Zootopie est le dernier long-métrage des Grands Classiques Disney et a été salué par certains comme une œuvre porteuse d’un regard satirique sur la société et d’un message d’acceptation et de tolérance.
Néanmoins, ne rompons pas avec la tradition et observons plus en détail le message Ô combien progressiste de la dernière production du royaume Disney. Il ne s’agira pas de crier au complot ou d’insinuer que les nombreux scénaristes s’étant refilé le bébé (au nombre desquels on trouve deux femmes ; Josie Trinidad et Jennifer Lee) étaient nécessairement chafouins dans leurs intentions au moment de la rédaction du script. Un film, surtout quand il vient d’une firme comme Disney, c’est une somme de compromis qui, dans le cas qui nous intéresse, aboutit à un résultat plus que nauséabond. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs et disséquons d’abord le bébé ! A table !
Zootopie aurait pu donc se présenter comme une allégorie des inégalités bien que le fait d’essentialiser des différences entre humains en utilisant des espèces animales pour sa métaphore est en soi discutable. Seulement, les différentes oppressions auxquelles le film fait référence (il est clairement fait allusion à des phénomènes sociaux contemporains) aboutissent à un méli mélo informe avec comme finalité un message contradictoire si ce n’est franchement réactionnaire.
Not All (Males) Foxes : échec de la métaphore en terme de genre
Zootopie c’est l’histoire d’une femelle lapine, Judy, qui vit dans un petit village de campagne spécialisé dans la culture de carottes où elle subit l’agressivité d’un prédateur, un renard, ce qui ne l’empêche pas de rêver de devenir policière à Zootopie, ambition que réprouve son entourage au motif que ça ne se fait pas quand on est une lapine.
« Plus tard je serai policière ! »
Chérie… tu es une f… un lapin ! Tu ferais mieux de laisser tomber.
Jusque là la métaphore semble assez claire : on a une héroïne qui rêve d’un métier physique traditionnellement masculin dans notre société. C’est un euphémisme de dire que l’armée est un milieu peu accueillant pour les femmes (les femmes G.I. meurent plus souvent à cause de leurs camarades masculins que de l’ennemi sur le front, voir le documentaire The Invisible War, ou pour la France, le livre La Guerre Invisible de Minano et Pascual, ou encore cet article). Le fait que l’opposant de Judy au début du film est un renard mais aussi un mâle qui se moque de ses ambitions peut donc être lu avec une certaine cohérence comme une référence au sexisme… On parle souvent de « prédateur sexuel » et le renard étant le prédateur du lapin, on peut voir les violences que subit Judy comme des métaphore de violences misogynes. D’ailleurs, avant qu’elle ne parte à Zootopie, la famille de la lapine lui remet tout un attirail pour se défendre de ses éventuels agresseurs en ville et cette scène rappelle fortement les mises en garde contre les violeurs avec ce mythe de l’agresseur nocturne de la ruelle qui vise à empêcher les femmes de s’accaparer l’espace public alors qu’elles courent statistiquement plus le risque d’être violées en restant chez elle. On remet notamment à Judy un « spray anti renard » qui rappelle les bombes lacrymo. Elle relativise cette peur qui est une construction sociale mais on nous a bien montré néanmoins que les renards représentaient un vrai danger pour elle dès le début du film.
Seulement la métaphore montre déjà ses faiblesses puisque l’espèce n’est pas un véritable équivalent du genre et que des mâles lapins peuvent aussi potentiellement subir les violences des prédateurs renards. D’ailleurs, durant l’entraînement de Judy pour devenir policière, c’est un gros mammifère femelle qui la maltraite. Il ne s’agit pas là d’intériorisation d’un sexisme métaphorique par quelqu’un souffrant dudit sexisme puisque ledit gros mammifère femelle n’est pas spontanément dénigré comme Judy. On a déjà ici la preuve que l’allégorie de Zootopie en terme d’inégalité entre les genres échoue déjà. Il est évident que ce n’est pas dans l’intention des créateurs de Zootopie d’exposer clairement des revendications égalitaristes à travers une métaphore cohérente qui radicaliserait le propos. Disney n’a pas intérêt à pousser trop loin le message s’il ne veut pas s’aliéner une partie de son public (à savoir les spectateurs/trices conservateurs/trices sur la question des rapports de genre).
