Auteur: Arroway


« Les Meilleures » (2022) : entretien avec la réalisatrice Marion Desseigne Ravel

Ces dernières années, le cinéma français a pu compter plusieurs films marquants racontant une histoire d’amour entre femmes. Certains long-métrages ont fait parler d’eux pour leur male gaze fort problématique (en première ligne desquels La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche), mais des réalisatrices telles que Céline Sciamma (Portrait de la jeune fille en feu, Naissance des pieuvres) et Catherine Corsini (La fracture, La belle saison) ont porté à l’écran des histoires qui tranchent avec l’hétéronormativité encore largement dominante dans les productions actuelles. Mais ils reproduisent souvent d’autres invisibilisation, de race et de classe notamment. Parce qu’un film peut difficilement répondre à lui tout seul aux attentes de tou-te-s les spectateurices et faire écho aux nombreuses perspectives diverses et intersectionnelles qui traversent nos vies, il existe donc encore et toujours un vrai besoin de multiplier les représentations en phase avec les réalités sociales, sans tomber dans des clichés réducteurs et discriminants, et bien sûr à l’abri de tout male gaze.

Avec son premier long-métrage intitulé « Les meilleures », Marion Desseigne Ravel apporte sa pierre à l’édifice en racontant l’histoire d’amour entre deux adolescentes, Nedjma et Zina, qui vivent dans un quartier populaire du nord-est parisien.

Je me suis entretenue avec elle à l’occasion de la sortie en salle de son premier long-métrage, prévue le 9 mars 2022.

Bande-annonce du film Les Meilleures

Tu filmes des jeunes femmes d’origine maghrébines dans un quartier populaire à Paris : en tant que scénariste et réalisatrice, comment as-tu travaillé ton regard pour écrire et pour réaliser ce film ?

Je l’ai travaillé de manière assez inconsciente. J’ai écrit ce film parce que j’ai travaillé pendant six ou sept ans environ en tant que bénévole dans une association de soutien scolaire, où j’ai fait face à des jeunes qui sont plus ou moins ceux qu’on voit dans le film : des adolescents, dont beaucoup de filles – parce que les filles viennent plus faire du soutien scolaire que les garçons -, et originaires majoritairement du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest. À cette époque, je ne pensais pas encore à faire un film, je faisais cette expérience à titre personnel. J’avais envie qu’il y ait un échange, donc les côtoyer m’a poussée à déconstruire pas mal de choses. Je suis arrivée avec mon lot d’a priori, avec mes idées reçues, et puis j’ai vu des ados face à moi qui avaient l’avantage de nous prendre à parti, moi et les autres adultes bénévoles, et de nous questionner. À 15, 16 ans, deux des ados ont commencé à porter le voile. Au moment où c’est arrivé, j’avais un a priori, peut-être une sorte de vision féministe universaliste qui dit que c’est la religion le problème. Sauf qu’en face de moi, c’était des ados que je connaissais déjà depuis trois, quatre ans, avec qui j’avais des liens assez chouettes et qui m’ont parlé, qui m’ont expliqué. J’ai travaillé autour de ces questions dans mon court-métrage, Fatiya. Dans le long-métrage, il y a cette scène où Nedjma discute avec une animatrice et lui dit : « mais est-ce que tu sortirais avec un babtou ? » C’est des trucs dont j’ai parlé avec les ados, ou plutôt dont eux ont parlé avec moi, parce qu’on parlait de sexualité et de sujets de société. Et c’est ce que j’ai essayé de retransmettre dans le film.

J’avais aussi conscience en écrivant qu’il y avait des points sur lesquels je serai toujours un peu en retard ou approximative. Notamment sur la langue des adolescents. Je savais que je ne pourrai qu’être dans une forme de copie. C’est pour ça que l’une des étapes de préparation du film a été de donner le texte aux comédiennes, d’en parler avec elles, et on a ré-inventé le vocabulaire ensemble.

Donc les comédiennes ont participé à l’écriture en quelque sorte ?

À l’écriture de la langue, en partie oui. Il y avait un scénario très écrit, dont les intentions étaient très précises. Je leur disais « dans telle scène, tu vas lui demander ceci, tu vas lui dire cela ». Mais on a discuté de comment ça allait être formulé : on a mis le dialogue en place ensemble. Il y a des répliques telles que « guette ta tête, frère » par exemple que je n’ai pas écrites, je n’en aurais pas été capable !

De la même manière sur le personnage de la mère, je me suis inspirée d’une personne que j’avais rencontrée. Toute la tirade sur le fait qu’elle cherchait la liberté en arrivant et France et qu’elle ne comprend pas la génération qui est face à elle, c’est quelque chose que j’ai entendu. Je ne fais pas un documentaire, mais j’ai essayé de m’inspirer de choses vécues, de ne pas être dans l’invention. Je n’ai pas le vécu de cette femme maghrébine et j’ai donc essayé d’être à l’écoute des personnes que j’ai pu rencontrer, de m’inspirer de témoignages que j’ai pu recueillir.

Il y a pas mal de films qui vont raconter des histoires d’amour entre femmes et dans lesquels il y a un male gaze qui est très présent, avec pas mal de clichés. Mais je n’ai pas retrouvé les mêmes types d’images et de sensations à l’écran dans ton film. Comment as-tu abordé la question ? Comment as-tu techniquement appréhendé la question de filmer deux jeunes femmes qui tombent amoureuses et qui ont des scènes érotiques ensemble ?

Il y a eu plein de facettes. Il n’y a pas une seule réponse à cette question.

Dans l’équipe technique, j’ai choisi de travailler avec une cheffe-opératrice, Lucile Mercier, que je connaissais déjà parce qu’on avait travaillé ensemble sur deux courts-métrages. Je savais qu’elle avait un regard profondément respectueux et bienveillant.

La deuxième chose, c’est qu’en tant que spectatrice adolescente, j’ai été sensible au male gaze (même si je ne connaissais pas ce mot quand j’étais jeune !). Je me souviens avoir vu certains films où il y avait des histoires d’amour et des scènes de sexe, hétéros pour la plupart, et avoir ressenti une forme de violence face à ces représentations-là. Et je me souviens de m’être dit : je ne veux absolument pas être à la place du personnage féminin qui me semblait terriblement passif, je n’ai pas envie de jouer ce rôle-là. Alors quand j’ai essayé de mettre en scène ces deux jeunes filles, je l’ai fait d’un point de vue où je me sentirais à l’aise.

Pour la scène de sexe… Je pense déjà que ce n’est pas important dans le film de les voir nues : l’histoire sera la même, cela ne va pas apporter quelque chose. Il y a certains films où cela pourrait apporter quelque chose de voir les corps nus, parce qu’il y aurait un sens. Mais pour mon film et ce que je voulais raconter, je ne pense pas qu’on en avait besoin. On a fait une réunion une après-midi avec Lina [El Arabi] et Esther [Rollande], les deux comédiennes. On s’est mis dans un bureau toutes les trois, on a pris la scène et on s’est dit « bon, qu’est-ce qu’on fait ? » J’ai fait des propositions : « alors moi j’aimerais bien faire ça, j’aimerais bien mettre la caméra là, j’aimerais bien qu’on fasse tel geste ». Et il y a des choses sur lesquelles elles m’ont dit non. Il y a des choses sur lesquelles elles m’ont dit oui et c’est ce qu’on voit dans le film.

J’ai essayé de faire en sorte qu’avant que l’on tourne, on soit toutes les trois en relation de dialogue, pour qu’elles se sentent à l’aise. Je crois qu’elles avaient confiance dans la façon dont j’allais les filmer parce que le processus était transparent.

Tu sais si c’est une démarche habituelle dans le cinéma en général ? On entend parler de scandales, d’actrices forcées de tourner des scènes alors qu’elles n’ont pas envie ou elles ne savent pas forcément comment elles vont être filmées. Dans l’approche que tu as eue, les actrices ont participé à la manière dont tu les as filmées, tu as recueilli leur consentement en fait,en les laissant libres d’accepter ou de refuser. Est-ce que tu penses que c’est quelque chose qui est habituel ?

Disons que c’est en train d’arriver très récemment. Je sais que depuis peu aux États-Unis, ils ont créé un poste de intimacy coordinator. C’est quelqu’un qui est censé coordonner les scènes de sexe et s’assurer – justement parce que ce n’est pas le réalisateur avec sa position de pouvoir – que tout le monde est consentant dans la scène de sexe qui va être tournée. C’est assez récent et aux États-Unis ils doivent être un petit peu en avance là-dessus. En France, depuis #MeToo, depuis ce qu’a pu dire Adèle Haenel, il y a aussi une conscience grandissante sur ces questions-là dans le cinéma.

Tu mets en scène une histoire d’amour, mais il y a aussi des histoires de violence. Pourquoi tu as choisi de représenter ce tandem ?

C’est-à-dire ?

Les relations violentes entre les filles rythment le film, que ce soit physiquement, que ce soit en tournant la vidéo pour piéger Zina. De la même manière il y a cette histoire d’amour et d’attirance incertaine, surtout de la part du personnage de Nedjma. Et moi ça m’a interrogée, car ça fait un peu un couple amour/haine. Pourquoi ne pas avoir fait qu’une histoire d’amour, par exemple ?

On voit plus souvent cet arc narratif pour les personnages d’hommes au cinéma : un petit dur, élevé dans des conditions difficiles, qui s’ouvre peu à peu à ses émotions et au sentiment amoureux. Le personnage de Nedjma est confronté à un milieu qui possède des codes violents et on la voit essayer de s’en libérer au contact de Zina qui, au contraire, refuse la violence quelle que soit la situation.

La deuxième partie de la réponse, c’est que dans mon désir de faire ce film, il y avait autant cette idée de filmer une histoire d’amour que l’envie de parler des réseaux sociaux, de la violence qui peut y régner et du poids de la réputation en ligne. Je voulais parler du fait qu’aujourd’hui c’est devenu central dans la vie de beaucoup d’adolescentes et qu’on a beaucoup trop d’exemples autour de nous de cas de harcèlement qui mènent à des drames. J’avais envie de raconter ça. Pour moi la violence sur les réseaux sociaux fait écho à la violence dans la vie quotidienne.

Ça me permet justement de rebondir sur ma prochaine question. Tes précédents court-métrages que j’ai vus ce sont deux huis clos, et en regardant le film j’ai eu l’impression d’être à nouveau dans un huis clos alors qu’on est à moitié en plein air, à moitié dans des appartements, sur le toit d’un immeuble. J’avais l’impression que les personnages étaient enfermés dans un environnement et ne pouvaient pas en sortir. Et du coup on arrive à cette conclusion où, pour qu’elles vivent leur histoire d’amour il faut qu’elles vivent un peu cachées – en tout cas c’est la conclusion un peu en suspens suggérée par le film, même si on peut s’attendre à d’autre chose après.

J’ai vraiment pensé l’espace du film comme étant l’espace clos d’un quartier qui vit sur lui-même. J’ai pu observer ce côté : on passe nos journées au square parce qu’on n’a pas forcément la possibilité de partir en vacances, on traîne dans les mêmes lieux toute la journée. C’est quelque chose qui était très prégnant. Et je crois effectivement que le film raconte cette tension entre une forme d’enfermement et le désir d’espace et de liberté des personnages.

Concernant la fin… je ne voulais pas que le film dise uniquement : « pour vivre heureuses, vivons cachées », ce qui pourrait être un peu plombant, voire défaitiste. Mais j’avais l’impression qu’au stade de leur vie où elles en étaient, les personnages pouvaient difficilement aller plus loin. Cela aurait été une forme de naïveté de ma part, je crois, d’imaginer que les choses allaient évoluer plus vite, plus facilement, et qu’elles allaient faire leur coming out à tout le monde, par exemple. Je pense que ce sont des choses qui prennent du temps. Quand Nedjma dit à Zina « oui, on va se cacher, parce que je n’ai pas la force d’aller dehors en public », elle lui dit aussi quelque part : « donne-moi du temps ».

Et puis on fait jamais « un » coming out : on en fait douze. Tu commences à le dire à une personne, puis une deuxième, et tu construis petit à petit ton espace safe, d’abord avec des ami-e-s, des allié-e-s. Et puis après tu le dis à tes parents. Le film se passe sur quelques jours, quelques semaines maximum, et il se passe beaucoup de choses en si peu de temps. Souvent à la fin, les spectateurs me demandent « mais pourquoi elle n’envoie pas tout péter ? ». Des fois j’ai envie de leur dire « mais à dix-sept ans, vous l’auriez fait ? » C’est difficile. Je me rends bien compte qu’on aurait envie que cette histoire d’amour finisse mieux, de manière plus franchement optimiste. Mais je voulais que cela reste réaliste vis-à-vis de mes personnages.

Il y a ce dernier regard plein de défi, à la fin du film, qui vient contredire tout ce que Nedjma a pu dire avant.

Oui. Quand elle traverse le local à la fin, en fait tout le monde est au courant. C’est un jeu de dupes.

J’aimerais bien revenir sur les représentations des féminités que tu as porté à l’écran. Je ne sais pas si c’était voulu ou pas, mais il y a un petit peu une dynamique butch-fem.

Je pense que ce sont des mots qui n’appartiennent pas du tout à l’univers des personnages. Par rapport aux ados telles que je les connais, il y a un côté – c’est hyper simplificateur ce que je vais dire -, mais il y a soit des filles hyper sexualisées qu’on appelle les « crasseuses » et qui vont être pointées du doigt pour être « trop » féminines, pour « montrer » trop de choses. Et puis les filles qui au contraire vont avoir peur de ça ou ne veulent pas de ça, et qui vont s’habiller en jogging et qui vont être plus discrètes sur leur sexualité. Pour moi il y a de la violence dans les deux cas, on leur donne juste deux choix : soit tu mets un jogging, soit tu mets une mini-jupe et puis selon tu vas être considérée comme ceci, comme cela. Ça m’intéressait effectivement de dialoguer avec ces deux rapports à la féminité.

Tu as fait des avant-premières, quelle a été la réception du public jusqu’à présent ? Est-ce qu’il y a des choses qui t’ont marquées ?

Oui, il y a plein de choses qui m’ont marquée. Déjà, on a eu la chance d’avoir dans le public plusieurs personnes très concernées par le film, qui pouvaient être dans des situations assez analogues à celles des personnages. Des femmes de cité, maghrébines, qui ont pris la parole et dit que le film était respectueux. Je me souviens d’un jeune homme noir qui a pris la parole au festival Ciné-banlieue à Saint-Denis qui a dit « merci de nous avoir respectés à travers ce film ». Pour moi, c’était en quelque sorte le graal par rapport à comment je voulais représenter ces ados.

Surtout que le film va dans la violence, comme on en parlé tout à l’heure, et que c’était important pour moi d’essayer de trouver un équilibre où je ne veux pas les réduire à cette violence-là mais je ne veux pas non plus faire l’impasse dessus. Comment est-ce qu’on peut faire pour raconter qu’ils ne sont pas que ça, que c’est plus complexe, qu’il y a autre chose ? C’est pour ça que la cousine est l’un des mes personnages préférés, car c’est peut-être la plus violente au départ, mais c’est aussi la plus compréhensive par la suite.

C’est l’adulte aussi, quelque part.

Les actes les plus marquants dans le film sont souvent le fait des personnages les plus jeunes. Je pense aux mots de la petite soeur qui dit que l’homosexualité est une « maladie ». À l’inverse, le personnage de Yousra, la cousine, a une plus grand maturité qui lui fait accepter la « différence » de sa cousine.

Elle encourage Nedjma d’ailleurs.

La première fois que j’ai rencontré Laetitia Kerfa, la comédienne qui joue Yousra, on a pris un café et j’ai commencé à lui raconter le scénario. A un moment, elle m’a dit : « Marion arrête toi, stop. Je te préviens, moi je ne jouerai pas le rôle d’une homophobe. Je ne veux pas aller faire du cinéma pour ça. » Et je lui ai dit « écoute, ça tombe bien, a priori tu es le personnage le plus compréhensif de tous ».

A l’inverse, les personnages les plus durs c’est peut-être Samar et Yasmine (jouées respectivement par Mahia Zrouki et Tasnim Jamlaoui). Ce sont des comédiennes avaient qui j’avais déjà tourné un court-métrage. On avait une relation de confiance : pour moi c’était important de leur demander à elles, avec qui j’avais une relation de longue date, de jouer les personnages les plus violents du film, parce qu’on allait travailler ensemble le fait de ne pas les stigmatiser pour autant. J’espérais qu’on pourrait apporter une sorte de nuance à ces personnages-là, même si leurs actes sont condamnables.

Pour revenir à la réception du film, l’autre retour qui m’a beaucoup touchée, ce sont ceux de spectateurs plus âgés, qui me disent que pendant les quinze, vingt premières minutes, ils n’ont pas réussi à rentrer dans le film, que les codes de ces adolescents leur sont trop étrangers… Mais qu’au cours du film, ils ont été rattrapés par les personnages, ils ont été émus par eux et à la fin ils ont réussi à partager des émotions avec ces ados. Et ça je trouve ça super cool de me dire que je n’ai pas fait un film qui ne parle qu’à un seul type de public déjà convaincu. Que le cinéma peut créer une forme de dialogue.

Aujourd’hui, est-ce que c’est difficile de faire ce genre de films en France ?

Sincèrement, je ne sais pas. Aujourd’hui, c’est très difficile de faire un premier long-métrage en France. Autour de moi j’ai plein d’ami-e-s réalisateurices qui font, qui ont fait ou qui sont en train de faire un premier film, et à part quelques exceptions où ça se passe bien parce que les planètes sont alignées, c’est galère de faire un film. Oui, ça a été long, ça a été difficile, mais je ne sais pas si ça a été à cause du sujet.

Quels sont tes prochains projets ?

J’ai plein d’envie et de projets. Ce qui serait peut-être mon prochain long métrage, c’est encore autour de thématiques LGBT et ça raconte une histoire de famille qui s’est déchirée, où il y a eu des conflits et c’est une histoire de réconciliation. Ça se passe dans un lieu très différent, mais toujours autour de questions de définitions identitaires qui sont importantes pour moi. Et puis j’ai un projet de série co-écrite avec un autre auteur autour de la question de la place de l’Islam en France, qui est une question que j’ai envie de creuser. Pas du tout avec un point de vue, disons, de l’intérieur car je ne suis pas de confession musulmane, mais ce qui m’intéresse de voir c’est pourquoi aujourd’hui en France, cette religion suscite autant de débats et de réactions, parfois très virulentes.

Interview : le mythe des Amazones dans Wonder Woman, Xena, Lost Girl et Supernatural

Dans le cadre d’une thèse, adelin*/ leo Leménager travaille sur les questions de la réception du mythe des Amazones dans la culture populaire, en particulier dans le contexte lesbien radical des années 70.

Sorti en juin 2017, le film Wonder Woman est l’actualisation la plus récente et la plus médiatisée de la figure de l’Amazone sur nos écrans. L’entretien qui suit réalisé durant l’été 2018 propose d’explorer quelques pistes de réflexion sur l’utilisation et la réception du mythe des Amazones dans les films et séries contemporaines.

Est-ce que tu pourrais commencer par expliquer en quoi consiste le mythe des Amazones ?

C’est une question qui est compliquée, on pourrait y répondre pendant trois heures, et même plus. Tout d’abord, il n’y a pas un mythe des Amazones, mais plusieurs, il y a plein d’histoires. Du coup, le mythe des Amazones va englober un imaginaire complexe, riche et très diversifié.

Héraclès combattant les Amazones, détail d’une amphore attique à figures noires, vers 530-520 av. J.-C.
Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ad/Herakles_Amazons_Louvre_F218.jpg

On peut commencer par définir ce que sont les Amazones, de manière très caricaturale. J’ai tendance à expliquer le mythe des Amazones à partir de deux questions centrales : la question du genre et la question de la communauté. Les Amazones sont des guerrières de l’Antiquité. La première occurrence écrite date du VIIIe siècle avec l’Iliade, mais il existe probablement une tradition orale bien antérieure. On les situe dans ce qui est l’actuelle Turquie. C’est un peuple de guerrières qui se battent, qui vont à la chasse, et qui construisent une ville avec des infrastructures très réduites – sans maison, sans lieu sacré. Plus tardivement, il pourra y en avoir, mais pas à la base. Elles vivent dans une communauté en non-mixité où elles sont dans un système de hiérarchie : il y a toujours une reine et elles sont toutes des sœurs. Donc il y a un système hiérarchique mais qui est peu prégnant, c’est-à-dire qu’il y a une reine mais toutes les autres sont au même niveau. Et même la reine est choisie parce que c’est celle qui est la plus « vaillante », la plus forte au combat, mais cela ne lui confère pas de privilèges en particulier à part celui d’avoir des attributs particuliers qui peuvent être donnés par les dieux, mais ça ce sont d’autres histoires. Donc les Amazones, ce sont cet ensemble d’idées.

Il y a beaucoup de questions autour de leur genre. Elles sont perçues comme étant physiquement des femmes, mais à l’intérieur, elles ont une âme masculine. Donc elles sont pensées comme des hommes cis à l’intérieur de corps de femmes cis. Je dis « cis », parce que même si c’est un terme qui vient de nos lunettes contemporaines, c’est très important à mon avis parce qu’il y a la question de la norme : il y a la question de la norme masculine à l’intérieur et la question de la norme féminine à l’extérieur. Donc on est sur quelque chose de normatif par rapport au genre. Ce sont des femmes complètement normatives : elles sont belles, elles sont sexy, elles sont attirantes, elles ont des cheveux longs, elles ont des seins, elles sont maigres, elles sont blanches.

Un cavalier saisissant une Amazone armée par son bonnet phrygien, mosaïque romaine, deuxième moitié du 4e siècle après Jésus-Christ, Daphne, région de la ville historique d’Antioche (aujourd’hui Antakya, Turquie)
Source: https://en.wikipedia.org/wiki/Amazons#/media/File:Orient_m%C3%A9diterran%C3%A9en_de_l%27Empire_romain_-_Mosa%C3%AFque_byzantine_-5.JPG

Tu veux dire dans les représentations actuelles ?

Non, non, dans les représentations antiques. Et elles sont considérées comme des mecs cis complètement normés à l’intérieur avec le côté agressif, violent, guerrier, de courage, héroïque, etc. Donc on est vraiment sur deux identités de genre très normatives.

Est-ce que tu penses que c’est parce que lorsque l’on parle de femmes guerrières, on a tout de suite ces représentations normatives ? Ou est-ce que tu as d’autres représentations en tête qui sortent de ces deux stéréotypes que tu décris ?

Il y a quelque chose de très intéressant dans un mémoire que j’ai lu il n’y a pas longtemps, intitulé « La figure de l’Amazone dans la culture populaire » de Laura Kazprzak (ldisponible à cette adresse https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01614655). Elle avance l’hypothèse suivante, que j’avais aussi formulée mais je trouve qu’elle le dit très bien : dès qu’on pense la femme guerrière, on pense un corps hyper sexualisé avec une gestuelle d’homme. Une meuf ne peut être badass qu’uniquement en utilisant les outils de la masculinité classique. On plaque la masculinité sur un corps de femme, et c’est ça qui fait une guerrière, ou une héroïne courageuse. Dès qu’il y a une notion de courage, de guerre, on va toujours chercher dans l’imaginaire masculin et on le plaque dessus.

Le courage physique ? Et qui ne soit pas du courage par le sacrifice ?

Oui, le courage normatif : le courage dans la violence. Du coup, est-ce qu’il y a des personnages qui sortent de ça ? Dans les médias de masse, non. En tout cas, moi je n’en vois pas. Quand on pense à Lara Croft, à Wonder Woman, même Xena qui a quand même un côté de masculinité normative assez fort… Ce qui est différent chez Xena, c’est qu’elle ne veut pas d’enfants et ne se présente pas comme une femme toute douce et gentille. Et en même temps, il a des trucs lesbiens qui se passent avec Gabrielle. Et en même temps elle se comporte comme un mec. Il y a trois niveaux, c’est une sorte de mix qui est un peu plus complexe que les autres personnages, mais qui reste normatif dans la vision de la féminité et de la masculinité. Dans la même lignée que le dernier Mad Max avec Charlize Theron, où c’est l’apogée de ce que je viens de te décrire : elle a même le crâne rasé, ils l’ont masculinisée physiquement pour pouvoir la penser. Je ne vois pas de figure alternative dans les médias de masse.

Xena
Source : https://livingsimplyy.files.wordpress.com/2015/05/xena-xena-warrior-princess-2742181-958-1200.jpg
Charlize Theron dans Mad Max
Source: http://static1.businessinsider.com/image/55e5cb4bdd08956b518b4586-3486-1743/mad-max-fury-road-furiosa.jpg

J’ai l’impression que c’est lié à la guerre, la guerre physique, qui est genrée au masculin. La guerre psychologique est différente.

Oui, avec la manipulation.

Tous les codes autour de l’entraînement physique, des armes, de l’usage de ses poings, de l’usage violent de son corps sont genrés automatiquement au masculin. On peut se demander dans quelle proportion ce que l’on regarde est genré au masculin, ce qui nie la féminité du personnage, et dans quelle proportion on applique soi-même ce genrage au masculin, parce qu’on se dit que c’est la guerre, et que la guerre c’estmasculin. Et on pourrait étendre la discussion à cette conception essentialiste d’une féminité douce, passive, qui ne doit œuvrer que pour la paix, en opposition avec une masculinité guerrière.

Avec les artistes lesbiennes sur lesquelles je bosse, on n’est pas du tout dans la même représentation du corps. Les guerrières ont des corps massifs, ils n’ont rien de masculin et rien de féminin, ce sont des corps qui sont ailleurs en termes de genre. Je donne toujours deux exemples, qui sont Lena Vandrey et Michèle Larrouy qui ont fait des Amazones.

Après, il y a plein de choses alternatives, je pense à une œuvre de Maïc Batmane sur les Amazones : ce sont trois actrices porno qu’elle a tatouées. C’est très intéressant comme image parce qu’on est toujours dans l’hypersexualisation, on est toujours dans l’hyperféminité, mais on est dans la récupération de l’hyperféminité par la transgression de la norme (douceur, passivité, etc). Car une actrice porno n’est pas dans la norme de ce point de vue-là. Elle est dans la norme physique, mais pas à ce niveau là, parce qu’elle est perçue comme une « salope ».

Mais majoritairement, ça reste sur ce que je t’ai dit avec Laura Kazprzak : une masculinité plaquée sur un corps féminin.

Ce que tu as étudié ce sont les représentations des Amazones dans des films et des séries, et dans la culture populaire. Qu’est-ce qui t’a fait t’y intéresser ?

En fait, le sujet de ma thèse est plus général que cela puisque que je m’intéresse aux réceptions du mythe des Amazones de manière générale ainsi qu’au lesbianisme : comment le mythe est réceptionné dans ce contexte, surtout dans le lesbianisme des années 70, qui est un lesbianisme politique et séparatiste. Voilà mon angle d’attaque.

La réception lesbienne du mythe des Amazones se confronte à la réception normative du mythe, et donc à la réception hétéro et à la réception des médias de masse. Donc j’ai décidé d’aller voir ça pour faire des comparaisons entre ces deux espaces-là : quelles porosités y a-t-il entre ces deux milieux, et quels rejets il va y avoir ? Car évidemment le lesbianisme ne va pas reprendre l’image qui va être véhiculée par les représentations normatifves.

Je voulais aussi travailler sur Xena depuis longtemps, car c’est une des rares séries dans laquelle il y a une féminité alternative à la féminité classique qu’on te sort partout. C’est l’une des portes d’entrées de mon travail.

Et tu as aussi notamment travaillé sur Wonder Woman, Xena donc, et certains épisodes de séries comme Supernatural et Lost Girl. Dans le cadre de Wonder Woman d’une part, et dans Xena d’autres part, quels usages et quelles réinterprétations as-tu observées du mythe des Amazones ?

