materne tous les personnages de la série, y compris les dangereux vampires.

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La jolie-gentille maman de Buffy, auprès de qui même les gros méchants vont chercher du réconfort…et pour cause.

Elle est plusieurs fois valorisée par une mise en opposition à d’autres figures maternelles. Par exemple, la méchante de l’épisode 4 de la saison 1 est une sorcière qui a troqué son corps pour celui de sa fille. Après s’être battue avec cette figure de mère monstrueuse, Buffy fait en fin d’épisode un gros câlin à sa mère, validant ainsi la bonne maternité qu’elle incarne contre la mauvaise maternité de la sorcière.

Pourtant, elle reste autoritaire envers Buffy, usant de son statut de mère pour contrôler sa fille (ce qui est quelque chose de totalement banalisé dans notre culture, mais qui n’en est pas pour autant acceptable). C’est ainsi qu’elle lui interdit de quitter sa chambre, lui donne des ordres sur son emploi du temps en permanence (« après les cours tu iras directement à la bibliothèque, un point c’est tout »). Elle se permet également un certain nombre de petites phrases reportant sur Buffy la responsabilité de ses problèmes (« je me suis mise à boire par ta faute », « avoir un enfant à la maison, ça n’aide pas vraiment à développer une relation amoureuse »).

Un épisode du début de la saison 3 me paraît particulièrement révélateur. La saison 2 se termine en catastrophe complète pour Buffy : sauver le monde lui aura demandé de sacrifier Angel ; sur le chemin, son proviseur la vire de son lycée ; Kendra est assassinée et la police identifie Buffy comme dangereuse criminelle. Sa mère découvre que sa fille est une tueuse et ne le supporte pas. Elle lui fait alors du chantage en lui déclarant que si elle sort à nouveau de la maison pour aller sauver le monde, il n’est pas question qu’elle remette les pieds à la maison, ce qui revient à virer sa fille de chez elle. Alexander n’est pas d’une grande aide non plus : étant lui-même très jaloux envers Angel, il ne témoigne d’aucune compassion pour la situation horrible dans laquelle Buffy se trouve, et va même jusqu’à interférer dans le plan de Willow qui tente de sauver Angel malgré tout. Alors qu’il était censé prévenir Buffy du plan de Willow afin que celle-ci puisse agir en conséquence, il se contente de lui dire « Botte-lui le cul ». Non seulement il sabote le plan qui aurait permis de sauver le grand amour de Buffy par pure jalousie, mais en plus cette phrase « d’encouragement » n’offre absolument pas à Buffy la compréhension dont elle aurait besoin.

 

Après avoir tué Angel et sauvé le monde, Buffy s’échappe de tout cela pendant l’été sans donner de nouvelle, ce qui lui sera durement reproché. Au début de la saison 3, à son retour, elle se fait engueuler par tout le monde ; Alexander qualifiera son comportement « d’incroyablement égoïste ». Et le sien ?! De même, sa mère lui reprochera d’avoir fugué ; elle a mis sa fille à la rue mais celle-ci « aurait dû comprendre que c’était le choc qui parlait » – il a bon dos, le choc. Même Willow, (« la moins pire », ai-je envie de dire), culpabilise beaucoup Buffy d’être partie car elle était sa meilleure confidente et Willow ne savait plus à qui parler du fait qu’elle sortait avec un loup-garou. En somme, ils se comportent tous comme s’ils avaient des « droits » sur la personne de Buffy. Je ne suis jamais sortie avec un loup-garou et veux bien croire qu’avoir des confidents soit appréciable dans une telle situation. Mais reprocher violemment à Buffy de n’avoir pas été disponible, alors que celle-ci venait de vivre des choses aussi terribles, me paraît très à côté de la plaque, pour dire le moins.

Au final, ce sera Buffy, qui, confrontée à tous les dégâts qu’elle a causé en s’enfuyant, prononce, en larmes, des excuses… excuses qui ne lui seront jamais retournées. D’ailleurs, la série ne semble à aucun moment faire porter à Alexander ou Joyce (la mère) la responsabilité de ce qu’ils ont fait à la fin de la saison 2. Le scénario choisit de faire absorber à Buffy la souffrance due à leurs comportements malveillants plutôt que de changer les termes de ses relations.

Les ressources de l’héroïne sont ainsi largement accaparées par son entourage montré comme si sympathique (qui aura même la bonté de lui pardonner sa fugue : c’est dire!). À mon avis cela entraîne le double effet pervers, en terme de représentation, de confondre totalement les gravités respectives des erreurs des uns et des autres, et d’amoindrir le pouvoir de Buffy. Elle est forte, mais les pressions auxquelles elle est soumise déterminent largement ses actions et relativisent donc son indépendance.

En plus, les pressions que Buffy a à subir de la part de son entourage sont davantage montrées comme un fait « de nature » : ils sont intrinsèquement liés à sa condition de tueuse, laquelle est quasi-biologique. La série présente les difficultés auxquels on est confronté.e lors de l’adolescence, mais le fait que Buffy soit une tueuse intervient toujours lourdement pour justifier certaines situations. Par exemple, le père de Buffy est absent mais Giles fait clairement office de figure paternelle. En effet, Buffy lui demande de l’accompagner à l’église le jour de son mariage (aah la transmission de la femme du père au mari, on ne s’en lasse pas), il se compare lui-même à un père dans l’épisode 7 de la saison 6 (« J’aimerais jouer au papa et te prendre par la main »), et il lui est reproché par le conseil des observateurs d’avoir pour Buffy un « amour paternel ». Il a de manière générale un rôle traditionnellement paternel : il fait découvrir le monde à Buffy, l’entraîne, la protège, lui apprend des choses sur son rôle de tueuse et sur la vie. Il est présenté comme alliant autorité et bienveillance. Il est souvent paternaliste, mais pas du tout montré comme énervant ou antipathique. Il interdit des choses à Buffy (comme sortir avec Owen sous prétexte qu’elle n’a pas le temps pour un petit ami), mais n’est pas montré comme exerçant un contrôle abusif sur elle, simplement comme remplissant son rôle d’observateur : plus conscient qu’elle de ce qu’elle peut ou ne peut pas faire en tant que tueuse. Ainsi, selon la série, Buffy n’est pas entravée dans sa liberté par Giles en tant que père, mais par sa condition de tueuse, dont Giles doit tenir compte en tant qu’observateur, à contre-coeur.

Épisode 6 de la saison 3, Giles donne des exercices à Buffy.

Buffy : pourquoi je supporte ça ?

Giles : parce que c’est ta destinée.

Épisode 6 de la saison 2, Buffy désobéit à Giles pour aller à une fête auquel un étudiant l’a invitée, boit un verre drogué et se trouve en danger mortel :

Buffy : J’ai dit un mensonge, et bu un verre…

Giles : Oui, et tu as failli mourir dévorée par un serpent géant. Les mots « que ça te serve de leçon » sont un peu superflus à ce stade.

Buffy : Je suis désolée.

Giles : Moi aussi. Je suis trop exigeant avec toi car je sais ce que tu as à affronter.

Autrement dit, les papas qui interdisent à leur fille de sortir sont exclusivement préoccupés par le bien-être et les intérêts de cette dernière, car ils connaissent les terribles dangers auxquels celle-ci pourrait s’exposer…

Après la mort de la mère de Buffy, celle-ci devient à son tour une figure parentale pour Dawn, sa petite soeur. Elle est autoritaire, rabaisse souvent Dawn (« tu fais de la recherche maintenant ? tu veux aussi un cappucino et un paquet de cigarettes ? »), la contrôle et l’enferme au nom de la protection (faut dire que les circonstances lui donnent raison : à chaque fois que Dawn sort toute seule, il lui arrive une catastrophe), ce qui casse beaucoup ce que les premières saisons pouvaient avoir de libérateur (puisque les enfermements maternels étaient montrés comme superflus, à défaut d’être dénoncés comme violents).

En prime, on a droit à une scène de slut-shaming (blâme d’une femme qui aurait un comportement « trop sexuel ») quand Buffy tombe par hasard sur Dawn en boîte de nuit et estime que sa tenue est trop sexy :

Buffy : Donc, tu as des plans pour le reste de la soirée ? Ou tu vas juste traîner sur les quais et attendre que la flotte te rentre dedans ?

Dawn : Quoi ?

Buffy : Par où je commence ? Un, tu m’as dit que tu allais à la bibliothèque. Deux, tu ne vas pas à un rencard sans m’en informer avant. Trois, Anna Nicole Smith trouve tes vêtements vulgaires.

Dawn : Moi je trouve mes vêtements sexy, et RJ aussi.

Buffy : Je n’en doute pas. Peut-être que je devrais aller lui parler.

Dawn : Non ! Tu ne vas pas m’humilier devant lui !

Buffy : Je n’aime pas ça. Tu agis comme une folle.

Dawn : C’est ma vie, j’agis comme je veux.

Buffy : Non, je ne pense pas.

Dawn : Quoi, tu es maman maintenant ?

Buffy : Non, et je suis contente qu’elle ne soit pas là pour te voir comme ça.

Encore une fois, le scénario donnera raison à la réaction de Buffy car on découvrira plus loin que Dawn est victime d’un sort d’amour. Or, Buffy est en train de demander à Dawn de se justifier de tout son emploi du temps, de lui demander l’autorisation avant de faire quoi que ce soit, de définir quelle est une tenue / un comportement sexuellement approprié pour elle, et d’utiliser leur mère décédée pour la culpabiliser davantage.

Dans la saison 7, une ribambelle de tueuses potentielles viennent se rajouter à la série ; Buffy se comporte avec elles de manière similaire, en figure d’autorité. Elle sera opposée à Faith, qui agit beaucoup moins durement avec les potentielles – mais ce sera son comportement à elle qui sera validé face à celui de Faith, bien sûr. Drew Goddard, scénariste, explique en effet que « Faith est un peu la tante cool que tout le monde aime, parce que la tante cool n’a pas la responsabilité d’élever les enfants. Elle peut juste arriver et s’amuser. ». L’autorité, c’est le bien, ou du moins un mal nécessaire. Sans cela (c’est-à-dire lors de l’épisode où Faith remplace Buffy), c’est la catastrophe (littéralement, Faith mène les potentielles dans un piège mortel, ce qui rétablira la « saine autorité » de Buffy).

Au nom de l’amitié

Dans la partie IV, j’ai parlé de ce qu’on appelle la « culture du viol ». Il s’agit de tout un ensemble de représentations et de mythes autour des viols et des agressions sexuelles qui nous font croire, entre autres, que « parfois, au début, il faut insister un peu et puis l’autre aime finalement ». Plusieurs travaux féministes dénonçant la culture du viol ont mis en avant des principes de respect du consentement d’autrui : respecter le « non », créer une atmosphère où il est le plus facile possible à prononcer, ne pas culpabiliser les gens, etc. Ces principes sont valables également en-dehors d’un cadre sexuel ; ils sont, je pense, à garder en tête dans les relations de manière générale.

Or, dans Buffy, et encore une fois, comme dans nombre d’autres productions culturelles de notre société, ces principes sont complètement ignorés. Encore une fois, on pourra bien sûr y trouver des contre-exemples, comme toujours. Il ne s’agit pas de soupeser les « interactions respectueuses » avec les « irrespectueuses » mais juste pointer le fait que reviennent, de manière répétitive dans la série et d’une façon qui ne me paraît pas critique du tout, des scènes de manipulation, de culpabilisation et de pression dans un cadre intime/amical.

C’est ainsi qu’on retrouve des schémas où, au nom de l’amitié, on en vient à imposer à l’autre la vision que l’on se fait de sa vie, de ce qu’iel est censé.e ressentir, etc, ce qui sera présenté comme salvateur pour l’ami.e en question. Par exemple, dans l’épisode 10 de la saison 5, Riley, le petit copain de Buffy, lui pose un ultimatum sur leur relation. Buffy, très énervée, s’isole plutôt que de le supplier de rester. Et Alexander, à qui Buffy n’avait strictement rien demandé, décide, en bon ami, de s’en mêler :

Buffy : Qu’est-ce que tu fais ici ?

Alexander : Je pensais que tu pourrais vouloir parler. […]

Buffy : Rentre chez toi.

Alexander, courant après elle : Buffy.

Buffy : Je suis sérieuse.

Alexander : Moi aussi. Il se passe quelque chose. Tu te comportes comme une folle.

Buffy va dans une sorte de hangar pour être seule. Alexander la suit :

Alexander : Regarde ça, par exemple. Tu ne veux pas affronter les choses en face alors tu te caches ? Ça ne ressemble pas beaucoup à une tueuse.

Buffy : Laisse-moi simplement tranquille, Xander, tu n’as aucune idée de ce qu’il se passe.

Alexander : Ah bon ? Bien. Donc Riley et toi n’êtes pas en train d’imploser ?

Buffy se retourne brusquement.

Alexander : Pas besoin d’être un génie pour s’en rendre compte. Ce que je ne pige pas, c’est comment toi, tu as fait pour ne pas le voir arriver.

[…]

Alexander : Si tu ne veux pas entendre ce que j’ai à dire, je vais me la fermer.

Buffy : Très bien. Je ne veux pas entendre ce que tu as à dire.

Alexander : J’ai menti. […] Tu ne comprends pas ce qu’il se passe. Tu te fermes, Buffy, et tu as traité Riley comme un type pour te consoler d’Angel, quand c’est le genre de mecs à ne se pointer qu’une fois dans ta vie. Il ne s’est jamais retenu avec toi, il a tout risqué. Et tu es sur le point de le laisser partir sous prétexte que tu n’aimes pas les ultimatums ? Si ce n’est pas le bon, si ce qu’il lui faut n’existe pas de ton côté, laisse-le partir. Brise son cœur et fais une rupture propre. Mais si tu penses pouvoir vraiment aimer ce type – je parle d’un amour effrayant, bordélique et sans barrière – si tu es prête pour cela, alors pense un peu à ce que tu es sur le point de perdre.

Buffy, les larmes aux yeux, se rendant compte qu’il a raison : Xander…

Alexander : Cours.

Buffy court rattraper Riley.

L’aide qu’apporte Alexander est lourdement insistante mais la série décide d’en faire quelque chose de finalement bénéfique pour Buffy, puisque c’est ce speech qui lui permet de se rendre compte de ses sentiments. Non seulement Alexander insiste pour psychanalyser Buffy quand elle lui demande de la laisser tranquille et lui explique ses propres sentiments, mais en plus, il se permet de lui remettre ses priorités dans un ordre qu’il estime plus approprié, selon ses critères à lui. Elle n’aime pas les ultimatums, ni que Riley lui fasse peser dessus toute sa carrière ? C’est, d’après Alexander et la série, de la fierté mal placée qui l’empêche de voir que c’est le bon, la relation pour laquelle elle pourrait se sacrifier aveuglément, le truc bien au-dessus du reste, et attention, qui n’arrive qu’une fois dans la vie. Au lieu de lui prêter une écoute adaptée, Alexander définit ce qu’est « l’amour, le vrai » et juge de la situation du couple de Buffy – au mépris d’une précaution générale qui me paraît importante à garder en tête, à savoir qu’on ne connaît jamais vraiment l’intimité d’un couple ni la violence qu’il peut s’y dérouler.

Plus tard, quand Buffy couche avec Spike, elle le cache à ses amis. Quand Alexander finit par l’apprendre, il le lui reprochera lourdement.

Buffy : Tu n’as pas idée d’à quel point c’était dur pour moi.

Alexander : Quoi, de me mentir ? […] Tu aurais pu me le dire.

Buffy : Tu ne voulais pas savoir. […]

Alexander lui reproche de ne pas lui avoir raconté sa vie sexuelle, et le premier réflexe de Buffy est de lui reprocher de ne pas avoir été suffisamment attentif. On a ainsi un modèle d’amitié où il semble dû de tout se raconter. Si Buffy lui dit à un moment de se mêler de ses oignons, il est immédiatement rappelé que c’est le signe que quelque chose s’est détérioré dans leur relation, et non qu’elle puisse tout simplement vouloir qu’on la laisse tranquille :

Buffy: Alexander, ce que je fais de ma vie personnelle ne te regarde pas.

Alexander : C’était le cas, avant. […] Mon dieu, mais à quoi pensais-tu ?

Buffy : Ah oui, parce que toi, tu n’as pris aucune mauvaise décision ces derniers temps.

De plus, Buffy a caché son histoire avec Spike par honte, dégoût, peur du jugement (totalement justifiée, vue la réaction d’Alexander). La série évacue donc la possibilité qu’elle puisse réellement avoir envie de faire ce qu’elle veut de son côté, sans en informer ses proches. En fait, c’est au moment où elle est le plus isolée de ses amis qu’elle passe par les pires moments. Ainsi, Alexander n’est certes pas montré comme parfait dans cette scène, mais il est fondamentalement, d’après la série, celui qui a raison de voir un problème dans le fait que Buffy n’ait pas parlé de Spike à ses ami.e.s. D’ailleurs, ni Buffy ni personne ne vient lui dire qu’il est trop agressif, la réaction de Buffy étant d’émettre à son tour des jugements sur sa vie à lui, pour « équilibrer ».

S’insère la scène où Spike tente de violer Buffy.

Alexander arrive et voit Buffy en train de pleurer, à moitié nue, avec des bleus.

Alex : C’est ce que tu appelles ne plus voir Spike ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Il t’a blessée ?

Buffy : Il a essayé seulement.

Alex : Fils de pute. [Il fait mine de s’en aller chercher Spike et Buffy le retient.]

La première réaction d’Alexander est représentative de l’aide que les ami.e.s de Buffy lui apportent à ce sujet : se précipiter pour la « venger » en attaquant Spike, plutôt que de lui demander ce dont elle a besoin, ce qu’elle ressent, de l’écouter, de la soutenir dans ses décisions à elle. Elle se retrouve du coup dans la situation complètement absurde de le calmer, lui. La série dénonce donc bien cette tentative de viol comme telle, mais elle est complètement à côté de la plaque en termes de l’aide qu’on peut apporter à une victime de viol, non seulement sur le coup, mais dans tous les épisodes suivants où la question est abordée. Dawn, sa sœur, reprochera même à Buffy de ne pas lui avoir raconté immédiatement la scène. Or, les victimes de viol n’ont pas forcément envie de revivre la scène en la racontant, ni de s’exposer aux jugements qui tiennent lieu de « soutien ».

Alexander et Buffy se réconcilient au cours du dialogue suivant :

Alexander : dis, comment en est-on arrivé là ? Les dernières semaines…

Buffy : je sais.

Alexander : ça m’a fait mal, que tu ne me fasses pas assez confiance pour me dire à propos de Spike. Ça m’a fait mal.

Buffy : Je suis désolée. J’aurais dû te le dire.