Ceci dit, on gardait là encore une cohérence relative puisque les petits mammifères femelles, plus que les gros mammifères femelles, sont présentées avec des qualités physiques et mentales qu’on attribue aux femmes : les lapins sont sentimentaux et on fait même une blague sur le fait qu’ils ne savent pas conduire, les petits mammifères sont faibles physiquement, etc. Cette relative cohérence va très rapidement s’effondrer une fois l’héroïne arrivée à Zootopie, mais résumons la suite de l’intrigue.
Judy arrive à Zootopie et l’adjointe au maire qui est une femelle petit mammifère là ou le maire est un mâle gros mammifère et prédateur, se félicite de l’arrivée de la lapine dans la police et évoque une forme de « discrimination positive » pour introduire plus de petits mammifères dans les forces de l’ordre. Seulement, cette politique, on le voit, est mal acceptée par les gros mammifères ; le chef Bogo dénigre en effet les capacités de Judy et la cantonne à la circulation.
Judy bosse deux fois plus dur que les gros mammifères pour gagner sa légitimité…
Les dominants se servent d’elle pour se donner bonne conscience…
Et elle finit cantonnée à la circulation.
L’adjointe au maire qui soutient Judy tout au long du film, est également molestée par son patron gros mammifère prédateur qui a installé son bureau dans la chaudière, et ne lui confie qu’un travail de secrétariat ou la tâche Ô combien gratifiante d’apporter son café.
Une oppression très similaire à notre sexisme humain touche donc les petits mammifères femelles dans ce film (les gros mammifères femelles par contre n’ont pas à en souffrir). Mais en lisant le film avec la grille du genre et de ses oppressions, on voit vite balayée la remise en question de la domination masculine puisque… les mâles dominants souffrent eux-aussi de leur statut de mâles. Et disons que la majeure partie du film va s’attacher à nous le montrer.
En effet, des mammifères prédateurs disparaissent (petits ou grands d’ailleurs, ce qui ajoute à la confusion de la métaphore mais bon) après être revenus à l’état sauvage. C’est Judy qui hérite de l’enquête par hasard et le chef menace de la virer si elle ne la résout pas avant une deadline quasi impossible, ce qu’il n’aurait jamais fait avec des gros mammifères. Pour accomplir cette tâche, Judy fait équipe avec un renard escroc, Nick Wilde.
Après une altercation avec le chef de la police qui veut encore pousser Judy à rendre son enseigne, moment d’émotion : le renard Nick, dont Judy se méfiait à raison (puisqu’il est véritablement un escroc), se confie à elle en lui expliquant l’origine de sa souffrance de prédateur. Petit, il a voulu s’intégrer à un groupe de proies et a fini avec une muselière, et c’est ce jour qu’il a décidé que puisqu’on avait déjà une idée préconçue de lui, il allait s’y conformer et devenir le renard rusé et arnaqueur, c’est-à-dire le prédateur/dominant qu’on voyait déjà en lui.
Moi prédateur je souffre aussi d’abord !
Nous verrons en quoi la métaphore des prédateurs et proies échoue lue au prisme des oppressions raciales mais analysons déjà la situation en fonction du genre. On peut voir chez les prédateurs des caractéristiques qu’on attache au masculin dans notre société : ils auraient des besoins, des pulsions agressives essentialistes. On nous montre en effet qu’il était initialement dans l’ordre naturel des choses que les prédateurs agressent les proies mais ils ont changé avec la civilisation puisque les prédateurs n’agressent à priori plus les autres animaux. On peut voir ici deux éléments qui rappellent des arguments masculinistes. On a d’une part l’idée que la violence des hommes/prédateurs est innée et inéluctable : argument essentialiste qu’on peut voir appliqué avec le mythe de l’homme qui ne peut s’empêcher de violer car c’est dans sa nature et qu’il faudrait donc l’en excuser. D’autre part on a l’idée que la violence des prédateurs/hommes appartient au passé, à un temps révolu et que les violences ne sont le fait que de quelques individus isolés et « fous » (dans le film, les prédateurs revenant à l’état sauvage sont des exceptions) : tous les hommes/prédateurs ne sont pas méchants (argument connu sous le nom de Not All Men) et on nie le patriarcat présent en le renvoyant à un passé révolu (dans le film : le temps où les prédateurs chassaient les proies ; dans notre monde : l’époque avant le droit de vote et d’avorter, etc. (Notons d’ailleurs que les deux arguments masculinistes semblent contradictoires mais peuvent être employés par les mêmes personnes).