Il y a des choses qui sont similaires entre Wonder Woman et Xena, et aussi des différences. Dans Wonder Woman, il y a ce que j’appelle un « discours différentialiste moralisateur ». Le but absolu de Wonder Woman, c’est de rétablir le contact avec les hommes. Elle est déjà dans une démarche de sortir de l’amazonat, de ce qu’on pourrait appeler l’amazonat comme non-mixité et qui est différent d’un système matriarcal car celui-ci n’est pas forcément non-mixte. L’amazonat, c’est une sorte d’âge adolescent du matriarcat. Le but de Wonder Woman, c’est de sortir de l’amazonat et de passer dans un monde normé. Il y a eu un animé qui a été fait sur Wonder Woman en 2009, qui reprend le passage à Themiscyra, où Steve tient des discours absolument magiques du genre « mais qu’est-ce que vous croyiez, que les mecs c’était que de la merde ? On est vachement stylé, c’était une énorme erreur de votre part  et maintenant tu t’en rends compte ». Le discours est extrêmement moralisateur au sujet de la non-mixité, c’est un discours que l’on rencontre toujours aujourd’hui. On retrouve beaucoup cet aspect dans Wonder Woman, le côté « tu as enfin compris qu’il fallait vivre avec les hommes, heureusement que tu as grandi ».

Steve capturé par le lasso d’Antiope – Wonder Woman (2017)
Source: http://thenerdybird.com/wp-content/uploads/2017/06/WonderWomanAmazonsLasso.jpg

Dans le dernier film de Marvel, il a cette dimension de destinée historique : elles vivent sur une île, protégée par un dôme magique pénétré par des bateaux allemands. Et dans ce contexte qui véhicule des choses très fort au niveau de l’imaginaire collectif (ndlr: le contexte de la Première Guerre mondiale), elles n’ont plus le choix, c’est comme si elles étaient projetées dans l’Histoire. Elles ne peuvent pas résister, même si Antiope, qui est reine à ce moment-là, pratique la politique de l’autruche. Mais Wonder Woman va vouloir y aller avec toute sa naïveté et son innocence.

Wonder Woman contemplant l’arrivée des allemands sur l’île de Themiscyra (2017)
Source : https://gameplay.pl/galeria/ilustracja/265_234206720.jpg

Dans la première scène, Wonder Woman reste d’abord passive, Steve lui disant de ne pas bouger, et on se demande alors ce qu’elle fabrique. On utilise la même fragilité que dans Tomb Raider sur PS3, cette image de la fragilité alors que ce sont des personnages super badass. Wonder Woman est hyper puissante et on la met dans une position de fragilité par rapport à l’homme. Ça m’a beaucoup étonné dans le film de 2017, alors que dans l’animé de 2009 et dans le pilote de 2011, qui a fait un flop total, on n’est pas du tout sur cette féminité fragile. C’est une tendance qui est très puissante en ce moment.

J’ai envie de mettre ça en relation avec le rôle du corps des actrices et des acteurs dans les représentations proposées au cinéma. Je suis tombée sur quelques vidéos très instructives. Dans le film Wonder Woman de 2017, il y a des actrices professionnelles et un certain nombre de sportives de haut niveau qui pratiquent le cross fit, les arts martiaux, etc. Tout le monde a participé à un entraînement physique et de combat avec quelqu’un qui s’appelle Mark Twight, qui a aussi supervisé l’entraînement de Henry Cavill, qui a joué Superman, et de la troupe des 300. Voici deux vidéos (voir ci-dessous) pour comparer comment il parle de l’entraînement pour Wonder Woman, et comment il parle de l’entraînement pour 300.

Qu’est-ce que cela t’inspire ?

Entraînement des Amazones pour le film Wonder Woman (vidéo anglais avec sous-titres français)

Entraînement pour le film 300 (vidéo en anglais)

Ça m’inspire beaucoup, beaucoup de choses ! Combien de fois il dit « beautiful » («belle ») dans la vidéo pour Wonder Woman, et on ne l’a pas entendu une seule fois pour l’entraînement des hommes, et inversement pour le terme « failure » (« échec »). C’est très essentialiste comme discours : il n’arrête pas de dire « ce n’est pas comme avec les mecs » parce qu’il fait une différenciation, comme le reste de la société. Et puis il y a l’idée qu’elles vont vraiment devenir des Amazones, ce n’est pas juste qu’elles vont jouer des Amazones. Dans 300, ils ne vont pas devenir des hoplites : on n’a pas ce discours « ils vont devenir des hoplites ! » dans la vidéo. Il n’y a pas « ils vont devenir des guerriers », ils sont juste en train d’aller jusqu’au bout de leur performance physique.

On est aussi dans cette obsession que la guerre, le combat, la violence et l’agressivité ne se gèrent que par le corps. On ne leur apprend jamais psychologiquement à avoir une attitude de courage. C’est psychologique dans le sens où on les envoie tellement loin dans la souffrance et dans la douleur physique qu’ils sont obligés de mettre en place un mental très fort pour pouvoir le faire, mais on n’accentue pas du tout sur d’autres aspects qui sont nécessaires pour faire face à ce genre de situations. Le corps n’est pas tout seul dans l’espace, comme ça…

Il y a plusieurs niveaux dans la vidéo sur Wonder Woman. Déjà, il y a la découverte de la force physique par les femmes. Tout de suite, on nous dit « ohlala, elles sont en train de gagner un truc pour le reste de leur vie. » Ça je le remets en perspective avec mon expérience. La première fois que j’ai été faire un cours d’autodéfense féministe, j’ai halluciné : « ok, j’ai des poings, et ça fait mal si je m’en sers. » Et on sent qu’il y a cette prise de conscience-là chez toutes ces femmes, et je ressens cette énergie de l’empowerment dans leur manière de bouger. Et qu’est-ce que l’empowerment ici, c’est de devenir des Amazones. Le stade ultime auquel il faut accéder, c’est ce statut d’Amazone. C’est une construction mentale très intéressante.

Enfin, les exercices ne sont pas les mêmes : sur l’exercice de tirer, chez les femmes on le fait avec une projection et pour les hommes, on le fait sur place.

Parce que la masse musculaire avec laquelle elles arrivent, en tout cas pour une partie des actrices, n’est pas la même que celle avec laquelle arrivent les hommes. Il y a tout un passé.

Et les acteurs doivent travailler leurs corps quotidiennement. Les femmes aussi, mais pas sur les mêmes aspects puisqu’elles doivent arrêter de bouffer.

Quoiqu’il y a une tendance qui a bougé j’ai l’impression, dans le sens où on est censé avoir un corps « sain ». Est considéré comme un corps sain chez un acteur un corps très musculeux, et pour les actrices c’est un corps « ferme ». Donc il faut quand même des muscles mais il ne faut pas qu’ils se voient, il ne faut pas qu’ils changent la silhouette normée de la femme. Il ne faut pas que ça épaississe la taille, il ne faut pas que cela développe les biceps, etc. D’ailleurs dans le clip, on voit la différence entre la carrure des actrices et celle des athlètes.

Les épaules ne sont pas développées de la même manière, on le voit tout de suite.

On ne demande pas du tout le même investissement : elles doivent devenir elles-mêmes des Amazones, leur « moi » doit devenir Amazone.

Quelques athlètes jouant des rôles d’Amazones dans Wonder Woman (2017)
Source : https://www.fhm.com.ph/people/scene-stealers/wonder-women-bts-photos-of-the-wonder-woman-amazon-warriors-a00195-20170606
Actrices principales jouant les Amazones (Wonder Woman, 2017)
Source : http://cdn.movieweb.com/img.news.tops/NEuMSNrKwB8OyB_2_a.jpg

Et ce discours-là se présente comme féministe qui a accompagné toute la promotion autour de Wonder Woman.

Oui, parce que c’est malheureusement, à mon sens, ce que produit le différentialisme. On valorise les valeurs féminines et la féminité, mais on reste sur cette idée que masculin/féminin, c’est différent, ce qui pour moi est une aberration. Et cette position est adoptée par des personnes qui se pensent très féministes ! Pour une personne non déconstruite, dire que « les femmes c’est génial », c’est très féministe parce que d’habitude on les dévalorise. Là on dit « les meufs c’est génial, elles peuvent faire plein de choses, elles sont tellement différentes des garçons », mais pour moi c’est très pervers car s’il y a binarité, il y a hiérarchie et la domination masculine perdure.

J’ai l’impression que dans le clip c’est un peu plus subtil, dans le sens où on ne dit pas qu’elles sont différentes des garçons, mais qu’elles sont « aussi » capables : « aussi » capable de faire des exercices physiques et du combat, mais – et le mot revient plusieurs fois – c’est considéré comme un « miracle ».

Oui, c’est « exceptionnel ». Il y a ça, mais à un moment l’entraîneur dit très clairement que c’est mieux de bosser avec des meufs parce qu’elles sont plus en communauté, elles « s’aiment plus ». Donc on est à fond dans du différentialisme.

Alors que pour 300, on a vu que les exercices étaient conçus exprès pour créer de la hiérarchie. Après, ça rejoint la volonté de montrer, dans la promotion du film, un collectif de femmes dans une perspective féministe.

C’était très drôle, dès qu’elles parlent de ce collectif, l’image qui est montrée dans la vidéo est un « high five ». On ne les voit pas parler ou échanger entre elles, on ne les voit pas travailler ensemble, on les voit juste faire ce geste-là. Il n’y a que ça qui te montre qu’elles s’entendent trop bien. C’est intéressant comme gestuelle, parce que c’est une gestuelle masculine à la base. Ça fait penser au check, c’est un truc fabriqué qui ne fait pas du tout penser à la féminité. Quand est-ce que tu vois des meufs, même qui sont en train de faire du sport, qui se comportent comme ça ? Pour moi c’est une construction.

Dire que l’on construit des Amazones, ça veut dire qu’il y a une réalité de l’Amazone. Cela renvoie à quelque chose de réel, de palpable, de chair et en os. On n’est pas en train de jouer un personnage, on est en train d’incarner véritablement une figure. Et c’est ce que dit une des actrices à la fin : la frontière entre le mythe et la réalité est très fine.

Pour changer de sujet de but en blanc, à la sortie de Wonder Woman, il a un silence assourdissant autour de la question du lesbianisme sur les derniers films. Je ne pense pas que cela soit le cas sur les films et séries précédentes, en tout cas de ce que j’en ai vu. Il y a une ou deux allusions dans le dernier film, avec des allusions un peu innocentes sur la sexualité de la part du personnage dans la scène où elle est dans le bateau avec Steve. Là où par contre avec Xena (qui n’est pas tout à fait une Amazone, c’est une princesse guerrière mais elle est toute seule), on a quelque chose d’un peu plus progressiste.

Gabrielle et Xena
Source : https://www.hayunalesbianaenmisopa.com/wp-content/uploads/2014/10/xena-gabrielle.jpg

Sur la question du lesbianisme, le personnage de Wonder Woman tel qu’il a été lancé par Charles Moulton est bisexuel. Un biopic vient de sortir sur lui, où toute une histoire est montée autour de ce mec qui a créé les comics, en 1941 je crois – il a commencé avec Wonder Woman –, uncontexte de répression du lesbianisme qui n’était pas du tout le même qu’aujourd’hui car il était psychiatrisé. Le biopic explique que Moulton était en trouple (ndlr: relation à trois personnes) avec deux femmes, qu’il pratiquait le SM avec les deux et qu’il a eu des gamins avec elles. Le costume de Wonder Woman est inspiré de ces pratiques SM  avec le lasso, le latex… il a trouvé l’habit dans un sexshop dans lequel il allait. Évidemment, elles ont des relations sexuelles entre elles aussi, et le biopic montre énormément de scènes lesbiennes et hyper hardcore, avec des scènes de viols au début parce qu’elles acceptent de vivre ça uniquement pour lui.

Professor Moulton and the Wonder Women (2017)
Source : https://howardforfilm.files.wordpress.com/2017/11/professormarstonandthewonderwomen.jpg

À un moment, il y a une scène très intéressante parce qu’il parle de la question des Amazones : il doit récupérer de l’argent en passant devant une sorte de jury qui lui pose des questions sur Wonder Woman et il doit vendre son truc. L’une des membres lui demande : « pourquoi avoir choisi le mythe des Amazones », et il explique que c’est pour donner des figures d’identification aux jeunes filles pour qu’elles aient enfin des personnages badass auxquelles s’identifier et qu’elles se disent qu’elles peuvent tout faire (de l’empowerment, en fait). Elle lui répond que les Amazones sont des adoratrices de Sappho, qu’il y a donc un lien avec le lesbianisme et elle lui demande pourquoi il a fait référence à une pratique perverse. Et lui répond, en gros, qu’il ne voit pas le problème avec le lesbianisme. Après ça, il se fait descendre par le jury et ce sera l’une des raisons pour lesquelles il ne va pas obtenir d’argent.

Cette question du lesbianisme est donc très évoquée dans le biopic, qui en plus évoque la question du trouple dans un blockbuster états-unien, après Vicky Cristina Barcelona (que j’ai détesté). Dans tous les autres films, il y a énormément de sous-entendus. Dans le pilote de la série de 1974 qui est absolument génial, il y a la mère de Diana qui est une sorte d’Amazone aigrie qui déteste les hommes et veut fermer Themiscyra à la population masculine, Diana veut partir avec Steve et il y a des moments très lesbiens entre les Amazones où on se dit « ah il y a truc entre ces deux-là ». Pareil pour le film de 2017. Il y a des sous-entendus vite fait. La question est donc effleurée dans tous les dérivés de Wonder Woman.

Pour Xena, l’héroïne n’est pas une Amazone mais Gabrielle en est une puisqu’elle va devenir reine des Amazones, parce qu’une des Amazones qui se fait tuer sous ses yeux va lui transmettre ses droits. Gabrielle et Xena sont en liens avec des Amazones sur plus d’une trentaine d’épisodes. On voit plusieurs tribus d’Amazones. Xena n’est pas une Amazone, mais on joue tout le temps dans la série sur le fait qu’elle a une âme d’Amazone. D’ailleurs, la version française a utilisé le terme d’Amazone pour traduire une phrase parlant de Xena qui n’avait absolument aucun rapport, qui utilisait un mot peu utilisé qui renvoyait plutôt au monde de la prostitution : « tu es une Amazone manquée ». C’est hyper intéressant par rapport à la construction du garçon manqué, de l’Amazone manquée.

Avec Xena tout est plus complexe parce qu’il y a le rapport avec Gabrielle : elles se roulent des pelles en permanence, elles se font des câlins, il y a de gros sous-entendus sur leur sexualité. Pour moi ce n’est pas du sous-texte, c’est là, au milieu. Il y a d’ailleurs l’un des épisodes finaux : des fans de Xena congèlent leur corps pour tenter de récupérer Xena et Gabrielle dans le monde contemporain. Et là, on voit trois fans de Xena qui discutent ensemble en disant « oui, bien sûr qu’elles baisent ». Au sein même de la série, on joue avec cela, ce n’est pas simplement sous-entendu.

Dans des interviews de Lucy Lawless, l’actrice qui incarne Xéna, elle explique qu’elle n’était pas du tout consciente de ce sous-texte là, en tout cas dans les premiers temps. Dans une interview, elle commente la relation entre Xena et Gabrielle.

Transcription du passage commenté :

« I think Gabrielle was the audience, she was every man. It’s like straight man in comedy. If there isn’t a straight man, something is not funny. Without Gabrielle, Xena isn’t… oh gosh, I don’t even know how to express. You can’t be a big sister without a little sister, you know. And Gabrielle made Xena makes sense. »

«  Je pense que Gabrielle représente le public, elle représente chaque homme. Et on a besoin de cela, autrement… C’est comme les hommes hétéros et la comédie, vous savez. Si on n’a pas d’hommes hétéros, il manque quelque chose de drôle. Alors… sans Gabrielle, Xena n’est pas… Oh mince, je ne sais même pas comme exprimer cela. On ne peut pas avoir de grande soeur sans une petite soeur, vous savez. Et Gabrielle donne sens à Xena. »

C’est complètement comme ça que c’est joué dans la série. Xena est là pour protéger Gabrielle. C’est Gabrielle qui va évoluer au fur et mesure pour gagner en compétences Au début elle ne sait pas se battre. Elle veut parler, elle ne veut pas se battre. Au fur et à mesure, elle va être obligée de se battre et elle va prendre un bâton. Puis elle va tuer, puis elle va devenir super badass et ne plus avoir besoin de Xena. Mais pendant toute la première partie où elle est une sorte de petit chiot fragile, Xena est là pour la protéger. En termes de carrure, même si Gabrielle devient beaucoup plus badass, elle n’aura jamais la carrure de Xena, même si on prend en compte l’évolution de personnage qui est très intéressante.

Le côté petite sœur / grande sœur, on le retrouve beaucoup au début de la série. Ça continue après, mais il se joue quelque chose de sexuel et romantique qui est entremêlée à cette relation parce qu’à chaque fois qu’elle se roule des pelles, ce sont dans des situations de protection l’une de l’autre. Par exemple à la fin d’un épisode, Xena est en train de crever, Gabrielle doit lui amener de l’eau et doit lui mettre dans la bouche, et donc évidemment elles se roulent des pelles pendant des plombes. C’est pour un vrai but, ce n’est pas gratuit. Elles s’embrassent dès la première saison, parce que l’une vient de mourir, l’autre est allée la chercher dans le Tartare et finalement elles reviennent ensemble. Il y a toujours une relation de protection en plus de l’aspect héroïque.

Xena portant Gabrielle
Source : https://dykewriter.files.wordpress.com/2016/02/xena-and-gabrielle_article_story_large.png

La référence la plus connue aux Amazones est Wonder Woman, avec celleau mythe des grecs, comment est-il réinjecté dans les univers des séries Lost Girl et Supernatural ?

Pour moi, la question dans le mythe des Amazones qui obsède notre époque contemporaine, c’est au sujet de sa réalité : est-ce que c’est vrai ? C’est la question qu’on me pose à la fin de toutes mes conférences. Personnellement, ce n’est pas une question qui m’intéresse. Il y a cette question, et puis le sujet du sein coupé, ce sont les deux choses dont on me parle quand on connaît un peu le mythe des Amazones. Les milieux féministes connaissent d’avantage le mythe des Amazones, j’y rencontre d’avantage des personnes qui vont me citer des noms d’Amazones en particulier (Antiopé, etc). Il y a une image des Amazones, biaisée mais intéressante, qui a été diffusée dans le féminisme et le lesbianisme.

Dans Lost Girl, ce qui est repris, c’est l’idée de communauté : la communauté est toujours là, dans Wonder Woman, dans Supernatural, dans Lost Girl. Mais c’est une communauté de prison [ndlr: l’épisode de Lost Girl en question se déroule dans une prison], avec l’idée de renfermement sur soi-même et de non-mixité. Cette non-mixité n’est pas choisie par les prisonnières mais elle est choisie par les Amazones. Il y a des petits moments dans Lost Girl où ça parle du mythe, ce qui me permet de voir ce qui est véhiculé des Amazones : et ça part du lien avec les hommes, toujours.

Pour résumer l’épisode en question (épisode 1, saison 3), Bo se retrouve en prison avec une co-détenue qui lui explique que les Amazones sont des femmes cruelles qui s’accouplaient avec leur voisin une fois tous les cinq ans, et qui tuaient leur enfant lorsqu’il s’agissait de garçons. Alors Bo lui dit : «ah oui, donc ce sont des meufs hyper cruelles et armées ». Une Amazone arrive alors et la plaque contre le grillage de manière féroce. Il s’agit d’une vision négative des Amazones, comme des femmes qui haïssent les hommes et les tuent. Pourtant, dix minutes après, Bo discute avec la doctoresse qui lui dit que ce sont aussi des personnes qui ont fait la fierté du sexe féminin. On retombe alors sur quelque chose de positif. On a ces deux visions-là dans l’épisode.

Bo, l’héroïne de Lost Girl et une gardienne de prison (épisode 1, saison 3)
Source : https://www.syfy.com/sites/syfy/files/1416399108-s03_e0301_01_135725237663___CC___1920x1080.jpg

Dans Supernatural (épisode 13, saison 7), c’est exactement cette même idée des Amazones qui haïssent les hommes. Ce qui est réincorporé dans Supernatural et qu’on ne trouve pas dans Lost Girl, c’est l’idée du rituel. Le rituel de manger un morceau de chair humaine pour montrer que l’on est une Amazone, le rituel de tuer son père pour accéder au rang d’Amazone. La question de l’initiation revient dans Xena et Wonder Woman. Dans Supernatural, c’est une vision très hétéronormative : les Amazones sont des connasses qu’il faut buter, elles n’ont rien de positif, ce qui n’est pas le cas dans Wonder Woman, Xena et Lost Girl – même si dans Wonder Woman on arrive quand même à dire « non les Amazones c’est pas bien, il vaut mieux vivre avec les hommes ». C’est ça la morale. Mais les Amazones y sont moins critiquées. À la fin de l’épisode de Supernatural, les héros sont dégoûtés de ne pas les avoir toutes tuées.

Emma, la fille Amazone de Dean, venue tuer son père Dean (en arrière plan) afin de compléter son rite d’initiation
Source : http://www.supernaturalwiki.com/File:Amazonemma.jpg

Aujourd’hui, les Amazones ont plutôt une portée positive et favorable, ce sont des meufs badass qui ont réussi dans la vie – jusqu’aux cheffes d’entreprise, comme quoi cela a aussi un intérêt dans le cadre du capitalisme. Mais ça n’a pas toujours été comme ça, il y a eu une période où c’était une insulte. Dans Supernatural, on est plutôt dans l’ordre de l’insulte. Ils rajoutent aussi des choses, comme le fait que les Amazones grandissent en trois jours, ce qui n’existe pas dans le mythe.

Il y a aussi l’idée de la mutilation qui revient, la question du sein qui est brûlé.

Apparemment, selon les mythes, cela pourrait venir d’une mauvaise interprétation de l’étymologie du mot grec pour Amazone.

Parmi les auteurs les plus anciens, on parle d’un sein qui est brûlé avant l’adolescence pour ne pas qu’il pousse. Récemment, j’ai découvert la pratique du repassage de sein : on applique des cailloux chauffés très fort sur les seins des femmes pour ne pas qu’ils se développent trop vite et pour retarder la sexualisation. Cela rejoint ce mythe des Amazones qui appliquent quelque chose de très chaud sur le sein gauche pour retarder son développement. Il n’y a donc pas de mutilation réelle. Par contre elles mutilent ou tuent les petits garçons qui naissent, elles leur cassent les articulations pour qu’ils ne puissent pas se développer  « normalement ». On retrouve ça dans Supernatural, puisqu’elles coupent les deux bras et les deux jambes, ce qu’on ne retrouve pas dans les autres films et séries.

Pour conclure, est-ce que tu veux rajouter quelque chose qu’on n’a pas abordé qui te semble important ?

J’ai dégagé deux grandes catégories de discours majoritaires dans la réception contemporaine des médias de masse :

  • Un discours différentialiste moralisateur (« c’est bien les hommes, il faut vivre avec les hommes, ils sont gentils ») qui est très courant.
  • Et un discours émancipateur, d’empowerment, qui peut être calqué sur les hommes.

Par exemple, Wonder Woman qui va apprendre à une petite fille noire à se servir d’une épée dans l’animé de 2009. Ok, c’est de l’empowerment, mais le but est d’acquérir les mêmes armes que les hommes. Il y a donc ce cas où l’empowerment consiste à devenir des hommes, mais d’autre part, il y a un aspect plus à la Xena qui va être un empowerment qui se détache de plus en plus de la masculinité. Même si Xena a des comportements très masculins et que n’importe quelle personne qui a appris les normes sociales va associer son comportement à des normes dites masculines, c’est plus nuancé que cela et ça va développer d’autres manières de penser la féminité même si ça reste très normatif. Avec Xena, à mon avis, il y a plus de capacités d’évolution. Parfois c’est énervant d’essentialisme, mais par moment il y a des éléments très transgressifs.

Voilà les deux discours que l’on retrouve majoritairement quand on utilise le mythe des Amazones dans le contexte des médias de masse : émancipateur, et différentialiste moralisateur.

Le Brio (2017) : plaidoyer en faveur d’un professeur raciste et élitiste

 

Yvan Attal filme dans Le Brio une étudiante nommée Naïla Salah, jeune femme vivant à Créteil, qui suit ses premiers cours de droit à l’université parisienne de Panthéon-Assas. Elle y est confrontée à un professeur, blanc, qui va lui apprendre la rhétorique et la faire participer à un concours d’éloquence. Le film reprend le trope du Professeur Sauveur Blanc : une femme ou un homme blanc, professeur-e émérite et reconnu-e, fait profiter de ses lumières de jeunes élèves racisé-e-s vivant dans des cités pour qu’iels s’élèvent au-dessus de leur condition. Très régulièrement utilisé, ce trope a par exemple était mis en oeuvre dans le film Les Grands Esprits d’Olivier Ayache-Vidal sorti en septembre 2017, qui mettait en scène un professeur agrégé de lettres au prestigieux lycée parisien Henri IV parachuté dans un établissement de banlieue à Stains.

Le Professeur Sauveur Blanc n’est pas forcément une personne qui fait preuve de racisme explicite à l’écran, et lorsque c’est le cas, cela est souvent minimisé et présenté comme de l’humour ou de la provocation inoffensive. En revanche, elle occupe toujours une position de domination dans le sens où elle donne des leçons à ses élèves racisé-e-s et leur apprend en particulier quelles sont les bonnes manières de réagir face au racisme : ne pas « se victimiser » (c’est-à-dire ne pas dénoncer les discriminations ou s’en servir comme excuse pour leur situation sociale et scolaire) et travailler dur pour s’intégrer, en adoptant les codes des milieux dominants blancs et éduqués.

Dans Le Brio, le racisme du professeur Pierre Mazart semble d’abord être reconnu et expressément dénoncé comme tel, ce qui est assez rare pour ce type de film. Mais la situation va se renverser au fur et à mesure que progresse le scénario, pour retrouver les caractéristiques habituelles du trope du Professeur Sauveur Blanc :

  1. Pour éviter une sanction disciplinaire de l’université, Mazart donne des cours particuliers à Naïla Salah, sa dernière victime en date, afin de la présenter à un illustre concours d’éloquence. A la fin du film, l’élève victime se retrouve à plaider brillamment pour le salut de son professeur devant le conseil de discipline qui menaçait de le démettre de ses fonctions. Alors que le professeur semble être dénoncé pour ses attitudes racistes en début de scénario, le film finit par le défendre activement.
  2. Naïla refuse d’abord de se taire face au comportement raciste de son professeur et de « s’intégrer ». Mais elle accepte au cours du film d’adopter les codes requis dans l’univers du professeur, de l’université et plus tard de sa profession d’avocate. Il s’agit de parler un français châtié, de se tenir droite, de porter certains types d’habits. Quelques années plus tard, face à ses clients arabes, de classe populaire et accusés de délits, elle joue à son tour un rôle actif dans la propagation de ces mêmes codes pour les présenter devant la cour et les défendre.

 

Un professeur antipathique et raciste, à première vue.

Dans la séquence d’ouverture du film, la caméra suit Naïla Salah qui se rend à l’université pour son premier cours de l’année : depuis le train, jusqu’à l’entrée somptueuse de Panthéon-Assas, et enfin dans les grands couloirs jusque dans l’amphithéâtre gigantesque où se tient le cours du professeur Pierre Mazart. Celui-ci remarque immédiatement son arrivée et profite alors de son retard pour la stigmatiser.

La jeune femme ne se laisse pas faire et demande pourquoi il l’humilie publiquement. Commence alors un échange au cours duquel Pierre Mazart va s’avancer toujours plus loin dans les répliques racistes et classistes. Il ironise sur un prétendu « complexe de persécution » soi-disant « typique » et sous-entend ainsi que la jeune femme s’imagine être ici victime de racisme. Il prétend ne pas distinguer son prénom de son nom (arabes, visiblement incompréhensibles pour ses oreilles de blanc français), et la corrige sur sa manière de s’exprimer.

La scène alterne des plans depuis le point de vue du professeur et des plans depuis le point de vue des élèves et de Naïla, comme pour adopter de manière équitable les perspectives de chacun des personnages. Les plans révèlent l’immensité de l’amphithéâtre, comme une arène dans laquelle serait jetée Naïla, mais aussi une foule d’élèves à laquelle fait face, seul, le professeur. Pour autant, la séquence semble plutôt dénoncer le professeur. L’amphi proteste largement en entendant les propos racistes que Mazart lance à Naïla Salah. Des plans sur les réactions de la jeune femme montre son ébahissement et son ulcération, tandis que l’on peut voir des élèves sortir leur téléphone pour filmer la scène – des vidéos qui, on le devine, se retrouveront sur les réseaux sociaux pour déclencher un scandale.