Alexander : Tu l’aurais peut-être fait, si je ne t’avais pas donné autant de raisons de penser que je me serais comporté en parfait connard.

Buffy : On a tous fait pas mal de choses dont nous ne sommes pas très fiers récemment.

Alexander : Je crois que je t’ai battue.

Buffy : Tu veux comparer ?

Alexander : Non, ça ira.

[Ils se réconcilient.]

Le fait que Buffy couche avec Spike semble apparemment « compenser » ce qu’Alexander reproche à Buffy (« on a tous fait des choses dont nous ne sommes pas fiers ») ; ce qui revient à peu près à estimer que ces reproches étaient justifiés. L’amitié apparaît une fois de plus comme un contrat qui engage les amis à tout se dire, ce qui encourage bien davantage des jugements mutuels « salvateurs » plutôt qu’une écoute et un soutien qui mette réellement au centre les besoins de la personne aidée.

Des abus bien vite oubliés

Je vais m’attarder sur la fin des relations entre Spike & Buffy et Willow & Tara, ou plutôt l’absence de fin, justement. La série prend le parti de montrer des relations abusives, mais d’une manière qui les dédouane fortement. Comme lors du dialogue entre Buffy et Alexander ci-dessus, elle symétrise les problèmes par des discussions entre les personnages où iels s’excusent mutuellement (assorties de musiques assez solennelles qui nous indiquent que la scène est tout à fait premeir degré).

J’ai conscience de qualifier d’abusives des choses qui sont très tolérées et banales dans notre société, que ça arrive et que ça ne fait pas des gens des monstres à mettre au ban de la société pour l’éternité. Mais là, on est quand même dans un cadre où Spike viole à répétition Buffy, où Willow efface des pans de la mémoire de Tara pour ne pas avoir à s’excuser quand elle a merdé et pour la manipuler. C’est grave, et si la série semble reconnaître que ça ne sonne pas très juste, elle en a un traitement très léger. J’ai déjà parlé ci-dessus de la manière dont les conditions extrêmes mises en scène dans la série créaient des « circonstances exceptionnelles » dans lesquelles on peut représenter des agressions très communes d’une manière qui paraît beaucoup plus acceptables que dans des « circonstances normales », et du fait que Spike n’a pas d’âme au moment où il agresse Buffy. Quand il retrouve son âme, la culpabilité le dévore et où nous montre ainsi une Buffy s’occupant de son violeur, entre deux flash-backs de choc post-traumatique. Quant à Willow, c’est l’addiction à la magie, métaphore pour l’addiction à la drogue, qui tient lieu d’explication. Stigmatiser les personnes drogué.e.s en les faisant passer pour des irresponsables violents et dangereux permet de dédouaner notre culture des comportements violents qu’elle engendre (qu’on peut retrouver chez des toxicos comme non toxicos). Fait particulièrement révélateur, Tara ne lui reproche pas ses actions, mais bien son addiction à la magie ! Et quand elle se soigne (à l’aide d’un sevrage brutal et immédiat, avec pour aide extérieure de ses ami.e.s une « saine » dureté et inflexibilité…), Tara lui dit :

« Tu sais, cela prend du temps. Tu peux pas juste prendre un café avec moi et t’attendre à ce que…

Willow : Je sais.

Tara : Il y a tellement de travail à faire. La confiance doit se reconstruire, des deux côtés. On doit vérifier si nous sommes toujours les mêmes personnes, si on peut se faire rentrer dans nos vies respectives. C’est un processus long et important…on peut pas juste le sauter ? Tu peux m’embrasser maintenant ? »

willowtarakiss

Moi aussi je trouve cette scène très mignonne, mais niveau représentation politique…

C’est une scène très aimée par les fans de la série, qui est encore une fois justifiée par la série (Willow n’est plus addict, elle est donc fréquentable !) ; mais on en réalité affaire à un couple où l’une modifie les souvenirs de l’autre pour la manipuler. Simplement attendre quelques épisodes pour les remettre ensemble, sans même en parler sous prétexte que ce seraient des conversations chiantes, longues et difficiles… étant donné le nombre de relations gravement abusives dans notre société, ça serait bien d’avoir plus de représentations inspirantes de réelles ruptures plutôt qu’une éternelle glorification du couple-tellement-beau-et-solide-qu’il-surmonte-tout. En fait, les discussions en question sont montrées comme superflues, puisque Willow est « guérie » et semble avoir parfaitement compris en quoi son comportement n’était pas acceptable. Sa culpabilité à elle, qui est représentée à l’écran, semble tenir lieu de discussion clarifiante ; or, se centrer sur la culpabilité d’une personne qui a agressé ne garantit rien sur la protection de l’autre… qui devrait pourtant être au centre.

Quelques épisodes plus tard, on a la même avec Spike et Buffy. Après l’avoir harcelée sexuellement et moralement pendant une saison, violée à répétition (cf partie IV), Spike, horrifié par ses propres actions, se met en quête de son âme. À partir de là, il ne sera plus question de le blâmer : ce n’est plus le même homme, c’est maintenant quelqu’un qui va pouvoir aider Buffy, qui lui est donc nécessaire, qui souffre, dont elle va s’occuper… encore une fois, ça serait bien de bâtir un autre scénario que celui qui permet de placer une victime de viol en baby-sitter de son malheureux agresseur.

Conclusion

Buffy est une héroïne ayant accès à des capacités traditionnellement réservées aux héros masculins : elle est dotée d’une force physique extra-ordinaire, elle sauve le monde, son courage et ses sacrifices sont glorifiés avec des ralentis et une bande-son épique comme pour les super-héros. Mais parallèlement à cela, elle est très sexualisée : c’est avec un brushing et un maquillage impeccable qu’elle tue des monstres en talons aiguilles ; à côté de l’indépendance et l’émancipation qu’elle acquiert, elle se trouve soumise à tout un ensemble de pressions pour la faire correspondre à un idéal de féminité désirable, aimante, affectivement présente et disponible. Comme s’il fallait que la jeune fille blonde qui tout d’un coup, ne se fait plus tuer dans les cimetières mais renverse ce schéma, s’excuse de cela et soit rassurante par une féminité redoublée, à la fois physiquement, et dans la disponibilité dont elle doit faire preuve vis-à-vis de son entourage. Une grosse partie de l’énergie qu’elle dépense consiste en effet à se positionner en barycentre de ce que son observateur, sa mère, ses ami.e.s, ses petits copains attendent d’elle. Trop émotive, pas assez émotive, pas assez tendre, pas assez studieuse, trop forte pour être une bonne petite copine (dans la relation avec Riley), trop impliquée émotionnellement, trop distante… les injonctions contradictoires pleuvent sur notre malheureuse héroïne, qui par ailleurs reproduit avec enthousiasme la même violence ordinaire envers ses proches. Celle-ci est tristement commune dans notre société qui trouve toujours le moyen de pardonner les agresseurs en se plaçant d’un point de vue où il faut les comprendre, négligeant toute considération des personnes abusées qui se retrouvent le plus souvent dans un état de confusion où elles ont du mal à nommer violence la cause de ce qui les fait souffrir tant celle-ci n’est pas considérée comme telle.

Douffie Sphrinzel


De grands grands mercis à Arrakis, Paul Rigouste et Marion pour leur relecture !


[1] : Quelques chiffres :

Sur les violences conjugales

Sur les viols

Un site sur la mémoire traumatique

Buffy contre les vampires (1997 – 2003), partie IV : la sexualité

La partie I, qui analyse l’inversion genrée des pouvoirs dans Buffy, est ici; la partie II, sur le racisme de la série, est par ; et la partie III, pour une analyse de l’intrication entre sexisme, classisme et psychophobie se trouve .


 Trigger warning : viols


 

 

Les thèmes autour de la sexualité sont présents en filigrane dans la série. Ils sont souvent abordés à travers des métaphores animales ou bien directement mis en scène par des scènes de sexe, dont on peut bien sûr étudier les représentations directes, ainsi que ce qu’elles symbolisent sur un plan autre que sexuel (elles servent par exemple à illustrer la relation de deux personnages). Je vais tenter d’analyser tout cela dans cette partie. La partie 5 étant consacrée aux relations affectives et aux agressions ordinaires dans Buffy, certains paragraphes auraient leur place dans les parties 4 et 5 ; je fais notamment le choix de parler ici des viols, alors qu’un viol n’est pas de la sexualité mais purement une agression (raison pour laquelle j’avais initialement mis cela dans la partie 5) : la culture du viol imbibe tant les représentations de la sexualité qu’il me paraîtrait artificiel et peu souhaitable d’isoler les viols de tout le reste (représentation des hommes comme prédateurs sexuels, érotisme autour d’un « consentement » implicite et non explicite, etc).

Un consentement enthousiaste bien aléatoire comme modèle de sexualité

La série n’échappe pas à un problème très prégnant de notre société, la « culture du viol » [1], terme qui désigne entre autres le fait d’érotiser des comportements d’agression sexuelle, comme celui de commencer un acte sexuel sans s’assurer du consentement enthousiaste de son/sa partenaire.

Si la série nous présente de rares discussions que je qualifierais de « positives » comme celle entre Willow et Oz dans l’épisode 10 de la saison 3 (où ce dernier lui rappelle qu’elle ne lui doit rien, et surtout pas du sexe), la plupart des scènes sexuelles se déroulent sans le moindre échange verbal, ni avant ni pendant. Une musique est là en « compensation » et remplace les discussions qui seraient autant d’occasions de se rendre compte que justement, tout le monde n’a pas le même rapport à la sexualité ni les mêmes envies aux mêmes moments. La musique est à mon avis un élément (parmi d’autres) qui soumet les personnages à un modèle de sexualité leur préexistant et dans lequel iels se fondent et jouent un rôle – rôle extrêmement genré, comme je vais l’argumenter dans la suite de l’article. Ainsi la série, comme tant d’autres productions de notre culture, impose un modèle très normatif de sexualité plutôt que de présenter un aperçu de toute la diversité qui existe en termes de désirs et de pratiques, et polarise la sexualité entre des scènes d’amour ultra-chargées et des scènes de destruction qui montrent au contraire la sexualité comme un terrain particulièrement monstrueux et dangereux. Au lieu de dénoncer la culture du viol comme on pourrait l’attendre d’une série se revendiquant du féminisme, elle s’y baigne (presque) entièrement.

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Quand Willow propose à Oz de coucher ensemble pour se faire pardonner, il a une réaction  respectueuse. Par contre, quelques épisodes plus tard, il lui saute dessus à un moment où elle ne s’y attend pas et où elle est très stressée, comme si, parce qu’ils ont entre temps réglé leurs problèmes de couple, c’est maintenant bon à n’importe quel moment. Et ça tombe bien : malgré sa surprise, son stress, et le fait qu’elle n’ait jamais couché avec quelqu’un d’autre, Willow adore ça ! « Meilleure nuit de ma vie » dit-elle plus tard.

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« Qu’est-ce que tu fais ? », demande Willow à Oz juste avant que la musique-du-sexe-amoureux-en-symbiose se déclenche…

De même, quand Buffy et Angel font l’amour pour la première fois, la scène est annoncée au début de l’épisode par un rêve où Buffy et Angel se regardent dans les yeux sur fond de musique romantico-sexuelle et semblent irrésistiblement attirés l’un vers l’autre…

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Une attirance « plus forte que soi », une symbiose entre les deux personnages qui rend toute communication superflue. Quelle représentation saine et pertinente du sexe…

À la fin de l’épisode, Buffy et Angel s’embrassent alors qu’iels étaient censé.e.s prendre de la distance, ce qu’Angel rappelle par un « Peut-être que nous ne devrions pas… ». Mais Buffy le coupe : «Chut, embrasse-moi». Et iels font l’amour.

buffymusique3Ta gueule, ça casse l’ambiance.

La série justifie complètement cet implicite en présentant deux personnages pour lesquels il n’y a pas le moindre doute sur leur désir. Pourtant, la relation entre Buffy et Angel est très complexe, mélodramatique, fluctuante. Un coup c’est elle qui veut terminer leur relation, un coup c’est lui. Mais visiblement, dès qu’il s’agit de sexe, il ne peut plus y avoir de temps de flottement, d’indétermination, d’hésitation, de tâtonnement, et leurs désirs se trouvent magiquement en parfaite synchronie. L’évacuation pure et simple de tout ce qui nécessite d’avoir des discussions autour de la sexualité se justifie elle-même : puisque tout est implicite et que tout se passe bien, c’est que l’explicite n’a pas sa place. Non seulement tout le monde est censé avoir envie du sexe tel qu’il est représenté dans Buffy (ainsi que presque toute la production culturelle de notre société), mais en plus c’est la verbalisation des différences en matière de sexualité qui est doucement poussée sur le côté, limite ridiculisée par contraste avec le sexe silencieux-et-merveilleux qui nous est montré.

J’ai cité la scène où Willow et Oz font l’amour pour la première fois, de même qu’Angel et Buffy ; mais de telles scènes où la musique remplace la communication se produisent également entre Buffy et Parker (la relation est certes critiquée par la série, mais pas la scène de sexe), entre Willow et Tara, entre Alexander et Anya, entre Faith et Robin, entre Willow et Kennedy…

Les rares fois où les personnages se parlent, c’est souvent à l’impératif. Or, dans une culture où la sexualité est tellement normée, s’en écarter pour avoir l'(a-)sexualité que l’on préfère est une tâche très difficile, qui n’est pas vraiment facilitée si l’on est constamment poussé.e à adopter un comportement sexuel « normal », attendu. Bref, si l’absence de communication est déjà un problème au niveau du consentement, le fait de parler à l’impératif en est un également. Et les deux me semblent érotisés par la série.

Par exemple, dans l’épisode 3 de la saison 4, lorsqu’Anya veut coucher avec Alexander, elle se déshabille face à un Alexander interloqué puis iels couchent ensemble. C’est une technique qui a fait parler d’elle (notamment dans la série How I met your mother) et qui relève de l’agression sexuelle (obtenir du sexe par surprise).

anyasexAllez maintenant à poil s’il te plaît.

La culture du viol ne se limite pas à ces représentations problématiques des scènes de sexe : de manière plus générale, elle met en jeu tout un ensemble de codes genrés. Ainsi, dans Buffy – et, encore une fois, pas seulement dans Buffy – la sexualité féminine se trouve normée par diverses pressions : Buffy et ses amies ont une sexualité fortement contenue, sous peine d’être soit dangereuse (pour elles ou pour les autres), soit monstrueuse (et c’est là que les métaphores animales sont particulièrement parlantes). Les hommes, eux, sont dépeints comme des prédateurs sexuels « naturels », et leur sexualité n’est pas du tout polarisée de la même façon entre les gentils et les méchants, dont la déviance sera davantage illustrée par un désintérêt du sexe que par un trop fort attrait comme c’est le cas pour les méchantes. Je vais développer tout cela dans la suite.

La sexualité des jeunes héroïnes : un terrain miné

La première fois qu’on voit la sexualité de Buffy, c’est avec Angel. Si Buffy se masturbe, ce n’est jamais évoqué au cours de la série (alors que ça l’est pour Alexander, ou pour Faith la méchante). De manière générale, les « gentilles » sont rarement montrées avec des désirs sexuels ou avec une libido qui leur soit propre. Elles s’allongent sur un canapé quand la musique-du-sexe-amoureux se déclenche comme je l’ai décrit ci-dessus, et c’est tout. C’est déjà là une première marque de restriction de la sexualité des jeunes héroïnes : leur désir ne semble absolument pas moteur de leur sexualité, et en fait, on ne connaît même pas vraiment leurs désirs, si ce n’est celui d’être en couple.

Mais cette limitation de la sexualité féminine est rendue encore bien plus claire quand on voit ce qu’il se passe dès que Buffy met un pied dans le domaine de la sexualité : cela transforme immédiatement Angel en monstre (il en perd son âme et redevient aussi cruel et vicieux que n’importe quel vampire). En effet, celui-ci était l’objet d’une malédiction : s’il connaissait un moment de bonheur véritable, il en perdrait son âme (et le bonheur véritable, pour un homme au moins, c’est le coït hétéro amoureux, of course).

Non seulement ce scénario me paraît en lui-même très misogyne (ah, la femme et son sexe, on ne fait pas mieux pour réveiller le monstre enfoui au fond de l’homme), mais le discours explicite de la série renforce cette idée selon laquelle Buffy serait en partie responsable du comportement d’Angel. Si elle n’est pas complètement criminelle, elle n’est pas montrée comme parfaitement innocente non plus :

Buffy : C’était donc moi. C’est moi qui ai fait ça.

Jenny : Je le crains.

Giles : Je ne comprends pas.

Jenny : la malédiction. Si Angel connaissait un bonheur véritable, même juste un instant, il perdrait son âme.

Giles, se tournant vers Buffy : Mais comment sais-tu que tu es responsable pour….


Buffy serait donc « responsable » de toute l’affaire. Voici un extrait de la fin du même épisode :

Buffy : Je dois tellement te décevoir.

Giles : Non. Je ne suis pas déçu.

Buffy : Tout est de ma faute.

Giles : Je ne le crois pas. Attends-tu que j’agite mon doigt et te dise que tu as agi sans réfléchir aux conséquences ? Tu l’as fait, et je pourrais faire ça. Je sais que tu l’aimais. Et il a prouvé plus d’une fois qu’il t’aimait. Tu n’aurais pas pu anticiper ce qui s’est passé. Les prochains mois vont être difficiles pour nous tous, je le crains. Mais si c’est un discours culpabilisant que tu cherches, Buffy, je ne suis pas celui qu’il te faut. Tout ce que tu recevras de ma part est mon soutien et mon respect.

Le discours de Giles se donne des airs de bienveillance, mais il ne me paraît pas du tout déculpabilisant. En soulignant qu’il est gentil de ne pas lui remonter les bretelles, il adopte une posture de père bienveillant tout en entretenant la culpabilité de Buffy de façon détournée.

Par ailleurs, dans sa manière de dire « tu l’aimais, il t’aimait », on sent que si Buffy avait couché sans être amoureuse, ç’aurait été « pire ». Si le fait qu’elle fasse du sexe semble lui valoir naturellement les remontrances de son observateur, l’amour romantique rendrait le sexe un chouilla plus pardonnable. Il me semble que l’idée sous-jacente est que le désir n’est pas une raison suffisante pour une femme de faire du sexe (alors que si elles sont amoureuses, leur sexualité devient un cadeau qu’elles offrent à leur partenaire, elles « se donnent », et c’est bien plus acceptable de cette façon).