Le film tend pourtant à nous montrer, en première partie, un système où les prédateurs ont réellement des privilèges sur les proies et en profitent et sont effectivement violents. Le renard du début frappait et blessait Judy pour la remettre à sa place, Nick abuse de sa confiance et la manipule, le lion maire malmène son adjointe, les loups comme les ours sont violents. Mais un glissement s’opère en seconde partie et le film tend à étouffer cette mise en évidence des violences et oppressions structurelles en se concentrant donc sur des violences plus extrêmes mais le fait d’individus « fous » et qui ne sont pas responsables de leur actes : les prédateurs intoxiqués.
Ce glissement amène à un retournement de la situation au milieu du film où on oublie totalement les souffrances systématiques des petites proies pour nous montrer que les prédateurs souffrent aussi… voire plus. Au lieu de s’attarder sur la souffrance des victimes, le film va s’attarder sur celle des agresseurs et, tout en nous ayant montré les prédateurs infliger de véritables souffrances aux « proies », en faire finalement les véritables victimes de l’histoire.
Vous êtes perdus ? Rassurez-vous, moi aussi, mais résumons la suite du film.
Judy retrouve les prédateurs disparus qui sont revenus à l’état sauvage, ce que le gouvernement cachait pour ne pas créer de panique. Seulement, on ne s’explique pas leur état et on avance l’hypothèse de la génétique. Cette hypothèse (présentée prudemment comme une hypothèse et non une vérité) blesse profondément Nick le renard dans son petit cœur. On lui renvoie encore son agressivité supposée à la figure. Préjugé dont on l’a vu souffrir dans un flash-back larmoyant mais qui ne fait pas partie d’un système favorisant les proies. Pour faire un parallèle évident, c’est comme le mythe du « sexisme inversé » ou du « racisme anti blanc », qui n’existent pas tout simplement car les femmes n’oppressent pas les hommes ni les noirs les blancs au sein d’un système de domination (voir cet article sur le sujet ou ce sketch). La scène larmoyante du pauvre petit Nick torturé par des proies ressemble ainsi à s’y méprendre à un fantasme masculiniste.
Et Judy qui, elle, n’a pas cessé de se battre pour avoir le droit de faire ce qu’elle veut, doit s’excuser d’avoir un spray anti-renard (une peur du renard pourtant justifiée puisqu’elle a subi la violence de la part d’un renard pendant toute son enfance) et d’avoir peur de prédateurs qui sont, dans les faits, réellement violents envers les proies. Si l’on fait une lecture de ces scènes en termes de rapports de genre, le film nage en plein masculinisme comme le confirme également ce plan ou une femelle lapin éloigne ses enfants d’un pauvre gros prédateur, craignant pour leur vie. Cette image, lue en terme d’oppression de genres, est nauséabonde et fait passer les victimes pour des oppresseurs et inversement.
Les prédateurs dominants injustement mal perçus.
Boudée par Nick qui la fait culpabiliser (avec la bénédiction du film), Judy rentre chez elle et découvre que ses parents qui craignaient (à raison) les renards, ont sympathisé avec le renard qui torturait Judy quand elle était petite. Ce dernier s’excuse brièvement là où l’ensemble des lapins se prosterne presque à ses pieds (Judy comprise) pour avoir eu une mauvaise image de lui (à raison pourtant) et ledit renard explique son comportement par « je manquais de confiance en moi ». En soi… une très bonne excuse pour frapper plus petit que soi et s’accaparer ses biens.