 

 

L’héroïne n’est pas seule, elle bénéficie du soutien des autres élèves de l’amphi : une voix venue des rangées de sièges – on ne verra pas de qui – lance au professeur qu’il s’agit de racisme, qu’il n’a « pas le droit ». Par la suite, même le président de l’université, qui a l’habitude de couvrir les frasques de Mazart, reconnaît explicitement que cette fois-ci le professeur est allé trop loin une fois de trop, et qu’il ne pourra pas empêcher qu’un conseil de discipline ait lieu. En apparence donc,le racisme de Pierre Mazart semble être avéré, reconnu par les étudiants et l’institution, et dénoncé comme tel.

Par ailleurs, quelques scènes dans le premier tiers du film brossent un portrait assez antipathique de Mazart : il fait un doigt d’honneur au vigile de sécurité à l’entrée de l’université, harcèle puis insulte une femme dans la rue alors qu’il est ivre – un bon exemple de harcèlement de rue perpétué par des hommes blancs éduqués, habituellement peu représenté -, et dîne systématiquement seul. Ces éléments contribuent à faire de Mazart un personnage hors des normes. Et ce qui va « rattraper » Mazart, c’est qu’il est également un professeur hors norme, au dessus du lot, grâce à ses talents d’orateur et de transmission des savoirs à ses élèves.

Ceci, Mazart va pouvoir le démontrer lorsqu’on lui propose un échappatoire pour éviter une sentence trop sévère de la part du conseil de discipline. Son ami le président de l’université lui suggère en effet une solution pour « bien fermer la gueule au recteur » : entraîner Naïla Salah pour qu’elle participe au prestigieux concours annuel d’éloquence inter-université. Le cynisme des deux hommes avance à visage découvert : il s’agit de fournir une caution « diversité » et anti-raciste à la fois à Mazart et à l’université, en endossant le beau rôle de l’université qui présente au concours une jeune femme « issue de la diversité ». Celle-ci n’a selon eux aucune chance de gagner mais qu’importe : l’essentiel est de donner l’impression de remplir courageusement sa vocation de professeur même face aux causes perdues (car pas une seule seconde, au début du film, les deux hommes ne peuvent s’imaginer que l’étudiante a une chance de gagner le concours – elle atteindra pourtant la finale).

 

Un professeur aux méthodes problématiques, mais un pilier de l’excellence.

Un soir, Mazart propose des cours particuliers à Naïla pour la présenter au concours : elle est révoltée contre le professeur et refuse d’envisager d’aller à ce cours. Mais on retrouve l’étudiante le lendemain matin prête à étudier la rhétorique avec Mazart. Que s’est-il passé entre temps ? Le film a réalisé une ellipse qui n’est pas anodine. Qu’est-ce qui fait que Naïla, malgré sa rancœur, a changé d’avis et décidé de se retrouver seule avec ce professeur raciste ? Les spectateurices ne peuvent que spéculer, mais le discours général du film tendrait à appuyer la thèse selon laquelle, au fond d’elle-même, l’étudiante sait que son salut passe par les voies de l’excellence incarnées par son illustre professeur. Et cela est tellement évident qu’il n’est pas la peine de l’expliquer à l’écran.

La supériorité intellectuelle de Mazart sert à excuser ses comportements déplacés et problématiques. Il s’inscrit ainsi dans une longue lignée de personnages de professeurs, instructeurs et autres entraîneurs qui insultent, humilient, agressent voire même blessent leurs élèves pour « leur bien » et pour qu’iels atteignent l’excellence (Mazart n’est pas sans rappeler, quelques degrés de violence en moins, le personnage de Fletcher dans le film Whiplash). Mazart reprend systématiquement Naïla sur son langage en faisant mine de ne pas la comprendre. Il la touche en posant ses mains sur son dos et sur son ventre sans la prévenir : iels sont alors seuls dans une salle de classe, et la réaction de Naïla est d’abord celle de la surprise puis de la protestation. Mais la menace d’un attouchement à caractère sexuel est complètement évacuée par le film puisque Mazart disqualifie les faibles protestations de l’élève, comme si cette menace ne pouvait pas être réelle. Comme si la jeune femme voyait toujours le mal dans les intentions de son professeur.

Le film explique le comportement de Mazart comme étant simplement un désir de faire des blagues et de provoquer, pas comme un « racisme véritablement dangereux ». Ainsi s’amuse-t-il à l’appeler « Fatima », parce que « c’est joli Fatima » explique-t-il d’un air faussement innocent (comme si toutes les femmes arabes étaient interchangeables et pouvaient être appelées par le même prénom).

Mazart ajoute donc à son score plusieurs comportements sexistes qui ne sont pas condamnés par le film. En effet, Naïla Salah, en plus de suivre la longue route vers l’apprentissage des codes de l’intégration, doit aussi apprendre à gérer ses émotions : elle se met souvent en colère, ce qui l’empêche de garder son sang-froid pour répondre intelligemment grâce à ses compétences rhétoriques. Lors du premier tour du concours d’éloquence, elle délivre ainsi une piètre performance à la suite de l’attaque oratoire pétrie de racisme de son opposant.

Heureusement, un homme, Mazart, va lui apprendre à surmonter ses émotions et à être « fière de ce qu’elle est ». Le traitement « pas-vraiment-raciste » du professeur est même un excellent outil pédagogique dont a besoin Naïla, pour l’entraîner à affronter le racisme qu’elle peut rencontrer chez les autres élèves et adversaires dans le concours. L’ironie restant qu’il s’agit d’un homme blanc de classe aisée, n’ayant subi aucune des situations que Naïla rencontre quotidiennement, qui le lui apprenne : le trope du professeur sauveur blanc dans toute sa splendeur.

 

L’art d’avoir toujours raison, selon Schopenhauer : la base de la rhétorique enseignée par Mazart.

Un racisme peu menaçant

L’existence et les conséquences du racisme de Mazart semble se résumer à un mécanisme simplement individuel et non pas s’inscrire dans une structure plus globale, répandu dans l’ensemble de la société et des institutions. Étant individuel, et lorsqu’il se manifeste sous forme de remarques ou de blagues, ce racisme ne serait pas dangereux et n’aurait pas de conséquence « sérieuse » d’ordre matériel et psychologique sur les personnes qui le subissent. De plus, il s’expliquerait par la psychologie des individus. Dans le cas du professeur Mazart, il s’agit de l’envie de provoquer et de faire des blagues : utiliser des stéréotypes racistes et classistes seraient un simple ressort humoristique plutôt inoffensif.

Au premier tour du concours d’éloquence, l’opposant de Naïla multiplie les allusions racistes pour déstabiliser la jeune femme. Le jury et le public restent sagement silencieux pendant que la jeune femme est humiliée. La stratégie de son opposant marche, puisque la jeune femme perd ses moyens. Cet étudiant sera heureusement disqualifié par le jury en raison de son comportement, et Naïla remportera quand même le tour malgré sa piètre performance. Dans le film, cette scène joue un double rôle. Il s’agit tout d’abord d’un avertissement : c’est à Naïla de changer son comportement, ne pas se victimiser et travailler plus dur. Les multiples rapports de domination qui sont à l’œuvre induisent des humiliations publiques et la perte de confiance en soi de Naïla : mais la charge de surmonter ces obstacles repose sur les épaules seules de la jeune femme.

Cette scène permet aussi de distinguer Mazart, dont le racisme n’a pas pour but de d’humilier la jeune femme, et le racisme de l’étudiant qui vise à nuire. Une autre scène du film appuie cette vision de Mazart comme personnage dont les propos discriminants ne cibleraient pas plus les personnes arabes que d’autres personnes : lorsqu’un étudiant redoublant de la même promotion que Naïla lui explique que Mazart se moquait systématiquement de son origine aristocratique pendant sa première année d’université. La mise en équivalence des deux situations ne fonctionne pourtant pas : placer les blagues et les piques de Mazart au sujet de l’aristocratie sur le même plan politique que les discriminations subies par les personnes racisées, revient à ignorer les effets concrets du racisme tels que les obstacles pour l’accès à l’emploi, à l’éducation et la santé, entre autres.

 

 

Cet étudiant est lui aussi révolté par le comportement de Mazart. A vrai dire, il semble même être plus en colère que Naïla elle-même et ne comprend pas ses réactions : il lui demande plusieurs fois pourquoi elle ne porte pas plainte et pourquoi elle prend des cours particuliers avec lui. C’est lui, enfin, qui lui révèle à la fin du film qu’elle n’est en fait qu’une caution, l’« amende honorable » de Mazart pour qu’il évite d’être sanctionné. Cet étudiant est blanc, donc non directement concerné par les comportements de Mazart, mais il reproche à Naïla de ne pas dénoncer le professeur. Que le film semble plutôt critique envers ce personnage est assez intéressant lorsque l’on pense à la figure de l’allié qui donne des leçons, ou à celle du Social Justice Warrior qui voit des discriminations partout et demande réparation sans tenir compte de l’avis des personnes directement concernées. Malheureusement, cette critique est à double tranchant d’un point de vue politique, puisqu’elle se fait au profit du personnage de Mazart : l’allié blanc est dénoncé pour mieux défendre le professeur raciste.

Au final, ce que le film semble critiquer dans la posture de cet étudiant est le fait de ne pas voir Mazart tel qu’il est réellement, au contraire de Naïla qui est directement concernée par son comportement raciste mais qui apprend tout de même à le connaître. Les gens qui dénoncent les comportements racistes des personnes seraient donc, nous dit le film, peu clairvoyant-e-s et passeraient à côté de qui sont réellement les gens. Au lieu de dénoncer et de vouloir sanctionner les personnes pour leur racisme, iels devraient plutôt chercher à les comprendre et trouver ce qui est bon en elles en tant qu’êtres humains.

 

A la fin, Pierre et Naïla deviennent super potes.

Même si tout le monde se plaint du professeur – y compris l’agent de sécurité noir à l’entrée de l’université, à qui Mazart fait un doigt d’honneur en toute tranquillité -, jamais il ne présente la moindre excuse ou ne reçoit de sanction. Les personnages victimes du professeur sont choqués et révoltés, mais aucun-e ne porte plainte et aucune action concrète ne sera jamais prise contre le professeur. La seule menace sérieuse qui plane sur le professeur durant tout le film est le conseil de discipline, dont il est sauvé par son élève et amie Naïla Salah lorsqu’elle y délivre, avec brio, un plaidoyer en sa faveur.

De même, on ne verra pas à l’écran la punition du premier opposant au concours d’éloquence qui fait preuve de racisme. Il y a comme une réticence à montrer à l’écran des actions concrètes contre les personnes ayant des comportements racistes, blocage qui s’explique peut-être par le fait que, dans le film, la charge de surmonter le racisme appartient d’abord aux personnes qui le subissent.

 

Une fracture multiple à combler, pour s’intégrer.

Le film développe ses personnages et son scénario selon une fracture dont les deux bords sont représentés par Naïla Salah et Pierre Mazart. Elle est une jeune femme arabef, et il est un homme blanc d’âge mûr. Il représente l’ancienne garde dans une université au hall de marbre, au français soutenu et aux effets oratoires élaborés. Elle fait partie de la nouvelle génération prompte à s’enflammer et à dénoncer en les insultant les comportements qu’elle trouve scandaleux : mais voir du racisme partout ne serait-il pas une manière de se victimiser, de se chercher des excuses pour les échecs scolaires et professionnels en trouvant les raisons ailleurs qu’en soi-même ? C’est en tout cas ce que suggère le film à de multiples reprises. Même la mère de l’héroïne ne comprend pas de quoi se plaint sa fille lorsque celle-ci lui parle de son professeur raciste : la jeune génération est trop susceptible, elle cherche trop.

A cette fracture générationnelle, se superpose un gouffre en terme de classe : d’un côté la banlieusarde vivant dans un appartement modeste et de l’autre le professeur parisien qui fréquente les grands restaurants. Cette triple fracture – de race, de classe et de génération – s’incarne spatialement par les allers-retours de Naïla entre deux mondes distincts : Paris avec l’université de Panthéon-Assas, et Créteil « la-banlieue », avec ces « jeunes » qui traînent à la nuit tombée au pied des immeubles.

Naïla navigue, seule, entre deux mondes. Par exemple, Pierre Mazart ne se rend jamais à Créteil. Tout au plus apprend-il une ou deux insultes en arabe. Le scénario du film consiste à faire en sorte que Naïla adopte les codes du monde de Mazart pour réussir. Car pour que cette réussite ait une réelle valeur, elle doit se passer dans ce monde-là : le petit copain qui passe son permis pour être chauffeur à son compte ne joue pas dans la même cour – et Mazart ne manquera pas de le faire remarquer à Naïla. Enfin, le monde social parisien de la jeune femme est centré autour d’hommes blancs ayant un statut social élevé : outre Mazart, le seul autre étudiant en droit avec lequel elle échange est un jeune homme blanc de classe aristocratique. Pourtant, étant donné le nombre d’étudiant-e-s dans sa promo, on peut imaginer que d’autres élèves vivent des situations similaires à celles de Naïla et pourraient partager leur expérience. L’absence de ce type d’échange dans le film contribue à renforcer l’isolement de Naïla face à Mazart : il est la seule option vers la réussite, le seul modèle que le film lui offre.

Ce monde auquel il faut s’intégrer, c’est aussi le monde de l’apparence et de la rhétorique, plutôt que celui de la vérité : « Avoir raison, la vérité on s’en fout. » dit Mazart à Naïla. Il y a un petit côté mission civilisatrice dans l’attitude de Mazart lorsqu’il la sermonne pour ne pas parler un français assez soutenu et de ne pas s’habiller « correctement » : « Vous croyez quoi ? Qu’on n’est pas jugé sur son apparence, que la manière dont on se présente au monde n’a pas d’importance ? L’éloquence, la rhétorique, c’est précisément cela que je vais vous apprendre. » L’idée que la rhétorique et quelques habits bien choisis peuvent contrebalancer les biais que l’on peut rencontrer chez ses interlocuteurices justifierait l’apprentissage des outils des dominant-e-s pour réussir. En fait, il s’agirait même de la seule solution valable.

Pendant le film, Naïla n’appartient complètement à aucun de ces deux mondes : à la maison et avec ses ami-e-s, elle est « super française », ainsi surnommée en raison de son éloquence et de sa grammaire parfaite. D’ailleurs durant le film, on la voit reprendre à plusieurs reprises ses camarades lorsqu’iels font des fautes de français, annonçant la scène finale avec son client. À Paris pourtant, elle perd étonnamment ses moyens lorsqu’elle parle, et doit apprendre de nouveaux codes. Il s’agit pour la jeune femme de combler cette fracture qu’elle incarne entre les deux mondes, ce qui revient dans le film à intégrer le monde des blanc-he-s, des personnes éduquées, des dominant-e-s, sans renier ses origines symbolisées par son petit ami et son utilisation de la langue arabe.

Le vêtement est utilisé comme symbole de ces tensions et de ce mouvement d’intégration : à plusieurs reprises, Mazart lui enjoint de quitter son « uniforme de banlieusarde informe » (dit-il en costume veste-cravate, un autre type d’uniforme après tout). Naïla s’exécute après quelque résistance, mais c’est en sweat et jeans qu’elle fait son plaidoyer en faveur de Mazart. Contrairement à ce qu’affirme Mazart, il n’y pas que l’apparence qui compte, la vérité et le talent sont aussi importants. Ceci est vrai pour Naïla qui doit trouver sa place, mais aussi pour le professeur : la vérité du personnage de Mazart révélée au cours du film, ce n’est pas qu’il est raciste, c’est qu’il est un excellent professeur qui a aidé Naïla.

La transformation de la jeune femme s’achève quelques années plus tard, au terme de ses études. Et c’est un autre uniforme, la robe d’avocat, que Naïla Salah revêt pour célébrer sa réussite. A son tour, elle donne des instructions à son client pour s’en sortir devant la justice : parler un langage plus soutenu et remplacer ses vêtements de sports par un costume.

 

L’uniforme de la banlieusarde : sweat à capuche, t-shirt et casque audio autour du cou.

L’autre uniforme de classe, chemisier et veste noire cette fois-ci.

***

Résumons : une étudiante victime du racisme de son professeur fait un plaidoyer en sa faveur pour éviter son renvoi. Le-dit professeur ne s’excuse jamais ni ne remet son attitude en question. Le film lui donne même raison sur l’essentiel : l’importance de l’apparence et des qualités d’éloquence pour réussir. Le reste de ses propos racistes ne sont « que » des mots, des « provocations » qui sont elles-mêmes utiles puisqu’elles servent à entraîner la jeune femme à ne pas se laisser dominer par ses émotions.

Ainsi formée, la jeune femme pourra aller à son tour éduquer les petits délinquants de « son milieu » pour qu’ils fassent meilleure figure au tribunal et leur éviter des sentences trop lourdes. C’est certes une chose absolument essentielle d’acquérir des outils et des armes pour se défendre, faire sa place et remettre en question les règles dominantes. Mais pourquoi montrer l’héroïne prendre conscience de cela grâce à un professeur blanc et raciste aux méthodes éducatives humiliantes ?

Arroway

Le Nouveau Stagiaire (2015): le patriarcat ne se fait jamais trop vieux.

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« Je déteste jouer le rôle du féministe, mais… » Il y a quelque chose de perturbant dans cette formule employée par De Niro pour s’adresser à son interlocutrice Jules, jouée par Anne Hathaway, dans l’une des scènes clé du film. Parfait exemple de mansplaining, De Niro amorce à ce moment de l’intrigue une « leçon de féminisme » qu’il prodigue à une jeune femme brillante qui a monté une entreprise florissante. L’héroïne en larmes, à la fois en raison de déboires amoureux et de déceptions au travail, écoute cet homme providentiel et paternel qui lui conseille de prendre ses propres décisions et de gérer son entreprise comme elle l’entend. Comme si elle l’avait attendu jusqu’ici pour le découvrir…

Cette scène résume à mon sens un grand nombre des défauts du film Le Nouveau Stagiaire : il s’agit d’une comédie « moderne » qui intègre ce que la société états-unienne a bien voulu entendre des revendications du féminisme libéral, mais qui ne remet pas vraiment en cause les fondements du patriarcat et les inégalités découlant directement du système capitaliste. La figure paternaliste incarnée par un De Niro sexagénaire et débonnaire guide une femme d’affaire blanche et trentenaire qui, malgré la réussite de son entreprise, n’arrive pas à trouver le « bon » équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée. Autrement dit, au sein du film, obtenir une place traditionnellement monopolisée par les hommes sur le marché capitaliste ne suffit pas à faire bouger des stéréotypes genrés toujours tenaces. Que les hommes se rassurent : les femmes auront toujours besoin d’eux pour pleurer sur leurs épaules et suivre leurs conseils dans tous les aspects de la vie.

Nancy Meyers, la réalisatrice du film, s’est donné pour objectif de réhabiliter les femmes dans le travail entreprenarial à travers l’image de « la bonne patronne ». Les femmes d’affaires volontaire, à la carrière florissante et qui aiment leur travail, est un thème qu’elle a d’ailleurs exploré dans ses autres films « Ce que veulent les femmes » et « The Holiday » :

« Il n’y a pas assez de films qui montrent des femmes qui travaillent et qui en sont satisfaites, qui sont bonnes à ce qu’elles font et qui sont de bonnes patronnes. Si je vois un film de plus avec une femme qui est une patronne horrible détestée par ses employées… », dit Meyers en levant les yeux au ciel.

« There aren’t enough movies that show working women who are content at their job, good at their job and good bosses. If I see one more movie where a woman is a horrible boss who is hated by her employees … » Meyers says with an eye-roll.

Interview pour The Guardian, octobre 2015

Dans cette déclaration, Meyers fait référence aux représentations souvent négatives des femmes ayant du pouvoir en entreprise. Ces représentations font écho à la manière dont les femmes sont perçues par leurs collègues et leur hiérarchie dans le monde du travail, et contribuent ainsi à la perpétuation de ce sexisme structurel. En effet, les femmes voient régulièrement leurs compétences remises en question lorsqu’elles occupent une position hiérarchique élevée. Lorsqu’elles gèrent des équipes, elles subissent des injonctions contradictoires : soit elles sont renvoyées à une pseudo « féminité douce » qui manqueraient de poigne et de « leadership » pour être suffisamment efficace dans le monde des affaires, soit, au contraire, elles sont considérées comme « frigides », dures, intransigeantes. Dans tous les cas, elles transgressent la place subalterne qui leur est normalement assignée en occupant une position de pouvoir.

Mais la portée féministe du film de Meyers trouve (très) vite ses limites.

Un féminisme pro-capitaliste

Le héros principal du film n’est pas Jules la femme cheffe d’entreprise, mais Ben, un vieil homme blanc joué par Robert De Niro. Le Nouveau Stagiaire raconte l’histoire de cet homme à la retraite qui s’ennuie sans son travail. Car le travail, c’est la vie ! nous fait comprendre le début du film. Et en dehors du travail, point de salut ! Notre héros s’ennuie tellement dans sa vie de retraité qu’il décide en effet de faire un stage à 70 ans. Avant cela, il a tout essayé : voyager et revenir avec un collier de fleurs, lire des livres, faire du tai chi dans un parc le matin, lire le journal dans un café, etc.

Hélas, l’univers n’est pas aussi vaste d’opportunités que ce bon vieux monde de l’entreprise, avec ses contraintes horaires, son stress, sa hiérarchie… Pour Ben, être au bureau, c’est comme être de nouveau « à la maison ». Et pour cause, notre héros fait son stage dans les mêmes locaux où il a travaillé pendant 40 ans : home sweet home… Sans distance critique aucune, le film reprend un discours capitaliste qui encourage les salarié-e-s à passer le plus de temps possible à travailler pour l’entreprise (autrement dit, à fournir encore plus de travail non-rémunéré au bénéfice des propriétaires), en créant l’illusion d’un espace de vie plus accueillant et plus épanouissant que sa propre maison. Et le monde de l’entreprise est tellement fantastique, que Ben va même y trouver le bonheur tout en bas de la hiérarchie : à la position de stagiaire.

Ben est recruté dans une start-up de commerce de vêtements en ligne qui a été créée par Jules (car dans les comédies états-uniennes, lorsque des femmes créent leur affaire ou sont à la tête d’une entreprise, c’est plus souvent dans le secteur de la mode, de l’édition et de la restauration que dans le domaine de l’opto-électronique). Jeune femme dynamique qui n’a pas une seconde à elle, Jules est à la tête d’une entreprise de deux cents de personnes. Dédiée à 110 % au succès de sa boîte, Jules est surtout à fond dans le micromanagement… On la voit au téléphone au service après-vente, à l’entrepôt d’emballage des paquets pour expliquer aux employées comment plier des vêtements, en train de reprendre le travail des graphistes, courir entre deux réunions… Bref, elle donne de la tête partout : il s’agit de « son » entreprise, on l’a bien compris. En parallèle, elle est mère d’une petite fille et en couple avec un partenaire qui a laissé tomber son travail pour s’occuper à plein temps de l’enfant.

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La réussite selon Nancy Meyers : une jeune femme blanche, mince, habillée de manière branchée, qui fait tranquillement du vélo dans les locaux de son entreprise pendant que son employée court derrière elle.

Ces scènes illustrent un point de vue féministe libéral qui suggère que « la solution » au patriarcat, c’est de permettre aux femmes l’accession aux postes de pouvoir économiques et politiques de la même façon qu’aux hommes. Le problème est que cette « solution » continue d’alimenter les mêmes inégalités économiques et sociales au sein du système capitaliste. L’entreprise est fortement hiérarchisée : en dehors des actionnaires de l’entreprise, Jules semble être celle qui prend toutes les décisions, et on la voit malmener ses subalternes à plusieurs reprises. Son entreprise baigne dans un culte du travail et d’un esprit « start-up » très à la mode qui se veut « jeune », innovant, convivial mais qui n’est qu’un vernis qui cache l’exigence d’une « flexibilité »  et d’un travail supplémentaire énorme demandés aux employé-e-s. Et même si l’entreprise a atteint son objectif de croissance beaucoup plus rapidement que prévu, la quête capitaliste d’un chiffre d’affaires toujours plus gros est le moteur de l’intrigue.

Enfin, il y a une absence totale de personnes racisées parmi les personnes ayant des responsabilités dans l’entreprise (ce qui se traduit à l’échelle du film par un casting particulièrement blanc), sans que cette inégalité ne soit dénoncée à aucun moment. Au contraire, l’une des rares fois où des personnes racisées apparaissent à l’écran correspond à une scène dans l’entrepôt particulièrement empreinte de paternalisme : Jules, en bonne patronne blanche, « apprend » aux femmes racisées employées – visiblement ravies- comment plier correctement des vêtements pour l’expédition … alors que c’est le boulot qu’elles font tous les jours. Le contenu du scénario et le manque d’acteurices racisé-e-s au casting reproduisent ainsi, sans distance critique, un racisme structurel à la fois dans le monde de l’entreprise et dans les représentations cinématographiques.

Le film semble esquisser une critique du capitalisme dans les effets sur la vie personnelle des employé-e-s. Enfin, surtout sur la vie de la patronne, ce qui invisibilise totalement les rapports de pouvoir et l’exploitation des salarié-e-s. On voit ainsi Jules être victime de stress et de surmenage (elle ne mange pas et ne dort presque jamais). Sa vie de famille disparaît et son lieu de travail accueille toutes ses activités « extra-professionnelles » telles que faire du sport, socialiser, dîner, et même dormir. Sa voiture avec chauffeur fonctionne même comme une extension de son lieu de travail. Mais finalement, tout cela n’est qu’un dérèglement temporaire dans la vie de Jules, et non pas un dysfonctionnement systémique. A la fin du film, l’héroïne trouve un bon équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle (c’est-à-dire dans son rôle de compagne et de mère), sans que son statut au sein de l’entreprise ne soit le moins du monde remis en cause.

Un paternalisme exacerbé

Deux autres éléments ternissent particulièrement le potentiel féministe et politique du film : d’une part, le fait que la réussite de Jules passe par son infantilisation en femme fragile qui « craque » en pleurant et qu’il faut soutenir, et d’autre part la mise en avant de personnages masculins comme agents indispensables à son succès.

Au cours du film, malgré sa réussite apparente, les vies professionnelle et familiale de Jules prennent un très mauvais virage : ses investisseurs lui demandent d’engager un PDG pour prendre sa place et son couple se met à battre de l’aile (son compagnon la trompe). Que faire face à ces problèmes professionnels et personnels que Jules ne peut (visiblement) pas résoudre toute seule ? C’est là que Papa De Niro entre en scène en devenant le stagiaire de Jules.

Tout devient alors très simple. Papa dit à Jules de manger et lui apporte une soupe – et voilà que Jules mange comme une grande alors qu’elle disait avant n’avoir jamais le temps. Papa conseille à Jules de dormir – voilà que Jules s’endort toute seule dans la voiture. Papa conduit sa fille Jules à l’école au travail, et voilà qu’il fait un peu partie de la famille et devient le confident de la jeune femme. Papa dit à Jules de ne pas trop boire alors qu’elle affirme pouvoir tenir l’alcool, et voilà qu’il se retrouve à lui tenir les cheveux pendant qu’elle vomit dans une poubelle. C’est à se demander comment Jules avait fait jusqu’à maintenant pour créer de toute pièce son entreprise de 200 personnes en 18 mois, trouver un mari et s’occuper de sa petite fille… De même, lorsque Jules doit prendre sa décision finale quant à savoir si elle doit confier les rênes de son entreprise à un PDG tiers ou diriger elle-même, notre héroïne vient chercher les sages conseils de Papa. Et, cerise sur le gâteau, ceux-ci reçoivent la bénédiction de son mari : Jules a ainsi les approbations des deux hommes de sa vie, elle peut continuer sereinement à diriger son entreprise en toute légitimité.

On notera que les seules relations positives de Jules en dehors du travail sont avec des hommes. La relation avec sa mère est exécrable, les échanges avec les mères des camarades de classe de sa fille sont teintés d’hypocrisie et de jalousie (vous avez dit stéréotypées ?). Jules n’a visiblement pas d’amies et elle arrive même à faire pleurer la seule femme dont elle serait la plus proche, son assistante personnelle au travail. En un mot : Papa De Niro est la seule ancre au port de sa vie, qui l’aide à se « calmer » et à se « recentrer » comme elle le dit elle-même (et c’est sûrement pour ça que De Niro l’emmène faire du tai chi à la fin).