En définitive, si Buffy n’est pas responsable de la monstruosité de son copain (et encore…), elle est au minimum désignée comme irresponsable d’avoir couché avec lui, comme si elle aurait pu/dû anticiper que cela puisse avoir des « conséquences » dramatiques qui se répercutent sur des personnes extérieures – comme la mort de victimes innocentes, rien que ça. La manière dont le scénario est écrit déresponsabilise au contraire totalement Angel, qui fait figure d’homme dont « l’animal sauvage intérieur » se réveille : il n’était pas au courant de la malédiction pesant sur lui et semble ainsi plus victime qu’autre chose – cf la partie sur la sexualité masculine.

J’ai évoqué une restriction de la sexualité des jeunes héroïnes : elles ont peu de scènes de sexe et que ces rares séances ont une propension remarquable à causer des problèmes. Or je trouve que cette restriction est encore plus frappante quand on les compare la sexualité des héroïnes à celle des méchantes, qui incarnent une « mauvaise féminité ». Il y a beaucoup de monstres dans Buffy, et on a un bon nombre de métaphores de sexualité féminine monstrueuse ou dangereuse. J’établis pour commencer une comparaison entre la sexualité des méchantes et des gentilles. Plus bas dans l’article, je comparerai avec les métaphores de sexualité masculine.

 Une sexualité féminine très souvent monstrueuse

Glory, la méchante de la saison 5, est souvent très sexualisée. Dans la troisième partie, j’ai parlé de l’intrication entre sexisme, classisme et psychophobie. Je n’ai pas mentionné la sexualité mais elle fait aussi partie de la « féminité déréglée » des folles vulgaires…

glory3Glory la méchante torture Spike…

C’est d’ailleurs valable pour Drusilla et Faith également : toutes deux ont une libido dont la série souligne bien l’importance. Pour Drusilla, on a même un flashback de l’époque où elle était humaine, gentille, et alors très prude, ce qui accentue d’autant plus l’opposition entre « femme méchante et sexuelle » et « gentille pure ».

Faith, quant à elle, peut être vue à mon avis comme bisexuelle (notamment dans la manière dont elle se comporte avec Buffy). L’actrice a dit dans une interview l’avoir effectivement joué de cette façon (le script d’un épisode comportait d’ailleurs à l’origine un baiser entre Faith et Buffy qui a été interdit par la production).

buffyfaith3 buffyfaith4

Faith bouge sensuellement auprès de Buffy qui la regarde avec un petit air de dégoût; Faith dessine un coeur dans la buée en regardant Buffy.

Or, étant donnés les stéréotypes biphobes selon lesquels les bi.e.s seraient instables, cela rajouterait la biphobie au trio sexisme-classisme-psychophobie pesant sur le personnage de Faith, personnage instable par excellence, fou, dangereux et meurtrier, à cause de son origine prolétaire / de sa mère alcoolique et absente (ce que la série montre comme propre à la classe ouvrière). La sexualité de Faith sert alors d’illustration, à la fois à ses instabilités psychiques, au peu d’attentions qu’elle porte à avoir des comportements appropriés, au peu d’éducation qu’elle a eu – elle en serait plus « animale », plus « intuitive » que Buffy. En effet, Faith explique à plusieurs reprises que les combats sont pour elle quelque chose de physique, qui lui plaît, qui l’affame et qui l’excite, par contraste avec Buffy, bien droite sur sa chaise, qui parle de devoir, de responsabilité et de stratégie. Dans ce contexte, comment ne pas voir dans la sexualité de Faith non seulement un modèle de ce qu’une femme ne doit pas faire, mais également des éléments à la fois classistes, psychophobes et biphobes ?

Il se passe le même genre de dynamique pour Drusilla qui, prise dans ses délires, se déhanche en faisant des petits grognements sexuels (pas trop forts, les grognements, faudrait pas confondre de djendeur quand même, mais déjà bien trop explicites et « vulgaires » pour les imaginer dans la bouche de Buffy-saine-et-bien-éduquée) :

drusillasexDrusilla, méchante folle et sexuelle

L’opposition entre gentille peu sexuelle (Buffy, Drusilla avant d’être une vampire) et méchante très sexuelle (Faith, Drusilla) est fréquemment réitérée au cours de la série. Par exemple, dans l’épisode 16 de la saison 3, Willow transformée en vampire dans un univers alternatif se perd dans notre univers, et on a ainsi côte à côte Willow humaine et gentille, et Willow vampire et méchante. La méchante drague ainsi agressivement la gentille, laquelle est dégoûtée.

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Willow méchante : « j’aime bien l’idée de nous deux ensemble », Willow gentille : « beeeeeeuuuurk ».

Anya illustre également, dans une moindre mesure, ce phénomène : elle a tendance à être plus portée sur la sexualité quand elle est une démone que quand elle est humaine, où on la voit davantage centrée sur Alexander et sur leur couple.

Mais comme c’était vraiment important d’insister sur l’éternelle dichotomie maman/putain dans une série qui se veut féministe, et qu’on n’avait pas encore bien assimilé que la sexualité féminine était menaçante à ce stade, on va rajouter des monstres pour l’illustrer un peu mieux. Par exemple, dans l’épisode 4 de la saison 1, la méchante est une mante religieuse, figure servant de projection au fantasme d’une femme prédatrice, attirant dans ses filets un pauvre homme qu’elle « dévorera ».

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Attention, derrière une femme « trop » séductrice se cache un monstre cannibale…

Autre exemple particulièrement immonde : dans la saison 5, Riley, le copain de Buffy, la « trompe » en allant dans un lieu où des vampires femmes sont payées pour sucer une légère quantité de sang aux humains qui s’y rendent…les prostituées sont ainsi des monstres qui aspirent le sang / la vie de leurs clients, qui eux sont des personnes, des êtres humains, et non des vampires. (Buffy finira par tuer les prostituées comme n’importe quel vampire.)

Enfin, je pense à deux épisodes où les femmes sont victimes d’un sort d’amour, qui a tendance à davantage imiter une obsession effrayante qu’un amour. Lors de ces deux épisodes, les femmes sont montrées comme dangereuses, obsédées, folles, et très repoussantes à force d’être insistantes. Il n’y a pas d’épisode où les hommes sont ainsi victimes en masse d’un sort d’amour ; de toute façon, ils se comportent déjà comme des prédateurs sexuels « naturellement » dans la série. À mon avis, cela essentialise la prédation sexuelle comme un élément masculin. De plus, celle-ci n’est montrée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une attitude inappropriée et insupportable, que lorsque ce sont les femmes qui harcèlent. Ainsi, quand les hommes se comportent en agresseurs sexuels, ce n’est pas l’objet d’une métaphore à base de monstres comme c’est le cas lorsque ce sont les femmes qui sont la menace de l’épisode. En résumé, la série essentialise et normalise la prédation sexuelle masculine et diabolise les femmes trop agressives dans le rapport de séduction, au mépris de la réalité sociale où ce sont très majoritairement les hommes cis qui harcèlent de cette façon.

Dans les deux épisodes, un homme se débrouille pour avoir toutes les femmes irrésistiblement attirées par lui, peu importe leur orientation sexuelle, l’attrait primaire et naturel que les femmes portent pour la testostérone est libéré. Mais attention, elles sont tellement attirées par ces hommes qu’elles en deviennent actives et forcément dangereuses. D’abord elles se comportent en agresseuses sexuelles – mais c’est lol, parce que c’est une bande de filles qui fait ça – et puis en meurtrières.

Après avoir raté une tentative de sort d’amour, Alexander se retrouve à avoir toutes les femmes ainsi « attirées » par lui. Il se retrouve horriblement mal à l’aise face aux femmes qui le dévisagent, le déshabillent du regard, lui font des clins d’oeil, etc.

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Les femmes, ces harceleuses de rue

Les femmes finissent rapidement par se disputer Alexander ; mais comme Buffy est mise hors d’état de nuire et que c’est à peu près la seule qui sait se battre, ça reste peu menaçant pendant presque tout l’épisode, c’est surtout l’occasion de montrer des foules de femmes poussant des cris suraigus et se tirant les cheveux. À la fin de l’épisode, comme elles sont nombreuses, elles finissent par être un peu flippantes.

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Un troupeau de femmes obsédées par un homme : les prédatrices.

Une sexualité féminine essentialisée

Il existe, au cours de la série, à quelques reprises, des représentations moins négatives de la sexualité féminine, mais elles restent problématiques à mon avis.

À partir de la saison 4, Willow sort avec Tara et se découvre lesbienne. C’est extrêmement positif d’avoir une relation lesbienne importante représentée dans une série qui a du succès. Les actrices ont raconté en interview avoir reçu des centaines de lettres d’adolescent.e.s racontant à quel point ça leur avait fait du bien de voir cette relation. Le créateur de la série voulait en fait que Willow soit lesbienne depuis le début, mais ça n’a été possible avant plusieurs années à cause des producteurices qui bloquaient.

Au final, Tara fait son apparition dans la quatrième saison. (La corpulence de l’actrice Amber Benson a failli l’empêcher d’avoir le rôle et a déchaîné des commentaires, positifs et négatifs, chez les fans de la série ; et pourtant elle est mince, juste moins que les autres…)

tara Tara (en bleu)

Par contre, quitte à avoir introduit Oz dans les premières saisons, je trouve dommage que Willow se dise presque du jour au lendemain lesbienne (et non bisexuelle), ou alors il aurait fallu, à mon avis, revenir sur certaines choses. Quand Willow et Oz ont couché ensemble pour la première fois, elle lui a déclaré « c’est la meilleure nuit de ma vie »; par contre, à la fin de la série, il y a plusieurs blagues sur le fait que Willow ne ressent pas du tout de désir hétéro, et Willow formule les choses sous la forme « j’ai découvert que j’étais lesbienne » (« I found out I was gay »). Je ne me permettrais pas de qualifier d’irrecevable le fait de se dire lesbienne alors qu’on a eu des relations hétéros épanouissantes, mais dans la manière dont c’est fait dans la série, j’ai surtout l’impression que comme Willow représente un personnage très fiable, qui a plutôt peu de relations mais des relations profondes et durables, elle ne pouvait pas être bisexuelle à cause d’un cliché biphobe qui veut que les bis soient instables, ne peuvent être fidèles dans une relation car il va leur « manquer quelque chose »…et quand on met le personnage en contraste avec Faith, c’est encore plus saisissant.

En raison de la lesbophobie persistante des producteurices de la chaîne, une relation amoureuse lesbienne ne pouvait être rendue explicite et la magie est utilisée comme métaphore pour le sexe, Willow et Tara étant deux sorcières.

Willow : Je suis contente qu’on soit là toutes les deux. Je sais qu’il est tard.

Tara : J’étais heureuse que tu aies appelé.

Willow : On va commencer doucement.

Tara : Ok…Willow ? Commencer doucement…quoi ?

Willow : On va faire flotter la rose et utiliser la magie pour lui retirer ses pétales un à un. C’est un test de synchronisation : nos esprits doivent être parfaitement accordés pour former un unique et délicat instrument. Et ça devrait être très joli.

Elles font ainsi énormément de sorts avec des fleurs, qui demandent à ce qu’elles se prennent la main, qui les font transpirer, yeux clos et bouches ouvertes, bref, la métaphore me paraît ultra-explicite et probablement la meilleure manière de contourner les interdictions de la chaîne, même si c’est bien sûr extrêmement dommage qu’elles n’aient pas une scène, ne serait-ce que de baisers, avant une saison entière.

willowtara2willowtara3willowtara Willow fait un sort avec Tara…

Mais il faudra attendre une saison entière pour voir ça :

willowtara4 Deux femmes qui s’embrassent : dur dur de montrer cela encore en 2001

On a ici une sexualité douce et poétique (les fleurs comme métaphores, etc), et comme c’est à peu près la seule relation sexuelle de la série qui le soit, en tout cas à ce point, je trouve que ça essentialise assez la sexualité masculine comme agressive et la sexualité féminine comme beaucoup plus douce. Si la sexualité lesbienne n’est pas niée en tant que telle, elle est montrée de manière beaucoup plus épurée et avec beaucoup plus de tendresse que la sexualité hétéro.

Enfin, on peut remarquer que la série revendique d’avoir beaucoup de personnages de « femmes fortes », y compris les méchantes (typiquement Faith), qui sont des figures « libres », qui choisissent de se moquer de tout et d’avoir la sexualité qu’elles veulent, mais aucune ne va envoyer balader les normes de beauté ni la sexualité hétéronormée. Elles sont libres mais ont le bon goût de choisir librement une sexualité qui convient plutôt pas mal aux normes patriarcales. La liberté sexuelle montrée, ce n’est jamais d’être asexuelle, bisexuelle, et à peine celle d’être lesbienne.

Les mecs gentils qui se comportent comme des harceleurs sexuels

 

Les personnages masculins sont nombreux à avoir des comportements de harceleurs ou d’agresseurs sans que cela soit dénoncé par la série. Dès le premier épisode, Alexander et Jesse, un de ses amis, se comportent en stalker avec Cordelia, qui tient le rôle misogyne de bimbo pimbêche-garce du lycée – pas tout à fait un rôle avec lequel on est censé.e s’identifier de toute façon :

Cordelia, à ses amies : Ma mère ne sort pas de son lit. Le docteur dit que c’est Epstein-Barr. Moi je dis: « c’est une hépatite chronique ou au minimum un syndrome de fatigue chronique ». Je veux dire, plus personne de cool n’a Epstein-Barr !

Jesse : Hey, Cordelia !

Cordelia : Super, mon stalker.

Jesse : T’es super belle !

Cordelia : Je suis très heureuse d’avoir eu cette petite conversation avec toi.

Jesse : Dis, tu voudrais pas danser ?

Cordelia : Avec toi ?

Jesse : Ben, heu, oui.

Cordelia : Ben, heu, non. Allez les copines, on s’en va.

Jesse, tout seul : Pas grave. Plein d’autres poissons dans la mer. Je suis en mode chasse ! Admirez-moi en train de chasser.

Jesse sera transformé en vampire dans le premier épisode, et reviendra, plus sûr de lui, plus arrogant, ordonner à Cordelia de danser avec lui. Elle acceptera alors… si elle le repoussait plus tôt, ça n’était pas pour la façon qu’il avait de s’imposer à elle, mais plutôt parce qu’il était un peu looser et pas assez viril !

Dans l’épisode 14 de la saison 7, Alexander propose à une inconnue de l’aider à choisir des cordes de bricolage. Il parvient judicieusement à placer des références sexuelles et à lui demander un rencart au milieu, quand celle-ci ne semble pas réagir autrement que par politesse (« Quoi ? » lui demande-elle d’un air surpris quand il propose d’aller boire un verre). Mais attention, c’est elle la méchante, comme la suite de l’épisode nous le montre (c’est une démone). Bref, le harcèlement de rue n’est pas dénoncé en tant que tel, il advient là pour nous montrer une mésaventure d’Alexander qui, à chaque fois qu’il drague une femme, se retrouve avec une démone – décidément, on ne peut plus draguer les inconnues dehors tranquillement.

Dans l’épisode 18 de la saison 3, Buffy a le superpouvoir de lire dans les pensées. Dans la tête d’Alexander et de plusieurs autres types du lycée, on a une succession de pensées sexuelles et de male gaze (« regard masculin ») sur des filles du lycée :

Un type du lycée : « Buffy est trop belle. Je veux dire, quel corps. Mon dieu, je veux la plaquer contre un casier maintenant et juste, ooh ! »

Alexander : « Qu’est-ce que je vais faire ? Je pense au sexe tout le temps. Sexe. À l’aide ! Quatre fois cinq égal trente. Cinq fois six égal trente-deux. Filles à poil. Femmes à poil. Buffy à poil. Pitié, arrêtez-moi ! »

Wesley, un observateur : « Regarde Cordelia. Non, ne regarde pas Cordelia ! C’est une élève. Oh, je suis mauvais. Je suis un mauvais, mauvais homme. »

Mais la palme de la banalisation de comportements de harceleurs sexuels revient sans conteste aux amoureux de Buffy, plus particulièrement Angel et Spike – ceux avec qui il y a vraiment une attirance, parce que c’est sexy, chez les mecs, le harcèlement sexuel. Angel suit Buffy, l’espionne, la regarde dormir, s’introduit dans sa chambre quand elle ne s’y attend pas, etc. Quant à Spike, il finit tout simplement par coucher avec Buffy après une saison de harcèlement.

5*04
Buffy : Qu’est-ce que tu fous devant chez moi ? Cinq mots ou moins.

Spike, en comptant : Sorti fumer une clope…salope. […]

(On voit dix mégots par terre.)

5*07

Spike : Oh, je t’ai fait peur ? Tu es la Tueuse, tu peux te défendre. Frappe-moi. Allez, un bon coup, tu sais que tu en as envie.

Buffy : Je suis sérieuse.

Spike : Moi aussi. Allez Buffy, mets m’en plein !

Buffy : Spike.

Spike s’approche pour l’embrasser, elle se recule : Qu’est-ce que tu fous ?!

Spike lui prend les épaules : Allez, je peux le sentir, tueuse. Tu sais que tu as envie de cette danse.

Elle le repousse.

5*08

Spike s’introduit dans la chambre de Buffy et respire l’odeur de ses vêtements.

5*10

Spike espionne par la fenêtre Buffy faire l’amour.

5*15

Spike, s’inscrustrant à une fête où Buffy va : Si tu veux que je parte, tu peux poser tes mains sur mon petit corps ferme qui t’allume et m’y forcer.

5*18

Spike crée un robot façon poupée gonflable en forme de Buffy.

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« Tu es à moi, Buffy ». Glauque ?

Dans ce même épisode, Spike se fait torturer par Glory et arrive à ne pas donner d’informations qui pourraient compromettre Buffy. Cette dernière, touchée, l’embrasse à la fin de l’épisode…

Petit à petit, iels débutent ainsi une relation sexuelle, à laquelle Buffy semble vouloir mettre fin à plusieurs reprises, mais que Spike parvient à prolonger en insistant. Il nourrit consciemment la honte que Buffy ressent vis-à-vis de sa sexualité pour qu’elle se sente mal et prendre plus de pouvoir sur elle.

6*13 : Buffy sort en club avec ses amis mais se sent déconnectée de la soirée et va s’isoler sur la balustrade, en hauteur par rapport à la piste de danse.

Spike, arrivant derrière elle : tu vois ? Tu essaies d’être avec eux. Mais tu finis toujours dans l’ombre…avec moi. Que penseraient-ils de toi, s’ils savaient toutes les choses que tu as faites ? S’ils savaient qui tu étais vraiment ?

Il la déshabille.

Buffy : Arrête.

Spike : Arrête-moi.

Il la pénètre. Elle ferme les yeux.

Spike : Non, ne ferme pas les yeux. Regarde-les. Ce n’est pas ton monde. Tu es une créature de l’ombre comme moi. Regarde tes amis et ose me dire que tu n’adores pas t’en tirer en faisant ça juste sous leur nez.