« Oui je t’ai maltraitée… »
« Mais je manquais de confiance en moi tu comprends ? »
Judy retourne en ville, forte de sa tolérance fraîchement acquise et le film révèle finalement que les prédateurs ne devenaient sauvages qu’à cause d’une machination de… l’adjointe au maire. Ce petit mammifère femelle opprimé par un grand mammifère prédateur mâle qui cherchait à instaurer une solidarité entre petits mammifères était en fait la vraie méchante de l’histoire. Les prédateurs n’étaient que des victimes. En vrai ils sont gentils et souffrent qu’on les considère comme des vilains agresseurs.
Récapitulons : la première partie du film, du point de vue de Judy, nous a montré des prédateurs effectivement dangereux et oppresseurs, la seconde partie nous a révélé que les prédateurs souffraient aussi en fait, ce qui excuse l’oppression qu’ils exercent et amènent Judy et les autres lapins victimes à s’excuser pour une supposée fausse image qu’ils auraient des prédateurs vus comme violents par essence. On tente de nous faire avaler qu’en fait, tout le monde est égal face à l’oppression même si structurellement, on a bien vu que les proies petits mammifères étaient bel et bien défavorisés et oppressés… Pire, on dédramatise des situations de violence réelle durant le climax du film, où Nick le renard fait semblant d’être redevenu sauvage (ce qui arrive en vrai) et fait mine d’agresser Judy (ce qui lui est déjà arrivé), le tout joué dans la bonne humeur parce que ça n’arrive jamais enfin ! Et la mise en scène sert à duper l’adjointe au maire qui, bouffie d’à prioris et injuste dans ses jugements, a cru à cette mascarade.
Une agression ?
Mais non voyons c’était pour rire ça n’arrive jamais !
Ah si en fait !
Dans cette scène, le film, sous couvert de démystifier le fait que les hommes/prédateurs ne sont pas génétiquement violents (ce qui est progressiste et anti-essentialiste), sous-entend que les hommes/prédateurs ne sont pas violents du tout et en profite pour accuser les proies/femmes de cultiver et répandre l’image violente des hommes/prédateurs.
En somme, même si le film fait clairement écho aux inégalités de genre, la métaphore est trop brouillée pour être cohérente jusqu’au bout, et le film s’attarde finalement plus sur les états d’âmes des agresseurs que des agressés. Quant aux victimes d’oppressions systémiques, quand elles cherchent à se venger (comme l’adjointe au maire) ou à changer les choses (comme Judy), elles font basculer la société dans le chaos et sont punies pour ça.
C’est vachement chouette la tolérance chez Disney. Il faut qu’on se tolère tous les uns les autres (enfin surtout que les opprimés tolèrent les oppresseurs en fait parce que sinon ces égalitaristes vont tout casser dans la société et ce sera le chaos) et nous sommes tous égaux face aux inégalités bien sûr.
Une minorité qui dérange… mais qui a quand même un sacré lot d’avantages : échec de l’allégorie en terme de races et de classes
Le plus souvent, d’Esope à la Fontaine en passant par des films Disney comme Robin des Bois, les animaux prédateurs sont mis dans les rôles des puissants et présentés comme des oppresseurs (même si chez Disney, il existe de bons oppresseurs : le Roi Richard de Robin des Bois ou le Roi Lion où toutes les proies du garde-manger des lions sont ravies d’aller défiler en cohorte devant son rejeton). Dans Zootopie, le maire est effectivement un lion mais on nous apprend que les prédateurs sont en réalité une minorité dans la société (10%) même si, avant les agressions et disparitions évoquées dans le film, on ne nous montre pas qu’ils souffrent de cette situation. Ce serait même le contraire. Comme je l’ai expliqué plus haut, les mammifères sont violents et abusent de leur pouvoir. Nick le renard a droit à son moment d’émotion sur le fait qu’un groupe de proies a abusé de lui mais on ne nous montre pas d’oppression systémique sur les prédateurs.