Le film infantilise l’héroïne à de nombreuses reprises. Celle-ci prétend s’affirmer comme une femme indépendante qui sait ce qu’elle fait… or elle a systématiquement tort face à De Niro (y compris pour savoir quel est le plus court chemin pour aller à son rendez-vous, mais ça c’est normal, c’est parce que les femmes n’ont pas un bon sens de l’orientation). Le film ne cesse de montrer des femmes qui craquent et qui pleurent. La première fois que Jules demande à Ben d’effectuer une tâche, il la surprend dans une salle de réunion en train de pleurer. Et, réminiscence d’une « galanterie » sexiste que l’on croyait révolue, voilà que l’on nous explique que les hommes devraient toujours garder des mouchoirs sur eux pour pouvoir les tendre aux femmes, car celles-ci, non seulement pleurent tout le temps, mais en plus ne pensent jamais à en avoir sur elles (quelles écervelées). Le mouchoir en papier, c’est donc cet objet qui permet aux hommes de voler au secours des femmes (avant c’était l’épée et le cheval blanc, mais il faut bien faire avec son époque), et donc de les séduire par leur attention. C’est d’ailleurs comme cela que Ben a rencontré son épouse avec laquelle il est resté marié pendant plusieurs décennie.

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Alors que les pleurs des femmes servent ici à les dépeindre comme des êtres fragiles et à les placer dans une position de dépendance, les larmes que Ben laisse poindre font de lui un « homme total », c’est-à-dire qu’il sait être viril mais aussi sensible et à l’aise avec ses émotions (ce qui est traditionnellement associé au « féminin ») sans que cela ne le décrédibilise.

Sous prétexte de revaloriser l’expérience des « sénior-e-s » sur le marché du travail face aux « jeunes », le film renforce ainsi à grands coups de marteaux des poncifs sexistes et paternalistes.

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Le repos sur l’épaule paternelle après la cuite du soir.

De Niro : un mâle viril en voie de disparition

Papa De Niro n’est pas seulement le papa que toutes les petites filles rêvent d’avoir, c’est aussi un formidable « pote » : à peine arrivé à son premier jour de stage, voilà qu’il fraternise avec un autre stagiaire dans la vingtaine. Des trois stagiaires qui commencent le même jour que lui, c’est immédiatement du jeune homme blanc dont Ben se rapproche, plutôt qu’avec les deux autres personnes retraitées dont il partage pourtant la même expérience et le même dépaysement dans cette nouvelle entreprise. Le problème, c’est que l’une de ces personnes est une femme (dont on ne saura pas grand-chose à part qu’elle ne sait pas conduire, évidemment) et que l’autre est un homme noir (qui n’ouvrira pas la bouche pendant les courtes secondes où on le voit à l’écran faire tapisserie derrière De Niro et son jeune pote blanc).

En fait, De Niro est tellement charismatique qu’il ne gagne pas un mais trois jeunes potes blancs dans sa nouvelle entreprise. Mais comment fait-il ? C’est très simple : en prodiguant ses conseils de séduction pour aller draguer les filles. Fort de son expérience, il enseigne à la jeune génération pétrie de nouvelles technologies que les techniques à l’ancienne marchent le mieux : il vaut mieux aller parler en personne aux femmes « plutôt que d’envoyer des mails ou des textos », et un costume fait gagner plus de points qu’un t-shirt gris à la Zuckerberg.

Ben est un grand cœur sensible comme il le dit lui-même, et un tombeur de ces dames, forcément. Une scène particulièrement représentative du modèle de virilité présenté par le film est l’épisode avec la masseuse : travaillant pour les employé-e-s de l’entreprise, elle offre une petite séance de « détente » à Ben, ce qui lui provoque une érection dont ces deux voisins s’aperçoivent et qu’ils l’aident à cacher dans un moment de camaraderie virile.

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Yeah, papi a eu une érection au boulot. Topez-là !

Ben est en fait bien plus qu’un grand frère ou un mentor pour les jeunes hommes du film : il s’agit d’un des derniers spécimen d’une masculinité virile qui est en voie de disparition dans notre monde. « Regardez et apprenez, les garçons », dit Jules à ses jeunes employés mâles en pointant Ben, « parce que ça (elle désigne Ben), c’est ce qui est cool ». Dans une scène au bar, Jules délivre un discours typiquement masculiniste qui plaint les garçons d’aujourd’hui pour qui cela doit être dur de trouver leur place dans une société où les femmes sont plus encouragées et gagnent sur tous les tableaux. Visiblement, Jules et l’auteur/rice de ce script vivent dans un monde où les différences de salaires entre femmes et hommes n’existent pas, où les postes de pouvoir ne sont pas toujours très majoritairement occupés par les hommes, où le travail domestique n’est pas encore majoritairement effectué par les femmes, etc.

« Comment en une seule génération  », poursuit Jules « les homme sont-ils passés de mecs comme Jack Nicholson et Harrison Ford à … »

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…ça.

<(traduction : des jeunes hommes qui ne savent pas parler aux femmes, ne savent pas s’habiller, ne savent pas trouver de logement.)

Un autre preuve que De Niro est cet homme moderne et « total », c’est sa capacité à soutenir et encourager Jules à poursuivre sa carrière sans se sentir menacé lui-même. Le compagnon de Jules, plus jeune, échoue précisément à cette épreuve. Celui-ci se sent délaissé, jaloux peut-être du succès de Jules et du peu de temps qu’elle passe à la maison alors qu’il a lui-même laissé de côté une brillante carrière pour s’occuper de leur fille. Il se met alors à la tromper. En fait, le film semble tisser un lien entre travail et masculinité : lorsque De Niro désespère de ne pas travailler au début du film, il est montré comme totalement impuissant et dominé par une femme qui le harcèle et l’embrasse de force. Dès qu’il recommence à travailler, il redevient actif dans le rapport de séduction et noue une relation avec la masseuse au travail.

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De son côté, le compagnon de Jules n’a plus de travail salarié et ne peut même pas « exercer » sa virilité dans la chambre à coucher avec Jules : il va donc coucher ailleurs pour avoir « du temps à lui » (« me time » dit-il en anglais), autrement dit réaffirmer sa virilité. Le film opère ici une inversion des rôles puisqu’il s’agit d’une expression qui est d’habituellement entendue dans la bouche des femmes au foyer qui n’ont pas le temps de s’occuper d’autre chose que des enfants, des tâches ménagères et de leur mari lorsque celui-ci rentre du travail.

Les rôles de Jules et de son compagnon sont inversés par rapport aux normes traditionnelles dans lesquelles l’homme travaille et la femme reste à la maison. Mais les difficultés rencontrées par le couple sous-entendent que cette configuration n’est « pas naturelle »: Jules est une femme qui travaille, mais elle a des problèmes pour tout gérer en même temps et a besoin d’aide, tandis que son compagnon s’occupe de leur enfant à la maison mais doit combler le « manque de virilité » dû à l’absence de travail et de relations sexuelles avec sa femme en allant coucher ailleurs.

***

La seule « consolation » un tant soit peu féministe du film est que Jules gagne sur tous les tableaux : elle reste cheffe de son entreprise, tandis que son compagnon fait amende honorable pour l’avoir trompée et lui réitère tout son soutien. Mais cette victoire n’est acquise que grâce à l’aide précieuse de Papa De Niro. Et reste aussi que décidément, ce « féminisme »-là, pour ce qu’il vaut, ne s’adresse qu’à une minorité de privilégiées.

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Illustrations : Madeleine Sassi

« Equal Rights Equal Lefts », OTEP (2017) : analyse critique d’un appel à lutter pour les droits LGBT

Otep

OTEP est un groupe de néo-métal californien actif depuis 2000 dont la chanteuse, Otep Shamaya est ouvertement lesbienne et politiquement engagée sur de nombreux fronts comme en témoigne son compte Tumblr girlgoesgrrr.

Récemment, le groupe a réalisé un clip sur le morceau « Equal Rights Equal Lefts » présent sur leur album Generation Doom (2016) et qui traite des droits LGBT (plutôt LGB que T d’ailleurs).

Attention, certaines images violentes peuvent potentiellement choquer (sang) :

Voici ce qu’a déclaré Otep à propos de cette chanson pour la sortie du clip :

« J’ai écrit cette chanson pour célébrer et encourager toutes les personnes à vivre qui elles sont vraiment, à vivre leur vérité, et à lutter pour leur droit à exister. Tous les jours la communauté LGBTQ doit faire face à la bigoterie, au harcèlement, aux moqueries et aux attaques législatives. Nous ne sommes pas « l’autre ». Nous sommes vos ami-e-s, votre famille, vos voisin-e-s, vos collègues de travail, vos docteur-esses, vos infirmiers/ères, vos soldat-e-s et vos concitoyen-nes. Dit simplement, cette chanson et cette vidéo sont à propos d’amour et d’égalité. »

« I wrote this song to celebrate and empower all people to live their authentic selves, to live their truth, and to fight for their right to exist. Every day the LGBTQ community faces bigotry, bullying, ridicule and legislative attacks. We are not “the other”. We are your friends, your family, your neighbors, your coworkers, your doctors, nurses, soldiers and fellow Americans. Simply put, this song and this video are about love and equality. »

Le morceau parle très clairement de lutte, et même de combat physique. Le titre est un jeu de mots dans ce registre : « rights » en anglais, signifie les « droits » mais peut aussi désigner une « droite » (un coup de poing droit), tout comme « left » peut désigner « une gauche ». Le clip met bien en scène ces échanges de politesse par coups de poing interposés entre la chanteuse et un homme qui l’insulte dans la rue alors qu’elle se promène avec sa copine.

Otep a assurément le sens de la punchline : « he called me a dyke, I called him an ambulance » (« il m’a traité de gouine, je lui ai appelé une ambulance » avec le jeu de mot en anglais où « call » peut signifier appeler mais aussi désigner le fait d’insulter quelqu’un).

Plus qu’une célébration de l’amour et de l’égalité, ce morceau est un appel à se défendre. Pour jouissives que puissent être ces paroles qui appellent à ne pas se laisser faire, plusieurs éléments m’interpellent d’un point de vue politique.

Lutter pour exister : entre compétition virile et reproduction de rapports de domination

Tout d’abord, la vidéo met en scène une violence dont on peut questionner la fonction. Si le combat entre les deux protagonistes est provoqué par l’homme qui insulte les lesbiennes et sort de sa voiture pour frapper Otep, on peut cependant remarquer qu’Otep aurait très bien pu s’en aller et éviter le combat physique. Elle choisit au contraire de rester et d’affronter son opposant pour lui montrer sa supériorité. La vidéo met en scène une violence qui atteint son paroxysme lorsqu’Otep égorge son opposant avec un bris de verre. Or il est difficile de justifier cet acte comme étant de la légitime défense étant donné que l’homme était à terre. Il s’agit de la mise en scène d’une violence visant à dominer et à prendre sa revanche, et non d’une violence visant à se défendre.

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Le clip réalise juste après une pirouette en révélant qu’il s’agit en fait d’une scène imaginée par l’opposant d’Otep, mais les images ont bien été montrées et ne sont pas à mon avis compensées par celle de la chanteuse tendant la main pour aider son opposant à se relever (quelques secondes à la toute fin du clip). Le glissement rapide qui s’opère entre la situation où Otep se défend, et celle où elle attaque son adversaire à terre, semble légitimer implicitement le recours à cette violence pour dominer.

Le combat concerne l’homme et Otep qui incarne un personnage résolument butch. Les codes d’une masculinité virile sont utilisés : les deux protagonistes s’affrontent physiquement dans un combat de rue, et la copine de l’agresseur devient une sorte de trophée à s’approprier par la vainqueuse : « I put you on blast then fucked your wife » (« je t’ai éclaté, puis j’ai baisé ta femme »). Le reste de la chanson décrit une sorte de compétition sexuelle, où l’humiliation de l’agresseur passe par le fait que la femme de ce dernier couche avec elle et soit d’avantage satisfaite sexuellement qu’avec lui : « Your ego’s been deflated » (« ça a dégonflé ton ego »). La lesbienne butch « gagne » contre l’homme hétéro car les femmes la préféreront à lui : «  So say what you say, do what you do, but I’ll always get more pussy than you » (« Dis ce que tu dis, fais ce que tu fais, mais j’aurai toujours plus de chatte que toi. »). Autrement dit, on assiste à une compétition virile qui instrumentalise les femmes féminines en trophée de guerre entre les hommes hétéro et les butchs.

Il ne s’agit pas ici de tomber dans une lecture simpliste qui critiquerait le personnage butch d’Otep parce qu’elle ose précisément incarner une certaine masculinité (dans son apparence physique, sa manière de bouger, son attitude et ses actes) ou parce qu’une relation butch-fem reproduirait forcément un  schéma hétérosexiste. Au contraire qu’une femme lesbienne qui ne respecte pas les normes de la féminité traditionnelle, ose affronter à armes égales un homme blanc hétéro est un acte de rébellion subversif à bien des égards (c’est pour cela qu’il est jouissif de la voir gagner haut la main). Par ailleurs, la copine de son opposant est décrite comme étant l’initiatrice de leurs rencontres ce qui va à l’encontre de l’idée qu’elle incarnerait un rôle passif et soumis dans la relation.

« Gay for a day », that’s what she claimed, but that’s what these chicks always say
She’s calling my home, texting my phone, sending me snaps, and begging for more

« Gay juste pour un jour », c’est ce qu’elle prétend, mais c’est ce que ces nanas disent toujours,
Elle m’appelle à la maison, elle m’écrit par sms, elle m’envoie des photos, et elle me supplie d’en avoir plus

Mais dans le contexte du morceau, ces détails sont clairement instrumentalisés pour faire enrager l’opposant d’Otep. La relation entre les deux femmes s’inscrit dans un rapport où il s’agit pour Otep de montrer qu’elle a gagné la préférence d’une femme dans le but d’établir un rapport de force vis-à-vis d’un autre homme. Le problème réside dans le fait d’utiliser le corps d’une femme pour asseoir sa supériorité vis-à-vis d’autrui. La copine n’a pas d’existence en dehors de la rivalité entre Otep et son adversaire et elle attendait passivement qu’Otep vienne lui faire découvrir « la religion », c’est-à-dire les relations sexuelles entre femmes.

Si les milieux queer semblent plus ouverts pour questionner et détourner les codes du genre, ils ne sont cependant pas à l’abri de reproduire certaines injonctions genrées et inégalités de pouvoir C’est ce qu’explore la réalisatrice Nneka Onuorah dans son documentaire « The Same Difference » (2015), dans lequel elle part à la rencontres des « studs » (lesbiennes masculines) dans les communautés lesbiennes noires aux États-Unis. En filmant des témoignages et des interactions de groupe, elle montre comment des rôles genrées normatifs peuvent se réinscrire dans les interactions entre lesbiennes, et vis-à-vis des bisexuelles.

Le documentaire de Onuorah filme presque uniquement des lesbiennes noires américaines, et n’a pas pour objectif d’analyser l’articulation de ces normes de genre avec le racisme. En revanche, il n’est pas possible de faire l’impasse sur cette question pour décortiquer la dernière partie du clip d’OTEP.

Le personnage de la copine apparaît sur les écrans vers la fin de la vidéo. Les plans sur cette femme en sous-vêtements aux côtés d’Otep réutilisent des codes objectifiants habituellement utilisés pour les regards hétéro masculins : il s’agit de la « meuf » de la rappeuse, dans une voiture décapotable, qui expose des parties nues de son corps à la caméra. On remarque que cette femme, qui « trouve la religion » avec Otep, porte un voile noir qui recouvre ses cheveux ainsi qu’une partie de son visage. Le personnage de la femme est clairement objectifié et sexualisé : elle est montrée comme « exotique », lascive et mystérieuse, et son corps est un enjeu de pouvoir entre Otep et son opposant. Ceci pose la question de la reproduction de clichés orientalistes et de rapports de domination dans les représentations des femmes arabes. On peut aussi s’interroger sur le fait d’utiliser le voile comme marqueur de la religion, dans un contexte où la religion musulmane est rendue « hypervisible » dans nos sociétés par focalisation sur des signes visibles qui renseignent, ou sont supposés renseigner, sur les croyances et les pratiques de telle ou telle personne (voile, barbe, jupe longue).

Ainsi, c’est une dynamique race+genre qui est mise en oeuvre dans le processus d’objectification du personnage de la copine.

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Une mise en scène de couples lesbiens et gays très normée

Une deuxième dimension politiquement discutable dans cette vidéo est la représentation des deux couples lesbien et gay. Les quatre personnages correspondent à des critères physiques très standard et normés : blanches, très minces, sans muscles et féminines pour les femmes ; blancs, très musclés, très « virils » pour les hommes.

La mise scène du couple lesbien utilisent des codes que l’on peut rapprocher du male gaze : contrairement à la manière dont est filmé le couple gay, les corps des femmes sont découpés avec de nombreux plans sur des portions de chair, alors que les plans sur les hommes se concentrent essentiellement sur leur visage et leur bouche. Les actions filmées sont plus variées chez les femmes (endroits où elles embrassent et où elles se touchent) que chez les hommes qui ne sont grosso modo filmés qu’en train de s’embrasser sur la bouche (ils doivent s’ennuyer à la longue, mais heureusement ils peuvent aller jouer avec les vagues !). Certains passages montrent les actrices qui regardent directement la caméra, ce qui n’est pas le cas avec les acteurs. Enfin, les actrices sont montrées complètement nues alors que les hommes restent en caleçon.

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Pose et regards lascifs en direction de la caméra

On peut aussi remarquer que le couple de femmes est filmé à l’intérieur, avec des accessoires tels que des voiles de tulle, des draps et de coussins en plumes. Les hommes, eux, sont filmés en extérieur dans la nature, au milieu des rochers et des vagues. Des codes genrés sont ainsi bien réinscrits : une féminité douce, qui reste dans un environnement intérieur et confortable ; et une masculinité plus sauvage qui évolue en extérieur face au déchaînement des vagues.

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Les femmes prennent des poses dans l’intérieur d’une chambre…

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… tandis que les hommes exposent leurs muscles sur les rochers.

***

En résumé, pour libératrice que puisse être cette vidéo d’un certain point de vue, elle reproduit des codes genrés et orientalistes qui s’avèrent problématiques. En particulier, il me paraît nécessaire de déconstruire et de remettre en question le système de concurrence et de violence typiquement « masculine » qui est mis en avant ici dans la lutte pour les droits LGBT, ainsi que les processus d’objectification et d’exoticisation des personnes racisées dans la mise en scène d’une libération queer.

A titre de réflexion, on pourra comparer l’approche de la vidéo d’OTEP avec celle du clip « High School Never Ends » de l’artiste queer Mykki Blanco, qui dénonce les violences racistes, xénophobes, homophobes et transphobes (mais qui ne se termine pas franchement bien, attention images potentiellement dures à regarder).

Dans « Equal Rights Equal Lefts », OTEP exhorte à se battre pour ses droits en montrant qu’il est possible de gagner. Les discriminations y sont incarnées par une seule personne, la lutte est du un contre un, et la chanteuse en sort vainqueuse toute seule, par elle-même (on voit sa copine l’embrasser et partir au début du clip). Le clip de Mykki Blanco quant à lui met en scène une tragédie shakespearienne à la « Roméo et Juliette » qui montre de manière crue la réalité des violences à l’encontre des personnes queer. Contrairement au clip d’OTEP, il souligne l’aspect collectif et systémique des discriminations, inclut une dimension raciale et décrit la spirale des violences conduisant au meurtre des dominés. On est loin de la scène d’égorgement aux couleurs de l’arc-en-ciel produite dans « Equal Rights Equal Lefts » qui laisse entendre que le meurtre puisse être un fantasme de revanche désirable. Pour ces raisons « High School Never Ends » propose à mon avis une analyse de la structure des dominations plus intéressante comme base de réflexion pour une lutte politique collective.

Arroway

The Good Fight : après The Good Wife, vous reprendrez bien une dose de féminisme blanc libéral ?

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On ne comprend toujours pas pourquoi les actrices sont photographiées dans des poses érotiques sur les affiches de la série

Note: cet article traite des trois premiers épisodes de The Good Fight, actuellement en cours de diffusion.

Après la série The Good Wife qui aura duré sept saisons pour atteindre un final contestable et contesté l’année dernière, The Good Fight prend la relève en suivant le personnage de Diane Lockart dans son nouveau cabinet d’avocats à Chicago. The Good Fight reprend des codes scénaristiques très similaire à The Good Wife, aussi bien sur le ton, les sujets abordés que sur le discours politique. Sous un vernis progressiste de féminisme libéral bienpensant incarné par l’avocate Diane Lockart, la série The Good Fight reproduit un même point de vue situé : celui de femmes blanches, riches et éduquées.

L’épisode pilote suit deux héroïnes. Diane Lockart, brillante avocate en fin de carrière et supportrice d’Hillary Clinton dont elle garde une photo sur son bureau, décide de partir des Etats-Unis après l’élection de Trump pour s’acheter une villa dans le sud de la France. La série introduit par ailleurs un nouveau personnage principal qui concentre une grande partie de l’attention, Maia Rindell, la fille d’un riche consultant financier ami de Diane qui vient de réussir le concours du barreau et a été engagée dans le cabinet de Diane. On recroise également Lucca Quinn, qui s’était distinguée comme partenaire d’Alicia Floricks dans The Good Wife. Ces trois femmes sont présentées comme les personnages principaux de la nouvelle série, qui a pour ambition de mettre les femmes en avant en tant qu’héroïnes, et en tant qu’héroïnes qui s’entraident. Malheureusement, la série tombe dans les mêmes écueils que sa prédécesseuse, et à de multiples niveaux que je vais détailler.

Diane Lockart, ou l’archétype de la féministe blanche libérale

L’épisode pilote de The Good Fight consiste à montrer le changement de cap de Diane, qui rejoint le camp de celleux qui mènent la lutte pour la bonne cause (“the good fight”). Mais Diane Lockart est l’emblème par excellence d’un féminisme blanc et libéral, très privilégié, symbolisé par son idole Hillary Clinton. Au-delà des discours féministes, des bonnes intentions antiracistes et des valeurs progressistes qu’elle défend, le personnage de Diane a multiplié pendant les sept saison de the Good Wife des décisions allant à l’encontre de ses convictions affichées, sans que la série n’en pointe le caractère problématique. Au contraire même, elle les justifie. Au compteur de ses actions contradictoires, on peut par exemple citer le fait qu’elle ait accepté de travailler “contre son camp” pour un républicain anti-avortement et contre les droits LGBT pour l’aider à mieux préparer ses actions en justice. La justification ? Essayer d’influencer les opinions de son client pour l’empêcher d’intenter des procès qu’il lui sera difficile de gagner.  ais surtout, rapporter des millions de dollars au cabinet.

On peut aussi citer la réaction outrée de Diane face à la vidéo mise en ligne par Monica, une candidate à un poste dans le cabinet, qui démontrait le racisme et les discriminations à son encontre pendant le processus de recrutement. Or Diane s’était battue, en vain, auprès de ses collègues pour que l’on embauche Monica, une figure “de la diversité” plutôt que des jeunes hommes blancs sortis des meilleurs universités de droit. Dans cet épisode, la série délivrait une fois de plus un discours profondément ambigü sur les questions de racisme, typique de The Good Wife. En effet, le discours de Diane était montré comme problématique lorsqu’elle déclarait en entretien à Monica que “cela avait dû être dur” de grandir là où elle avait grandi (reproduisant ainsi des stéréotypes à l’égard de Monica au même titre que ses collègues). Mais par la suite, Diane en était absoute, puisqu’elle s’était démenée pour embaucher Monica. Si la vidéo de la candidate la remet à sa place, en révélant qu’elle ne vaut pas mieux que ses collègues qui disent des choses racistes en entretien de recrutement, cela est montré comme une injustice vis-à-vis de Diane qui, contrairement à ses collègues, n’a pas été “volontairement raciste” puisqu’elle a essayé de l’embaucher. Enfin, et surtout, cette vidéo met en péril le cabinet qui peut être poursuivi pour discrimination, et ceci est une menace directe pour Diane qui dépasse toute autre considération morale. Là s’arrête donc sa bienveillance, et celle de la série, à l’encontre des “candidats de la diversité”.

Finalement, Diane Lockart est avant tout une cheffe d’entreprise qui fait de l’argent, même si cela signifie défendre des personnes contre ses convictions politiques. L’argument habituel consistant à dire que tout le monde mérite une défense – et qui est tout à fait valable par ailleurs-, ne suffit pas à expliquer les décisions stratégiques qui mènent son cabinet à accepter certains clients plutôt que d’autres. Par exemple, comme il est rappelé dans l’épisode pilote, le cabinet de Boseman représente un grand nombre de victimes de violences policières, tandis que le cabinet de Lockart a une grande expérience dans la défense de la police et de l’état en la matière. On ne peut donc que pointer du doigt les incohérences qui sous-tendent l’image positive de féministe progressiste que la série dresse de Diane.

Enfin, les raisons qui mènent Diane à rejoindre le “bon camp” de la lutte dans le cabinet Boseman sont d’avantage des raisons matérielles et financières qu’un choix de conscience. Initialement, devant l’élection de Trump face à Clinton, Diane avait décidé de prendre sa retraite et de partir des Etats-Unis : elle jetait l’éponge et arrêtait de se battre devant l’échec politique que représentait pour elle l’élection de Trump.

Diane bouche bée devant le diffusion télévisée de l’investiture de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis

Finalement, l’ère Trump quand on a les moyens de partir s’acheter une villa en Provence pour sa retraite, ce n’est pas si mal.

Mais ruinée par la perte de ses économies dans le scandale financier Rindell, contrainte de continuer à travailler et lâchée par ses “ami-e-s” qui ne veulent plus collaborer avec elle, Diane rejoint le cabinet de Boseman contre lequel elle défendait son dernier dossier avant sa retraite prévue. L’équipe du cabinet de Diane composée d’avocat-e-s blanc-hes y représentait l’Etat et la police. Elle faisait face à l’équipe du cabinet d’Adrian Boseman composée d’avocat-e-s noir-e-s qui représentait la victime, un jeune homme noir qui avait été agressé sans raison par la police. En lui proposant de l’employer, Boseman offre donc l’opportunité à Diane de rejoindre “la lutte pour la bonne cause”. Mais si Diane accepte, c’est d’avantage par obligation que par choix, vu qu’elle n’a plus aucune autre option. Sa réaction à la proposition de Boseman est d’ailleurs significative : son premier réflexe est de demander si elle obtiendra un statut de patrenaire au sein du cabinet. Autant pour l’âme d’activiste désintéressée… La série défend le point de vue son héroïne et le présente comme allant de soi. Diane est une femme ambitieuse, qui a réussi, et par elle la série célèbre un idéal féministe libéral.

Adrian Boseman propose à Diane de se joindre à son cabinet pour les aider à gagner des cas contre les violences policières.

Première réaction de Diane à la proposition :”je serais associée?” Bel exemple d’idéalisme activiste antiraciste…

Par ailleurs, ce premier épisode de The Good Fight est complètement aveugle aux privilèges de Diane : certes ses économies sont perdues suite au scandale financier, mais il lui reste un grand appartement qu’elle refuse de vendre (et certainement quelques objets de valeur dans ce grand appartement). On la montre abandonnée par ses pairs, mais elle a des relations et retrouve un travail très rapidement. Au pire, si elle avait du travailler pour survivre, elle pouvait continuer à pratiquer le droit, ou se faire aider financièrement par son mari. Diane est montrée comme désespérée, comme si elle avait tout perdu, mais cela est loin d’être le cas : ce qu’elle a perdu, c’est sa villa en Provence… On la voit se battre non pas pour sa survie, mais pour qu’elle garde son standard de vie élevé, sa réputation et son statut social de cheffe d’entreprise (ou au moins d’associée d’un grand cabinet).

On est tous un peu raciste”

La série The Good Wife a été amplement analysée sur ses défauts en terme de mise en scène des personnages racisés et des questions raciales.

“La perspective de la série a toujours mis en avant la blanchité, et un type spécifique de blanchité, au-dessus des autres identités. C’est une sorte de blanchité qui est caractérisée par la richesse, l’accès à l’éducation, et une politique libérale. Dans l’univers de The Good Wife, les personnages qui rentrent dans ce moule sont ceux qui sont récompensés par un développement riche, des arcs narratifs avec de la profondeur, et du temps à l’écran. Les personnages qui dévient de ce status quo finissent comme simples adjuvants, qui servent à construire l’intrigue qui mène Alicia à l’une de ces révélations bien pensantes.”