Je vais revenir sur la relation entre Buffy et Spike dans la cinquième partie de l’analyse qui portera sur les relations affectives dans la série, mais j’aimerais m’arrêter ici sur cette scène, où on voit directement comment la manipulation et la culpabilisation servent à faire tomber les défenses d’une personne non consentante. On est ici en plein dans la culture du viol, où Spike, personnage super sexy, viole l’héroïne dont la force surpuissante vient ici comme un élément pervers censé démontrer qu’elle aurait pu se défendre à n’importe quel moment, ce qui est lourdement rappelé par la série (quasiment à chaque scène de sexe, Buffy dit « non », « arrête », et Spike réplique « tu es la tueuse, si tu ne veux pas, tu n’as qu’à te défendre »). Or, un viol n’a à voir avec une question de force physique que dans une minorité de cas. L’état de choc que cela cause chez la victime fait généralement que la contrainte physique est superflue.

Enfin, l’expression faciale des personnages dans cette scène n’a rien à envier aux codes les plus sexistes des représentations pornographiques. Spike est en pleine maîtrise de toute la scène : il contrôle Buffy en sachant mieux qu’elle ce qu’elle veut, et il est en pleine possession de ses moyens. Buffy, n’a pas du tout la même expression faciale. Elle semble complètement passive, elle succombe à Spike et à elle-même, presque trahie par son corps qui ne peut qu’obéir à l’homme, en poussant des soupirs qui évoquent autant le plaisir que la souffrance – mais après tout, ce qui est important, ce n’est pas de savoir si elle a eu du plaisir ou non, mais d’illustrer la puissance sexuelle de Spike…

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Spike viole ainsi plusieurs fois Buffy. Et puis, dans l’épisode 19 de la saison 6, arrive une scène un peu différente. Spike tente de violer Buffy qui le repousse en pleurant ; le tout est filmé avec des couleurs glaciales, la scène est longue et pénible à regarder, elle revient plusieurs fois en flashbacks cauchemardesques par la suite. Tout le monde se rend compte qu’il s’agit là d’une tentative de viol, le mot est posé plusieurs fois. Pour moi, cela confirme l’invisibilisation que la série fait des autres scènes où Spike viole Buffy, au cas où l’emballage sexy de ces scènes ne niait pas suffisamment la violence. Une partie de la saison 7 sera passée à pardonner Spike – c’est bien de les dénoncer, les violences masculines, mais le mieux, c’est quand même de montrer qu’on les pardonne et qu’on peut bichonner ses abuseurs à nouveau après. Dans cette saison, Alexander dit à Buffy « il a tenté de te violer ! », ce qui a pour fonction de rappeler aux spectateurices le passé entre Buffy et Spike, que la série considère être « une tentative de viol », et non des viols répétés.

 Des agresseurs sexuels « dominés par leurs pulsions »

 

Complément logique aux femmes tentatrices et aux gentilles qui doivent réprimer leur sexualité sous peine de déclencher une catastrophe, les hommes dans la série ont une sexualité assez explosive, apparemment incontrôlable par eux-mêmes – c’est bien pour cela que les femmes doivent veiller à ne pas trop réveiller ces redoutables pulsions.

Ainsi, dans la scène que j’ai évoquée plus haut où le fait que Buffy couche avec un homme pour la première fois a pour conséquence la mort de plusieurs personnes, c’est parce qu’Angel a perdu son âme en ayant un orgasme. N’étant lui-même pas au courant de cette malédiction, il est en fait innocent et même victime.

Dans l’épisode 22 de la saison 3, Angel est empoisonné, et le seul remède est le sang de Buffy. Parce que celui-ci refuse de le boire, elle lui donne trois coups de poing afin de faire ressortir le vampire en lui et appose ses dents sur son cou. Il ne peut alors s’empêcher de mordre et iels tombent dans une posture évoquant fortement un coït, au cours duquel il se régénère et elle tombe inconsciente.

angel3 Je t’en supplie, Buffy, ne me force pas à te faire du mal !

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Allez, quelques bourre-pifs pour faire ressurgir le prédateur enfoui au fond de chaque homme.

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Pouf ! Magie. On sait pas trop dans quel état de conscience il est, mais un homme a toujours le réflexe de planter ses dents dans le cou de sa copine, faut juste le réveiller un peu…On remarquera sur le visage de Buffy le même genre d’expression d’abandon qu’avec Spike.

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S’ensuit un « coït » sacrificiel pour la femme, salvateur pour l’homme, sexy pour la série…

Même quand le viol est dénoncé – quand Spike commet sa tentative de viol de l’épisode 19 de la saison 6 – l’expression du violeur donne l’impression d’une personne qui « perd contrôle d’elle-même » :

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« Dans un moment où je n’étais pas moi-même, j’ai commis un viol… »

La métaphore des loups-garous, synthèse de tout ce qui précède

 

Comme le dit au cours d’une interview Marti Noxon, productrice et scénariste : « Ce n’est pas un secret que les histoires de loups-garous sont une métaphore pour la sexualité. C’est la sensation d’avoir à réprimer cette sexualité et quand celle-ci explose, c’est une bête, c’est un monstre. » Alors, de quel oeil cette bête sera-t-elle regardée par la série ?

Le personnage principal de loup-garou est Oz, premier petit ami de Willow. C’est un type tout à fait décent mais les soirs de pleine lune, il se transforme en animal puissant et agressif qui n’a aucune mémoire de son humanité et qui attaque aveuglément tout le monde autour de lui (y compris Willow si elle est là).

Dans la saison 4, une femme louve-garou apparaît. Mais, alors qu’Oz s’enferme dans une cage pour éviter de faire des dégâts quand il est sous la forme de loup-garou, celle-ci préfère assumer sa nature agressive et se montre totalement indifférente aux meurtres qu’elle pourrait causer quand elle est sous sa forme non-humaine. Elle tentera de s’attaquer à Willow et Oz la tuera donc. Voilà pour la femme qui laisse exploser sa sexualité.

D’ailleurs, après cet épisode, Oz décide de partir loin des humain.e.s car il se rend compte du danger qu’il représente. Il revient une demi-saison plus tard avec l’heureuse nouvelle qu’il sait désormais se contrôler, même les nuits de pleine lune. Mais entre temps, Willow a entamé une autre relation, avec Tara. S’apercevant de cela, Oz se transforme immédiatement en loup-garou (en journée). Comme dira Oz à Willow avant de repartir, cette fois pour de bon : « il se révèle que la chose qui fait sortir le loup en moi, c’est toi ». Willow répondra d’ailleurs : « c’était de ma faute, je t’ai énervé ». Oz est totalement déresponsabilisé de ses crises de colère – il semble même, encore une fois, en être la principale victime.

Ainsi, non seulement la femme louve-garou est représentée comme une méchante tandis que l’homme loup-garou est une victime, mais c’est même Willow qui est la cause de l’ « explosion sexuelle agressive » de son ex-petit ami qui ne supporte pas de la voir être tendre avec quelqu’un.e d’autre.

Une déviance masculine illustrée par une abstinence sexuelle

 

Là où les méchantes sont beaucoup plus portées sur la sexualité que les gentilles, les méchants le sont plutôt moins que les gentils. Ainsi, la menace pour les femmes est d’être « trop sexuelles », trop actives dans ce domaine, alors que pour les hommes, c’est plutôt l’inverse qui est suspect. Ainsi, dans la saison 1, le méchant est un vampire qui fait un peu secte/religion ; dans la saison 7, c’est à nouveau une figure religieuse, de prêtre, qui fait office de grand méchant. Dans la saison 4, le méchant est un monstre robotique, absolument pas érotisé non plus. Dans les saisons 3 et 6, les méchants sont des hommes : un maire en costume-cravate qui n’a rien de sexualisé, et un trio de nerds. Celui-ci comporte un homo (cf partie I), un looser qui n’a aucun succès en drague et un agresseur sexuel, Warren. Mais l’agression sexuelle que commet Warren tranche avec les agressions sexuelles non dénoncées comme telles par la série. Elle est montrée comme particulièrement écœurante et il finit par tuer sa victime. À mon avis, cela participe à la restriction des agressions sexuelles aux cas les plus extrêmes et nie ainsi au passage la majorité des agressions.

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Des hommes qui ne manifestent à aucun moment un intérêt pour le sexe, brrr…

On pourrait citer Spike comme contre-exemple, puisqu’il est introduit comme méchant dans la saison 2, entretenant une relation romantico-sexuelle avec une vampire, Drusilla. Mais, comme le disent les scénaristes, c’est justement cette relation qui laisse une porte ouverte vers une évolution du personnage ; évolution qui ne se produira réellement qu’au contact de Buffy. C’est au fur et à mesure qu’il la harcèle qu’il devient gentil et héroïque, pour conquérir son coeur…

Conclusion

La sexualité dans Buffy illustre un bon nombre de mythes sur le viol : femmes coupables, hommes piégés par elles et prisonniers de leurs pulsions… Quand les femmes n’ont pas carrément une sexualité cannibale (mante religieuse, louve-garou), elles gardent un fort pouvoir de destruction entre les cuisses – le terrible pouvoir féminin de réveiller la bête enfouie au fond de chaque homme.

La sexualité semble incroyablement dangereuse, comme dans l’épisode 18 de la saison 4, où Buffy et Riley, en couchant ensemble, causent une catastrophe mystique dans toutes les autres pièces de la maison. Mais même quand elle n’est pas montrée comme une source de catastrophes, sa représentation nous indique qu’il s’agit de quelque chose de très « à part », de très spécial, où les règles de communication ne sont plus les mêmes. Ainsi, on évacue le consentement enthousiaste et on érige un fantasme fortement lié avec celui de « l’Amour ». Les femmes, qui n’ont pas de désir propre, peuvent alors s’offrir (voire, dans le cas de Spike, céder, et céder n’est pas consentir) aux hommes. Ces derniers font tout pour draguer les femmes, en utilisant des techniques d’agression et de harcèlement qui ne sont pas dénoncées comme telles. Ils apposent sur elles un regard réifiant ; sauf quand ils sont très méchants ! La série présente ainsi des représentations extrêmement genrées et toxiques de la sexualité.

Douffie Shprinzel

Edit du 10/06/17 : j’ai fait quelques modifications de forme.


Merci beaucoup à Paul Rigouste pour sa super relecture !


[1] La culture du viol est trop longue à détailler pour que je le fasse dans cet article déjà très long. Mais ces articles détaillent très bien en quoi elle consiste :

http://antisexisme.net/2011/12/04/mythes-sur-les-viols-partie-1-quels-sont-ces-mythes-qui-y-adhere/

https://dincoloresideesvertes.wordpress.com/2014/04/02/ce-que-fait-la-culture-du-viol/

Buffy contre les vampires (1997 – 2003), partie III : une féminité bourgeoise et « saine »

J’avais déjà abordé dans la partie II le fait que si on a des héroïnes très puissantes, le pouvoir reste l’apanage de personnages blanc.he.s. Mais l’opposition entre blancs et racisés n’est pas la seule à être soulignée dans Buffy : l’héroïne représente une féminité blanche, mais également bourgeoise et « saine d’esprit », en opposition à d’autres femmes « folles » et prolétaires.

Cette analyse est donc loin d’être exhaustive sur ces sujets (il y a même des épisodes plutôt sympathiques politiquement selon moi, sur le classisme ou la psychophobie). Elle se contente de décrypter comment Buffy incarne à plusieurs reprises une « féminité comme il faut », bourgeoise et « saine », face à d’autres figures très dévalorisées, mettant simultanément en scène une « mauvaise féminité », des caractéristiques de classe populaire et de maladie mentale.

La méchante tueuse : prolo et folle

 

Faith est la troisième tueuse présentée par la série, activée après la mort de Kendra (ou comment tuer une tueuse racisée au bout de trois épisodes pour introduire une tueuse blanche qui sera un personnage beaucoup plus complexe et présent à l’écran…).

Elle est la « tueuse de la classe ouvrière » d’après l’actrice dans une interview. Si elle ne nous est jamais explicitement présentée ainsi, elle a des caractéristiques stéréotypées de la classe ouvrière : elle arrête l’école tôt, ne comprend pas certaines références culturelles, a une mère alcoolique, et s’habille « vulgairement » d’après les termes de la costumière. Elle couche avec des mecs différents chaque nuit : faire son job de tueuse lui plaît et l’excite, elle n’a pas de parent, de famille, de copain, a l’air d’être vaguement scolarisée dans le même lycée que Buffy pendant deux épisodes, histoire de la montrer ne pas faire les devoirs, et refuse d’obéir aux observateurs.

buffyfaith2Buffy en tenue bien comme il faut qui a compris qu’il fallait obéir à un observateur même si elle admet qu’il est « idiot », et Faith qui refuse.

Alors que beaucoup de spectateurs se sont davantage reconnus dans Faith, la tueuse de la classe ouvrière, que dans Buffy, qui est bourgeoise, la série coupe toute possibilité de considérer Faith comme un personnage sympathique. Elle est clairement marquée comme la tueuse qui emprunte la mauvaise voie, une manière dont Buffy aurait pu « mal tourner ». En effet, après quelques épisodes, Faith tue quelqu’un; après quoi elle s’enfonce de plus en plus dans le meurtre et finit par être représentée comme une tueuse complètement « folle » (« the psycho slayer » selon les mots de la série) et très dangereuse, qui doit être éliminée… ce dont se chargera Buffy, en mettant Faith dans le coma. Après être sortie du coma et quelques péripéties, Faith finit en prison. A travers ce personnage, la série oppose deux modèles, l’un qui réussit bien à l’école, qui est bourgeois, raisonnable, à l’autre qui grandit dans la pauvreté, a des mauvaises notes et finit par la criminalité et la prison. Dans le spin-off Angel, on assistera à la salvation de Faith, à travers la prison qui l’aidera à se « remettre » dans le droit chemin…

Les deux figures de « femmes fortes » sont ainsi souvent mises en opposition dans leur féminité, comme lorsque Faith attache la mère de Buffy. Elle se met du rouge à lèvres sombre en se regardant dans la glace (une forme de féminité malsaine), elle est montrée comme « vulgaire et de mauvais goût » (l’opposition de classes est appuyée dans le dialogue entre les deux femmes), puis demande à la mère de Buffy : « de quoi ai-je l’air ? » ; « d’une tarée » lui répond cette dernière.

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Faith est le reflet négatif de Buffy, et on a ainsi une opposition méchante/gentille (« the good slayer », « the bad slayer ») qui se traduit en pratique par une opposition entre leur sexualité (abondante pour Faith, moindre et contenue pour Buffy), leur look (bourgeoise pour Buffy, « vulgaire » pour Faith), leur rapport à l’autorité (Buffy qui joue le jeu, Faith qui refuse), ce dernier s’expliquant rétrospectivement par la découverte de la folie de Faith. En fait, si Faith est décrite comme si terrible par la série, c’est bien évidemment après la série de meurtres qu’elle commet et non pour sa vie sexuelle. Mais il n’est clairement pas anodin de retrouver toutes ces oppositions dans le portrait des personnages méchants et gentils, de choisir de représenter la méchante tueuse avec certaines caractéristiques. Faith mène sa vie sexuelle sans relation romantique, elle se fait traiter à de nombreuses reprises (par les héro.ïne.s de la série) de « salope », ce qui est du slut-shaming – stigmatisation des femmes qui auraient une sexualité « trop débridée » et pression sociale sur toutes les femmes afin d’éviter d’être traitées de « salopes ». Par ailleurs, comme je l’ai dit plus haut, elle est montrée comme « folle », et la série ne se contente pas simplement d’attribuer ces caractéristiques à la « méchante », elle les associe au problème : ses tendances meurtrières sont complètement assimilées à sa souffrance psychologique (« a psycho slayer » pour dire « une tueuse dangereuse et meurtrière »), sa sexualité est liée à son « instabilité », « instabilité » elle-même liée à sa dangerosité (stigmatisation des troubles psychologiques). La série propose une analyse de classes en suggérant que ç’aurait pu être Buffy, élevée dans de mauvaises conditions. On ne sait pas vraiment si ces conditions sont matérielles ou affectives, mais la série associe de toute façon les deux en montrant la maman bourgeoise présente et aimante, par opposition à la mère de Faith alcoolique et absente, ou encore l’appartement petit et toujours vide d’ami.e.s de Faith.

Glory, déesse de l’enfer « détraquée » et « vulgaire »

 

Glory est la méchante de la saison 5. C’est une déesse de l’enfer ; comme Faith, elle est une méchante très puissante (et donc menaçante et dangereuse). Elle est d’autant plus dangereuse que complètement incohérente, imprévisible, bref, « tarée ». Par exemple, Buffy dira : « on a eu ce qui, dans son cerveau détraqué, passe probablement pour une conversation civilisée ». Sa méchanceté, sa brutalité, sont ramenés à son « cerveau détraqué », ce qui est, encore une fois, psychophobe. L’allusion aux cerveaux sera vraiment récurrente avec ce personnage, qui rend littéralement les gens fous sur son passage, en « mangeant » des cerveaux, selon les termes de la série ; en réalité elle semble plutôt aspirer tout l’esprit de logique et de cohérence des cerveaux de ses victimes, qui, suite à ce traitement, sont incompréhensibles et incapables de communiquer avec leurs proches.

Cette métaphore semble traduire une peur de contagion de la « folie », peur bien sûr totalement infondée qui justifierait de maintenir une certaine distance avec les « fous ». Cela crée aussi artificiellement une frontière nette entre les « fous » et les gens « sains » en éliminant toute réalité des troubles psys, les difficultés que cela pose aux personnes concernées, tant la série se concentre sur « ne pas attraper la folie », et, montre qu’une fois qu’on l’a attrapée, on n’est plus une personne. Les scènes où l’on voit les dégâts que Glory cause sont tout à fait déshumanisantes pour ses victimes, qui deviennent juste une brochette de personnes qui se contentent d’hurler en chœur la même chose sur leur lit d’hôpital.

Tara, la petite copine de Willow, sera une de ses victimes, avant d’être sauvée et ramenée à la raison par la magie de Willow. Pendant ce laps de temps, elle sera « folle » et parfois très agressive avec Willow (elle lui donne une gifle à un moment), quand en temps normal, Tara est le personnage le plus doux de la série. On a donc, même à travers Tara, une association « fou/folle » = « commet des violences, difficile à vivre pour l’entourage », alors qu’à côté, on n’a pas d’exemple de violence commise envers les patient.e.s (ou supposé.e.s) du monde psychiatrique.