Ceci dit, quelques éléments peuvent aller dans le sens d’une métaphore de l’oppression raciale. Pour un public américain qui plus est, des parallèles semblent plus évidents. Des comparaisons ont été faites avec The Crack Epidemic, les discours d’Hillary Clinton sur les super prédateurs , Donald Trump ou la situation des Musulmans aux États-Unis. L’argument selon lequel certains individus seraient essentiellement violents, développée en première partie dans le cadre du sexisme est également employée aux États-Unis comme en France ou autres pays coloniaux depuis des siècles à l’encontre de minorités : noirs, latinos, arabes, etc. (D’ailleurs nombre d’hommes blancs semblent d’un coup plus concernés par les violences sexuelles quand les coupables sont des hommes racisés). Les prédateurs sont également souvent limités à leur force physique, qui est instrumentalisée par les autres mammifères ou perçue comme une menace. Les ours et les loups par exemple sont des hommes de mains et les tigres des danseurs limités à leurs muscles et présentés comme plutôt idiots. On peut donc voir les prédateurs comme une minorité opprimée injustement accusée de sauvagerie. Sauf que Zootopie légitime cette oppression, les prédateurs étant réellement violents « par essence ». Dans la course-poursuite finale du musée, on peut voir des fresques représentant des petits mammifères prenant le dessus avec leurs outils perfectionnés sur les prédateurs. Les proies se seraient donc civilisées avant de civiliser les prédateurs, ces barbares. A un certain niveau, on l’a vu, le film critique le discours qui stigmatise les prédateurs comme génétiquement violents puisque leur violence n’est due qu’à l’influence extérieure de la plante, mais en ne nous montrant pas les effets de la plante sur les proies (qui pourraient aussi faire des dégâts à l’état sauvage quand on voit les grands mammifères) le film laisse à penser donc que les prédateurs étaient bel et bien, par nature, violents au départ et que la plante révéleraient en quelque sorte leur nature profonde. Et, que ce soit dans une lecture en terme de genre ou de racisme, l’idée que les prédateurs hommes ou personnes racisées soient violentes par essence est absolument problématique dans la mesure où son application sert, en terme de genre, à excuser les comportements violents des hommes, et, en terme de race, à justifier une domination blanche.
Plus dangereux encore, la crainte des prédateurs est parfaitement justifiée dans le film. Comme dans le cas des X-men ou de True Blood par exemple qui sont censés être des allégories des LGBT+ et minorités racisées, ladite allégorie se révèle vraiment nauséabonde parce que dans les faits, les personnes racisés et LGBT+ sont présentées comme des dangers pour la société sans l’être réellement, alors que dans les allégories, mutants, vampires et prédateurs sont bel et bien dangereux.
Ceci dit, X-men et True Blood avaient au moins le mérite de montrer les stigmates sociaux liés au statut de mutant et de vampire (qui étaient condamnés à se cacher et ne pouvaient s’intégrer dans la société). Là où dans Zootopie, à part le rapide moment de crise qu’on nous montre comme une exception et où les mammifères commencent à se méfier des prédateurs, le statut de prédateur n’empêche clairement pas d’accéder à des postes de pouvoir (le maire), des métiers, des salaires, un statut social, une reconnaissance, etc. Alors qu’être un petit mammifère semble clairement handicapant (Judy ne peut intégrer la police, les hamsters et les paresseux sont dans la paperasse, etc.). De manière significative, le seul petit mammifère qui accède à un poste de pouvoir est dans le milieu du crime, subvertissant la norme, puisqu’il s’agit du parrain musaraigne.
Ah les petits mammifères, cette masse uniforme
Disney nous montre donc des minorités représentant une véritable menace. Mais là encore l’allégorie ne fonctionne qu’à moitié malgré les références et les jeux sur des stéréotypes car ceux qui semblent réellement avoir des avantages dans la société sont les gros mammifères et non les prédateurs spécifiquement, qui peuvent être grands et petits. Et même les prédateurs gros mammifères peuvent avoir des petits boulots (la panthère chauffeur de taxi ou le fauve efféminé traité avec une joyeuse grossophobie qui travaille à l’accueil de la police).
Globalement le film se présente comme une allégorie et renvoie constamment à notre monde en multipliant les clins d’œils, mais il ne crée aucune réelle structure similaire à la nôtre et ne dénonce donc pas de manière cohérente les oppressions systémiques qui traversent notre société. Personne n’est coupable, personne n’est offensé et les crocodiles sont bien gardés.
Ceux qu’on excuse, celui qu’on doit plaindre, celle qui s’excuse et celle qui est coupable.