The Good Wife’s bad diversity problem, Rohin Guha

Si le casting de The Good Fight compte d’avantage de personnages racisés récurrents, on retrouve les mêmes ressorts scénaristiques et idéologiques qui font grincer des dents.

Tout d’abord, le temps et l’attention accordés aux personnages racisées : si on peut comprendre pourquoi le personnage de Diane est au centre de l’attention pendant l’épisode pilote, car elle fait le lien entre l’univers de The Good Wife et celui de cette nouvelle série, on se demande pourquoi Maia concentre autant d’attention, et pas Lucca Quinn, personnage déjà connu et sur lesquels les critiques s’accordent pour saluer son potentiel d’héroïne. Dans le pilote et les deux épisodes qui suivent, Lucca est un adjuvant au recrutement de Diane dans son cabinet. Elle mentore Maia pour qu’elle surmonte les difficultés et le harcèlement qu’elle subit suite au scandale financier dont son père est accusé. Puis elle la chaperonne dans l’épisode suivant pour ses premiers pas au tribunal. En dehors de cela, l’arc narratif autour de Lucca est particulièrement pauvre et se cantonne au domaine du professionnel, alors que Diane et Maia sont mises en scène dans leur vie privée. Il faut attendre la fin de l’épisode 3 pour que quelques courtes scènes esquissent un semblant de vie privée en introduisant Colin Morrello, un avocat blanc, comme son intérêt amoureux. Les autres personnages racisés, Barbara et Adrian qui sont à la tête du cabinet, n’ont jusqu’à présent été filmé qu’en milieu professionnel.

Par ailleurs, la série met en scène un renversement de situation problématique : Diane est recrutée dans un cabinet où les avocat-e-s semblent être tou-te-s noir-e-s. Boseman fait la plaisanterie que Diane sera leur “caution diversité” (« diversity hire »). Cette remarque, dans le contexte de la série, n’est pas innocente. Elle est typique du discours politique que l’on trouvait également dans The Good Wife, et qui présente comme équivalentes les situations d’un cabinet avec que des avocat-e-s blanc-he-s et d’un cabinet avec que des avocat-e-s noir-e-s. Ceci contribue à rendre acceptable une situation de domination (à savoir, les blanc-hes n’employent pas de personnes racisées) en disant “les entreprises des noir-e-s sont aussi peu “diversifiées” que celles des blanc-he-s”, donc finalement “tout le monde est un petit peu raciste”. Semblable à l’argument du pseudo “racisme antiblanc”, cette rhétorique nie totalement les différences structurelles de pouvoir entre les blanc-he-s et les racisé-e-s. Elle souligne aussi comment la notion de “diversité” pris dans son sens libéral peut servir à cacher les inégalités de pouvoir pour se concentrer sur de simples “différences”, que l’on peut quantifier chez ses employé-e-s sans interroger les rapports de domination qui structurent la société. Enfin, elle occulte le fait qu’un cabinet géré par et embauchant des avocat-e-s noir-e-s est une prise d’autonomie et de pouvoir et une source d’empowerment dans une société qui les discrimine sur le marché du travail. On remarquera aussi la dichotomie blanc/noir respectée à l’extrême : dans le cabinet de Boseman, il n’y a pas de personnes d’origine hispanique, asiatique, native, philipine, etc. Ceci participe à la mise en parallèle des deux situations “sans diversité” qui invisibilise le fait que les inégalités de pouvoir sur l’axe de la race s’organisent autour de la blanchité.

La réunions des associé-e-s : Diane est la seule blanche parmi les associé-e-s.

La blanchité de Diane et de Maia est rendue visible, au lieu d’être considérée comme la norme que l’on ne remarque pas habituellement. Mais le référentiel dominant ne change pas : Diane et Maia sont aussi les héroïnes principales, celles dont le regard et l’histoire prévalent, et à ce titre on est amené à adopter leur point de vue en priorité.

L’un des points les plus problématiques de la série réside peut-être dans le traitement du personnage de Barbara Kolstad, une femme noire partenaire associée de Boseman, posée dès le début comme antagoniste et rivale de Diane Lockart. Dans la lutte de pouvoir engagée par Barbara, Boseman prend la défense de Diane et adopte un ton particulèrement paternaliste avec son associée : “Sois gentille avec Diane”. L’un des dialogues dans l’épisode trois est particulièrement parlant, lorsqu’ Adrian Boseman critique le comportement de Barbara vis-à-vis de Diane :

Barbara: Est-ce que je remets en question ton leadership?

Adrian: Tout le temps.

Barbara (incline la tête en souriant) : ok, je vais bien me comporter.

Et Adrian s’en va en répétant “Sois gentille avec Diane”.

Adrian gagne le débat en arguant qu’il remet en cause les décisions de Barbara au même titre qu’elle questionne les siennes. Le problème, c’est que les deux personnages sont loin d’être mis sur un pied d’égalité en terme de pouvoir : Adrian est le décisionnaire, l’arbitre dans les débats, celui qui a les idées et prend des initiatives pour l’avenir du cabinet sans forcément consulter sa partenaire avant de les appliquer.

Le personnage de Barbara est donc verrouillé en terme d’autonomie, et placé dans la position de “la méchante” puisqu’elle s’oppose à l’héroïne qu’est Diane. De même, le personnage de Lucca Quinn manque d’envergure : soit elle sert de mentor pour permettre à Maia de faire ses premiers pas en tant qu’avocate, soit elle seconde Diane sur un dossier en utilisant le fait qu’elle peut déstabiliser l’avocat de la partie adverse qui a le béguin pour elle.

On peut aussi remarquer qu’à deux reprises, la représentation du racisme envers les noirs dans la série est utilisé à l’avantage des personnages blancs. Il s’agit d’un levier scénaristique pour rendre les personnages blancs utiles, voire indispensables, et qu’il sera intéressant de surveiller dans les prochains épisodes pour voir si la tendance se confirme :

  • dans le second épisode, pendant la séance de travail pro bono (c’est-à-dire à titre gracieux pour la communauté), une longue queue de personnes blanches se constitue devant le bureau de Maia, au lieu de se répartir équitablement devant les bureaux de ses autres collègues noir-e-s (iels préfèrent attendre plus longtemps, mais être en face d’une avocate blanche). Ceci permet indirectement à Maia de rencontrer un client qui va lui permettre de décrocher son premier cas devant le tribunal, chapeauté par Lucca, et rendre visible son travail auprès de ses chef-fes.
  • dans le troisième épisode, l’enquêteur du cabinet réprimande Marissa pour avoir empiété sur son travail en réalisant du travail d’investigation. Mais il revient quelques temps plus tard pour lui demander de l’aide pour un dossier : la mère de Tariq Aboulafia ne veut pas lui parler parce qu’il est noir. A noter que Marissa est juive, mais différents éléments du scénario la placent du côté “non-racisé”, et de celleux qui ne subissent pas de racisme : sa mise en concurrence avec d’autres candidates noires pour le poste d’assistante et le fait que Barbara remarque que Diane n’en a recrutée aucune au profit de Marissa ; l’absence de référence à sa judéité (que l’on connait par la série The Good Wife, mais qui n’est pas mentionnée dans The Good Fight) ; et cet épisode où l’enquêteur vient lui demander de l’aide parce qu’on acceptera d’avantage de lui parler à elle qu’à lui.

La méritocratie, la vraie…

Lorsqu’elle arrive dans le cabinet de Diane, Maia est mentorée par sa marraine, qui connait bien son père et sa famille car celui-ci gérait ses investissements. Le début de l’épisode pilote montre les privilèges que cette relation lui confère : Diane lui offre un cadeau de mentor et la met sur un dossier plus intéressant que les autres premières années, ce qui lui donne la chance de se démarquer contrairement à ses autres collègues fraichement employé-e-s consignées à de la lecture de dossiers. Il s’agit d’un parfait exemple pour illustrer comment le principe de méritocratie – qui implique l’acquisition de promotions et la reconnaissance du travail selon le mérite – peut être biaisé dès le départ. Mais la série ne considère pas ses privilèges comme déplacés : ils sont au contraire justifiées par le fait qu’il s’agisse d’une femme mentorant et aidant une autre femme.

Maia est montrée comme étant très mal à l’aise en tant que bénéficiaire de ces privilèges : ses parents appellent ses employeurs pour savoir comme elle va, sa patronne est sa marraine et lui propose un bureau à elle toute seule, etc. Si elle refuse les avantages en nature, elle saisit l’opportunité de montrer ses compétences en travaillant sur des dossiers particuliers. Et qui lui en voudrait ? Le ressort scénaristique est subtil : parce qu’elle démontre ses compétences, Maia recueille des félicitations que l’on peut juger comme méritées en raison de son travail. Les apparences de la méritocratie sont donc sauves. Mais ceci fait passer au second plan le fait qu’en réalité, elle a capitalisé sur les privilèges dont elle profite. On peut constater la différence de situation avec celle de Marissa la débrouillarde qui, pour devenir assistante de Diane, prend les initiatives et va véritablement chercher son poste à la seule force de son poignet. Mais les deux cas ne sont pas comparés de manière critique dans la série : il s’agit, de manière équivalente, de femmes qui réussissent grâce à leur travail.

Premier jour au travail : “Tes parents ont appelé, ils ont peur que tu sois rejetée”

S’il y a un aspect positif à montrer une femme en mentorer une autre, le fait qu’un s’agisse d’une femme blanche et riche mentorer une autre femme blanche et issue d’une famille riche souligne les coutours très limités du progressisme de la série. Pourquoi, par exemple, ne voit-on pas Barbara, qui occupe une position similaire à celle de Diane, mentorer de la même manière Lucca Quinn ou une autre avocate ?

Enfin, dernier point : Maia est en couple avec une femme, Amy, elle aussi avocate. Il est positif de voir représentée un couple lesbien à l’écran, dans une relation qui se passe bien, sans que cela ne soit présentée comme étant problématique, surprenant ou inattendu. Mais dans le contexte de la série, on ne peut que faire le lien avec une certaine vision “gay-friendly” très limitée : il s’agit d’un couple de lesbiennes blanches, riches, éduquées, minces, conformes aux standards de beauté féminine.

Blanches. Eduquées. Avocates. Minces. Le couple de l’année.

***

Après trois épisodes, difficile de croire que The Good Fight va véritablement changer la donne par rapport aux discours problématiques de The Good Wife. Si quelques progrès sont faits en terme de représentation par rapports au nombre de personnages principaux racisés, on peut d’ores et déjà en voir les limites, typiques d’une vision libérale blanche qui constituait le défaut primordial de la série The Good Wife. The Good Fight se donne comme ambition de traiter de sujets politiques sous l’ère Trump. Mais elle ne semble pour l’instant pas prendre le chemin d’une analyse féministe et antiraciste plus précise et plus radicale, nécessaire pour répondre aux enjeux d’actualité dans la société états-unienne (et la nôtre).

Arroway

Citizenfour (2014) et Snowden (2016) : comment représenter les révélations Snowden au cinéma

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En juin 2013, la réalisatrice Laura Poitras et les journaliste Glenn Greenwald et Ewen MacAskill rencontrent Edward Snowden, un consultant pour l’Agence Nationale de la Sécurité états-unienne (NSA) en possession d’une bombe politique et médiatique : les preuves que le gouvernement états-unien a mis sur écoute l’ensemble des communications électroniques de la planète et collecte les données de milliards de personnes sans ciblage au nom de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme. Et ceci avec l’aide des entreprises états-uniennes parmi les plus puissantes sur Internet et dans le domaine des télécoms. En octobre 2014, Laura Poitras sort le documentaire “Citizenfour” sur les étapes de ces révélations et reçoit l’Oscar du meilleur film documentaire en 2015. A l’automne 2016, une fiction réalisée par Oliver Stone sort à son tour au cinéma.

Des films tels que « Citizenfour » et « Snowden » qui parlent de surveillance font face à cinq défis :

  1. Médiatiser Snowden et ses révélations, dans des sociétés où les pouvoirs en place ont tout intérêt à les faire taire ;
  2. Expliquer la démarche et les motivations du lanceur d’alerte dans un contexte où il est considéré comme un traître ;
  3. Partager les connaissances techniques relatives aux dispositifs de surveillance de manière accessible, pour mieux en comprendre les enjeux politiques et les conséquences concrètes sur la vie des citoyen-nes ;
  4. Expliquer quelles sont les limites, les dangers et les cibles principales des politiques sécuritaires, dans un contexte politique et médiatique qui a plutôt tendance à les encourager ;
  5. Mobiliser le public pour agir contre la surveillance de masse.

Un grand nombre de personnes ignore qui est Snowden, ce qu’il a révélé et pourquoi il l’a fait. Les enjeux politiques aussi bien que techniques relatifs à la surveillance de masse sont largement ignorés ou pas pris au sérieux en raison d’un manque d’information et de prise de conscience des conséquences sur la vie personnelle de chacun-e (voir par exemple : le fameux “je n’ai rien à cacher”).

Dans cet article, je propose d’analyser de manière critique quelles stratégies et quels discours les films Citizenfour et Snowden mettent en place pour répondre à ces défis.

Défi n°1 : Médiatiser Snowden et ses révélations

En janvier 2013, la réalisatrice Laura Poitras est contactée de manière anonyme par un inconnu qui lui propose des informations inédites sur les pratiques de surveillance mises en place par les NSA. En juin 2013, elle se rend à Hong-Kong avec sa caméra, accompagnée des deux journalistes Glenn Greenwald et Ewen MacAskill du journal The Guardian pour rencontrer ce lanceur d’alerte dont illes ignorent l’identité. Les images du documentaire Citizenfour ont été en grande partie filmées à Hong-Kong durant leur rencontre, lors d’une semaine marquée par les révélations successives dans la presse des informations de Snowden sur le programme de surveillance.

En raison de ses recherches et de ses travaux sur les guerres menées par les États-Unis et la surveillance, Laura Poitras était déjà sujette à de nombreux contrôles de ses déplacements et des données en sa possession avant sa rencontre avec Snowden. Elle a donc été particulièrement attentionnée pendant la réalisation du film :

« Poitras a dû prendre d’importantes mesures de sécurité afin de pouvoir réaliser son film. Comme elle l’explique dans le film, elle a déménagé à Berlin après avoir été à de nombreuses reprises interrogée par les agents des douanes américaines à chaque fois qu’elle passait la frontière. Elle a monté le film en Allemagne directement après son retour de Hong Kong pour s’assurer que le FBI ne puisse pas se procurer les rushes ; elle a chiffré les vidéos du film sur des disques durs grâce à plusieurs niveaux de protection. » (source: Wikipedia)

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La réalisatrice Laura Poitras (source: The New York Times)

Du côté d’Oliver Stone, le réalisateur de « Snowden », les difficultés ont d’abord surgi pour trouver des financements, finalement venus d’Allemagne et de France où l’opinion vis-à-vis de Snowden était plus favorable, comme il le raconte dans un entretien sur Indiewire :

« Aucune grande entreprise de production ne s’est montrée. Open Road s’est avancé, bravo à Tom Ortenberg – mon financement principal est venu d’Allemagne et de France avec les ventes à l’étranger par Wild Bunch. Le budgnet n’était pas les 50 millions de dollars (révélés) dans le piratage de Sony, ils l’ont rejeté. Ce n’est pas un problème de budget. C’est de l’auto-censure. Je ne dis pas que la NSA a été malfaisante. » 1

La réalisation du film et le tournage des scènes se sont déroulés hors des États-Unis :

« Nous avons déménagé en Allemagne parce que nous ne nous sentions pas à l’aise aux Etats-Unis », déclare Stone le 6 mars, devant une audience au Sun Valley Film Festival en Idaho, dans une séance de questions-réponses modérées par Stephen Galloway de the Hollywood Reporter. « Nous sentions que nous étions en danger là-bas. Nous ne savions pas ce que la NSA pourrait faire, donc nous avons fini par aller à Munich, ce qui a été une très belle expérience. » Même là, des problèmes ont surgi avec des entreprises qui avaient des liens avec les Etats-Unis, dit-il : « La filiale états-unienne dit « Vous ne pouvez pas inclure cela ; nous ne voulons pas notre nom sur ça. » Alors BMW n’a pu nous aider d’aucune manière en Allemagne. » 2

Les films Citizenfour et Snowden utilisent deux formats différents : le premier est un documentaire, le second est une fiction de type thriller d’espionnage dans lequel jouent des acteurices connues du grand public (Joseph Gordon-Levitt et Shailene Woodley). Le film Snowden a plus de chance d’être vu, en plus de bénéficier des avantages de la fiction sur les documentaires généralement beaucoup moins massivement distribués. C’est ce que confirment les chiffres du box office à notre disposition :

  • Citizenfour a été diffusé jusqu’à 105 salles de cinéma en simultané la même semaine et a atteint le 6045e rang au box office états-unien des entrées, sur sa diffusion en salle entre fin octobre 2014 et fin avril 2015.
  • « Snowden » a été distribué jusqu’à 2443 salles de cinéma en simultané la même semaine, a été plus présent à l’étranger et atteint le 3047e rang au box office états-unien des entrées (), sur sa diffusion en salle depuis le 17 novembre 2016.

Le documentaire a reçu une critique élogieuse et a obtenu l’Oscar du meilleur documentaire en février 2015 (soit quelques mois après sa sortie en salle). Le Washington Post et The Guardian ont reçu un prix Pulitzer pour la publication des révélations de Snowden. Pour un documentaire, Citizenfour a bénéficié d’une bonne distribution et d’une bonne visibilité. Néanmois, en terme d’entrées et de distribution, Citizenfour arrive bien en dessous des scores du film « Snowden » malgré que ce dernier n’ait pas été un franc succès, ni en terme de critique ni au box office pour un film de ce type.

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Pour donner un aperçu du public touché par ses films, on peut regarder les nombres de vues des bande-annonces VO sur Youtube, qui présentent une différence signficatice : 2,3 millions de vues pour Citizenfour, contre 11,9 millions de vues pour Snowden. A comparer avec, par exemple, les 78,9 millions de Captain America : Civil War

Moins largement distribué en salle, Citizenfour a été disponible en streaming sur HBO Go (un service payant, pas forcément accessible donc) et diffusé sur la chaîne publique Channel 4 au Royaume-Uni immédiatement après la cérémonie des Oscars. Mais il n’a pas été diffusé publiquement sur une chaîne de télévision états-unienne.

Défi n°2 : Expliquer la démarche et les motivations de Snowden

Interview d’Edward Snowden publiée par The Guardian au moment des révélations. Un extrait est visible dans Citizenfour.

La première question que Greenwald pose à Snowden dans la première interview du lanceur d’alerte filmée par Laura Poitras et rendue publique, concerne le processus et les motivations qui l’ont conduit à prendre la décision de rendre publiques des informations classées confidentielles par le gouvernement états-unien. Snowden lui répond en substance, que lorsque l’on est en possession de certaines informations sur des agissements questionnables et criminels d’un gouvernement, le public devrait être au courant pour juger de ces agissements. Cette réponse fait écho à l’un de ses premiers tweets : « I used to work for the government. Now I work for the public. » (« Avant je travaillais pour le gouvernement. Maintenant je travaille pour le public. »)

Cette question des motivations et du parcours de Snowden est justement au coeur de l’intrigue mise en scène par Oliver Stone dans son biopic « Snowden ». L’objectif du film est très clair : convaincre que les actes de Snowden étaient moralement justifiés. Comme le documentaire de Poitras, le « Snowden » de Stone filme le déroulement de la semaine des révélations du lanceur d’alerte depuis Hong-Kong. Dans une sorte de mise en abîme, on voit le personnage de Poitras filmer les images de Citizenfour et un certain nombres de scènes du documentaire sont adaptées et rejouées. Là où le biopic se démarque, c’est par ses flashbacks dans le passé de Snowden retraçant son parcours depuis son engagement dans l’armée états-unienne jusqu’au moment des révélations.

Le portrait qui est fait de Snowden est celui d’un véritable héros d’exception : génie informatique, geek par excellence (il rencontre sa partenaire sur geek-mate.com, ne voit pas assez le soleil, n’est pas à l’aise dans les interactions sociales), il enchaîne les promotions en concevant et des programmes clés pour le gouvernement états-unien et la « lutte contre le terrorisme ». Stone s’emploie à brosser les traits d’un personnage brillant, désintéressé, « du bon côté de l’histoire », et soutenu par certains de ses collègues de la NSA

L’une des scènes montre notamment Snowden entouré de ses collègues à la NSA alors qu’ils partagent leur indignation en apprenant que les États-Unis font deux fois plus de collectes de données dans leur propre pays qu’en Russie. Plus tard dans le film, certains de ces mêmes collègues l’aideront sciemment dans son exfiltration des informations de la NSA (Snowden n’a à ce jour pas révélé comment il a récupéré ces informations, ces détails sont ainsi potentiellement des inventions, qui servent ici les intérêts du réalisateur dans sa mise en scène positive des actions de Snowden).

Le film dresse le portrait d’un homme motivé par des principes moraux pour lesquels il n’hésite pas à sacrifier sa carrière, comme l’illustre l’épisode de sa démission de la CIA. Il s’agit de convaincre les spectateurices que Snowden n’avait pas d’intérêt personnel à faire ses révélations, qui risquaient de lui coûter énormément : être séparé d’une compagne avec qui il est depuis dix ans, perdre un bon salaire et une maison à Hawai’i, et risquer de ne jamais pouvoir revenir aux États-Unis (sa “maison” comme il explique à Laura Poitras qui lui demande dans le film ce que ça fait de revenir aux États-Unis après plusieurs années passées à l’étranger).

La qualité de héros de Snowden est consacrée à la fin du film par plusieurs scènes :

  • le gros plan au ralenti sur son visage souriant et illuminé de soleil lorsqu’il réussit, après une séquence digne des séries d’espionnage à la Alias, à exfiltrer les documents secrets de la base de la NSA à Hawai’i ;
  • la standing ovation de la salle qui assiste à sa conférence, c’est-à-dire la reconnaissance publique du statut de héros, et non de traître. Le véritable Snowden apparaît d’ailleurs à ce moment à l’écran, pour interpréter l’espace de quelques minutes son propre personnage.

 

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En comparaison, Citizenfour propose une mise en scène plus sobre d’Edward Snowden. Les prises de vue dans sa chambre d’hôtel sont des plans rapprochés sur les protagonistes (aussi bien de face, de dos que de côté) et favorisent une impression de proximité, comme si les spectateurices étaient elleux aussi dans la pièce. Citizenfour montre à voir un Snowden calme et réfléchi, délivrant les informations aux journalistes en face de lui chargés de juger de sa crédibilité et de ses motivations. Ces images ne sont accompagnées d’aucune musique d’arrière-fond, contrairement à l’ouverture du film qui s’appuyait sur une bande-son assez sombre du groupe Nine Inch Nails. Le choix semble être fait de ne pas dramatiser outre mesure l’énoncé de ces informations. Un autre point important sur lequel insiste le film est l’attention de Snowden à révéler des informations de manière responsable, sans mettre en danger qui que ce soit, y compris dans ses déplacements ultérieurs et dans ses contacts avec des personnes qui lui apportent de l’aide pour partir de Hong-Kong.

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Edward Snowden et Glenn Greenwald

Par ailleurs, un certain nombre de séquences ne semblent pas avoir été modifiées significativement au montage : les déplacements et les mises au point de la caméra sont visibles, les protagonistes sont parfois hors-champ, les questions et interruptions des uns et des autres sont conservées au montage et confèrent aux conversations une impression de fidélité à la réalité. Le choix d’un montage dans l’ordre chronologique des événements qui se déroulent dans la chambre d’hôtel avant, pendant et après les révélations à la presse des informations fournies par Snowden, renforcent cet effet de réel. Enfin, de nombreuses scènes montrent les détails des faits et gestes les plus anodins de Snowden : se sécher les cheveux, attendre plusieurs sonneries avant de décrocher le téléphone, prendre la décision de prendre un taxi ou de partir à pied de l’hôtel, etc. Ceci participe à le rendre « humain », plus proche de nous.

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« Snowden », ou la réhabilitation d’un héros « patriote »

Le fil rouge du film « Snowden » est de montrer, d’insister, de répéter que Snowden est un véritable patriote qui a agi par nécessité. Snowden veut à tout prix servir son pays, d’abord en rentrant à l’armée, puis à la CIA lorsqu’il est réformé pour raison médicale. Les séquences du film montrant Snowden en entraînement militaire sont de véritables clichés des films d’armée états-uniens : les exercices physiques, le parcours du combattant, les chants de guerre (très poétiques : “avant je conduisais une Cadillac, maintenant je conduirai un char en Irak”), les insultes et les ordres criés par les chefs. Le film reprend ainsi, sans recul critique, des codes cinématographiques souvent utilisés à la gloire de l’armée états-unienne. Et ce faisant, il convoque dès le début du film tout un imaginaire autour des héros soldats patriotes qu’il associe directement à Snowden, et qu’il déclinera ensuite dans le domaine de l’espionnage et de l’informatique.

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Le camp d’entraînement militaire dans « Snowden »

Tout au long du film, Snowden est peu enclin à “taper sur ses dirigeants” : il défend Bush et ses guerres, et se montre confiant envers le nouveau président élu Obama. Ces éléments du film sont en accord avec les positions déclarées de Snowden  « qui, après le 11-Septembre, avait selon ses propres termes « tout de suite encensé Bush » et s’était engagé pour combattre en Irak » (Arundhati Roy, « Que devons-nous aimer ? »).

Ce que le film raconte, c’est la longue prise de conscience qui a amené Snowden, malgré des idées politiques au départ plutôt conservatrices, à prendre la décision de révéler les informations qu’il avait en main. On peut critiquer que cet arc narratif soit appuyé avec aussi peu de subtilité tout au long du film mais force est de reconnaître qu’il sert aussi un but bien précis. Dans un contexte où l’opinion publique états-unienne considère que Snowden est un traître à sa patrie plutôt qu’un lanceur d’alerte respectable, on peut comprendre l’intérêt de cette stratégie de réhabilitation de son patriotisme afin de s’adresser aux personnes qui le considèrent comme un espion et un ennemi.

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Sortie entre hommes à la chasse, plutôt conservateur, isn’t it?

Pour cela, le film s’appuie sur une définition du patriotisme qui consiste à protéger les États-Unis et ses valeurs avant tout, et non ses dirigeants et leurs décisions qui peuvent être critiquées. Même O’Brian, son instructeur et mentor qui bénéficie d’un statut important à la CIA, l’affirme : “On n’est pas obligé d’approuver ses dirigeants pour être patriote.” Or, cette définition du patriotisme est elle aussi politiquement critiquable, car elle ne questionne pas la construction nationaliste et xénophobe de l’idée de patrie, utilisée pour justifier un certain nombre de mesures militaristes.

Questionner les termes du débat sur le patriotisme

Si le film « Snowden » utilise certaines stratégies qui peuvent s’avérer payantes pour sensibiliser le public, la manière dont il pose le débat autour du patriotisme de Snowden reste fondamentalement problématique.

D’abord par le contenu des discours des personnages du film, en particulier ceux du formateur de la CIA, O’Brian, sur les puissances étrangères et la menace qu’elles représentent : “Dans vingt ans, l’Irak ne sera plus qu’un cloaque que le monde aura abandonné. Le terrorisme est une menace à court terme. Les vraies menaces viendront de pays comme la Chine, la Russie ou l’Iran, sous forme d’injections SQL ou de malwares. Sans des esprits comme le vôtre, nous serions à la merci de nos ennemis dans le cyberespace.” On pourrait discuter bien des points de cette déclaration : le caractère soi-disant temporaire de la menace terroriste, le regard méprisant porté sur l’avenir de l’Irak, la résurgence des discours sur les vieux ennemis que sont la Russie, l’Iran et la Chine et la transposition d’un discours militariste dans le monde de l’informatique.

Mais surtout, focaliser les débats sur le patriotisme et la défense de la nation états-unienne comme le fait le film (Snowden est-il un traître ? Est-il un patriote qui agit pour le bien de la nation ?), c’est réfléchir dans les termes posés par les pouvoirs qui ont mis en place les dispositifs de surveillance. C’est ne pas questionner l’utilisation impérialiste de la notion de « patrie », et oublier la manière dont s’est construit cette « nation » (notamment par l’appropriation des terres et les massacres des peuples natifs, et l’exploitation esclavagiste des noir-e-s). C’est aussi supposer que défendre cette nation et ce drapeau états-unien justifie la mise en place de certains dispositifs, pourvus qu’ils soient justement « modérés ». C’est ne s’intéresser qu’aux effets de la surveillance sur les citoyen-nes des États-Unis, alors que le programme est utilisé pour surveiller la totalité de la planète dans le contexte d’une politique impérialiste aux services des intérêts d’une frange de la population états-unienne. C’est passer sous silence les inégalités structurelles des effets de la surveillance sur la population d’un pays (en terme de race, classe, genre, orientation sexuelle, etc).