De plus, la métaphore de manger le cerveau d’autrui semble souligner que les « fous » sont ceux à qui il « manque une case ». D’autant plus que, quand Willow guérit Tara, en réalité elle revole à Glory le cerveau de Tara pour lui rendre, et Glory dit : « Cette sorcière m’a creusé un trou… j’ai besoin d’un cerveau à manger ». Donc il s’agit purement d’un transfert de cerveau : Tara folle, c’est Tara sans cerveau.

Glory est une déesse et a des larbins ; ce n’est donc pas une figure issue d’une classe opprimée. Cependant, elle est, comme Faith et par opposition à Buffy ou sa mère, « vulgaire », avec des nuisettes très courtes, des chaussures argentées, du maquillage prononcé.

glory2Du brillant, du kitsch, du « mauvais goût » pour la méchante au cerveau détraqué.

L’opposition avec Buffy, sa sœur et sa mère, qui ont toujours un habillement connoté bourgeois, avec des cardigans, beaucoup de beige, etc, saute aux yeux.

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Buffy, sa soeur et sa mère, à titre de comparaison.

Drusilla, la folle de service

Drusilla est une vampire « complètement folle » pour tous les autres personnages de la série (« elle est tarée, c’est ce que j’aime chez elle », dit Spike ; « j’ai conduit Drusilla à la folie », dit Angel, « nuts » (« folle ») est son surnom à de nombreuses reprises), et on ne sait pas trop ce qu’elle peut en penser, si elle s’en rend compte ou non. Elle est une forme de spectacle à l’intérieur de la série, mais le/la spectateurice n’a aucun moyen de s’identifier à elle. Par exemple, on la voit s’énerver toute seule et commencer à pleurer parce que les fleurs ne lui plaisent pas.

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Les crises de Drusilla, un spectacle rigolo pour la série.

Elle est là comme élément comique, ou pour instaurer une certaine ambiance décalée, mais on n’aura jamais son point de vue ni même une représentation cohérente de sa folie. On en a plusieurs éléments très différents qui sont réunis chez elle dans une sorte de bouillie : dons psychotiques (elle a le pouvoir de faire voir des hallucinations à autrui, de voir des choses qui ont lieu ailleurs ou à un autre moment), plus des traumatismes qui l’ont conduit à la folie… mais ses symptômes ne semblent pas être des symptômes post-traumatiques ; je ne prétends pas pouvoir identifier en un clin d’oeil ce qui est un « symptôme » acceptable ou non bien sûr, mais là on a simplement une représentation à base de « elle est folle car toute sa famille est morte assassinée » qui n’est pas du tout développée par ailleurs. Elle ne semble pas avoir un rapport différent avec la mort ou le meurtre que n’importe quel.le autre vampire ; par contre elle a des poupées à qui elle parle, des fleurs contre lesquelles s’énerver, et une bonne propension à sortir des phrases incohérentes pour l’effet comique ou tragico-comique nécessaire à l’épisode. Les symptômes post-traumatiques sont traités chez elle comme des trucs stupides, ou en tout cas risibles et incompréhensibles.

La grosse cantinière folle et meurtrière...

Enfin, je fais un paragraphe sur la méchante d’une épisode parce qu’elle est à la croisée de plusieurs représentations opprimantes : sexisme, classisme et psychophobie, mais aussi grossophobie en bonus.

C’est un épisode où Buffy entend tout ce que les gens pensent, et elle entend, parmi de nombreuses autres pensées des gens du lycée, « demain je vais tous vous tuer ». Ses amis lui demandent, afin d’avoir un indice sur ce.tte meurtrier.e, si la voix est féminine ou masculine, réponse de Buffy : « impossible à dire, c’était à peine humain ».

cantiniereLe monstre à peine humain : la grosse cantinière pardi !

Dans l’image, celle-ci veut tuer Alexander avec sa hachette ; Buffy arrête son geste.

Buffy : Ok, on va se calmer.

La cantinière : De la vermine. Vous êtes tous de la vermine. Vous venez ici et vous mangez, et vous mangez salement.

Buffy : Je ne crois pas qu’on va régler ça par la logique.

Et elle l’assomme.

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Eeuurk une grosse cantinière folle.

Ce n’est pas du tout une méchante importante dans la série, mais c’est un excellent exemple de cas où plusieurs oppressions sont à l’œuvre en même temps et se nourrissent mutuellement.

Déjà c’est une figure de mégère, ce qui combine grossophobie et sexisme (comme souvent quand la grossophobie touche des femmes, où elles sont ramenées à un prétendu manque de désirabilité, et traitées soit comme des éléments comiques soit comme des mégères).

C’est une cantinière donc une des rares figures de la classe populaire que propose la série. Elle vient d’ailleurs avec une combinaison de stigmates classistes et grossophobes : les pauvres sont gros.se.s, et être gros.se, c’est très mal. Ce personnage de la classe populaire, non seulement est encore une fois un personnage menaçant pour l’héroïne bourgeoise, mais en plus, ses caractéristiques de classe sont incorporées à sa « méchanceté ». Ainsi, c’est en tant que cantinière qu’elle compte tuer les élèves du lycée, et la phrase « de la vermine, vous êtes tous de la vermine » qu’elle prononce, opère une inversion complète des rapports de pouvoir à l’œuvre entre des lycéens bourgeois et des cantinières (ces dernières étant en réalité beaucoup plus susceptibles de se faire agresser et traiter de vermine que l’inverse).

De surcroît, elle est présentée comme folle et irrationnelle, dangereuse et incapable de réflexion ou de logique, se baladant avec une hachette à la main. Une telle représentation de la folie, et du traitement qui en est fait par Buffy (« je ne crois pas qu’on va régler cela par la logique » avec une mimique de dégoût), est complètement psychophobe, comme s’il était impossible d’avoir une discussion intelligente et constructive avec une personne « folle » (ou une personne pauvre et « non éduquée », peut-être ?). Encore une fois la folie, la dangerosité, la précarité sont imbriquées voire confondues (dangerosité qui justifie de l’assommer inconsciente sans autre forme de procès et aucune possibilité pour le/la spectateurice de s’identifier à cette figure de « prolo folle »).

Enfin, ce personnage est complètement creux, on n’a aucune explication sur ce qu’il y a derrière cette haine, cette « folie », et du coup quelque part, ce personnage en incarne d’autant plus le « mal », avec la représentation sexiste, grossophobie, classiste et psychophobe qui va avec.

Conclusion

Au cours de la série, les scénaristes opposent Buffy à plusieurs autres personnages, et notamment des femmes « détraquées ». Cette opposition gentille/méchante joue très souvent sur d’autres tableaux : féminité bourgeoise versus prolétaire, saine d’esprit versus folle. Ainsi, si la série peut être considérée comme assez féministe (avec des limitations dont je parle dans le premier article), c’est une « bonne féminité » qui est mise en valeur, mise en opposition avec une féminité « détraquée », « vulgaire », « trop sexuelle », « non éduquée », « hors de contrôle », etc.

Avec ces trois premiers articles je clos une première grande partie qui avait pour but de déterminer qui a le pouvoir dans Buffy. Je vais maintenant me concentrer sur la représentation de la sexualité et sur les modèles de relations amoureuses ou affectives de la série.

Douffie Shprinzel


Edit du 29 mai 2017 : j’ai modifié légèrement le texte (juste des changements de forme).

Buffy contre les vampires (1997-2003), partie II : Buffy la blanche et les sauvages

Dans la partie I, j’ai montré en quoi je pensais que cette série qui se veut féministe réussit dans une certaine mesure, mais se confronte assez durement aux limites de son féminisme (j’y reviendrai, pour d’autres aspects, plus tard). Dans la partie II, je vais me pencher sur le racisme de la série.

 

Des femmes racisées dans le congélo…

La très grande majorité du casting est blanche : si, parmi les personnages récurrents, on a autant de femmes (voire plus) que d’hommes, les treize personnages à apparaître au générique à un moment ou un autre sont blancs. On voit par contre un bon nombre de personnages racisés parmi les personnages secondaires, ce qui donne la désagréable impression que le réalisateur ou l’équipe de casting a voulu éviter d’avoir de manière trop évidente un casting 100% blanc dès que c’était possible. Par exemple, afin d’approfondir le personnage de Spike (un vampire), on a des flashbacks où on le voit tuer deux tueuses et la série choisit cette occasion pour montrer une tueuse chinoise et une afro-américaine.

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Regardez, on est pas racistes, on montre des tueuses racisées.

En fait, les deux premiers personnages à mourir dans le camp des « gentils » sont des femmes racisées (Jenny et Kendra), et sur les cinq tueuses présentées (si on enlève les vingt dernières minutes de la série où le nombre de tueuses explose), les deux blanches ont de la profondeur et ne meurent pas, et les trois racisées sont présentées juste pour leur scène de mort, ou presque. On peut s’identifier à Buffy ou à Faith (une tueuse blanche), mais il est quasiment impossible de s’identifier à Kendra, une tueuse racisée qui apparaît dans trois épisodes de la série, ou aux deux tueuses racisées qu’on voit se battre trois minutes à l’écran et dont j’ai mis les captures d’écran ci-dessus.

Des femmes blanches meurent aussi, et à l’inverse, aucun homme parmi les gentils ne meurt de toute la série. (Je ne compte pas Angel et Spike ressuscités trois épisodes plus tard, de même que Buffy « meurt » deux fois).

Toutes les morts sont toujours justifiées par le scénario au moment où elles surviennent. Mais il est pour moi assez frappant de voir quel personnage est sacrifié dans la série pour en développer un autre, ou pour illustrer une certaine morale. Kendra, une tueuse racisée contemporaine de Buffy, par exemple, sera tuée alors qu’on ne sait encore presque rien sur elle, et remplacée par une autre tueuse blanche, Faith, qui aura bien plus d’importance et de profondeur. Sa mort sert également à développer le personnage de Buffy. Les deux tueuses montrées ci-dessus ont été introduites juste pour illustrer à quel point Spike est dangereux. C’est l’éternel problème des « femmes dans le congélateur » [1], qui sont ici plus particulièrement des femmes racisées. Traditionnellement c’est un schéma scénaristique où des personnages féminins sont sacrifiés pour développer des personnages masculins (qui a été nommé ainsi d’après un comic’s où un type découvre sa petite copine dans le congélateur), et ici on a exactement le même mécanisme, où ce sont plutôt les femmes racisées qui sont sacrifiées pour permettre le développement de personnages de femmes blanches.

Exotisation en musique

Au cours de la série, la caméra a l’occasion de voyager en Afrique (pays non précisé, comme si l’Afrique était une sorte de vague entité mystique et ancestrale), en Turquie, en Chine, au Mexique et dans d’autres pays. Une sorte de musique apparaît alors pour aider le/la spectateurice à situer le pays en question : musique pseudo-chinoise, pseudo-turque, etc.

Les personnages qui apparaissent sur ce décor semblent résumés à leur culture, laquelle est montrée avec un regard blanc et ethnocentré. En effet, il paraîtrait incongru de mettre de la musique country quand Buffy apparaît à l’écran ; les musiques qui l’accompagnent sont là pour mettre en relief ses sentiments ou son état d’esprit. De même, quand Giles (anglais) arrive, on n’a pas une musique british (il est anglais, ce qui donne lieu à des blagues récurrentes de la série, mais il y a une nuance importante à faire : il a, parmi ses caractéristiques, quelques stéréotypes anglais, mais il n’est pas défini par cela). Quand on nous introduit une tueuse potentielle turque juste pour sa scène de mort, en multipliant les clichés visuels et sur fond de musique pseudo-turque (premier épisode de la saison 7), le personnage est entièrement défini par sa culture. En fait, c’est la même mécanique que quand on renvoie certains personnages à leur « race » ; sauf qu’ici iels sont plutôt renvoyées à leur « tradition ». Ainsi, les occidental.e.s ont une culture, les non-occidental.e.s sont une culture.

La musique sert alors à renvoyer le personnage racisé à son altérité (sous-entendu : par rapport à nous occidental.e.s). Elle renvoie également la culture en question à une forme passée, figée dans le temps : ce n’est jamais de l’électro turque qu’on nous fait entendre, mais toujours une sorte de petite musique traditionnelle. C’est encore une fois ethnocentrique : les cultures occidentales évoluent, tandis que les cultures montrées dans ces scènes sont essentialisées, elles sont les mêmes depuis toujours.

Racisme anti-Rrom [2]

On a, pendant les saisons 1 et 2, Jenny, une jeune prof d’informatique rrom (« gypsie » dans la version originale), qui est probablement l’un des personnages rroms les plus sympathiques et les moins stéréotypés jamais représentés : c’est une jeune femme intelligente, prof d’informatique, soucieuse de bien faire, qui est une figure de mentor pour Willow et Buffy. À travers son indépendance, son goût pour l’informatique, sa modernité, sa complexité, elle échappe profondément aux clichés sur les femmes rroms.

jenny2Jenny à Giles : « tu es un gros snob : tu penses que le savoir devrait être conservé dans des petits ouvrages soigneusement gardés auxquels seuls des mecs blancs peuvent avoir accès ! »

Par contre, elle a un très fort « white-passing » (ce qui signifie qu’elle est perçue comme blanche) : on ne sait pas du tout qu’elle est rrom jusqu’à l’épisode qui précède celui de sa mort. Sa portée anti-raciste est à mon sens assez limitée puisqu’on véhicule également par là une opposition entre des racisé.e.s accepté.e.s et non stéréotypé.e.s lorsqu’iels ont tous les codes les plus blanc.he.s, et des figures bien plus stéréotypées quand elles n’adoptent pas les standards blancs. C’est fortement marqué quand on découvre sa famille, qui est une lignée rrom qui lance des malédictions et des sortilèges : on les découvre car iels ont maudit Angel, le grand amour de Buffy, anciennement un vampire particulièrement dangereux et sadique, que des Rroms ont puni en lui rendant son âme afin qu’il souffre de culpabilité pour l’éternité. Déjà on a un cliché sur les Rroms avec leur magie à base de boules de cristal ; mais de plus, le portrait qui est fait de ces Rroms les dépeint comme des vengeurs égoïstes et ancrés dans un passé archaïque, à la fois à travers leurs vêtements, leur goût de la tradition, et leur obsession de ce qu’il s’est passé avec Angel un siècle auparavant. On croise quelquefois dans Buffy et Angel (un spin-off de Buffy) des figures de justicier.e.s et il aurait été facile d’envisager la femme qui a lancé le sortilège sur Angel comme telle. Mais, comme le dit un homme de la lignée de Jenny : « ce n’est pas la justice qui nous intéresse, c’est la vengeance ».

tsiganeLes Rroms : ces lanceurs de malédictions avec des boules de cristal et des bougies.

 

Jenny était en réalité censée adopter une couverture occidentale pour surveiller Angel sans être rattachée à sa famille. Elle est complètement occidentalisée, dans son nom, ses vêtements, toute sa représentation; au final (à force d’être immergée parmi les blanc.he.s ?), elle essaie de convaincre son oncle de l’injustice de cette malédiction, tandis qu’il lui demande avec sévérité « tu penses que tu es Jenny Calendar maintenant ? Tu es Janna de la tribu Kalderash. ». (En fin de compte, sur sa tombe, il y aura écrit « Jenny Calendar ».) La distinction est nette : parler de justice et de compassion, c’est pour les gadjé ; ressasser le passé de façon aveugle et nourrir la loi du Talion, c’est pour les Rroms. C’est d’ailleurs l’occasion de montrer un homme antipathique élever la voix sur une jeune femme de manière injuste, autoritaire et patriarcale, en opposition à Giles le gentil homme blanc, en costume british et bien plus raisonnable.

             Jennysunclejenny

L’oncle rrom qui défend la loi du Talion avec un fort accent et la nièce « blanche » qui essaie de parler de justice dans un américain fluide, sur fond de drapeau états-unien.

 

Lors de la saison 2, Angel (un vampire avec une âme) perd son âme, et tue Jenny (premier personnage de la série tué parmi les « gentils »), alors qu’elle venait de finir un programme pour traduire en anglais l’ancienne malédiction de sa lignée – celle qui confère à Angel son âme (traduction que Willow trouvera après la mort de Jenny et utilisera pour restaurer l’âme d’Angel). Non seulement on retombe dans un mécanisme récurrent du cinéma, où des personnages féminins et/ou racisé.e.s sont sacrifiés pour développer un personnage masculin et/ou blanc, mais en plus elle est tuée après être restée dehors tard le soir pour écrire un programme. Là-dessus je ne suis pas sûre, mais je trouve ça problématique niveau « morale de la série », comme si quelque part, rester tard pour programmer était un comportement dangereux pour une femme (ou peut-être plus spécifiquement pour une femme rrom ? Puisque Buffy, elle, a le droit de prendre des initiatives la nuit.)

Ces personnages sont les seuls Rroms qui apparaissent dans la série ; en fait, assez souvent, les personnages racisés apparaissent là en tant que méchants ponctuels (ou « éléments perturbateurs » plutôt, en l’occurrence), avec des caractéristiques horriblement stéréotypées qui leur sont accolées, en étant de plus associées à leur « sauvagerie » ou « méchanceté ». Un des meilleurs exemples est probablement un Amérindien (qui n’a pas de nom), méchant de l’épisode 8 de la saison 4.

L’Amérindien dans Buffy, la menace qui vient perturber Thanksgiving

De mémoire, c’est une des deux seules apparitions d’Amérindien.ne.s de la série, l’autre étant une jeune fille Inca / momie qui aspire la vie des gens pour se maintenir en vie durant un épisode. Cette autre apparition est un poil plus complexe mais obéit globalement aux mêmes mécaniques : le personnage racisé est juste là en tant qu’attraction d’un épisode, il est totalement résumé à sa culture (ou plutôt à un regard blanc sur sa culture), culture dont des bribes sont utilisées pour fabriquer une menace pour Buffy.

Dans l’épisode 8 de la saison 4, c’est Thanksgiving, que Buffy a hâte de fêter, tandis que Willow, la rabat-joie de l’épisode, lui rappelle le massacre que fut la colonisation de l’Amérique. Parallèlement, un esprit vengeur chumash (amérindien) se matérialise et tue des gens, au même titre que d’autres méchants de la série. Willow refuse de le combattre, ce qui est présenté comme naïf par l’épisode : elle représente à mon avis, d’après la série, les blanc.he.s qui culpabiliseraient tellement qu’iels seraient incapables de prendre des décisions appropriées vis-à-vis des méchants racisés…Buffy veut juste fêter Thanksgiving, et Giles essaie de les convaincre de stopper le méchant, qui, pendant ce temps, tue des blancs de la même manière que les blancs ont tué son peuple (avec des armes, des maladies européennes, etc).