Attardons nous finalement plus en détail sur les principaux personnages du film, leur rôle dans l’histoire et la façon dont ils sont présentés pour disperser les brumes scintillantes du pseudo « message de tolérance » du film et distinguer le message sous-jacent qu’on pourrait résumer à : « fais pas de vagues, tu vas tout casser ». Message qu’on trouvait récemment dans Rebelle ou les Mondes de Ralph et même avant dans le Livre de la Jungle avec le Roi Louis mais qu’on pourrait joyeusement faire remonter chez Tonton Walt à son mépris des grèves des années 1940.
Ceux qu’on excuse dans le film et qui sont déresponsabilisés sont les oppresseurs. Le maire lion, exécrable avec son adjointe, opportuniste au possible puisqu’il a embauché son adjointe pour toucher les électeurs ovins et instrumentalise l’intégration de Judy dans la police, est finalement presque dépeint comme une victime des préjugés contre les prédateurs (chez Disney, les rois lions vous dévoreront avec gentillesse, noblesse et altruisme).
De même, le chef Bogo, un gros mammifère agressif à la tête de la police, qui discrimine clairement Judy, lui gueule dessus et la rabaisse, est traité de façon très complaisante, même si le film fait comprendre qu’il avait tort de sous-estimer Judy et de l’astreindre à des tâches subordonnées et ingrates. Les violences de Bogo envers ses inférieurs hiérarchiques sont dédramatisées et jouées comme des gags et on nous invite même à l’empathie en montrant la difficulté de sa situation sous pression. Il n’est jamais puni ou condamné pour son comportement et ses violences envers Judy qu’il malmène réellement et demeure à la tête de la police de Zootopie à la fin du film.
Maltraiter ses subordonnés…
c’est pas …
si grave.
Bien… les figures incarnant la loi et l’ordre sont restées bien à leur place. Et pour les autres alors ?
L’escroc Nick le renard est un prédateur mais un petit prédateur, même s’il a physiquement le dessus sur les petites proies. Il a décidé de correspondre au cliché et attentes que la société avait déjà des renards contrairement à Judy qui veut changer sa situation. Au contact de la lapine, Nick évolue peu à peu et envisage de rentrer dans le rang mais dès qu’on commence à remettre en question ses capacités à cause de son statut de prédateur, il laisse tomber, abandonnant Judy, laquelle, elle, n’a jamais abandonné malgré qu’on remette en question ses capacités disons à 99% du temps (ce que Nick fait même jusqu’au bout du film en sous entendant par des blagues qu’elle ne peut pas conduire parce qu’elle est une -femme- lapine). Nick le renard prédateur a donc le droit de remettre en question les capacités de Judy parce que pour lui, c’est de l’humour, des blagues, mais quand il est lui remis en question, il a le droit de tout abandonner. Le film l’excuse et présente sa peine comme légitime. Pourtant, il est le seul prédateur qu’on nous montre souffrir de son statut avant la crise présentée dans le film puisqu’il a été malmené par des proies durant son enfance. Il semblerait donc être une exception, les prédateurs n’étant pas présentés comme souffrant d’oppression systémique. « Racisme anti blancs » ? « Sexisme anti hommes » ? C’est évidemment sur cette exception que le film s’attarde le plus, oubliant complètement les souffrances de Judy développées en première partie. Le traumatisme de Nick est d’autant plus irritant qu’il est révélé après toute une première partie où l’on a vu que les prédateurs étaient favorisés. Enfant, il a voulu s’intégrer dans un groupe de jeunes proies mais s’en est vu exclu. Un seul espace ne lui était pas ouvert et ça l’a profondément blessé, ce qui rappelle la colère des masculinistes/blancs quant aux espaces non mixtes pourtant nécessaires.
Nick est ensuite malmené physiquement avec une muselière que les petites proies lui enfilent de force. Oui il s’agit d’une violence basée sur un argument essentialiste qu’il ne s’agit pas ici de minimiser, mais dans Zootopie elle est une exception et ne s’inscrit pas dans un système contrairement aux violences que subit Judy. Or le film nous présente les deux situations comme similaires, ce qu’elles ne sont pas.