Pour citer l’écrivaine Arundhati Roy dans son essai « Que devons-nous aimer ? », extrait d’un recueil d’essais et de conversations écrits avec John Cusack lors d’une rencontre avec Edward Snowden :

Si [les autorités américaines] ne réussissent pas à tuer ou à emprisonner Snowden, elles doivent utiliser tout ce qui est en leur pouvoir pour limiter les dégâts qu’il a occasionnés et qu’il continue de provoquer. L’un des moyens d’y parvenir est d’essayer de contenir, de récupérer et de s’approprier le débat autour des lanceurs d’alerte pour l’orienter dans une direction qui leur sied. Et, dans une certaine mesure, elles y sont parvenues. Dans le débat sur la sécurité publique par rapport à la surveillance de masse qui prend place dans les médias occidentaux de l’establishment, l’objet d’amour est l’Amérique. L’Amérique et ses actes. Sont-ils moraux ou immoraux ? Sont-ils bons ou mauvais ? Les lanceurs d’alerte sont-ils des patriotes américains ou des traîtres américains ? Au sein de cette étroite matrice de moralité, d’autres pays, d’autres cultures, d’autres conversations – même celles et ceux qui sont victimes des guerres américaines – apparaissent d’ordinaire seulement en tant que témoins du jugement principal. Ils renforcent soit l’indignation de l’accusation, soit celle de la défense. Conduit de cette façon, le procès sert à renforcer l’idée qu’il peut y avoir une superpuissance morale modérée.

[…] Que penser de notre échec à remplacer l’idée des drapeaux et des pays par un objet d’amour moins meurtrier ?

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« La réponse désarmante de Snowden à ma question concernant la photo où on le voit serrer le drapeau américain contre son coeur a été de lever les yeux au ciel et de dire : « Oh là là, je n’en sais rien. Quelqu’un m’a passé un drapeau et ils ont pris une photo. » Et quand je lui ai demandé pourquoi il s’était engagé pour la guerre en Irak, alors que des millions de gens partout dans le monde manifestaient pour s’y opposer, sa réponse fut tout aussi désarmante : « Je me suis fait avoir par la propagande. » Arundhati Roy

 

Défi n°3 : Partager les connaissances techniques relatives aux dispositifs de surveillance

L’un des enjeux du débat sur la surveillance de masse aujourd’hui est d’expliquer quelle est sa portée. Ceci implique de comprendre comment fonctionnent les outils que nous utilisons pour communiquer (téléphone, email, réseaux sociaux, etc) et quelles sont les capacités des technologies impliquées dans les dispositifs de surveillance aujourd’hui (caméras, ordinateurs, micro, réseaux opérateurs, etc).

Le but principal de Citizenfour n’est pas d’effectuer ce travail de vulgarisation. Par exemple, le fonctionnement du programme PRISM, le programme de collecte d’informations depuis Internet auxquelles collaborent des grandes entreprises d’Internet états-unienne, n’est pas expliqué. Cependant le film inclut vers la quinzième minute un extrait d’une conférence de Jacob Appelbaum qui explique certains principes techniques devant une audience de personnes participant à Occupy Wall Street. Le public montré à l’écran, parmi lequel nombre de personnes racisées, participe à un mouvement qui les pose en cible directe de la répression et de la surveillance. Cette dimension politique et ses implications restent toutefois implicites, et j’explique pourquoi cela est problématique dans la partie suivante.

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Qui se sent surveillé ? De nombreuses mains se lèvent à la formation sécurité des activistes d’Occupy New York

Dans Citizenfour, Snowden et le journaliste Greenwald entament des phrases longues et riches en informations techniques auxquelles il faut, pour être honnête, parfois s’accrocher. Dans le biopic, le scénario semble prendre en compte cette difficulté potentielle. Dans une scène où Greenwald interviewe Snowden et enchaîne fiévreusement des questions appelant des réponses longues sur ses motivations et ses révélations, le personnage de Poitras reprend la direction de l’entretien en demandant à Snowden de se présenter (s’en suit alors le premier flashback dans le passé de Snowden à l’époque de son entraînement militaire). Pour autant, je n’ai pas non plus été convaincu-e par les discours techniques dans le biopic, pas vraiment plus accessibles et qui cherchaient à impressionner plus qu’à vulgariser, m’a-t-il semblé. Le principal intérêt de la séquence reste la démonstration en images de ce à quoi un système de surveillance de toutes les communications électroniques peut ressembler, et les conséquences concrètes sur la vie privée des personnes.

Enfin, aucun des deux films ne prend le temps d’expliquer comment se protéger concrètement contre la surveillance. Les scènes marquantes du tapage de mot de passe sous la couverture (pour Citizenfour) ou de la mise au micro-onde des téléphones portables (pour le film Snowden) relèvent plus des ressorts de films d’espionnage que de la vie courante auxquels les spectateurices pourraient s’identifier.

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Dans Citizenfour, Snowden en a tellement marre de la surveillance qu’il a décidé de bouder sous sa couette.

Défi n°4 : Expliquer quelles sont les dangers et les cibles principales de la surveillance et des politiques sécuritaires

Un grand nombre de personnes ignore qui est Snowden, ce qu’il a révélé, pourquoi. Les enjeux politiques aussi bien que techniques relatifs à la surveillance de masse sont largement ignorés ou pas pris au sérieux par manque d’information et de prise de conscience des conséquences sur la vie personnelle de chacun-e (le fameux “je n’ai rien à cacher”).

A ce titre, il est significatif que dans « Snowden », les spectateurices voient le héros décider de révéler le programme de surveillance après avoir appris que ses supérieurs peuvent espionner la vie intime de sa femme. C’est le même ressort qui est utilisé par John Oliver dans son émission “Last Week Tonight” lorsqu’il sensibilise le public en disant que le gouvernement peut voir les photos de pénis qui sont envoyées par n’importe qui. On peut regretter que la stratégie de John Oliver soit à ce point phallocentrée et hétérocentrée, puisque même les femmes sont interviewées au sujet des photos des pénis de leur compagnon, comme si les femmes n’envoyaient pas de photos de nu (le film « Snowden » est traversé quant à lui d’un sexisme flagrant envers la compagne de Snowden, seul personnage féminin du film, mais que je n’analyserai pas en détail ici).

Violation de notre vie privée et de nos libertés

Il est essentiel d’être très clair sur ce qu’il y a de problématique avec la surveillance. En effet, les violations de la vie privée ne sont que la partie immergée de l’iceberg : la violation fondamentale est celle de nos libertés. Comme l’explique Quentin Skinner dans une interview sur le site openDemocracry UK « Liberty, liberalism and surveillance : a historic overview » :

« Bien sûr que ma vie privée a été violée si quelqu’un lit mes emails sans que je le sache. Mais mon argument est que ma liberté a aussi été violée, et pas simplement par le fait que quelqu’un lise mes emails, mais aussi par le fait que quelqu’un ait le pouvoir de le faire s’iel le choisit. Nous devons insister sur le fait que ceci, en lui-même, retire notre liberté parce que cela nous laisse à la merci d’un pouvoir arbitraire. […] Ce qui est une attaque de notre liberté est l’existence même d’un tel pouvoir arbitraire. » 3

Tant qu’il existe des dispositifs de surveillance auxquels nous pouvons être soumis-e-s, notre liberté n’est pas garantie :

« Donc tant que la surveillance opère, nous pouvons toujours avoir notre liberté d’action restreinte si quelqu’un choisit de la restreindre. Le fait qu’ils ne fassent peut-être pas ce choix ne nous rend pas plus libres, parce que nous ne sommes pas à l’abri de la surveillance et des usages possibles qu’il peut en être fait. C’est seulement lorsque nous sommes à l’abri de ces possibles atteintes à nos droits que nous sommes libres ; et cette liberté ne peut être assurée que lorsqu’il n’y a pas de surveillance. » 4

Comme l’expliquent Brad Evans and Henry A. Giroux dans leur ouvrage « Disposable Futures, The Seduction of violence in the age of spectacle », ces mesures de surveillance sont à mettre en contexte avec les évolutions des dispositifs punitifs et carcéraux, la militarisation de notre société et les politiques néolibérables et impérialistes :

« Les dangers de la surveillance dépassent considérablement l’attaque de la vie privée et justifient bien plus qu’une simple discussion sur le fait d’équilibrer sécurité et libertées individuelles. [Le propos sur les atteintes à la vie privée] échoue à considérer comment l’accroissement de la surveillance des états est connecté à la montée de l’état punitif, la militarisation des sociétés néolibérales, les prisons secrètes, l’autorisation de la torture, une culture grandissante de la violence, la criminalisation des problèmes sociaux, la dépolitisation de la mémoire publique, et l’un des plus grands systèmes carcéraux au monde, chacun de ses éléments étant « seulement les manifestations les plus concrètes et condensées d’un régime sécuritaire diffus dans lequel nous sommes tou-te-s enfermé-e-s et enrôlé-e-s » [Hard and Negri, Declarations] » 5

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Big Brother dans le film 1984

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Big Brother O’Brian

Le personnage de Corbin O’Brian, le formateur et mentor de Snowden dans le film « Snowden » est basé sur le personnage de Winston Smith dans le roman de 1984 de George Orwell, selon le réalisateur Oliver Stone. Dans cette scène, la tête d’O’Brian apparaît en gros plan sur un écran de vidéoconférence et annonce à Snowden qu’il a surveillé la vie intime de sa compagne.

Pas tou-te-s égaux face à la surveillance

Il est absolument crucial de prendre conscience que les populations ciblées et impactées en premier lieu par le dispositif de surveillance sont les populations subissant des discriminations présentes au niveau individuel,  au niveau de la société et au niveau de l’État : personnes racisées, pauvres, migrantes, trans, neuroatypiques, travailleureuses du sexe, etc. Ni le film Citizenfour ni le film « Snowden » n’abordent réellement cette question : leurs protagonistes sont majoritairement des hommes et des blanc-he-s (à part Glenn Greenwald qui est juif), des journalistes et des informaticiens. Il s’agit là d’un des grands manques des discours dénonçant la surveillance tels qu’ils sont habituellement portés par la communauté technique, qui reste majoritairement blanche, masculine, éduquée.

Dans un article intitulé « Race, surveillance, and empire », Arun Kundnani et Deepa Kumar montrent ainsi de quelle manière s’articulent les enjeux de la race avec ceux de la surveillance. Les auteurs rappellent deux révélations significatives issues des informations rendues publiques par Snowden et publiées sur le site The Intercept qui révèlent le ciblage et le fichage des citoyens états-uniens musulmans en tant que suspects :

 

« Selon n’importe quel critère objectif, il s’agissait d’articles d’actualité majeurs qui auraient dû attirer autant d’attention que les révélations antérieures. Pourtant, ces articles ont à peine atteint le paysage des grands médias. La « communauté tech », qui avait plus tôt exprimé son indignation face à surveillance numérique de masse de la NSA, a semblé indifférente quand les détails ont émergé de la surveillance ciblée des musulmans. L’explication de cette réaction n’est pas difficile à trouver. Alors que beaucoup s’opposent à la collecte de données privées sur des gens « ordinaires », les musulmans ont tendance à être considérés comme des cibles acceptables de notre suspicion. Un sondage de juillet 2014 par l’Arab American Institue a révélé que 42 % des états-uniens pensent qu’il est justifié pour la police de profiler les états-uniens arabes ou les états-uniens musulmans. » 6

Virginia Eubanks explique dans « Want to Predict the Future of Surveillance? » quels groupes de populations sont particulièrement vulnérables face à la surveillance et pourquoi :

« La pratique de la surveillance est à la fois séparée et inégale . . . Les bénéficiaires des allocations . . . sont plus vulnérables à la suveillance parce qu’ils appartiennent à un groupe qui est considéré comme étant une cible approprée de programmes intrusifs. Les stéréotypes persistents sur les femmes pauvres, en particulier les femmes racisées, qui sont vues comme étant intrinsèquement loûches, fraudeuses et dépensières, fournit le support idéologique pour des programmes d’allocations intrusifs qui tracent leur comportement financier et social. Les immigré-e-s ont plus de chance d’être la cible de collecte de données biométriques que les personnes nées dans le pays, parce qu’elles ont moins de pouvoir politique pour y résister. . . . Les personnes marginalisées sont sujettes à certaines des formes de surveillance et d’observation parmi les plus sophistiquées d’un point de vue technologique et les plus complètes, de la part de la police, du système d’allocation, et des lieux de travail peu rémunérés. Elles subissent aussi des niveaux plus hauts de surveillance directe, comme les contrôles et les fouilles corporelles (« stop-and-frisk ») à New York. » 7

L’un des constats que l’on est forcé de faire lorsque l’on parle surveillance, c’est qu’un grand nombre de personnes n’ont pas forcément conscience de la réalité et des dangers des dispositifs mis en place. La raison souvent invoquée de la barrière technique n’est pas satisfaisante à elle seule. L’explication est alors peut-être à chercher du côté des représentations de la surveillance étatique et de leur adéquation avec la réalité : aujourd’hui, tout le monde n’est pas surveillé de la même manière, et tout le monde n’en subit pas les mêmes conséquences. On ne sent pas forcément les effets de la surveillance lorsque l’on ne fait pas (encore) partie des personnes ciblées pour leur race, leur pays d’origine, leur genre, leurs opinions politiques, leur religion, leurs orientations sexuelles, leur métier, etc. On n’intéresse pas directement ceux chargés de la surveillance de la population qui ciblent les « méchants », donc on n’a « rien à leur cacher » qui ne nous soit nuisible (ou en tout cas c’est ce que l’on pourrait penser de manière erronée). En taisant ces différences de traitement politique, les films « Citizenfour » et « Snowden » ratent potentiellement leurs cibles :

  1. les personnes ciblées en premier chef par la surveillance ne sont pas représentées, et leurs situations spécifiques ne sont pas décrites. Des contrôles au faciès répétés dans la rue ou des assignations à résidence basée sur l’origine de son nom, sur sa religion ou ses opinions politiques par exemple, sont des effets concrets, matériels, d’une certaine forme de surveillance. Et il est essentiel de comprendre comment les dispositifs de surveillance numérique de masse en décuplent les effets, ainsi que le nombre de personnes touchées.
  2. les personnes concernées moins directement par une surveillance active et ciblée dans l’état actuel des choses ne font pas le lien entre les représentations de surveillance totalitaire à la 1984 et leur perception actuelle du monde. N’ayant soit-disant « rien à cacher » qui soit perçu comme cible de la répression actuelle, iels ne se projettent pas comme pouvant subir les effets négatifs de la surveillance de masse (aujourd’hui ou demain).

C’est ce qu’expliquent Arun Kundnani et Deepa Kumar dans leur article « Race, surveillance, and empire » :

« Un autre problème, et sans doute un plus profond, est l’utilisation d’image de surveillance étatique qui ne correspondent pas correctement à la situation actuelle – comme la discussion de George Orwelle sur la surveillance totalitaire. Edward Snowden lui-même remarque qu’Orwell nous a prévenu contre les danger du type de surveillance gouvernementale auquel nous faisons face aujourd’hui. Les références à 1984 d’Orwell ont été courantes dans le débat actuel ; en effet, les ventes du livre ont apparemment décolées après les révélations de Snowden. L’argument selon lequel la surveillance numérique est une nouvelle forme de Big Brother est, à un certain niveau, soutenu par les preuves. Pour celleux qui appartiennent à certains groupes ciblés – les musulmans, les activistes de gauche, les journalistes radicaux – la surveillance étatique ressemble assurément à celle d’Orwell. Mais ce niveau de surveillance n’est pas vécu par le grand public. L’image de la surveillance aujourd’hui est donc très différente des immages classiques de la surveillance que l’on trouve dans le 1984 d’Orwell, qui suppose une masse populaire sujet au contrôle gouvernemental de manière indifférenciée. Ce que nous avons aujourd’hui à la place aux Etats-Unis, c’est une surveillance totale, pas sur tout le monde, mais sur des groupes de personnes très spécifiques, définies par leur race, leur religion, ou leur idéologie politique : les personnes que les officiels de la NSA désignent par le terme « les méchants » » 8

Défi n°5 : Mobiliser le public pour agir contre la surveillance de masse

Au delà du contenu et des limites de leur discours sur les tenants et les aboutissants des dispositifs de surveillance, les deux films encouragent-ils à s’engager activement contre eux?

Citizenfour montre quelques séquences sur des événements arrivés après la semaine de révélations de Snowden : son exil en Russie, la médiatisation des méthodes de surveillance dans plusieurs pays et les retombées politiques qu’elle a pu avoir (par exemple en Allemagne où cela a fait scandale). Pour la scène finale, Poitras filme Snowden et Greenwald en train de discuter d’une nouvelle source d’information, à moitié en parlant et à moitié en écrivant au cas où ils soient écoutés. Le message qui est communiqué est donc fort : le combat n’est pas terminé, plus d’informations et de programmes de surveillance sont encore à découvrir, et le dispositif de surveillance est toujours une menace pour les protagonistes – donc pour nous aussi.

Au contraire, la fin du film Snowden est démobilisante. En effet, le générique énumère la chronologie des réactions politiques après les révélations Snowden et laisse entendre que les choses se sont depuis significativement améliorées en terme de surveillance : le congrès états-unien a voté l’arrêt de la collecte de données des communications téléphoniques, Obama signe le USA Freedom Act pour réformer le programme de surveillance de la NSA (juin 2015). Les titres de presse montrés à l’écran laissent entendre que les choses se sont résolues. Mais la réalité est beaucoup moins rose : trois anciens de la NSA et lanceurs d’alerte se sont publiquement opposés au Freedom Act, arguant que cette loi n’allait pas significativement impacter les activités de la NSA. La loi se concentre notamment sur la collecte des appels téléphoniques, alors que la portée de la surveillance de la NSA sur Internet est bien plus large et invasive.

Autrement dit, la situation d’aujourd’hui n’a pas fondamentalement changé par rapport à avant juin 2013 et les révélations Snowden.

Conclusion

Il apparaît nécessaire de multiplier les formats et les types de narration pour sensibiliser le public aux questions de surveillance et de chiffrement, dans le cadre de surveillance gouvernementale et de la collecte d’informations et de profilage par des entreprises (qui peuvent communiquer à leur tour ses informations aux gouvernements, volontairement ou non). Certain-es préféreront le format d’un documentaire ; d’autres seront exposé-e-s à certains sujets par le biais d’une fiction regardée au cinéma le samedi soir ; d’autres tomberont sur un sketch humoristique sur Youtube ; d’autres sur une infographie, une exposition d’art, etc.

Au moins deux choses expliquent la difficulté à communiquer sur ces thèmes :

  1. la technicité du sujet (la simple mention de “ordinateur” peut suffire à décourager certaines personnes) et la difficulté à prendre conscience des implications de la surveillance en ligne sur notre vie privée
  2. le contexte médiatique et politique actuel qui encourage à accepter des mesures sécuritaires au détriment de nos libertés et de notre vie privée (cf l’article sur le syndrome du grand méchant monde publié sur le site).

Au delà des stratégies de communication, il est crucial de s’interroger sur les termes du débat auquel on participe. Un film comme « Snowden » délivre une réflexion très limitée sur le patriotisme qui détourne l’attention de questions plus fondamentales sur le gouvernement, la société et son mode de fonctionnement.

Surtout, il est essentiel d’analyser comment des discours tenus sur la surveillance depuis des positions privilégiées – occidentales, blanches, de classes éduquées moyennes et supérieures, et d’autant plus dans les milieux techniques majoritairement blancs et masculins – « oublient » comment et contre qui s’appliquent les conséquences les plus directes et les plus violentes des politiques sécuritaires.

Pour finir sur une citation d’Edward Snowden reprise par Arundhati Roy dans son essai « Que devons-nous aimer ? », extrait d’un recueil d’essais et de conversations écrits avec John Cusack lors d’une rencontre avec le lanceur d’alerte :

« Si nous ne faisons rien, nous entrons un peu comme des somnambules dans un État de surveillance totale où nous avons un super-État qui dispose à la fois d’une capacité illimitée d’exercer la force et d’une capacité illimitée de se renseigner [sur ceux qu’il cible] – et c’est là une combinaison très dangereuse. Voilà le sombre avenir qui nous attend. Le fait qu’ils sachent tout de nous et que nous ne sachions rien d’eux – parce qu’ils sont secrets, parce qu’ils sont privilégiés, parce qu’ils sont une classe à part… l’élite, les politiques, les riches – nous ne savons pas où ils vivent, nous ne savons pas ce qu’ils font, nous ne savons pas qui sont leurs amis. Eux ont la capacité d’obtenir toutes ces informations sur notre compte. L’avenir va dans cette direction, mais je pense que les choses peuvent encore changer… »

Arroway
Merci à Paul Rigouste et Marion pour leurs relectures attentives et constructives

Ressources

Comment faire pour se protéger contre la surveillence ?

Vidéos et conférences

Infographies

Sites et articles

Notes

1. http://www.indiewire.com/2016/09/oliver-stone-snowden-interview-independent-1201724763/

« […] no major distribution came through. Open Road stepped in, kudos to Tom Ortenberg—my primary money was German and French with foreign sales from Wild Bunch. The budget was not the $50 million (revealed) in the Sony hack, they turned it down. It’s not a budget problem. It’s self-censorship. I don’t say that the NSA was nefarious. »

2. http://www.hollywoodreporter.com/news/oliver-stone-reveals-clandestine-meetings-873770

« “We moved to Germany, because we did not feel comfortable in the U.S.,” Stone said on March 6, speaking before an audience at the Sun Valley Film Festival in Idaho, in a Q&A moderated by The Hollywood Reporter’s Stephen Galloway. “We felt like we were at risk here. We didn’t know what the NSA might do, so we ended up in Munich, which was a beautiful experience.”

Even there, problems arose with companies that had connections to the U.S., he said: “The American subsidiary says, ‘You can’t get involved with this; we don’t want our name on it.’ So BMW couldn’t even help us in any way in Germany.” »

3. Quentin Skinner , Liberty, liberalism and surveillance : a historic overview

https://www.opendemocracy.net/ourkingdom/quentin-skinner-richard-marshall/liberty-liberalism-and-surveillance-historic-overview

« Of course it’s true that my privacy has been violated if someone is reading my emails without my knowledge. But my point is that my liberty is also being violated, and not merely by the fact that someone is reading my emails but also by the fact that someone has the power to do so should they choose. We have to insist that this in itself takes away liberty because it leaves us at the mercy of arbitrary power. […] What is offensive to liberty is the very existence of such arbitrary power. »

4. Quentin Skinner , Liberty, liberalism and surveillance : a historic overview

https://www.opendemocracy.net/ourkingdom/quentin-skinner-richard-marshall/liberty-liberalism-and-surveillance-historic-overview

« So long as surveillance is going on, we always could have our freedom of action limited if someone chose to limit it. The fact that they may not make that choice does not make us any less free, because we are not free from surveillance and the possible uses that can be made of it. Only when we are free from such possible invasions of our rights are we free; and this freedom can be guaranteed only where there is no surveillance. »

5. Brad Evans and Henry A. Giroux, « Disposable Futures, The Seduction of violence in the age of spectacle »

« The dangers of surveillance far exceed the attack on privacy and warrant much more than simply a discussion about balancing security against civil liberties. The latter argument fails to address how the growth of surveillance states is connected to the rise of the punishing state, the militarization of neoliberal societies, secret prisons, sanctioned torture, a growing culture of violence, the criminalization of social problems, the depolitization of public memory, and one of the largest prison systems in the world, all of which « are only the most concrete, condensed manifestations of a diffused security regime in which we are all interned and enlisted » [Hardt and Negri, Declarations]».

6. Arun Kundnani et Deepa Kumar, « Race, surveillance, and empire »,

http://isreview.org/issue/96/race-surveillance-and-empire

« By any objective standard, these were major news stories that ought to have attracted as much attention as the earlier revelations. Yet the stories barely registered in the corporate media landscape. The “tech community,” which had earlier expressed outrage at the NSA’s mass digital surveillance, seemed to be indifferent when details emerged of the targeted surveillance of Muslims. The explanation for this reaction is not hard to find. While many object to the US government collecting private data on “ordinary” people, Muslims tend to be seen as reasonable targets of suspicion. A July 2014 poll for the Arab American Institute found that 42 percent of Americans think it is justifiable for law enforcement agencies to profile Arab Americans or American Muslims »

7. Virginia Eubanks, « Want to Predict the Future of Surveillance?

« The practice of surveillance is both separate and unequal . . . Welfare recipients . . . are more vulnerable to surveillance because they are members of a group that is seen as an appropriate target for intrusive programs. Persistent stereotypes of poor women, especially women of color, as inherently suspicious, fraudulent, and wasteful provide ideological support for invasive welfare programs that track their financial and social behavior. Immigrant communities are more likely to be the site of biometric data collection than native-born communities because they have less political power to resist it. . . . Marinalized people are subject to some of the most technologically sophisticated and comprehensive forms of scrutiny and observation in law enforcement, the welfare system, and the low-wage workplace. They also endure higher levels of direct forms of surveillance, such as stop-and-frisk in New York City. »

8. Arun Kundnani et Deepa Kumar, « Race, surveillance, and empire »,

http://isreview.org/issue/96/race-surveillance-and-empire

« Another and perhaps deeper problem is the use of images of state surveillance that do not adequately fit the current situation—such as George Orwell’s discussion of totalitarian surveillance. Edward Snowden himself remarked that Orwell warned us of the dangers of the type of government surveillance we face today.70 Reference to Orwell’s 1984 has been widespread in the current debate; indeed, sales of the book were said to have soared following Snowden’s revelations.71 The argument that digital surveillance is a new form of Big Brother is, on one level, supported by the evidence. For those in certain targeted groups—Muslims, left-wing campaigners, radical journalists—state surveillance certainly looks Orwellian. But this level of scrutiny is not faced by the general public. The picture of surveillance today is therefore quite different from the classic images of surveillance that we find in Orwell’s 1984, which assumes an undifferentiated mass population subject to government control. What we have instead today in the United States is total surveillance, not on everyone, but on very specific groups of people, defined by their race, religion, or political ideology: people that NSA officials refer to as the “bad guys.” »

Festival Chéries-Chéris 2016 : du cinéma LGBTQI engagé

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Le 22e festival Chéries-Chéris de films lesbiens, gays, bi, trans, queer & ++++ s’est tenu à Paris du 15 au 22 novembre 2016 et proposait une programmation riche en fictions, documentaires et courts métrages français et internationaux.

La répartition par des thèmes du nombre de projections des films sélectionnés poursuit la tendance de ces dernières années (je reprend ici telles quelles les 4 catégories « gay », « lesbien », « trans » et «LGBTQI » utilisées dans le programme général proposé à la fin de la brochure du festival) :

  • une représentation plus importante des films étiquetés « gay » par rapport aux autres thématiques (les pubs dans le programme, quasiment exclusivement à destination d’un public masculin, renforcent cette sur-représentation),
  • un maintien de la part des projections de films trans, qui avait augmenté en 2015 par rapport à 2014,
  • une diminution des projections des films classés LGBTQI en 2016 qui se répercute sur une légère augmentation des films lesbiens mais surtout gays.

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On peut au passage questionner ces catégories : que les films traitant de certaines thématiques soient catégorisé LGBTQI alors que les films lesbiens, gays et trans ont leur propre catégorie, cela pose la question de la visibilité de ces thématiques. La catégorie LGBTQI a un sens évident pour les films qui traitent de la scène LGBTQI en général (comme le documentaire Paris is Voguing), ou lorsque les contours sont poreux ou flous comme cela peut l’être. Dans la description de chaque film sur la brochure, une signalétique plus fine repérait néanmoins chaque catégorie en surlignant une ou plusieurs lettres de « LGBTQ+++ ». Ainsi, un film, Arianna, abordait la thématique de l’intersexualité (le « +++ » était ainsi remplacé par le « I » dans le sigle,  du coup on peut se demander pourquoi ne pas l’avoir intégré par défaut partout). Deux films, One Kiss et You can’t escape Lithuania étaient annoncés comme gay et bi, la thématique de la bisexualité étant par ailleurs absente ou à chercher en filigrane dans les œuvres gays et lesbiennes (ce qui était le cas, par exemple, avec le film Barash).