Si les questions d’éthique autour de la (néo-)colonisation sont posées à un moment (dans un contexte où elles apparaissent comme tordues et prises de tête inutiles), elle sont rapidement évacuées puis traitées comme une blague lorsque la menace est passée (c’est-à-dire lorsque Buffy a tué l’Amérindien) et qu’iels peuvent tranquillement fêter Thanksgiving :

Willow : Buffy, fêter Thanksgiving est honteux, c’est morbide.

Buffy : C’est honteux, mais c’est honteux avec des miams…c’est une honte-miam ! [yam-sham]

[…]

Buffy : Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé avec les Chumash ?

Willow : prison, travail forcé, parqués comme des animaux avec plein de maladies européennes…

Buffy : Merde. Le centre de partenariat culturel ne mentionne pas tout ça.

[…]

Buffy : L’esprit vengeur recrée tous les torts causés à son peuple.

Giles : Alors, c’est à nous de l’en empêcher.

Buffy : Oui mais après le dîner, non ?

Willow : vous êtes sûrs qu’on ne devrait pas l’aider ?

Giles : Non, je pense que peut-être nous ne devrions pas aider l’esprit vengeur à violer, piller et assassiner.

Willow : Non, ça non, mais on peut l’aider à réparer certains torts. Mettre un projecteur sur ces atrocités.

Giles, montrant les livres que Willow tient : Si les livres d’histoire en sont plein, c’est déjà fait.

[…] Ça continue ainsi, au final l’esprit les « force » à le tuer en attaquant en premier.

Buffy : Ce n’était pas un Thanksgiving parfait…

Alexander : Je sais pas, c’était pas si mal. Un peu d’attente, une grosse bataille, et maintenant on a tous sommeil !

Giles : Et on a tous survécu.

[…]

Willow : Hé, peut-être qu’on a commencé une nouvelle tradition ! [Buffy la regarde de travers.] Peut-être pas.

Le fait que l’Amérindien soit un méchant inhumain à éradiquer est déjà profondément raciste en soi. Comme je l’illustre ci-dessous, sa représentation est en elle-même raciste, et de plus, cette série de meurtres vient créer une sorte de symétrisation avec le génocide des Chumash.

Mais cela sert en plus à invalider le discours anti-raciste, qui est ainsi montré comme inapproprié, « angéliste », irrationnel et même meurtrier. C’est le discours qui se fout de l’anti-racisme qui est celui qui permet d’endiguer la violence, dans le cadre de l’épisode. Ainsi, je trouve que le scénario de l’épisode est en lui-même doublement problématique (non seulement il est raciste, mais il est « anti-anti-raciste »).

La représentation de ce personnage correspond exactement au stéréotype de l’amérindien « sauvage », « guerrier », « à moitié animal » qui nous est traditionnellement vendue :

amerindien amerindien2

Peintures de guerre et pouvoir de se transformer en ours…quoi, c’étaient pas les cousins des ours ?

Enfin, plusieurs fois dans l’épisode, Willow reprend les gens autour d’elle en rappelant qu’on ne dit pas « Indians » mais « Native americans ». (En l’occurrence, ça devrait même être « Chumash », puisque les différentes civilisations qui vivaient en Amérique avant la colonisation européenne ne formaient pas une entité unique.) Or cette question n’est pas du tout prise au sérieux par la série, ce qui arrive aussi dans d’autres épisodes. Par exemple, dans l’épisode 1 de la saison 2, quand Angel se vexe que Buffy ramène les choses au fait qu’il soit un vampire, elle lui répond : « quoi, je ne devrais pas dire ça ? Non-mort américain, c’est mieux ? ».

La série rigole ici avec le/la spectateurice de ces personnes qui préfèrent des dénominations montrées comme tordues et absurdes plutôt que d’appeler un chat un chat ; c’est une expression de la domination blanche qui ne voit pas le problème à appeler les autres populations d’une manière qui lui sied plutôt que d’écouter et de respecter le nom que ces populations se donnent. Pour le deuxième exemple, je ne sais exactement à quoi la série fait référence, ni même s’il y a une référence précise ; je pense que ça pourrait être une métaphore pour « Indien, j’ai pas le droit de dire ? Américain natif, c’est mieux ? », ou la même avec « afro-américain », ou encore autre chose. Dans tous les cas, la série présente comme ridicule et exaspérante la simple demande d’arrêter d’employer des termes racistes caractéristiques de la colonisation.

Et les chinoises, bosseuses mais incapables de parler anglais…

Il n’y a pas beaucoup d’asiatiques dans la série, et ce sont des chinoises à chaque fois (parce que ça devient embrouillant sinon, hein). Ce n’est qu’une succession de stéréotypes :

slayer1900Spike a voyagé en Chine : fausse musique chinoise, arts martiaux, et assiduité au travail, comme dit Spike à Buffy : « Pour elle, tout était une question de travail. »

Il n’y a pas grand-chose à dire de plus puisque cette capture d’écran représente à peu près tout ce qu’on sait sur cette tueuse. Encore une fois elle est renvoyée à son « altérité » par rapport à Buffy et entièrement résumée par des clichés sur les Chinoises.

Une deuxième chinoise fait son apparition dans la dernière saison, lorsque Buffy accueille chez elle quelques dizaines de tueuses potentielles qui viennent des quatre coins du monde. Sa représentation réitère exactement les mêmes stéréotypes : elle tient lieu de tueuse-potentielle-qui-ne-parle-pas-un mot-d’anglais, élément comique de plusieurs dialogues. Cette blague fait une association raciste dans les deux sens : à chaque fois qu’un personnage identifié comme asiatique est représenté dans Buffy, il ne parle pas du tout anglais (comme si les racisé.e.s ne savaient pas parler anglais), et inversement, si on part de l’envie d’introduire la blague, elle aurait tout aussi bien marché avec une blanche non anglophone (française, par exemple) et il n’est pas anodin d’avoir choisi une racisée.

La négrophobie dans Buffy

La négrophobie prend plusieurs formes au cours de la série. Déjà, il y a très peu de personnages noirs au cours de la série, et dans la moitié des cas, ils sont là en tant que personnages « primitifs ». Lorsqu’ils ne sont pas renvoyés à l’idée de « balbutiement de l’humanité », ils ont des personnalités agressives, désagréables (à l’exception de Robin dans la dernière saison), ce qui est aussi de la négrophobie. Enfin, les femmes noires et métisses sont particulièrement sexualisées, et d’une manière soit « animale », « sauvage », soit exotisante, ce qui relève à la fois de la négrophobie et du sexisme. Je vais essayer de développer tout cela dans la suite.

Par exemple, Buffy a des interactions mystiques avec la toute première tueuse, qui est noire, avec des vêtements en peau de bête, de la peinture de guerre sur le visage et une posture très animalisée.

firstslayerVous reprendrez bien une petite louche de l’opposition entre noire animalisée et blanche civilisée ?

J’ai déjà lu qu’au moins la série ne faisait pas de white-washing dans les origines de l’humanité (le white-washing est le fait de représenter blancs des personnages racisés à la base). Non seulement ça n’efface pas le racisme de ces scènes, mais en fait ce n’est même pas le cas, puisque les gardiennes, une lignée de femmes très puissantes qui aident les tueuses à distance depuis le début, sont blanches ! Elles correspondent aussi à une aide ancestrale, rattachée aux racines de la lignée des tueuses, mais une aide beaucoup plus intellectuelle et réfléchie que celle de la première tueuse, soit une deuxième opposition entre blanches qui ont de bonnes capacités analytiques et noires qui sont ramenées à un instinct animal.

firstslayer5Buffy va chercher de l’aide auprès de la première tueuse : ce sera feu de bois dans le désert, et phrases énigmatiques sur l’amour et la mort…

gardienneBuffy va chercher de l’aide auprès des gardiennes : discussions stratégiques dans un temple…

Par ailleurs, les « hommes de l’ombre » (les ancêtres des observateurs qui ont « créé » la première tueuse en capturant la jeune fille et lui faisant insuffler de force l’essence et la force d’un démon) sont noirs également, mais semblent moins animalisés : ils se tiennent droit, sont vêtus de beaux vêtements, parlent une langue (contrairement à la première tueuse qui ne parle pas mais se contente plus ou moins de grogner).

Cela ne signifie pas que leur représentation n’est pas raciste, mais je souligne simplement qu’il y a un traitement particulier des femmes noires.

firstmenIls restent quand même des stéréotypes de sorciers africains, en cercle avec des bâtons.

En fait, quand Spike voyage pour récupérer son âme (dans une région toujours non nommée de l’Afrique bien sûr, puisque ce continent forme une seule entité emplie de mysticisme et de traditions anciennes pour les fois où un blanc veut mener une quête pour son âme), on voit à nouveau des types noirs dans le désert, qui paraissent à peu près exactement aussi « développés » que les premiers, comme s’ils étaient hors du temps, comme si le progrès était le propre des occidental.e.s. La série mobilise donc ici des représentations profondément ethnocentriques, que l’on retrouve dans les discours néo-colonialistes tel que celui de Sarkozy, qui parlait de « l’homme africain pas encore assez entré dans l’histoire ».

africanOn ne comprend même pas ce qu’il dit, et d’ailleurs, pour les personnes qui ont fait ces sous-titres, il parle « l’africain ».

Mais encore une fois, pas de gestes et postures félines, qui sont bien réservés à la première tueuse : derrière l’herbe jaune de la savane, on voit une forme, qu’on devine être la première tueuse, se mouvoir de manière très féline, intercalée avec des plans sur le chat de Tara.

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Histoire qu’on comprenne bien l’idée générale quoi…

On a une animalisation particulière des femmes racisées, assez sexualisante, d’une manière qu’on retrouve un peu chez Kendra, une tueuse racisée contemporaine, qui apparaît dans trois épisodes, avant d’être tuée (et d’être ainsi le deuxième personnage « gentil » tué, après Jenny). On ne sait pas grand-chose de Kendra à part qu’elle a un accent dont Buffy se moque (!). Elle représente (comme Faith d’ailleurs) une tueuse qui ne fait pas les bons choix, n’équilibre pas convenablement sa vie et ses devoirs de tueuse (mettant en relief ce à quoi Buffy s’expose si elle est trop comme ci ou trop comme ça).

Kendra est une tueuse qui a été élevée comme telle (à l’inverse de Buffy qui a appris l’existence des tueuses au moment où elle en est devenue une). Elle n’a pas de contact avec ses parents, pas d’ami; son seul proche semble être son observateur, qui lui empêche de parler aux garçons. Ceci ne l’empêche pas d’être sexualisée, d’une façon assez exotisante :

kendra

Tiens, pour une fois, Buffy a le droit de ne pas être un objet sexuel…

Elle est ainsi contrainte dans une éducation qui semble « archaïque » et très rigide, mais a tout de même des vêtements moulants et sexualisants, qui correspondent à un fantasme sexiste et raciste de la femme noire. Ce paradoxe apparent me semble pouvoir se résoudre d’une façon encore une fois très raciste : elle serait débordante de sexualité par nature, ce que son observateur doit donc contrôler, là où Giles n’a pas de pulsions à refréner chez Buffy. De plus, l’interdiction de parler aux garçons est très hétérocentrée.

On a pour la troisième fois une opposition entre la blanche qui analyse le monde autour d’elle, qui est une tueuse mais qui n’est pas réduite à sa nature de tueuse, qui a de nombreux autres centres d’intérêt et qui réfléchit à ce qu’elle fait de sa vie, et la racisée ramenée à son « instinct » ou à sa « nature ». Buffy lui apprend en effet à dominer son corps par l’esprit (« là c’est de la colère que tu ressens »), et l’initie à la civilisation comme si c’était une enfant sauvage (« quand tu reprends l’avion, tu t’assieds sur le siège et tu mets ta ceinture »)(oui car Kendra étant un peu bébête, elle est venue dans la caisse à bagages à l’aller). Kendra, au contraire, renseigne Buffy sur sa nature de tueuse : « tu en parles comme si c’était ton travail, mais c’est ce que tu es », un peu comme la première tueuse.

Enfin, on a quand même quelques personnages noirs moins exotisés (spatialement ou temporellement) : Forrest, un ami de Riley (petit copain de Buffy), Rona, une tueuse potentielle dans la saison 7, et Robin, le directeur du lycée dans la saison 7. Si je n’ai pas tellement de remarques à faire sur ce dernier personnage qui ne me semble pas stéréotypé (mais je suis peut-être passée à côté de quelque chose), les deux premiers personnages semblent créé.e.s de façon à souligner de façon prononcée leurs aspects négatifs. Aussi bien Forrest que Rona sont des personnages qui ne sont pas « méchants » au sens du Bien et du Mal, mais ils sont, en gros, les chieurs de service.

Ainsi, dans la saison 4, Buffy subit une tentative de meurtre de la part de Maggie Walsch, la supérieure hiérarchique de Riley et de Forrest : alors que Riley reste assez lucide sur ce qui est en train de se passer, Forrest s’entête stupidement et soutient que ça doit vouloir dire que Buffy méritait d’être tuée :

poteriley

Il y a plusieurs scènes, comme celles-là, où Forrest, qui pour une raison ou une autre, déteste Buffy, réagit de manière complètement inappropriée, ce qui est fortement souligné par la série. (Il mourra d’ailleurs, en faisant le contraire de ce que Buffy lui disait de faire pour le protéger.) C’est d’autant plus problématique que c’est le seul noir parmi les amis de Riley, et également le seul à avoir ce traitement par la série.

Je trouve que Rona a un rôle similaire dans la saison 7, même si elle s’en sort bien mieux dans sa scène finale où elle combat aux côtés de Buffy (en suivant bien les ordres…) ; parmi les potentielles dont on connaît le prénom et qui ont quelques répliques (puisqu’il y a beaucoup de pures figurantes), c’est la seule noire et ses aspects négatifs, sa colère et son agressivité vis-à-vis de Buffy sont soulignés de façon prononcée. Or la colère et l’agressivité sont des caractéristiques faisant partie des clichés sur les femmes noires, ceux-ci allant dans le sens de la « sauvagerie » et de l’« animalité » que l’on colle à la peau des femmes noires.

potentiellenoireRona langue de vipère, toujours partante pour commenter quand Buffy s’en prend plein la gueule.

Au final, ces deux personnages semblent pensés de façon à cumuler bien plus de défauts que de qualités — Forrest permet à Riley de dire toutes les répliques intelligentes, Rona est probablement la potentielle la plus désagréable du groupe — au milieu d’autres personnages blancs plus nuancés.

Conclusion

Ainsi, si Buffy présente selon moi un relatif intérêt féministe, la série cumule les mécanismes racistes. Par ailleurs, la blancheur de Buffy n’est pas le seul de ses privilèges, comme je vais essayer de le développer dans la partie III.

Douffie Shprinzel


J’ai encore une fois beaucoup de personnes à remercier : Suze Araignée pour la traduction de « gypsies » (cf [2]), Exno qui m’a fait remarquer des choses auxquelles je n’avais pas pensé, Émy et Paul Rigouste qui m’ont aidée à éclaircir et mieux formuler de nombreux points, et encore d’autres 🙂


Notes :

Voici deux articles en anglais sur le racisme de Buffy qui ont bien amorcé ma réflexion :
https://valeriefrankel.wordpress.com/2012/05/22/is-buffy-summers-totally-racist/
http://www.heroinecontent.net/archives/2007/07/buffy_the_vampire_slayer_telev.html

[1] Anita Sarkeesian a fait une vidéo sur le trope des « femmes dans le congélateur », avec sous-titres en français disponibles : https://www.youtube.com/watch?v=DInYaHVSLr8

[2] La série emploie l’expression de « gypsie », dont je me demandais si elle n’était pas raciste en elle-même. J’ai donc demandé à une amie qui s’y connaît mieux que moi, Suze Araignée. Elle m’a fourni des explications très intéressantes que je copie ici :

« Gypsies », je traduirais ça par « Tsiganes ». Les deux sont des noms exogènes (= donnés par les autres), tous deux d’ailleurs basés sur des contre-vérités historiques (« gypsies » vient de « Egyptiens », du temps où on les croyait venir d’Egypte ; « Tsiganes » vient de « atsiganos », qui signifie « intouchables », une secte manichéenne grecque qu’on a confondue avec les Roms).

Tu peux aussi utiliser « Roms », évidemment, mais la traduction ne serait pas exacte. D’autant que « Roms » signifie à la fois l’ensemble des trois groupes tsiganes, et le groupe des Tsiganes de l’Est… En Europe de l’Ouest ou aux USA, ce seraient plutôt des « Manouches » (encore un nom exogène, qui lui vient du romanès « manush » = « être humain, gens, personne »). Le nom indogène (= qu’ils/elles se donnent elles/eux-mêmes) étant « Sinté » (Sinto au masculin, Sinti au féminin, Sinté au pluriel*).

Quant à savoir si « Tsigane » est insultant… ça ne l’est pas à la base, et nombre de Roms, Sinté et Kalé (le nom indogène des Gitans) se nomment eux/elles-mêmes ainsi. Néanmoins, nombre de Roms, Sinté et Kalé rejettent et refusent cette appellation, pas tant parce qu’elle se base sur une idée fausse ou parce que le mot serait de base péjoratif (ce qui n’est pas le cas), mais à cause du mauvais souvenir laissé par le mot « Zigeuner », « Tsigane » en Allemand, et les lettres Z correspondantes tatouées sur les bras…
« Manouches », qui n’est ni insultant étymologiquement, ni fondé sur une erreur (ce sont bien des humain-e-s !) sonne aussi insultant pour certain-e-s Sinté (mais pas tou-te-s), simplement parce que dans certaines bouches de gadjé, c’est insultant… C’est le risque avec tout nom exogène.

En gros, tu peux utiliser « Tsiganes » si tu veux être au plus près de l’état d’esprit du mot « Gypsies » et donc de la traduction, mais tu peux aussi utiliser « Sinto/i/é » au risque de ne pas être comprise par des tas de gens, « Manouches » au risque de paraître insultante aux yeux de certain-e-s Roms, ou Roms, au risque de perdre en précision, en désignant un groupe par le nom général…

Finalement, j’ai l’impression de ne pas être d’une grande aide, parce que moi-même je ne saurais pas trop lequel de ces mots employer… Si tu veux mon avis personnel, j’hésiterais entre « Tsiganes » et « Sinto/i/é ».

Voilà. N’hésite pas si tu as besoin de précisions ou s’il y a un truc que t’as pas compris (je suis pas toujours claire).

*La terminaison en o/i/é (masc./fém./plur.) est une des plus courantes de la langue romanès. ce sera donc pareil pour Kalo, Kali, Kalé (littéralement, « Noirs »), pour Gadjo/i/é (les non-Roms), etc.

Ajout après des précisions de ma part sur le fait qu’il s’agit de « gypsies » qui vivaient en Roumanie cent ans avant la série :

Si ces gens vivent en Roumanie, alors ce sont des Roms.