De son côté, Judy se bat tout au long du film pour exercer un métier pour lequel on la pense, par essence, pas qualifiée. On la voit souffrir à l’entraînement mais le film sous-entend quand elle intègre la police qu’elle y est grâce à une politique d’inclusion des petits mammifères : de la « discrimination positive ». Judy est soutenue par une autre femelle qui parle de solidarité entre petits mammifères. Judy est affectée à un boulot chiant et peu gratifiant qui consiste à coller des PV et se faire engueuler. Judy souffre, on nous le montre bien en première partie du film, et elle veut changer son statut et saute donc sur l’occasion quand une enquête se présente, profitant du soutien de l’adjointe au maire pour contourner les discriminations de son patron. Finalement, elle résout l’enquête et son statut de petit mammifère devenu membre des forces de l’ordre en fait un modèle, une héroïne populaire, mais comme son enquête a révélé la sauvagerie de certains prédateurs et qu’une peur des prédateurs s’instaure, ce dont elle n’est absolument pas responsable mais bon… elle se sent coupable et quitte la police. En rentrant chez ses parents elle croise un renard qui l’avait torturée petite, a une illumination et revient en ville ramper devant Nick qu’elle a fait souffrir en émettant l’hypothèse (qui ne venait pas d’elle) que la sauvagerie des prédateurs était génétique (ce qui dans le film est quand même plausible). Nick prend d’ailleurs un malin plaisir à enregistrer ses excuses et les réécouter avec satisfaction avant de se moquer de la sensibilité des -femmes- lapins (mais qui donc a fait un caca nerveux quand on a sous entendu que les prédateurs avaient des propensions à la sauvagerie une seule et unique fois alors que Judy est constamment remise en question parce qu’elle est une lapine… hein ? Sérieusement, qui est sensible dans l’histoire ?) Finalement Judy a réalisé son rêve d’intégrer la police mais elle a dû faire ses preuves, on ne lui a rien pardonné, pas la moindre petite erreur, et on nous la présente comme responsable d’une crise qu’elle a dû régler pour avoir son Happy End.
« Oui c’est moi qui suis responsable des inégalités sociales, de la faim dans le monde et des catastrophes nucléaires… me suis-je assez autoflagellée pour avoir un Happy End ? »
Oui, le traitement de Judy au début du film est terriblement réaliste et proche du vécu des femmes ou des personnes racisées, mais ce que je reproche au film, encore et toujours, c’est d’avoir emphatisé non pas la souffrance de Judy qui pourtant est celle qui a subi des discriminations systémiques, mais celle du renard qui s’est fait taper sur les doigts une fois et en a profité pour hurler à la mort son « Not All Foxes », cri de douleur que le film a pris en compte et traité avec sérieux là où ses petites blagues d’oppresseur (les -femmes- lapins ne savent pas conduire, pleurent tout le temps) n’étaient pas considérées comme de véritables actes oppressifs à prendre au sérieux.
Enfin, revenons sur la façon dont on nous présente la grande méchante de l’histoire, l’adjointe au maire Bellwether, une petite brebis clairement maltraitée par son patron. Elle apparaît d’abord pour féliciter chaleureusement Judy et la soutient tout au long de l’histoire, évoquant une solidarité entre petits animaux. Sa situation avec son patron qui la limite à du secrétariat peut faire écho au plafond de verre, au sexisme du monde du travail, tandis qu’une scène de « comédie » évoque quant à elle des oppressions raciales. En effet, alors qu’elle travaille à son bureau pour aider Nick et Judy dans leur enquête, le renard ne peut pas s’empêcher de tripoter sa toison de mouton/ses cheveux, ce que Judy lui reproche de faire car ce n’est pas correct. Mais Nick s’en amuse et dit que les moutons ne l’autorisent jamais à les tripoter d’habitude alors que leur poil est tellement « fluffy ».
Une « micro » agression comme une autre !
Cette scène fait ainsi écho à la réification du cheveu crépu par les blancs qui se permettent de le toucher sans permission et s’en amusent (voire ces témoignages), lorsqu’ils ne la stigmatisent pas (voire cet article). (Après on peut critiquer le fait qu’une scène évoquant cette stigmatisation du cheveu crépu choisisse le plus blanc des animaux pour développer sa métaphore mais comme la scène le joue en plus en mode comique peut-être qu’il vaut mieux que cette dédramatisation d’oppression ne soit pas trop clairement mise en parallèle avec la réalité).