En terme de répartition géographique, les œuvres sélectionnées font la part belle aux productions françaises et états-uniennes en particulier, nord-américaines et européennes de l’ouest en général. Il s’agit en revanche d’un quasi-désert, à quelques exceptions près, en ce qui concerne les productions en provenance des pays d’Asie et d’Afrique (que ce soit en raison d’un nombre moins important voire de l’absence de productions venant de certains pays comme le souligne l’éditorial de Hervé Joseph-Lebrun, indépendamment du processus de sélection du festival, est une question à approfondir).

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En quelques mots

Je me suis rendu à huit projections, dont cinq longs métrages de fiction, deux documentaires et une projection de courts métrages lesbiens internationaux. Parmi eux, trois films m’ont particulièrement marqué :

  • le documentaire Out in the night (2014) de Blair Dorosh-Walter sur l’histoire de quatre lesbiennes noires condamnées aux États-Unis après s’être défendues contre un agresseur dans la rue.
  • le long métrage Köpek (2015) de Esen Isik qui raconte trois histoires de violence à Istanbul.
  • le court métrage Home (2016) de More Raca sur une femme face à la société patriarcale.

Je reviendrai aussi en détail sur le film israëlien Barash racontant le premier amour lesbien d’une jeune fille à Tel-Aviv, le court-métrage brésilien Piscina sur le secret d’une allemande émigrée au Brésil et le film états-unien Fair Haven sur les thérapies de conversion des homosexuel-les qui tiennent tout trois un discours politique qui mérite d’être développé.

Politiquement intéressant mais m’ayant moins marqué, le documentaire autrichien Female to WTF suit plusieurs individus trans (tous blancs) et développe des questions autour de l’identité, du processus de transition, des papiers, des opérations chirurgicales.

Le film allemand Brother and Sister pose en trame de fond la question des émigrés, des sans-papier et de l’accès au logement, en suivant un frère et une sœur émigrées à Berlin qui sont hébergées par Thies, un gestionnaire de location qui entame une relation avec le jeune homme.

La seule déception est venu du film états-unien AWOL, une sorte d’adaptation lesbienne du trio amoureux mari-femme-amant où l’amant est remplacée par une jeune femme enrôlée dans l’armée. Le film enchaîne les clichés autour des deux amoureuses batifolant dans la campagne états-unienne, pour se finir par la trahison de l’une des protagonistes principales qui trahit son amante pour rester avec son mari (reconduisant l’idée reçue que l’on ne peut pas faire confiance aux femmes bisexuelles qui choisiraient toujours de retourner avec un homme).

Out in the night

Blair Doro-Walther (USA, 2014)

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Ce documentaire relate le parcours de quatre jeunes lesbiennes noires de famille modeste aux États-Unis qui, après avoir s’être défendues contre une agression à caractère lesbophobe dans la rue, sont poursuivies pour agression (coups, et coup de couteau) et écopent de peines de prison allant de 3 à 11 ans.

Le documentaire raconte le traitement médiatique de l’affaire qui a convoqué un imaginaire raciste et lesbophobe pour désigner le groupe de jeunes femmes de « lesbian wolf pack » (meute de louves lesbiennes) « assoiffées de sang » lâchées sur un seul homme. Le film présente les preuves admises au procès et les questions qu’elles soulèvent, les partis-pris du procureur et du juge pendant le procès qui résultent en des peines très lourdes, ainsi que les réalités matérielles de ce qu’est le système carcéral aux États-Unis : la lenteur d’un système judiciaire avec 8 mois passés en prison lorsque l’on est pas libérée en attente du procès (les prisons étant particulièrement peuplées de personnes en attente de leur jugement) ; l’éloignement géographique des proches ; la perte de la garde des enfants ; les impacts psychologiques d’un séjour en prison et la gestion du stress post-traumatique.

A travers les entretiens avec les intéressées et leur famille et une progression chronologique du documentaire qui raconte leur parcours, c’est un tableau qui rend très concret la précarité et les problématiques de survie lorsque l’on est noir-e, lesbienne et pauvre aux États-Unis, alors que le nombre de femmes noires et latinas explose actuellement dans les prisons du pays.

Bande-annonce

Köpek

Esen Isik (Suisse – Turquie, 2015)

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Köpek (qui signifie « chien » en turc) est un film esthétiquement beau et politiquement dur qui suit une journée de la vie de trois protagonistes que rien ne lie à part une furtive interaction dans les rues d’Istanbul : Hayat, une femme dont le mari contrôle les moindres allées et venues ; Cemo un garçon de dix ans qui vend des mouchoirs en papier dans la rue ; et Ebru, une femme trans (jouée par l’actrice trans Çağla Akalın) qui est travailleuse du sexe pour gagner sa vie et qui tente de reconquérir son ex-amant qui n’assume pas de vivre publiquement avec elle.

La puissance de Köpek réside dans sa mise en scène pudique mais implacable de la violence. Des violences simples et réalistes, sans les giclements de sang, les grands hurlements et les coups chorégraphiés auxquels on peut être habitué, mais qui en apparaissent d’autant plus fortes : des coups de couteau rapides et réalistes, la cruauté d’un coup de pied sur un jeune chiot, les tabassages d’Ebru durant lesquels les témoins fuient ou ne réagissent pas. Les actions sont d’autant plus violentes qu’elles se déroulent dans le calme, les agresseurs parfaitement froids, insensibles et maîtres d’eux-même. Aucune excuse de l’ordre du « crime passionnel » ou de la jalousie ne peut être invoquée. Le film dénonce sans appel possible les violences des hommes dans une société patriarcale, transphobe et désensibilisée.

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More Raça (Kosovo, 2016)

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Parce qu’elle n’a pas pu toucher sa part d’héritage n’étant pas mariée, Hava est chassée de sa maison natale par son frère. Silencieuse, l’héroïne écoute les hommes de la famille discuter de son héritage, elle écoute son frère lui ordonner de se maquiller et d’aller rencontrer un futur fiancé, avec qui elle passera également son rendez-vous forcé à écouter. Ses premières paroles prononcées à l’écran, tranchantes, lorsqu’elle refuse d’obéir à son frère et lui signifie de la laisser vivre sa vie contrastent d’autant plus avec ce rôle de femme silencieuse et soumise auquel on tente de l’assigner.

Bien que la loi du pays, le Kosovo, soit de son côté en ce qui concerne le partage de l’héritage de son père décédé dont une partie doit lui revenir, son application est inefficace : l’avocat explique que les verdicts ne sont jamais rendus. Autrement dit, la tradition fait toujours loi. Les autres femmes du film sont toutes bloquées dans leur situation, leur précarité économique est un frein majeur à leur prise d’autonomie : les autres femmes de la famille sont cantonnées à la cuisine ; la tante, qui profite d’un minimum d’autonomie certainement en raison de son âge plus avancé et de son veuvage, est malade et vit sobrement dans un appartement d’une seule pièce ; l’amante de l’héroïne qui avait profité d’un répit avec la migration de son mari, voit le retour de ce dernier et ne peut fuir avec ses enfants.

La violence oppressive du régime patriarcal se cristallise en une scène où le frère aîné et la sœur s’affrontent : il (lui déclare alors qu’il a tout fait pour elle, qu’il l’a traitée comme sa fille (comprendre qu’il a cherché à la marier), mais que maintenant il ne peut plus rien pour elle et la chasse de la maison. C’est ici qu’apparaît toute la dimension oppressive de ce paternalisme pour lequel l’inclusion et le soin de la famille exige la pleine obéissance des femmes ainsi que leur mariage, en leur refusant une réelle autonomie et une vraie liberté de décision. Liberté dont l’héroïne, qui a en plus le culot d’aimer les femmes, s’empare par la force des choses.

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Barash

Michal Vinik (Israël, 2015)

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Barash est le premier film de la réalisatrice israëlienne par Michal Vinik et raconte les aventures amoureuses de Naama, une lycéenne juive issue d’une famille de classe moyenne qui sort pour la première fois avec une fille, habituée des boîtes de nuit lesbiennes de Tel Aviv. Présente en fin de projection pour une séance de questions, la réalisatrice a précisé que, fatiguée de voir des femmes hétérosexuelles s’embrasser au cinéma, elle avait casté deux jeunes femmes lesbiennes dans la vraie vie qui n’étaient pas actrices à la base. Elle a également expliqué que le scénario de Barash était aussi une réponse aux films qui mettent en scène des lesbiennes en Israël et se finissent par un meurtre ou un suicide des héroïnes.

Si le film est catégorisé « lesbien », il faut toutefois noter que Naama, le personnage principal, est d’abord montrée à l’aise dans sa sexualité avec les garçons, qu’elle ne remet pas en cause. Elle annonce d’ailleurs son attirance pour les femmes en disant qu’elle peux « aussi » sortir avec des filles et affirme un peu plus loin dans le film et complètement saoule « je couche avec qui je veux si je veux, quand je veux ».

Le film gagne de l’épaisseur par sa critique acérée de la famille patriarcale, dont le père ne sait apparemment pas s’exprimer sans crier sur sa femme, ses enfants, les amies de sa fille, et qui lance des ordres à tout va en faisant semblant de savoir tout faire. Plusieurs scènes mordantes dénoncent les idées et les réactions qu’ont les parents de l’héroïne sur leurs voisins arabes : apprenant que leur fille, fugueuse à répétition, a un nouveau petit ami arabe, illes pensent immédiatement qu’elle a été kidnappée et mariée avec ce garçon, forcément polygame. La haine et la méfiance qui peuvent exister chez le père de Naama, ancien combattant, vis-à-vis des arabes vus comme ennemis, transparaît dans une scène au commissariat d’un village où il refuse de parler aux policiers arabes pour leur demander s’ils savent où est sa fille.

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Courts métrages lesbiens internationaux

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Spunkle (Lisa Donato, USA, 2016) est une comédie pétillante sur un couple de lesbiennes dont l’une des partenaires demande à son frère d’être donneur de sperme pour partager son ADN (et donc d’être à la fois « uncle » and « sperme donor »). Ou comment reconfigurer ce que peut être une famille en dehors du modèle hétérosexuel nucléaire.

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Plus poétique que politique, Vainilla (Juan Beiro, Espagne, 2015) est un beau court métrage sur la vie et la mort, dans laquelle l’homosexualité de l’héroïne est une simple composante du personnage

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Piscina (Leandro Goddinho, Brésil, 2016) clôturait cette projection de courts métrage lesbiens. Une jeune femme dont la grand-mère vient de mourir retrouve les traces d’une femme dont elle était amoureuse étant jeune fille et dont elle a été séparée. Celle-ci a élu domicile au fond d’une piscine vide, au bord de laquelle elle a vécu plus jeune avec son amie et sa famille. Le film raconte en filigrane comment, à travers les générations, l’homosexualité peut être réprimée et silenciée au sein d’une famille.

Le point d’orgue est la révélation du secret de la grand-mère, déportée en raison de son homosexualité dans un camp nazi pendant la seconde guerre mondiale, avant d’être libérée et d’émigrer au Brésil. Sous le IIIe Reich, les lesbiennes n’étaient pas considérées comme une menace pour l’ordre social ou politique en raison de la place subalterne assignée aux femmes dans la société. Elles n’ont donc pas été persécutées au même titre que les hommes homosexuels, déportés au seul titre de leur sexualité. Certaines lesbiennes ont cependant été déportées en tant qu’ « asociales », car ne se conformant pas aux normes nazies.

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Fair Haven (Tu m’as tellement manqué)

Kerstin Karlhuber (USA, 2016)

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Ce film états-unien raconte le retour d’un jeune homme gay dans la maison de son père après avoir été envoyé dans une « thérapie de conversion », dont le but est de changer l’orientation sexuelle d’une personne homosexuelle ou bisexuelle. Ces thérapies, qui peuvent varier du traitement psychologique et spirituel aux électrochocs, connaissent une recrudescence aux États-Unis et ont récemment fait leur apparition en Europe. Fair Haven montre des scènes inspirées d’enregistrements réels où un thérapeute chrétien, à la rhétorique bien rodée et citations de la Bible à l’appui, convainc – temporairement du moins – des adolescent-e-s que l’amour homosexuel est contre nature et un péché. Le reste du scénario est moins intéressant d’un point de vue politique (très blanc, très masculin, avec un trope de femme dans le frigo chez le personnage de la mère) mais se termine sur un dénouement miraculeusement heureux qui ne peut pas faire de mal, pour une fois.

Bande-annonce

***

Le festival proposait une programmation riche dont la qualité était au rendez-vous, pour autant que je puisse en juger d’après la toute petite portion de films (10% !) que j’ai eu l’occasion d’aller voir. La volonté de montrer des films politiquement engagés est palpable, et c’est d’autant plus appréciable que la plupart de ces films ne sont ou ne seront pas forcément distribués en salle en France.

Et je profite de cette conclusion pour rajouter à la dernière minute une recommandation pour voir le documentaire Paris is Voguing, que je n’ai pas pu aller voir pendant le festival mais qui est disponible en streaming sur le site de Vice.

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Argh, l’Apocalypse ! Le syndrome du grand méchant monde : un état sécuritaire pour nous sauver tou-te-s ? (3/6)

Bientôt dans un salon à côté de chez vous ! Le syndrome du grand méchant monde ! Créé par les esprits torturés qui vont ont apportés « Grippe porcine » et « Abeilles tueuses », voici arrivée une nouvelle menace si terrifiante que vous ne serez plus capable de détacher les yeux de votre écran de télévision ! »

Source : https://imgur.com/gallery/UMk7u

Dans mon article précédent, je développais l’idée suivante : avec leur vision dépolitisée d’une fin du monde présentée comme inéluctable, la plupart des films apocalyptiques encourage leur public à renoncer à tout espoir…  Mais ce n’est pas le seul effet que ces films et séries peuvent créer. Dans cette troisième partie, je n’analyse pas de films à proprement parler mais expose plutôt quelques notions que je trouve intéressantes à garder en tête quand nous visionnons des films, séries ou les médias en général 

Que ce soit au cinéma ou au journal télévisé, les médias nous soumettent à des images violentes qui nous répètent sans cesse que nous vivons dans un monde dangereux. Ceci produit un effet qui a été étudié sous le nom de « syndrome du grand méchant monde » :

Le « syndrome du grand méchant monde » est un terme inventé par George Gerbner pour décrire un phénomène par lequel le contenu relatif à la violence relayé par les média de masse fait croire aux spectateurices que le monde est plus dangereux qu’il ne l’est en réalité. […] Gerbner, un chercheur pionnier sur les effets de la télévision sur la société, soutient que les personnes qui regardent la télévision ont tendance à penser que le monde est un lieu menaçant et impitoyable. (Wikipedia)1

Un épisode du site Hacking Social s’attache à analyser le syndrome du grand méchant monde sous l’angle du traitement de l’information dans les journaux télévisés et les reportages, qui, de même que les films apocalyptiques et post-apocalyptiques, présentent des images et des thématiques inquiétantes :

« Poison mental, le cumul des images de pédophiles, de tueurs, de bébés morts, d’enlèvements, de criminalité crée un socle de pensées chez le téléspectateur : le monde est horrible il faut y mettre de l’ordre, il faut taper du poing sur la table pour régler ce Mal. Après avoir inoculé le poison, la télévision propose l’antidote le plus dénué de réflexion profonde : elle valorise les documentaires sur la police, sur les services de sécurités, sur l’ordre par la répression vive, sans jamais s’interroger sur l’origine et les causes de la criminalité. Elle crée l’illusion de l’insécurité totale puis préconise implicitement la solution : un état sécuritaire, surveillé par de nombreuses caméras de surveillance et autres procédés (drones, espionnage des citoyens sur le web…). » 2

La représentation du désastre: pourquoi questionner les histoires qui finissent « bien »

Ce phénomène est à mon avis aussi alimenté par la représentation de la violence dans les fictions au cinéma, y compris les films apocalyptiques et post-apocalyptiques qui ne manquent pas de scènes violentes et inquiétantes pour le public puisque c’est la survie de notre société, de notre civilisation et de l’espèce toute entière qui est menacée. A titre de précision, par « violence », j’inclue ici les phénomènes dits naturels, non-perpétués directement par des humains, mais qui peuvent entraîner les mêmes effets : blessures, souffrance physique et psychologique, traumatismes, etc.

La question essentielle à se poser n’est pas de savoir si la présence de la violence sur nos écrans est une bonne ou une mauvaise chose, mais plutôt de s’interroger sur la manière dont elle est représentée (est-elle glorifiée, mise en scène, banalisée, critiquée ?) et quelles conséquences cela peut avoir en termes politiques : sommes-nous amené-e-s à accepter la violence comme nécessaire (par exemple lorsque les scènes d’interrogation de terroristes sous torture nous sont présentées comme étant inévitables) ou au contraire sommes-nous encouragé-e-s à penser des alternatives ? Les représentations engagent-elles à réfléchir sur les causes et les conséquences des situations violentes mises en scène ou encouragent-elles à la peur et à une passivité fascinée et horrifiée par les images extrêmes données à regarder ?

La saison 2 de la série 24h Chrono met en scène un scénario assez typique qui amène à légitimer l’usage de la violence et de la torture dans la lutte contre le terrorisme. Jack Bauer, dans un contre la montre qui a fait la recette de la série, doit empêcher une bombe H d’exploser à Los Angeles. Pour obtenir des informations cruciales, Bauer torture un homme qui vient d’être arrêté. L’urgence de la situation justifie ces méthodes sans que l’on s’arrête outre mesure pour questionner leur pertinence et leur pratique.

Les films catastrophe multiplient quant à eux les scènes spectaculaires pour générer du grand spectacle. Dans le film La 5e vague, des catastrophes naturelles et des épidémies sont provoquées par des extraterrestres qui cherchent à envahir la Terre. Aucune explication de quelque type que ce soit n’est fournie. Ces scènes visent à créer de l’émotion, en montrant la violence des forces naturelles devant lesquelles les êtres humains sont impuissants. Or, ces scènes font écho à des scénarios qui arrivent réellement sur Terre (tsunamis, tremblements de terre, épidémies). De telles scènes montrée sans explication scientifique de ce qui l’ont provoquées, sans mise en contexte par rapport à l’environnement, sans remontée de la chaîne de causes et d’effets, peuvent activer un sentiment de peur car elles s’associent à un évènement possible dans la réalité, en ne proposant pas d’échappatoire. Et en même temps, on ne peut que remarquer que les héros, auxquels nous sommes amené-e-s à nous identifier, s’en sortent.

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La deuxième vague, dans le film La 5e vague

Susan Sontag explore l’impact de ces ressorts scénaristiques dans son essai emblématique « The Imagination of Disaster » (« L’Imagination du désastre ») en 1965. Sontag y explique la double fonction possible de la représentation du désastre dans un film de science-fiction, l’une distrayante et l’autre neutralisante 3 (c’est moi qui souligne):

« L’une des fonctions que le fantastique peut remplir est de nous extraire de notre insupportable routine et de nous distraire des peurs, réelles ou anticipées – par une fuite dans des situations exotiques et dangereuses qui ont des dénouements heureux à la dernière minute. Mais une autre fonction que le fantastique peut remplir est de normaliser ce qui est psychologiquement insupportable, et ainsi de nous y préparer. Dans un cas, le fantastique rend le monde plus beau. Dans l’autre, il le neutralise.

Le fantastique que l’on peut trouver dans les films de science fiction remplit les deux fonctions. Ces films reflètent des angoisses à l’échelle mondiale, et ils servent à les calmer. Ils diffusent une étrange apathie concernant les processus de radiation, de contamination et de destruction que je trouve personnellement terrifiante et déprimante. »4

Cette réflexion est intéressante à mettre en perspective avec une caractéristique particulière des films apocalyptiques de ces dernières années : le fait que l’humanité survive malgré tout à la fin du film avec un espoir de se reconstruire. Sur le blog Allez vous faire lire, Lupiot remarque dans sa série d’articles sur le phénomène des romans dystopiques destinés aux adolescent-e-s5 :

« Mais il faut surtout noter que les dystopies modernes, contrairement aux première (celles de la Guerre Froide), se finissent BIEN, ou du moins, sur l’espoir d’un progrès. C’est de la littérature cathartique par excellence.

À l’inverse, les dystopies de Papa se finissaient mal. Elles laissent ainsi le lecteur avec l’impression terrible et fascinante que c’est à lui d’agir pour qu’une telle situation ne se réalise pas. Sacrée différence.

[…]

La dystopie actuelle, en accentuant les torts de nos sociétés pour nous peindre des mondes épouvantables où les libertés ont quasi disparues, peut amener le lecteur, au contraire, à accepter plus facilement les privations ou coercitions de la vraie vie, qu’il perçoit comme infimes en comparaison. »

La légitimation et l’acceptation des politiques sécuritaires

Les films apocalyptiques actuels possèdent ces mêmes caractéristiques. Les dénouements « heureux » actionnent une double mécanique :

  1. Encourager une certaine passivité chez les spectateurices en présentant un discours qui dit grosso modo : « oui, plein de choses horribles vont arriver, mais on s’en sortira parce qu’on est des super êtres humains qui s’adaptent à tout et qui sont plus intelligents que la nature même quand elle est pas contente. » Et qui, en fond, chantonne le refrain « ce sont les autres qui vont mourir, pas moi » puisqu’en tant que spectateurice, on est amené-e à s’identifier aux personnages principaux qui survivent.
  2. Relativiser l’horreur de ce qui arrive en réalité et accepter certaines mesures qui paraissent à la fois acceptables en regard des extrêmes que nous sommes habitué-e-s à visionner, et compréhensibles par rapport à l’avenir dangereux qui se prépare, sans que nous ne questionnions la légitimité et l’adéquation de ces décisions.

Nous sommes ainsi mis-e-s en « bonne » condition pour accepter les solutions qu’une instance d’autorité rassurante nous présente.

Pour en revenir plus spécifiquement au cas des médias d’information, il est particulièrement pertinent, et même urgent, de prendre conscience de ce processus et d’en interroger les conséquences au regard des réponses politiques apportées ces derniers mois aux attaques meurtrières qui se sont déroulées en France.

Raconter le désastre : les étapes de la narration

Les images des attentats sont montrées en boucle à la télévision et sur les réseaux sociaux. Dans sa série d’émissions « Mes Chers Contemporains », Usul analyse dans l’épisode «Le Journaliste (David Pujadas)» les registres utilisés dans les reportages du JT du 20h sur France 2 le soir des attentats à Bruxelles en mars 2016. L’enchaînement des sujets suit une logique familière :

  1. le traitement des événements sur le registre de l’enquête policière : que s’est-il passé ? Que peut-on conjecturer à partir du peu d’informations dont on dispose (généralement) le soir même des attaques ? Les explications concernent le déroulement des faits, mais sans apporter d’éclairage sur les causes sociales et politiques. Les motivations des personnes incriminées sont réduites à des raisons individuelles, sorties de tout contexte socio-politique, ou alors résumées par des clichés simplificateurs. Traitées de folles, de barbares, d’extrémistes, ces personnes sont exclues du champ de l’humanité « normale » : chercher à comprendre leurs motivations et leurs comportements, ce serait affaiblir dangereusement la distance établie avec elles pour bien signifier qu’elles sont différentes de nous, qu’elles sont des cas exceptionnels, qu’il n’existe aucun autre facteur explicatif inhérent à notre société, et qui nous rendrait donc partiellement responsables.

  2. la narration de type film catastrophe : les reportages refont vivre minute par minute les attaques, interviewent les témoins survivant-e-s et diffusent les images des victimes et des explosions.

  3. les discours des politicien-nes : la parole est donnée aux responsables politiques qui livrent leurs réactions – souvent dénuées de réelles analyses – et annoncent leur prochaines mesures pour « répondre » à ces évènements : il faut « rassurer » la population, être « l’homme fort de la situation ».

  4. le discours sécuritaire : que peut-on mettre en place pour éviter que ce genre de situations ne se reproduisent ? Plutôt que d’analyser les causes profondes de ces évènements ou de se pencher sur le fonctionnement des services de renseignement, ce sont des mesures sécuritaires qui sont mises en avant malgré qu’elles se soient montrées, bien souvent, contournables voire totalement inefficaces en matières de prévention. Citons le triste exemple des caméras de surveillance célébrées par le maire de Nice qui se vantait que jamais des attaques du type de novembre 2015 à Paris n’auraient pu se passer dans sa ville… jusqu’à la tuerie du 14 juillet.

Pourquoi tout projet portant atteinte à nos libertés au nom de la sécurité doit être rationnellement discuté et justifié

Les solutions que l’on nous présente immédiatement après le choc des attaques ont bien souvent pour cible le sentiment d’insécurité parmi la population. Que ces mesures soient réellement efficaces importe peu, on n’en n’entendra pas les critiques. Peu importe également que l’ordre sécuritaire et militarisé mis en place retire de plus en plus de droits et de libertés aux individus, en ne s’attaquant pas aux vraies causes des problèmes considérées. Ou pire, en condamnant celleux qui cherchent à comprendre et expliquer les mécanismes qui peuvent y mener qu’iels soient historien-nes, sociologues, politologues, etc, comme on peut entendre de plus en plus de personnes médiatisées déclarer, dans la droite ligne de Sarkozy, que chercher à « expliquer l’inexplicable, c’est excuser l’inexcusable ».

Perdre un peu de liberté pour gagner un peu de sécurité ou de sureté, cela peut et cela doit être discuté. Prenons un exemple. Nous pouvons accepter les barrières qui nous interdisent d’approcher le bord de la falaise à cause des risques d’affaissement. La barrière est à la fois un signal (attention, emplacement dangereux, ne vous approchez-pas) et une protection physique réelle (en cas d’accident si quelqu’un trébuche à proximité du bord).

Maintenant, imaginons que sous prétexte de mieux protéger les promeneurs/euses, on décide de mettre en place des caméras de surveillance par 24h/24. On est en droit de se poser plusieurs questions. D’abord sur l’efficacité de la mesure en terme de sureté : comment une caméra pourrait-elle physiquement empêcher qu’une personne ne s’approche et ne tombe en l’espace de quelques secondes ? D’un point de vue psychologique, les études et les statistiques montrent que l’effet de dissuasion de la présence des caméra sur les personnes souhaitant s’aventurer près du bord est nul, alors pourquoi y a-t-on tout de même recours ? Ensuite sur le plan éthique et politique : il s’agit d’une mise sous surveillance de milliers de personnes qui se promènent, sous prétexte de leur sureté, alors que rien ne démontre l’efficacité du dispositif.

Enfin, comment savons-nous comment sont vraiment utilisées les images enregistrées par les caméras ? Qu’arrivera-t-il en cas de changement officiel ou officieux de directive ou de législation ? Nous pouvons raisonnablement nous poser la question sur les vraies motivations de l’installation des caméras puisqu’elles n’ont aucun impact sur notre sécurité : est-ce de la démagogie politique ? Est-ce une stratégie pour introduire progressivement de nouvelles mesures restreignant nos libertés ? Quid des intérêts économiques et politiques qui sous-tendent l’installation de nouveaux appareils permettant la surveillance et le contrôle de la population ( les intérêts des entreprises qui vendent le matériel par exemple) ?

L‘utilisation des caméras de surveillance (pardon, de « vidéoprotection ») est désormais monnaie courante dans les fictions policières et les films d’actions (par exemple dans les courses poursuites du dernier Jason Bourne). Leur efficacité et leur utilité semblent aller de soi et ne sont jamais questionnées, de même que l’impact de ce dispositif de surveillance de masse sur la vie privée des personnes.

L’interface utilisateur des programmes de surveillance de la CIA est quand même au top.

Nous ne sommes pas tou-te-s égaux face aux politiques sécuritaires

Enfin, quelles sont les personnes qui vont être le plus directement impactées par ces changements, dans une société où des groupes de population subissent des discriminations présentes au niveau individuel,  au niveau de la société et au niveau de l’État ?