À la base, tous les Roms (des trois groupes) sont issus d’un seul et même groupe, qui a effectivement migré depuis le nord de l’Inde. Certain-e-s se sont arrêté-e-s en Europe de l’Est, d’autres ont continué plus loin, et c’est à ce moment là que la langue et la culture s’est diversifiée, d’où le partage en trois groupes. Ceci dit, ce dont je parle là, c’est très ancien (par exemple en France les Roms – Sinté et Kalé majoritairement – sont arrivés il y a 1 000 ans).

Donc non, en 1900 c’étaient bien des Roms Roms.

 

Buffy contre les vampires (1997 – 2003), partie I : une relative inversion genrée des pouvoirs

Attention : spoilers importants jusqu’à la fin de la dernière saison.

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Une analyse exhaustive de cette série serait un sujet de mémoire ou de thèse; elle comporte 144 épisodes, joue souvent sur différents niveaux de lecture et aborde une très grande variété de thèmes. Par conséquent, je vais juste me concentrer sur certains aspects qui sont ceux qui m’ont le plus frappée avec ma culture politique. Je ne ferai pas du tout une critique esthétique de Buffy, et même sur un plan politique, il serait tout à fait possible de faire une critique sous un angle totalement différent.

Synopsis

La série se déroule dans un monde où les vampires, démons, loup-garous et monstres divers existent (mais la plupart des gens n’y croient pas : en fait, c’est notre monde). À chaque génération, une Tueuse est « appelée » (selon des critères obscurs) pour les combattre : une jeune fille d’une quinzaine d’années se voit dotée d’une force, d’une vitesse, d’une agilité surhumaines et a quelques autres pouvoirs (comme celui de recevoir dans ses rêves de réelles informations qu’elle n’aurait pas autrement) afin de sauver le monde. Comme dit dans la série, les tueuses dépassent rarement l’âge de 25 ans; à la mort de chacune, la suivante est appelée automatiquement. Les tueuses sont guidées dans leurs combats par des observateurices.

La série se déroule autour du personnage de Buffy, la tueuse du moment. Les monstres qu’elle combat sont utilisés comme des métaphores pour les obstacles qu’on rencontre dans la vie, notamment à l’adolescence. Whedon explique qu’il a pensé au «lycée comme un film d’horreur. Ainsi la métaphore est devenue le concept central de Buffy et c’est comme ça qu’il l’a vendu». [1] Les éléments surnaturels de la série servent ainsi principalement de métaphores aux angoisses de Buffy et de ses ami.e.s, et le choix de ces métaphores est très parlant politiquement, comme je vais tenter de l’analyser dans la suite de l’article.

Qui a le pouvoir dans Buffy ?

Buffy contre les vampires (Buffy the vampire slayer) est née de l’idée d’inverser la formule hollywoodienne de «la jeune fille blonde qui va dans une ruelle sombre et se fait tuer dans tous les films d’horreur». Whedon, le créateur de la série, voulait « subvertir ce cliché et créer quelqu’un qui serait un héros ». Il explique que «la mission première de la série, c’était la joie liée au pouvoir féminin : avoir le pouvoir, l’utiliser, le partager».

La scène d’ouverture de la série réussit à mon sens très bien ce pari. On voit une jeune fille et un jeune homme s’introduire par effraction dans un lycée la nuit, le type trouvant ça très amusant, la fille inquiète :

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La fille blonde : J’ai entendu un bruit.

Le type : Ce n’est rien.

La fille : Peut-être que c’est quelque chose.

Le type, se moquant d’elle : Peut-être que c’est *quelque chose*.

La fille : Ce n’est pas drôle.

Le type, regardant à droite à gauche : Helloo ? Il n’y a personne ici.

La fille : Tu es sûr ?

Le type : Oui, je suis sûr.

La fille : Ok.

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Je peux te bouffer tranquille alors.

La scène d’introduction joue donc avec le/la spectateurice en faisant semblant d’introduire un personnage vulnérable : une jeune fille inquiète de nuit, pour immédiatement renverser complètement ce cliché.

Une femme seule et forte la nuit

Buffy est elle aussi une adolescente blonde, qui correspond totalement aux normes de beauté. Pom-pom girl à son lycée, elle se sent totalement en confiance pour errer dans un cimetière la nuit car elle sait qu’elle est beaucoup plus forte que la grande majorité des monstres qu’elle pourrait croiser, et passe un bon nombre de soirées à le faire pour prévenir des morts.

Dans notre société, les femmes sont poussées à ne pas sortir seule la nuit, sous peine d’être agressées; pourtant, la majorité des agressions sexistes sont commises par l’entourage de la victime et les hommes sont statistiquement légèrement plus susceptibles de subir des agressions avec violence physique dans la rue. Agiter ce spectre de l’agression nocturne a plusieurs fonctions : cela contribue à enfermer les femmes à l’intérieur (puisque l’extérieur serait « trop dangereux pour elles »), tout en présentant le foyer comme un lieu où elles sont en sécurité, notamment parce qu’elles sont censées être sous la protection de l’homme (alors que toutes les statistiques montrent au contraire que le foyer est le lieu le plus dangereux pour une femme). Le cinéma ne cesse de ressasser ce même lieu commun patriarcal, à tel point que, quand on nous montre une femme seule la nuit (si possible dans une ruelle déserte ou un parking), il est devenu immédiatement compréhensible qu’on nous montre une future victime. C’est donc à mon avis une des grandes forces de la série que de combattre ce stéréotype, d’autant plus qu’on est invité.e à s’identifier à l’héroïne. Proposer une telle figure contribue à casser le conditionnement « sexe faible » que les femmes subissent.

En revanche, si Buffy ou Darla (la vampire de la scène d’introduction) ne sont pas du tout des figures de victime, ce n’est pas le cas de la majorité des jeunes filles de la série; introduire des monstres de la nuit contribue aussi à renforcer l’idée qu’il ne faut pas sortir de chez soi la nuit, sauf pour quelques figures exceptionnelles. Or, c’est aussi un mythe véhiculé dans le conditionnement « sexe faible » de présenter des agresseurs dotés d’une force surhumaine, que seule une superhéroïne peut combattre. Et effectivement, au cours des 144 épisodes, on voit de nombreuses scènes où une femme seule la nuit se fait pourchasser puis tuer ; ainsi, la série répète également le cliché qu’elle s’était à la base donné pour but de combattre.

Les pouvoirs des personnages : une inversion des genres intéressante

Contrairement à beaucoup d’autres héroïnes dotées de pouvoirs physiques, les pouvoirs de Buffy n’ont rien de connoté féminin : elle est là pour mettre des coups de poing, des coups de pied, défoncer des portes, rattraper un bus à pleine vitesse en courant.

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La bande-son : pif, paf, boom.

Sa force physique est valorisée à travers des plans où elle apparaît de manière théâtrale et spectaculaire, comme c’est souvent le cas pour des super-héros masculins :

fusilLes fusils, c’est pas trop mon truc.

Son héroïsme est aussi mis en valeur tout au long de la série. Un enfant qu’elle a sauvé d’un monstre la dessine en héroïne victorieuse; elle est filmée au ralenti et avec une musique épique quand elle se sacrifie pour sauver le monde; et il y aura marqué sur sa tombe : « she saved the world a lot » (« elle a beaucoup sauvé le monde »).

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Sa force surnaturelle et son courage sont ainsi fréquemment réaffirmés d’une manière qui est traditionnellement réservée aux héros masculins.

Dès la fin de la saison une, il n’y a plus une mais deux tueuses (Buffy ayant suffisamment frôlé la mort à la fin de la première saison pour activer la tueuse suivante). On gagne donc un deuxième personnage féminin capable de tuer presque n’importe quel monstre sur son passage.

Par ailleurs, Willow, la meilleure amie de Buffy, devient au fil des saisons une sorcière très puissante, jusqu’à dépasser, à la fin de la saison six, Buffy elle-même. Bien que la sorcellerie soit déjà plus connotée « féminine », Willow échappe à pas mal de clichés genrés en étant un personnage complexe qui utilise ses pouvoirs pour construire comme pour détruire, pour défendre ses ami.e.s comme pour se venger, et qui use de la magie pour transformer le monde autour d’elle, pouvoir en général plutôt réservé aux hommes.

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Il ne me plaît pas trop, ce groupe. Pouf ! c’est mieux.

Durant la série, Willow ne maîtrise pas toujours ses pouvoirs (surtout dans la fin de la saison 6 où elle est complètement corrompue par la magie), mais ce n’est pas problématique à mon sens, en tout cas pas du point de vue du sexisme. Déjà, cela participe à la rendre très humaine, et surtout, le « bilan final » est clairement très positif. Sa magie aura été essentielle à plus d’une reprise ; et on a donc ainsi un retournement d’une figure misogyne, celle de la sorcière – femme puissante et donc méchante – en figure féministe.

De plus, elle est une hackeuse hors pair, attribut généralement masculin.

D’autres personnages féminins se défendent très bien au combat, comme Anya quand elle est une démone ou Dawn dans la dernière saison.

Parmi les méchant.e.s, les femmes sont moins bien représentées en nombre, mais celles qui sont représentées sont toutes aussi puissantes et menaçantes que les méchants masculins. Ce qui pose principalement problème à mon avis, c’est la manière dont sont représentées les femmes méchantes.

J’y reviendrai dans les parties suivantes.

Parallèlement, Alexander, le meilleur ami de Buffy, écope quelquefois dans les combats d’un rôle traditionnellement féminin. On pourrait citer des scènes comme celles de l’épisode 18 de la saison 2 où Buffy sauve un groupe d’enfants d’un monstre et où Alex s’occupe des enfants pendant que Buffy tue le monstre. Ou dans l’épisode 5 de la saison 7, quand il n’arrête pas de s’interposer entre Buffy et Anya qui se battent et qu’il se prend des coups qui l’envoient valser à l’autre bout de la pièce. Mais même dans un schéma plus général, le rôle d’Alexander dans le groupe est celui d’apporter de la chaleur humaine, du réconfort, de l’amour et de l’indulgence (indulgence à géométrie variable et très problématique, dont je reparlerais plus tard, mais le fait est qu’il est présenté par la série comme ayant pour force principale sa capacité à aimer).

Il est explicitement décrit comme « le coeur » du groupe à la fin de la saison 4 (Buffy étant décrite comme « la main » et Willow comme « l’esprit »). À la fin de la saison 6, c’est lui qui arrive à atteindre émotionnellement Willow, qui détruit tout autour d’elle, en lui disant qu’il l’aime, alors que Buffy avait essayé brièvement ça avant d’essayer d’arrêter Willow à coups de poings. Alors que Buffy sauve le monde une petite dizaine de fois dans la série en tuant les méchant.e.s ou en se sacrifiant de manière héroïque, Alex sauve le monde une fois en apportant de l’amour à Willow.

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Buffy tente d’arrêter Willow par la force, Alex arrête Willow par des câlins.

Cependant, les caractéristiques « féminines » d’Alexander ne sont valorisées que très ponctuellement, comme ici lorsqu’il apporte à Willow ce dont elle a besoin et sauve le monde de cette façon. La plupart du temps, elles sont là comme un élément comique (et engendrent que Buffy ne peut pas tomber amoureuse d’Alex, donc Alex sera jaloux de tous les mecs qui s’approchent de Buffy dans des proportions hallucinantes, avec tout ce que ce schéma a de sexiste). Les hommes présentés comme des modèles par la série, ceux dont Buffy tombe amoureuse, sont des figures traditionnellement viriles.

Enfin, la série se clôt plutôt joliment sur ce thème avec un épisode final très agréable à regarder en termes de partage et d’utilisation du pouvoir féminin : Willow fait un sort pour activer toutes les tueuses potentielles, de surcroît en utilisant une arme transmise par les gardiennes, une lignée de femmes qui surveillaient les tueuses et leurs observateurs à distance, comme on l’apprend à la fin de l’avant-dernier épisode.

Buffy : « Dans chaque génération, une tueuse est activée, parce qu’une bande de types qui sont morts il y a des milliers d’années ont établi cette règle. Ils étaient des hommes puissants. Cette femme (elle pointe Willow) est plus puissante qu’eux tous réunis. Donc je dis qu’on change la règle. Je dis que mon pouvoir devrait être notre pouvoir. Demain, Willow utilisera l’essence de la scythe pour changer nos destins. À partir de maintenant, toute fille dans le monde qui pourrait être une tueuse sera une tueuse. Toute fille qui pourrait avoir le pouvoir aura le pouvoir. Peut se lever, se lèvera. Des tueuses. Chacune d’entre nous. »

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Willow quand elle multiplie le pouvoir des tueuses en utilisant une arme forgée par des femmes : le pouvoir féminin et son partage, c’est le dénouement lumineux de la série.

Un pouvoir féminin sous contrôle

Malheureusement, si on a effectivement une série qui montre une jeune femme casser la gueule des monstres la nuit, elle n’en a pas pour autant plus de liberté dans sa vie, ni aucun réel pouvoir de décision stratégique dans ses combats. Comme toutes les tueuses, Buffy est contrôlée par un observateur, lequel est en général un homme blanc et en costume qui, sous couvert de la préparer pour ses combats et de la protéger, lui impose une manière de vivre son rôle de tueuse extrêmement rigide et lui donne des ordres sur ce qu’elle va faire comme mission, ou si elle va se reposer, chaque soir. Mais c’est « pour son bien » : Giles est désolé de devoir être aussi sévère, mais il « sait » qu’il doit le faire pour la préparer à ses combats. En fait, Buffy est montré comme contrainte, non pas par Giles, mais par sa nature de tueuse.

Certes, on apprend à la toute fin que les observateurs étaient surveillés par des gardiennes, mais cela n’efface pas à mon avis le fait que dans 142 des 144 épisodes, les tueuses sont censées obéir à leurs observateurs, quelles que soient leurs raisons pour n’avoir pas envie de le faire. Dans les premières saisons, Buffy ne se laisse pas faire; parfois cela se révèle être une bonne décision, parfois la morale de l’épisode est qu’elle aurait dû obéir à des ordres arbitraires, car sa désobéissance a mené à des catastrophes. Buffy finit par renier le conseil dans la troisième saison, et on a une belle scène dans la saison 5 où elle leur explique qu’elle va mener sa guerre comme elle l’entend. Mais ce n’est que très moyennement satisfaisant à mes yeux, car elle s’éloigne du conseil en mûrissant pour faire exactement ce que le conseil attendait de toute manière, et finit par agir avec sa petite soeur Dawn de la même manière que Giles, son observateur, agissait avec elle au début et quand elle se rebellait contre lui.

Scène d’ouverture d’épisode 3 de la saison 1 :

Giles : C’est de la folie. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tu es la Tueuse. Des vies dépendent de toi. Je prends en compte que tu es jeune, mais j’attends que tu agisses de façon responsable. Au lieu de cela, tu t’embrigades dans cette secte ?

On voit Buffy en tenue de pom-pom girl.

Buffy : Tu n’aimes pas les couleurs ?

Giles : Est-ce que tu ignores tout ce que je dis ? C’est une règle chez toi ?

Buffy : Non, je crois que c’est ton truc. Je te l’ai dit, je vais passer l’audition pour rentrer dans l’équipe de pom-pom girl !

Giles : Tu as un droit de naissance sacré, Buffy. Tu as été choisie pour tuer les vampires, pas pour agiter des pompons devant un public. Et, en tant qu’Observateur, je te l’interdis.

Buffy : Et…tu m’arrêteras comment ?

Elle rejoint donc l’équipe de pom-pom girls, où il lui arrivera plein de problèmes. Ça peut être vu comme négatif (elle aurait dû obéir à son observateur) ou positif (cela permet à Buffy d’être présente à un endroit où on a finalement besoin d’elle) ; les premières saisons sont assez ambivalentes à ce niveau-là. En tout cas, on voit Buffy commencer à se rebeller contre l’autorité pour finalement devenir une figure de cheffe elle-même plutôt que de refuser tout simplement de faire partie d’une structure hiérarchique et autoritaire.

Monologue de l’épisode 19 de la saison 7, où Buffy donne des ordres que ses ami.e.s ne veulent pas suivre :

Buffy : J’aimerais que ça puisse être une démocratie. Je le souhaite vraiment. Les démocraties ne gagnent pas de bataille. C’est une vérité difficile mais il faut qu’il y ait une voix unique. Vous avez besoin de quelqu’un pour vous donner des ordres et qui soit dur quelquefois et qui ne prenne pas vos sentiments en compte. Vous avez besoin de quelqu’un pour vous diriger.

La suite de l’histoire est que ses ami.e.s l’envoient bouler, suivent leur plan, qui est une catastrophe, et tout le monde ne meurt pas grâce à Buffy qui les sauve et qui rétablit ainsi sa légitimité à donner des ordres et à attendre de les voir exécutés.

En vérité, si Buffy peut échapper aux ordres intransigeants du conseil qu’elle avait critiqué dans les premières saisons, c’est en devenant comme eux. La série nous présente au début une jeune fille très puissante mais qui n’est que l’objet d’un conseil d’observateurs qui dirigent tout, puis qui devient une figure autoritaire envers des personnes qui sont aussi très puissantes mais qui ont besoin d’un.e dirigeant.e. Les femmes, plutôt que d’être des figures fortes par elles-mêmes, utilisant leur force selon leur jugement, sont donc contenues et canalisées à travers des ordres; et même si à la fin Buffy se trouve en haut de la pyramide, ça reste une manière de représenter le pouvoir féminin tout à fait problématique. De plus, le fait que Buffy finisse en cheffe du fait de sa nature de tueuse revient pour moi à naturaliser et donc à justifier le principe de la hiérarchie. En effet, plus la série évolue et plus Buffy acquiert de l’autorité du fait de ses exploits de tueuse. Dans la saison 7, elle se retrouve en position d’avoir toujours une forte intuition de ce qu’il faut faire et donc de donner des ordres à tout le monde en toute légitimité sans même avoir à les justifier. Quand ses ami.e.s finissent par protester, elle leur sert le discours que j’ai cité ci-dessus, à savoir qu’il est bien que certaines personnes en dirigent d’autres, discours qui finit par être totalement justifié par la série.

Par ailleurs, si dans les premières saisons, le conseil d’observateurs est critiqué pour son autoritarisme, il sert également d’épouvantail pour Giles, « le gentil observateur », pourtant bien paternaliste avec Buffy. C’est ainsi que le conseil renvoie Giles dans la saison 3, pour cause « de sentiments d’amours paternels envers Buffy, inutiles à la cause ». Tout le monde est indigné de cette sentence injuste et absurde ; et Buffy ira donc, après avoir dit merde au conseil quelques épisodes plus tard, chercher d’elle-même Giles pour qu’il continue à la guider. L’autorité masculine dépeinte négativement semble le propre d’un conseil dur et lointain, éclipsant ainsi les problèmes pourtant similaires qui existent chez d’autres personnages plus liés affectivement à Buffy.