L’adjointe au maire Bellwether est donc une victime d’agressions, de harcèlement et de discriminations perpétuelles dans un système où sa valeur est constamment remise en cause, ce qui rappelle sexisme et racisme contemporains mais… c’est elle la vraie méchante du film. C’est d’elle que vient la menace, ce qui annule toute possible remise en question du système dans son entier. Elle est diabolisée en tant qu’opprimée consciente de l’oppression qu’elle subie (« il faut se serrer les coudes entre proies ») mais qui va trop loin en renversant totalement les rapports de pouvoir dans la société (puisque les prédateurs deviennent les opprimés à cause d’elle), alors que Judy, elle, ne cherche pas à changer le système mais juste à s’y intégrer. Il s’agit là d’une opposition entre la bonne victime (qui passe la moitié du film à s’excuser quand même) qui va chercher à s’intégrer sans brusquer les oppresseurs et en faisant preuve d’empathie envers eux, là où la mauvaise victime cherche à changer le système et à prendre le dessus. Bellwether se dévoile ainsi comme un grand méchant habituel avec rire sarcastique et hommes de mains sans cervelle quand elle révèle sa machination pour mettre le maire prédateur hors course pour le pouvoir en faisant naître chez les masses la peur des prédateurs.
En lisant le film avec le prisme du genre, le traitement de Bellwether est complètement antiféminisme. Avec ses phrases type « il faut se serrer les coudes entre proies », elle est clairement une féministe diabolisée. On a là une caricature typique de la straw feminist qui veut renverser le rapport de pouvoir hommes/femmes pour que les femmes dominent les hommes (le fantasme typiquement antiféministe de la féminazie). En d’autres termes, le film transforme sa revendication égalitariste en une volonté de stigmatiser et dominer les hommes. Le fait, qui plus est, que Bellwether soit présenté au croisement des oppressions avec des éléments rappelant des oppressions raciales, est d’autant plus dramatique. Une des plus grandes victimes du système de Zootopie, une opprimée ayant conscience de l’oppression et voulant changer les choses, est la grande méchante.
« Mon supérieur me maltraite et je suis constamment sous estimée, mes revendications sont tout à fait légitimes… »
« Sauf que… mince ! J’avais oublié ! »
« C’est moi la méchante alors oubliez ce que j’ai dit en fait et ne remettez rien en question. »
Dans Zootopie, les oppresseurs qui profitent du système ne sont surtout pas remis en cause et sont présentés comme les véritables victimes. Le film, allégorie de notre société, invente une oppression qui n’existe pas (dans la réalité, les hommes ne sont pas discriminés/persécutés en tant qu’hommes, ni les blan-ch-es en tant que blanch-e-s). Quant à celles qui souffrent et veulent changer la donne, elles n’ont pas intérêt à faire trop de vagues sinon elles risquent de faire souffrir les privilégiés. Et si elles s’obstinent à ne pas tenir compte des pleurs des prédateurs… la prison semble une assez bonne option.
En conclusion je dirais que ce film est bien moins progressiste et inoffensif qu’il n’en a l’air et qu’il souffre en plus d’un grand manque de cohérence dans ses choix, ce qui empêche toute réelle allégorie politique ou satire convaincante et aboutit finalement à un message absolument nauséabond. En poussant plus loin, on peut même y voir un certain opportunisme politique puisque réactionnaires et progressistes peuvent y trouver leur compte. Comme avec Elsa de la Reine des Neiges, Merida de Rebelle, etc. le public peut aussi séparer le bon grain de l’ivraie et trouver le moyen de ne garder effectivement en tête que les éléments progressistes de l’histoire, mais il est aussi important de constater les biais du films et les messages réactionnaires qu’il véhicule. Les séquences où Judy surmonte ses difficultés à l’entraînement, tirant partie de son petit gabarit pour passer les obstacles mieux que les gros prédateurs favorisés de nature, sont très inspirantes tout comme les tirs à l’arc de Merida et le coming out symbolique d’Elsa, mais elles n’effacent pas la dédramatisation des oppressions et violences systémiques subies par Bellwether et la diabolisation finale de cette dernière.
L.D.
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