Des femmes fortes certes, mais conformes aux fantasmes masculins

Buffy correspond tout à fait aux normes de beauté; ses préoccupations préférées sont le shopping et ses intérêts amoureux; elle est superforte, mais elle reste complètement en attente d’une validation masculine. Qu’elle soit assez stéréotypée féminine ne me dérange pas personnellement : cela permet à une figure si souvent complètement dénigrée et ridiculisée, celle de l’adolescente / la jeune fille, d’être représentée comme pleine de ressources et humaine (la série adopte le point de vue de Buffy et le/la spectateurice peut s’identifier à elle). De plus cela évite de reproduire une dichotomie entre des personnages très féminins et vulnérables d’un côté, et des personnages moins féminins et plus forts de l’autre.

Mais avait-elle vraiment besoin d’être aussi dépendante affectivement de ses copains, et, dans une moindre mesure, de tout son entourage ? (Je reviendrai sur ce point dans une partie suivante.)

De plus, si on peut y trouver son compte dans le fait d’avoir une héroïne qui ait des goûts très féminins, ça devient difficile quand on voit toute la variété de personnages féminins présentés, et qui sont toutes belles (j’emploie ce mot pour dire « conformes aux standards de beauté ») et érotisées. Aucune n’utilise ses pouvoirs (ou n’a même les moyens psychologiques ou matériels) pour se rebeller fondamentalement contre son statut d’objet sexuel, d’Autre, de fâme.

On peut voir Willow comme une exception car elle ne s’habille pas de manière connotée sexy ou à la mode, mais l’actrice choisie reste très « belle » (mince, traits de visage conformes aux normes de beauté, cheveux brushingués, épilée, etc).

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Buffy en train de sauver le monde en longue robe blanche et chaussures à talons, cheveux et maquillage impeccables, et qui à ce moment est en train de dire au méchant : « je suis peut-être morte, mais au moins, moi, je suis encore jolie »…

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Les autres tueuses présentées dans la série, Kendra et Faith…

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Où est la démone de 1000 ans super puissante ? à droite en train de se faire expliquer la vie par Giles, qui, lui, a le droit d’être vraiment avachi et couvert de poussière après un combat…

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Buffy et Dawn font du shopping, Cordelia explique à Buffy ce qui est à la mode.

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Tara et Willow, lesbiennes, en robe de princesse et trop contentes que des mecs matent Tara dans l’espace public.

Et parmi les méchantes ?

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Harmony la vampire ridicule à gauche, Glory une déesse d’un enfer au milieu, Drusilla et Darla des vampires dangereuses à droite, en train de dévaliser une boutique de chapeaux après avoir tué la vendeuse.

Je pense que cette série d’images se passe de beaucoup de commentaires : les femmes dans Buffy sont bien représentées en nombre, savent se défendre (enfin, pour les principales protagonistes), ont des personnalités assez variées et attachantes, mais elles ont toutes des physiques qui correspond parfaitement aux normes de beauté, physiques filmés d’une manière qui conviendra parfaitement aux spectateurs masculins hétéros. La majorité sont fortement dépendantes d’un homme affectivement ; toutes, y compris les lesbiennes, apprécient la validation masculine de leur corps. Et malgré toutes les scènes de combat, il est rarissime qu’elles soient mal coiffées, non maquillées, dans des vêtements qui ne soient pas sexualisants, ou juste qu’elles aient des cernes et soient couvertes de poussière comme Giles l’était. Bien entendu on ne voit jamais un poil qui dépasse : même quand Buffy tombe de Charybde en Scylla pendant des semaines, elle est toujours totalement épilée.

À force d’être bombardé.e.s de ce type de représentation qui n’a pas grand-chose à envier aux magazines féminins, on finit par absorber l’idée qu’il est essentiel pour une femme de ressembler à cela, mais il n’est même pas expliqué pourquoi; c’est juste une évidence, un postulat de base. Les femmes avec des poils, des bourrelets, de la cellulite, des boutons, qui ne vont pas passer la quantité phénoménale d’énergie qu’il faut pour avoir les longs cheveux, le maquillage, la garde-robe un-peu-à-la-mode-mais-pas-trop-sinon-t’es-une-fashion-victim-superficielle-et-sans-personnalité, un-peu-sexy-mais-pas-trop-sinon-t’es-une-salope, bref, les femmes, ne sont pas représentées du tout.

On est complètement dans des injonctions patriarcales et misogynes (le dégoût provoqué par le corps féminin dès qu’il ne ressemble pas à un modèle extrêmement précis relève de la misogynie). D’ailleurs, dans la photo du milieu ci-dessus, Glory, la méchante, est représentée comme narcissique face à son miroir : les filles, soyez jolies, bien coiffées et maquillées en toutes circonstances, mais surtout pas accrochées à vos miroirs…d’autant plus que si Buffy a le droit d’avoir des goûts très féminins sans être dénigrée pour cela, ce n’est pas le cas d’autres figures d’adolescentes comme Cordelia, Harmony ou Dawn qui sont à plusieurs reprises montrées comme des figures féminines ridicules, superficielles, exaspérantes, bref, des ados qui rendraient service à tout le monde en arrêtant d’être aussi « superficielles ».

Des normes pour les personnages masculins également

On retrouve en partie ce côté complètement irréaliste pour des physiques masculins (qui d’ailleurs sont autant dénudés dans Buffy que les femmes, voire plus; mais qui échappent aux vêtements sexy et moulants pendant les combats et aux plans centrés sur leur cul) :

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Angel et Riley qui ont à peu près 50 kg de muscle de plus que Buffy…au moins ils sont censés être des personnages musclés mais ça reste un choix aussi de représenter Buffy comme bien plus petite et fine que ses copains.

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Mais Alexander est censé être un lycéen un peu looser et Giles un timide bibliothécaire ! Fallait-il vraiment qu’ils soient tellement plus musclés et volumineux que Buffy ?

Encore une fois, les hommes qui font moins d’1m80 et qui ne passent pas leurs journées en salle de muscu ne sont juste pas représentés. Ou plutôt, eux le sont un peu plus, mais parmi les « contre-modèles ». La petitesse chez les hommes, à l’exception d’Oz, est un signe de ridicule : le principal Snyder représente le petit bonhomme autoritaire :

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Le petit proviseur ridicule qui s’égosille sur place, il a cru qu’il était grand ou quoi ?

D’un côté je trouve appréciable d’avoir des personnages d’autorité représentés de telle sorte à ce qu’on les juge insupportables et inutiles, et c’est le cas du principal Snyder, et en même temps il est comique et caricatural, et renvoie à mon avis l’idée que l’autorité, c’est un truc de grand musclé charismatique, et gare à vouloir usurper des qualités qui ne pourront jamais être les tiennes. Je vois au moins autant en lui un personnage ridiculisé en tant que petit-et-pas-charismatique, qu’une critique des proviseurs autoritaires.

De même, Jonathan représente le looser type du lycée (avant d’évoluer en méchant pas très crédible dans la saison 6).

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Comment ridiculiser une fille du lycée ? En lui suggérant de sortir avec Jonathan le petit pardi !

Jonathan fera d’ailleurs une tentative de suicide arrêtée par Buffy, et celle-ci continuera de s’occuper un peu de lui par la suite.

Giles : Jonathan, comment va-t-il ?

Buffy : Pas très bien. […]

Giles : C’est gentil à toi d’être présente pour lui en tout cas.

Buffy : Ça me fait aussi plaisir de pouvoir aider quelqu’un d’une manière non sanglante ! sauf que là, il commence à me jeter des regards comme s’il allait m’inviter au bal…

Giles : Ça lui boosterait certainement son ego si…

Buffy : Oh arrête, il n’y a pas marqué « sainte Buffy » là ! Il fait trois pieds de haut ! (90 cm)

Autant Giles est gonflé et sexiste de faire comme si Buffy devrait choisir son partenaire de bal de manière à panser tous les egos blessés, autant la série nous valide à travers Buffy qu’un homme doit être grand et viril pour être désirable (et qu’être désirable est une question absolument essentielle).

De manière similaire, un personnage de la série, Andrew, personnage de « looser » également, parfaitement inutile pendant les combats, est le seul à être représenté comme homosexuel, et homosexuel refoulé, seul à ne pas savoir qu’il l’est.

Je cite la page wikipédia sur Andrew :

En 2008, il est classé par le site web AfterElton.com à la 10e place du classement des meilleurs personnages gays fictifs dans des films, séries télévisées ou comics de science-fiction. La même année, interviewé par le magazine The Advocate, Joss Whedon révèle qu’il a eu l’idée de faire du personnage d’Andrew un homosexuel qui n’en a pas conscience après avoir décidé d’engager Tom Lenk pour le rôle. Lenk, qui a officiellement fait son coming out en 2008, était en effet l’acteur le plus drôle du casting et Whedon trouvait qu’un côté gay ressortait de sa personnalité.

La série choisit ainsi de faire de l’homosexualité d’Andrew une blague récurrente, par exemple :

Andrew et ses potes devant un porno :
Andrew : « le type est trop sexy »
Ses amis le regardent, consternés.

C’est problématique (homophobe) pour plusieurs raisons :

  • Déjà, cela fait comme si l’homosexualité était quelque chose de comique en soi. On peut bien sûr réaliser des scènes comiques mettant en jeu des homosexuels, mais la mentalité sur laquelle la blague repose ici est que l’homosexualité est, de façon drôle, un peu décalée, « inappropriée » ou « déviante » par rapport à une norme qui est l’hétérosexualité, ce qui est problématique, même si l’esprit de la blague est « bienveillant ».

  • De plus on a le cliché selon lequel l’homosexualité serait visible pour des gens extérieurs, qui de plus, sont mieux placés pour le savoir (d’après la série) puisqu’ici Andrew semble se mentir à lui-même en ne se rendant pas compte de son homosexualité. C’est un élément très classique de domination, où les dominant.e.s sont celleux qui savent, qui sont en mesure de décider qui ressent quoi ou quelle est l’identité profonde des dominé.e.s, sous prétexte qu’iels auraient plus de « recul » que les principaux concernés. Et, pas seulement dans cette scène mais dans la série en général, l’attitude qui semble trahir son homosexualité est imbriquée avec la manière dont ce personnage est montré comme un looser !
  • Enfin, pourquoi un homme hétéro ne pourrait pas trouver un autre homme sexy ? Ça semble être particulièrement gênant de se regarder, entre mecs, plus qu’entre femmes, signe que ce qui est regardé, ce sont les femmes et non les hommes. Quant à la possibilité qu’il soit bisexuel ou pansexuel, elle semble totalement oubliée. (Je parle ici avec un vocabulaire binaire et cissexiste car c’est la mentalité de la série.)

On a donc une grande normativité du côté des hommes également, qui doivent être grands, musclés, charismatiques, hétérosexuels.

Il ne fait pas bon être une femme intelligente dans Buffy

On a quelques figures de femmes « intelligentes » mais elles disparaissent assez rapidement. Willow, par exemple, commence en lycéenne surdouée et geeke, qui adore traîner à la bibliothèque et qui est une intellectuelle comme Giles; mais son évolution vers la sorcellerie l’en éloigne. Dans le sort de la fin de la saison 4 dont j’ai déjà parlé, où Alexander est désigné comme le coeur du groupe et Buffy comme la main, Willow est désignée comme l’esprit et Giles comme l’intellect. On a donc une séparation genrée, où Giles garde un monopole sur le savoir et la réflexion pure, quand Willow évolue vers les domaines de l’intuition et du mysticisme.

Jenny Calendar, prof d’informatique au lycée, qui a de la répartie, qui n’est pas dupe et difficilement manipulable à plusieurs reprises, me semble être une des figures féminines les plus intelligentes et positives de Buffy, mais elle est tuée pour montrer à quel point un personnage masculin est méchant à un moment où elle restait au lycée la nuit pour programmer un logiciel de traduction de sortilège.

Maggie Walsch, professeur d’université le jour, stratège militaire la nuit, fait espérer pendant quelques épisodes qu’elle pourrait être une figure de modèle pour Buffy (on se dit qu’elle va peut-être remplacer Giles, qui semble s’éloigner à ce moment-là), puis est révélée comme méchante (méchante pas si fine que cela en plus, qui se fera tuer par son invention, qui sera le véritable méchant de la saison 4).

Je crois que je viens de répertorier toutes les figures de femmes indépendantes intellectuellement de la série. En fait ce sont les observateurs qui ont le monopole de l’intellect dans Buffy, à travers principalement Giles, et puis Wesley (mais qui part rapidement dans le spin-off Angel).

Sus au patriarcat ?

Un élément assez féministe, en tout cas en première lecture, de Buffy, est la représentation des personnages misogynes. En plus de proposer un personnage féminin superfort, on a des méchants supermisogynes :

Scène où Willow tue Warren parce que celui-ci avait tué Tara :

Warren, immobilisé par la magie de Willow : Tu le cherches, tu sais ?

Willow : Je le cherche ?

Warren : Je vais me sortir de là, et quand ce sera fait, tu me supplieras de rejoindre ta petite copine.

Willow : Ce n’était pas ta première !

Warren : Première quoi ?

Willow : Tara. Ce n’était pas la première fille que tu tuais.

Warren : Je ne vois pas de quoi tu parles.

Willow, lançant un sortilège : Révèle !

L’ancienne petite copine de Warren, qu’il a tuée alors qu’elle tentait de fuir de chez lui, où il l’avait amenée inconsciente pour la violer, apparaît et dit : « J’aurais dû t’étrangler dans ton sommeil. À l’époque où on partageait un lit. J’aurais rendu un service au monde. »

Warren, rigolant de manière gênée : C’est une ruse.

Le fantôme de l’ancienne copine : « Pourquoi, Warren ? Tu aurais pu juste me laisser partir. »

Warren, à Willow : Fais-la se taire. Fais-la disparaître.

Le fantôme : Ça n’avait pas besoin de se passer comme ça.

Warren, à Willow : Je ne plaisante pas !

Le fantôme : Comment pouvais-tu dire que tu m’aimais et me faire ça ?

Warren, au fantôme : Parce que tu le méritais, salope !

Willow : Parce que tu aimais ça.

Warren : Oh, la ferme.

Willow : Tu n’avais jamais l’impression de la dominer suffisamment, jusqu’à ce que tu la tues.

Warren : Pff, les femmes. Tu sais, tu es comme toutes les autres. Tu joues à manipuler.

Après, Willow le torture et le tue. Warren était une figure très misogyne, particulièrement dans cette scène, mais il est très misogyne de façon très peu subtile (si c’était censé être une représentation de pervers narcissique qui fait croire à ses victimes qu’elles méritent leur traitement, c’est une représentation beaucoup trop grossière qui peut faire perdurer l’idée que « moi, les pervers narcissiques, je les reconnaîtrais » voire que les femmes qui restent avec des pervers narcissiques sont stupides, ou au moins que leur comportement est incompréhensible). La réponse qui est donnée, c’est-à-dire la torture et la mort, est tout aussi extrême. Je ne trouve ça satisfaisant qu’en toute première lecture, parce que ça sert d’épouvantail qui nous montre ce que c’est que la vraie misogynie, avec une torture après, justifiée de plus (« il l’avait quand même un peu mérité »), plutôt que de montrer le sexisme ordinaire à travers les personnages d’Alexander ou de Giles…

De même, Caleb, le méchant de la fin de la saison 7 est un prêtre dégoulinant de misogynie et de putophobie, appelant toutes les femmes des « putes », se mettant en quête d’exterminer la lignée des tueuses (et il tue effectivement plusieurs tueuses potentielles). Buffy le coupera en deux en commençant par les couilles.

Dialogue pendant qu’iels se battent :

Caleb : Tu penses avoir du pouvoir sur moi ? Idiote de fille, tu ne m’arrêteras jamais. Tu n’as pas les…aaah [Buffy vient de lui donner un coup de hache dans les parties]

Buffy : Qui en a, de nos jours ? [et elle finit de le couper en deux]

 

Encore une fois, Caleb est l’incarnation de la misogynie, ce n’est pas tout le monde qui en est intoxiqué; et la réponse de Buffy est quand même assez patriarcale, dans l’appropriation de la violence (« mais c’est justifié dans le scénario ») et dans l’humour (« haha il n’a plus de couilles »).

Bien sûr, le patriarcat peut malheureusement aller jusqu’à la misogynie la plus crasse et jusqu’aux féminicides ; mais choisir de le représenter uniquement sous la forme d’une poignée d’hommes odieux, monstrueux, éloignés, dont le/la spectateurice est invité.e à se réjouir de la mort, me pose problème car cela empêche de voir le sexisme plus ordinaire et structurel. Giles et Alexander ont à mon avis des comportements paternalistes, sexistes, et si on a quelques scènes où Buffy leur réplique qu’ils n’ont pas à contrôler sa vie intime, cela est traité de manière très anecdotique, comme si Alexander avait une tendance à être un peu envahissant, mais pas comme un problème de sexisme. Or, pour une série qui se veut féministe et qui dure 144 épisodes, prendre le temps d’introduire une poignée de méchants très misogynes mais pas celui de montrer le sexisme banal qui peut être le fait d’hommes sympathiques, c’est problématique. De plus, ces hommes sont montrés comme « monstrueux » et méritant leur sort (la peine de mort en fait), ce qui est également problématique.

En résumé, on a une héroïne véritablement forte et courageuse, mais qui n’a pas de réelle indépendance, que ce soit affectivement (j’y reviendrai dans les parties IV/V) ou stratégiquement, et qui reste beaucoup cantonnée à sa séduction, son corps, ses vêtements, son apparence.

Douffie Shprinzel


Merci à Numa et Arrakis avec qui les discussions ont beaucoup nourri mon analyse, ainsi qu’à Omniia et Paul Rigouste pour leur très riche relecture !


Notes
[1] Pour ça j’avoue que ce sont justes des extraits que j’ai trouvés dans la page wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Buffy_contre_les_vampires

Sinon, Joss Whedon explique l’idée de base de la série dans cette interview,  en disant en substance la même chose dans les 30 premières secondes : https://www.youtube.com/watch?v=8rTmIhtoBac

Plusieurs articles déjà écrits sur Buffy ont nourri mon analyse, comme :

http://www.themarysue.com/reconsidering-the-feminism-of-joss-whedon/

http://www.heroinecontent.net/archives/2007/07/buffy_the_vampire_slayer_telev.html

(J’ai édité la partie sur l’homosexualité d’Andrew suite à une remarque qui m’a été faite 🙂 ).