Pour ne citer que ces exemples, depuis décembre 2015, et sous des prétextes sécuritaires, des manifestations pour les droits des migrant-e-s, contre la COP21, contre la Loi Travail ainsi que la marche des fiertés pour les droits LGBT de Paris ont été soumises à des interdictions, des reports ou – après négociation – à de fortes restrictions quant à leur parcours. Mais les marchés de Noël ou les retransmissions des matchs de foot sur le champ de Mars à Paris pour l’Euro 2016 ont été maintenus. Les critères de sélection quant à décider quels évènements mobilisent des policiers de manière « utiles » ou pas sont donc éminemment politiques…

A titre de précision ou de rappel sur le contexte dans le quel nous évoluons aujourd’hui en France, citons les violences exercées sur les migrants et les réfugiés ; les nombreuses restrictions des libertés des citoyen-nes français-e-s depuis les attentats du 11 janvier 2015 (loi de surveillance légalisant la surveillance de masse en ligne) ; la suspension de l’état de droit lors la mise en place d’un état d’urgence permanent (renouvelé pour la quatrième fois consécutive en juillet 2016) qui entraînent des perquisitions et assignations à domicile sans preuve ni jugement, une présence accrue des militaires et des policiers en armes dans l’espace public, des interdictions de manifester, la répression violente des manifestations, la répression des opposants et voix politiques alternatives, la censure… (un recensement des réjouissances est disponible ici : https://wiki.laquadrature.net/%C3%89tat_urgence/Recensement).

Soulignons au passage que ces différentes pratiques répressives étaient en réalité déjà effectives sur certaines catégories de la population (migrant-e-s, racisé-e-s, pauvres, travailleureuses du sexe, zadistes, etc) et qu’elles n’ont finalement été « que » renforcées, multipliées, visibilisées, légalisées et étendues plus largement à d’autres classes de la population ces derniers mois/années6.

Le professeur en géographie urbaine Stephen Graham explique dans l’ouvrage « Villes sous contrôle » :

« Alors que les espaces et les réseaux de la ville urbaine sont colonisés par les technologies de contrôle militaire et que les notions de guerre et de maintien de l’ordre, de territoire intérieur et extérieur, de guerre et de paix, sont de moins en moins distinctes, on constate la montée en puissance d’un complexe industriel englobant la sécurité, la surveillance, la technologie militaire, le système carcéral, le système punitif et le divertissement électronique ».

Et le syndrome du grand méchant monde, allié à une stratégie du choc expliquerait en partie pourquoi nous, gouverné-e-s, acceptons ces mesures pour notre « sécurité » supposée.

***

Mais tous les films apocalyptiques et post-apocalyptiques défendent-ils cette conception d’un Etat « fort », sécuritaire voire autoritaire face aux menaces ? Les films dystopiques à succès comme Hunger Games ou Divergente semblent bien critiquer l’autoritarisme et la société de surveillance tandis que les films catastrophe mettent en scène l’état et les militaires en plein désarroi face à la fin du monde, montrant ainsi leur inefficacité. Alors quelle(s) conception(s) de l’Etat, de l’organisation de la société et de la démocratie a-t-on tendance à voir au cinéma dans ce genre cinématographique ? C’est ce que j’explorerai dans la partie suivante.

A suivre.

Arroway

Notes

1 https://en.wikipedia.org/wiki/Mean_world_syndrome

Mean world syndrome is a term coined by George Gerbner to describe a phenomenon whereby violence-related content of mass media makes viewers believe that the world is more dangerous than it actually is. Mean world syndrome is one of the main conclusions of cultivation theory. Gerbner, a pioneer researcher on the effects of television on society, argued that people who watch television tended to think of the world as an intimidating and unforgiving place.

3 Susan Sontag, « The Imagination of Disaster », https://americanfuturesiup.files.wordpress.com/2013/01/sontag-the-imagination-of-disaster.pdf

4 Susan Sontag, « The Imagination of Disaster »

«  […] one job that fantasy can do is to lift us out of the unbearably humdrum and to distract us from terrors, real or anticipated – by an escape into exotic dangerous situations which have last-minute happy endings. But another one of the things that fantasy can do is to normalize what is psychologically unbearable, thereby inuring us to it. In the one case, fantasy beautifies the world. In the other, it neutralizes it.

The fantasy to be discovered in science fiction films does both jobs. These films reflect world-wide anxieties, and they serve to allay them. They inculcate a strange apathy concerning the processes of radiation, contamination, and destruction that I for one find haunting and depressing. »

5« La dystopie jeunesse aujourd’hui (2/3). Qu’est-ce que c’est, et pourquoi ça marche ? »

https://allezvousfairelire.com/2016/01/25/la-dystopie-jeunesse-aujourdhui-23-quest-ce-que-cest-et-pourquoi-ca-marche/

6 Comme l’explique le sociologue de la police Mathieu Rigouste dans son livre « La domination policière » paru en 2012,

« L’application du concept de décèlement précoce – forgé par l’idéologie sécuritaire pour justifier la répression de suspects sans qu’ils passent à l’acte – permet d’employer occasionnellement contre des militants aux franges supérieures des classes populaires certaines techniques infligées quotidiennement aux damnés de l’intérieur. Comme si la police réservée à ceux-ci influençait celle appliquée à ceux-là. Ainsi, ces derniers ont-ils également droit aux perquisitions avec fracas, aux rafles et aux incarcérations, aux techniques de contention et à l’emploi des armes sublétales, mais de manière exceptionnelle et contenue en comparaison de ce qui est devenu la règle dans les enclaves de ségrégation. »

Argh, l’Apocalypse ! Fatalement, la fin du monde : apathie politique dans un monde sans futur (2/6)

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Avertissement déprime : le texte qui suit parle de fin du monde annoncée, de mort inéluctable de l’humanité, de films où tout le monde ou presque meurt… bref de choses pas très jojo. Mais l’Apocalypse au cinéma, c’est un peu comme la météo : après la pluie, le beau temps réapparaît. Enfin, si on arrive à voir le soleil à travers les nuages radioactifs.

« Imaginez un monde qui a perdu toute foi dans sa capacité à imaginer – encore moins à créer – un avenir meilleur, condamnant à la place ses citoyen-nes à un espace désolé de catastrophes inéluctables. » [1]

Disposable Futures, ch. 1 « Cultures of Cruelty », Brad Evans, Henry A. Giroux

C’est une certitude, un jour le monde tel que nous le connaissons disparaîtra. Que cela soit à court terme à cause d’une troisième guerre mondiale nucléaire ou d’une pandémie ravageuse, à moyen terme à cause du réchauffement climatique ou d’une météorite destructrice, ou, pour les plus optimistes, à long terme lorsque le soleil grossira dans quelques centaines de millions d’années pour engloutir Mercure et Vénus et brûler la Terre à des températures invivables pour les êtres humains.

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New York, New York (The Day After Tomorrow)

Pas très rassuré-es ? Mais aujourd’hui, peut-être qu’un groupe d’êtres humains survivrait à des conditions extrêmes, enterrés sous terre ou en orbite autour de la Terre. Dans la série The 100, quelques centaines d’humains se sont exilés dans des stations spatiales pour échapper aux radiations nucléaires qui ont rendu la Terre invivable un siècle auparavant. Les quelques dizaines de milliers de survivant-e-s des douze colonies dans la série Battlestar Galactica, dont les planètes ont été ravagés par les attaques nucléaires lancées par les Cylons, sont condamnées à errer dans l’univers à la recherche d’une nouvelle planète d’accueil. Face à des cataclysmes naturels de grande ampleur, les victimes sont légions dans The Day After Tomorrow et le film 2012, mais certain-es en réchappent. Les chances de survie sont minces et réservées à une minorité, pas forcément représentative en terme de « diversité » quelle qu’elle soit. Pourtant la majorité des films apocalyptiques gardent suffisamment de personnes en vie pour pouvoir imaginer la survie de l’espèce, sans doute pour que nous spectateurices ne perdions pas totalement espoir en visionnant autant de fins du monde soudaines et inéluctables. Quelques films assument cependant leur logique et leur pessimisme jusqu’au bout. Par exemple, dans le film Perfect Sense, l’humanité est touchée par une étrange maladie qui prive progressivement les individus de chacun de leur cinq sens sans aucun espoir de rémission. Melancholia met également en scène la fin de l’humanité par percussion de la Terre avec une autre planète. Des listes de films à la fin desquels l’humanité meurt pour de bon sont consultables, comme dans cet article (attention spoilers). Représenter l’humanité en train de survivre ou pas a bien évidemment une incidence sur le message véhiculé par le film : si l’humanité survit malgré tout, a-t-on vraiment besoin de changer le cours des choses ? Mettre en scène l’extinction complète de l’humanité peut-il servir de levier pour toucher plus profondément les spectateurices et les faire réfléchir sur leur condition ?

Les années 2000 marquent la résurgence massive des films de zombies, comme on peut le constater avec cette liste des films par année des sorties : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_zombie_films. L’Apocalypse causée par une horde massive de zombies fait le thème principal de films tels que World War Z (2013), Warm Bodies (2013), Scout Guides to the Zombie Apocalypse (2015) et les séries The Walking Dead (2010 -) et Fear the Walking Dead (2015) pour nommer quelques sorties de ces dernières années. Les zombies sont surtout les stars des films d’horreur, pas toujours qualifiables d’apocalyptiques car se focalisant sur une plus petite échelle que celle de la planète entière, mais mobilisant des thèmes très similaires (survie, gestion de la peur, coopération ou individualisme…). L’étude de la figure du zombie et de ses représentations comme mise en scène des peurs et des inquiétudes dans une société – états-unienne pour le corpus de films massivement hollywoodien qui nous concerne – est un vaste champ d’analyse dans lequel je ne rentrerai pas en détails ici. Mais je citerai tout de même quelques pistes de réflexion issues du travail de Kyle Bishop, notamment de son analyse « Dead Man Still Walking : A Critical Investigation into the Rise and Fall… and Rise of Zombie Cinema »[2] qui étudie la renaissance de la figure du zombie au cinéma dans les années 2000 :

« Des hordes de créatures cannibales, diverses formes d’apocalypse à grande échelle et l’effondrement complet des infrastructures de la société restent des caractéristiques centrales et significatives. De plus, le sous-genre à tendance à mettre l’accent sur certaines métaphores de fin du monde, comprenant des maladies infectieuses, la guerre biologique, l’euthanasie, le terrorisme et même l’immigration incontrôlée. […] ces concepts résonnent plus fort que jamais pour les Etats-Uniens d’aujourd’hui, étant donné les événements tels que le 11 Septembre, la guerre en Irak, et les catastrophes naturelles telles que l’ouragan Katrina qui abreuvent les médias avec les formes les plus extrêmes d’idées et d’images choquantes. 

 

[…] la métaphore principale du monde zombie post 11 Septembre, est bien sûr le terrorisme lui-même. Selon St. John, « il n’y a pas à chercher très loin pour voir le parallèle entre les zombies et les terroristes anonymes qui cherchent à convertir les autres à leur cause mortelle au sein de la société. La peur que n’importe qui puisse être un kamikaze ou un pirate de l’air est à mettre en parallèle avec un trope répandu dans les films de zombies, dans lesquels les gens sains sont zombifiés par contact avec d’autres zombies et deviennent des tueurs. » »[3]

Relevons au passage l’assimilation des terroristes à des individus inhumains sans pensées et sans émotion, leur niant le statut d’individus ayant une histoire et des motivations personnelles, politiques, religieuses, etc, dont les actes – s’ils sont condamnables – n’en restent pas moins analysables. Cette analyse demeure indispensable pour forger une réponse politique et stratégique la plus efficace possible, plutôt que de se contenter d’une vision simplificatrice du monde « nous les gentils/ les autres méchants qui-nous-veulent-du-mal-sans-raison».

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« Grrr, beuarrgh ! » (The Walking Dead)

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« Non, mais c’est bon, on a des gros guns pour se défendre. » (merci au NRA). On reviendra plus tard sur la légitimation de la violence…

Pourquoi meurt-on dans les films apocalyptiques ?

Il me semble que l’on peut classer les représentations d’apocalypse en trois groupes :

1/ les films dans lesquels la fin du monde est inévitable, et surtout n’aurait pas pu être anticipée car elle chamboule notre connaissance du monde réel. L’apocalypse y est provoquée par des agents surnaturels tels que des anges dans la série Dominion (2014-2015) ou des extraterrestres (très nombreux : Skyline (2010), Oblivion (2013), The Host (2013), Falling Skies (2011-2015), La 5e vague (2016), etc).

2/ les films dans lesquels la fin du monde est clairement expliquée, provoquée par des événements qui sont présentés ou dévoilés durant l’histoire et qui permettent de questionner de manière constructive les usages de la science, les réponses actuelles au réchauffement climatique ou la gestion des conflits humains et des guerres, par exemple. Il me semble que la série Battlestar Galactica (2004-2009) et son préquel Caprica (2009-2010) questionnent en profondeur la thématique de l’intelligence artificielle et du statut des robots (appelés Cylons dans la série). Les saisons 3 et 4 de la série Torchwood (2006-2011), un spin-off de la série britannique Dr Who, interrogent certains aspects de la société britannique, en particulier les inégalités sociales et les privilèges des classes dirigeantes.

3/ les films dont l’objet est la survie (ou la non-survie) des êtres humains, mais dans lesquels la cause de l’Apocalypse n’est jamais clairement identifiée. Le scénario montre certes des phénomènes d’ordre naturel et climatique (tsunamis, sécheresse, glaciation), sanitaire (pandémie), politique (multiplication des conflits, attaques terroristes, migrations) et économique qui menacent la survie des êtres humains sur Terre. Cependant, les causes – humaines ou non – originelles qui y ont menées ne sont jamais développées, même sommairement. On peut citer à titre d’exemple le film Interstellar (2014) dans lequel la Terre devient inhabitable sans donner d’explication ; le film Perfect Sense (2011) dans lequel une maladie inconnue prive peu à peu les êtres humains de leur cinq sens (sans que l’on sache d’où vient cette maladie apparue mystérieusement) ; le film Children of Men (2006) qui montre l’humanité frappée de stérilité pendant 18 ans. Cette absence de discours est particulièrement perturbante puisque les phénomènes apocalyptiques en question font écho à des débats d’actualité. Ainsi, Interstellar ne mentionne jamais les effets de l’activité humaine sur le réchauffement climatique qui pourraient pourtant expliquer de manière convaincante le scénario du film. Les problèmes de stérilité pourraient être mis en perspectives avec les scandales des produits toxiques utilisées dans l’industrie, notamment agro-alimentaire et pharmaceutique.

Cette troisième catégorie de films, en refusant d’expliquer les causes réelles de la fin du monde avec un minimum de consistance, délivre en fait un discours similaire à la première catégorie : la fin du monde apparaît comme une fatalité, sur laquelle les êtres humains n’ont aucune emprise. Ils ne pouvaient pas non plus l’anticiper : les étapes menant à l’Apocalypse ne sont pas décrites, ce qui la fait apparaître comme soudaine, voire surprenante. Aucune information n’est offerte aux spectateurices pour réfléchir à la chaîne de causes et d’effets aboutissant à l’arrivée de l’Apocalypse, en particulier les décisions et les responsabilités humaines.

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2012 : « Nous étions prévenu-e-s ». De la crise écologique à venir dues aux activités humaines qui provoquent un réchauffement climatique d’ampleur inquiétante ? Ah non non non : de la fin du monde prédite par les Maya qui est causée par une éruption solaire qui ont provoqué le réchauffement du noyau de la Terre. C’pas de notre faute alors.

Ne résistons pas face à notre futur

Or, ces scénarii que nous voyons à l’écran comme inéluctables et catastrophiques ne sont pas qu’imaginaires : ce sont aussi des représentations d’évènements bien réels qui arrivent dans notre monde. Les guerres et les attaques terroristes, les catastrophes naturelles, les crises économiques sont autant de chocs « apocalyptiques » qui sont suivis par l’instauration d’un nouvel ordre (état d’urgence néo-libéral, par exemple, cf. l’enquête sur la « La stratégie du choc »[4] de Naomi Klein). Ces chocs sont présentés comme inévitables, sans cause sur laquelle agir, et non pas comme le résultat du capitalisme et des politiques qui sont menées : il nous faut accepter de vivre sous la menace perpétuelle d’une attaque terroriste ou du chômage sans remettre en cause les politiques et les systèmes qui les créent, pendant que les libertés et les droits des moins privilégiés sont réduits « par nécessité ».

Dans leur étude sur les représentations et les rôles de la violence intitulée « Disposable Futures », Brad Evans & Henri A. Giraudoux s’attachent à montrer comment, dans notre régime néolibéral, la violence est rendue neutre, normale, voire séduisante, au lieu de choquer et de nous indigner, et comment les victimes de cette violence sont présentées comme étant sans importance et même responsables de leurs déboires. Dans les films apocalyptiques et dans la réalité, la violence de la fin du monde devient aussi « normale » puisque :

« […] sous la gouvernance néolibérale, la grande majorité de la population est obligée de vivre dans une précarité à peine tenable et d’accepter que notre société contemporaine est précaire par nature. Que l’avenir soit le terrain de catastrophes endémiques et inévitables est considéré comme une évidence dans la plupart des cercles de gouvernance. En d’autres termes, la dystopie n’est plus le domaine de la fiction scientifique – comme l’indique, par exemple, les rapports récents de plus en plus alarmants prévenant que l’intégrité de la biosphère soutenant la diversité sur Terre est en train de s’effondrer. »[5]

Un film apocalyptique de la 3e catégorie telle que j’ai décrite est donc un film d’anticipation politiquement vide, qui ne peut que renforcer une impression de fatalité et d’impuissance aux spectateurices en véhiculant le message suivant : on ne peut rien faire, puisqu’il n’y a rien sur lequel agir pour empêcher la fin du monde d’arriver. Cette impression peut même être teintée d’une sorte d’espoir : puisque les gentil-les survivent à la fin, il n’y a pas tellement lieu de s’inquiéter pour le sort de l’humanité.

En s’attardant sur le film World War Z, les auteurs de Disposable Futures écrivent :

« Une telle vision du monde, vendue massivement comme divertissement, est en réalité bien plus inquiétante que les fables dystopiques du vingtième siècle. Notre condition nous refuse la possibilité de temps meilleurs à venir, l’imaginaire et le réel se fondant de telle manière que nous sommes condamné-e-s à vivre déjà dans les ruines du futur. Tout ce que nous pouvons imaginer, de toute évidence, est un monde rempli de catastrophes inévitables, la source desquelles, nous dit-on, reste au-delà de notre atteinte, nous refusant ainsi toute possibilité de transformer véritablement l’ordre des choses de manière systémique. Comment expliquons-nous l’actuel fétichisme de la doctrine de la résilience si ce n’est à travers le besoin de s’adapter à l’inéluctabilité des catastrophes, et de prendre part à un monde jugé « dangereux par nature » ? »

 

Et de souligner que cette manière de représenter les violences et les catastrophes comme touchant n’importe qui, n’importe quand, n’importe où fait l’impasse sur les inégalités en terme – notamment mais pas seulement – de classe, de race et de genre[6]. D’ailleurs, en cas de catastrophe naturelle, de guerre ou de pandémie, ce serait très probablement les plus riches sur la planète qui auraient accès aux ressources alimentaires, aux soins médicaux, etc pour survivre. N’est-il pas dans ce cas illusoire de mettre en scène un groupe de survivant-e-s représentatifs sans questionner les privilèges des un-es et des autres ? Par exemple, dans la série The 100, les survivant-e-s dans les stations spatiales présentes des caractéristiques assez diversifiées – ce qui est évidemment intéressant du point de vue des représentations – mais la construction de cette nouvelle société qui s’est faite sur la base des sociétés terriennes avant leur destruction n’est jamais vraiment problématisé. Pour citer un exemple, on peut se demander comme s’articule la question du racisme avec la présence d’un président noir à la tête des survivant-e-s.

Même les films post-apocalyptiques, dans lesquels l’humanité a survécu tant bien que mal, peuvent participer à cette logique de fatalisme sur notre futur proche et d’inaction politique. C’est ce que souligne Mick Broderick dans son article « Survivre à l’Armageddon : au-delà de l’imagination du désastre » (« Surviving Armageddon : Beyond the Imagination of Disaster », 1993) : si les humains s’en sortent et arrivent à créer une société meilleure, alors pourquoi chercher à éviter à tout prix l’Apocalypse ? Ne s’agit-il pas d’un plan divin ?

« […] les projections imaginaires de la vie dans un futur post-holocauste [c’est-à-dire post-apocalyptique, ndlr] contournent les scènes spectaculaires de destruction de la planète, permettant ainsi à la spectateurice d’éviter ou d’évacuer le facteur humain dans la chaine de causes et d’effets d’une guerre nucléaire, et de le remplacer avec une mythologie archaïque ancrée dans des actes héroïques, inspirés et poussés par quelque plan cosmique divin impénétrable et prédéterminé. De cette manière, le cycle survivaliste post-nucléaire des années 80 a ouvert une autre voie dans laquelle une génération a appris à arrêter de s’inquiéter et d’aimer, sinon la bombe, du moins un futur (post-holocauste), qui après quelques difficultés initiales, offrira le rêve utopique captivant d’un Eden biblique renaissant pour un millénaire de paix sur Terre. »[7]

Cette analyse peut-être mise en perspective avec la série Battlestar Galactica : les planètes des humains ont été détruites par la bombe nucléaire durant la guerre avec les Cylons mais la série interroge très peu[8] la création des Cylons et l’utilisation du nucléaire. Les quelques bombes nucléaires qui restent à bord du vaisseau Galactica sont même présentées comme l’arsenal ultime face à une attaque des Cylons. La série parle du « plan de Dieu » (« God’s plan »), et le scénario dévoile peu à peu que l’humanité est déjà passé par des phases de destruction de son monde, et qu’elle a survécu en trouvant refuge sur une autre planète. A la fin de la série, l’humanité découvre une planète habitable, une sorte de jardin d’Eden aux vastes étendues vertes pour accueillir les familles humaines et cylonnes dans la paix et le bonheur. La toute fin de l’épisode final se passe de nos jours, sur Terre, où l’humanité marche dans les pas de ses ancêtres dans la création d’une intelligence artificielle et de robots. L’histoire se répètera-t-elle ? La planète Terre sera-t-elle détruite à son tour dans une guerre robotique ? Mais finalement, même si cela se produit, n’arriverons-nous pas à survivre et trouver un nouveau coin de paradis dans le vaste univers comme cela s’est déjà produit par au moins deux reprises dans le passé ? Est-ce bien utile de lutter pour éviter cette guerre ? Après tout, « Dieu veille » et « il a un plan »… Alors acceptons notre destinée.

Les intérêts des industries capitalistes : continuer à nous faire consommer pour leurs profits

Que fait-on en attendant la fin du monde ? Dans notre monde capitaliste néolibéral, est-ce une surprise d’apprendre que consommer puisse être l’une des solutions ?

Consommer peut être un acte de distraction, détournant notre attention de nos préoccupations en proposant des divertissements que nous consommons par exemple devant nos écrans, sans que nous ne soyons encouragé-e-s à réfléchir et à agir pour changer les choses une fois le générique de fin terminé. Dans le premier épisode de la série The Last Man On Earth, les agissements du héros illustrent à l’extrême cette idée que, face à la fin du monde, il n’y a rien d’autre à faire que consommer : le protagoniste, Phil Miller, croyant être le seul être humain survivant sur Terre, semble évoluer dans une sorte de « société d’abondance » dont il peut consommer, souiller et gaspiller les ressources qui lui tombent dans les mains sans effort : la nourriture et l’alcool coulent à flot depuis les supermarchés, les maisons luxueuses deviennent une à une des décharges, etc.

Consommer peut également s’avérer être une réponse rassurante aux émotions et pensées négatives des individus. Les résultats d’une étude intitulée « Impact de la peur sur l’attachement émotionnel aux marques »[9] publiée en 2014 par Lea Dunn and JoAndrea Hoegg suggèrent que :

« Puisque les individus surmontent la peur en s’affiliant aux autres, en l’absence d’autres personnes, les consommateurs pourraient chercher à s’affilier avec une marque disponible. Ceci, à son tour, augmente l’attachement émotionnel à cette marque. »

« Il a été montré que l’émotion de la peur a une puissante influence sur le comportement du consommateur. En particulier, la peur peut être efficace dans des contextes de publicité en persuadant les consommateurices d’entreprendre certaines activités pour éviter des conséquences source d’inquiétude »[10]

Les grandes industries, dont l’industrie du cinéma, ont donc un intérêt double à produire et promouvoir des films catastrophes fatalistes :

  1. distribuer et défendre les idées néolibérales qui assurent leurs intérêts sans qu’elles soient remises en cause.
  2. entretenir un sentiment désespérant d’impuissance et d’inaction pour encourager les spectateurices à se divertir et à consommer les produits qu’elles vendent.

On peut s’interroger au passage sur les placements de produits de marques dans les films apocalyptiques[11] : le produit de marque devient le symbole nostalgique et rassurant d’un monde perdu, comme la canette de Coca-Cola dans The Road ou, dans The Book of Eli, l’iPod qui tient compagnie au héros et la lingette KFC grâce à laquelle il se lave. En sus, comme on l’a vu, la juxtaposition des émotions de peur dues aux catastrophes filmées que peuvent ressentir les spectateurices et la présence des marques à l’écran renforce l’attachement émotionnel du public à ses dernières.

The Road : faire découvrir à son fils toute l’expérience sensorielle Coca-Cola….

 

Un iPod, un pistolet, une lingette KFC, une gourde d’eau : les bases de la survie dans The Book of Eli

Autant dire qu’il est essentiel de décortiquer le contenu des grandes productions que nous visionnons et de partir en quête de représentations alternatives positives pour les contrer.

Suite : Le syndrome du grand méchant monde : un état sécuritaire pour nous sauver tou-te-s ? (3/6)

 

Arroway

Notes

 

[1] Disposable Futures, ch. 1 « Cultures of Cruelty », Brad Evans, Henry A. Giroux

 « […] Imagine a world that has lost all faith in its ability to envisage – let alone create – better futures, condemning its citizens instead to a desolate terrain of inevitable catastrophe. »

[2] Kyle Bishop, Dead Man Still Walking : A Critical Investigation into the Rise and Fall… and Rise of Zombie Cinema  http://arizona.openrepository.com/arizona/bitstream/10150/194727/1/azu_etd_10498_sip1_m.pdf

Pour d’autres références, je renvoie également à la thèse de Cassandra Anne Ozog « Fear Rises from the Dead : A Sociological Analysis of Contemporary Zombie Films as Mirrors of Social Fears » (http://ourspace.uregina.ca/bitstream/handle/1029/3811/Ozog_Cassandra_Anne_200243342_MA_SOC_Spring2013.pdf?sequence=1), et aux références de l’article « Locating Zombies in the Sociology of Popular Culture » de Todd Platts (https://www.academia.edu/2076353/Locating_Zombies_in_the_Sociology_of_Popular_Culture)

[3] Kyle Bishop, Dead Man Still Walking : A Critical Investigation into the Rise and Fall… and Rise of Zombie Cinema  http://arizona.openrepository.com/arizona/bitstream/10150/194727/1/azu_etd_10498_sip1_m.pdf

« […] hordes of cannibalistic creatures, various forms of large-scale apocalypse, and the total collapse of societal infrastructures remain central and telling features. In addition, the subgenre tends to emphasize certain end-of-the-world metaphors, including infectious disease, biological warfare, euthanasia, terrorism, and even rampant immigration. […] these concepts resonate more strongly with modern-day Americans than ever before, given such events as September 11, the war in Iraq, and such natural disasters as Hurricane Katrina providing the media with the most extreme forms of shocking ideas and imagery. 

[…] the primary metaphor in the post-9/11 zombie world is of course terrorism itself. According to St. John, “it does not take much of a stretch to see the parallel between zombies and anonymous terrorists who seek to convert others within society to their deadly cause. The fear that anyone could be a suicide bomber or a hijacker parallels a common trope of zombie films, in which healthy people are zombified by contact with other zombies and become killers »

[4] Naomi Klein, La stratégie du choc : https://www.youtube.com/watch?v=bhS7LnkTkGY

[5] Disposable Futures, Brad Evans & Henri A. Giraudoux

« […] under neoliberal rule the vast majority are forced to live a barely sustainable precariousness and to accept that our contemporary society is naturally precarious. That the future is a terrain of endemic and unavoidable catastrophe is taken as a given in most policy circles. Dystopia, in other words, is no longer the realm of scientific fiction – as suggested, for instance, in increasingly urgent recent climate reports warning that the integrity of the planet’s diversity-sustaining biosphere is collapsing. It is the dominant imaginary for neoliberal governance and its narcissistic reasoning. »

[6] Disposable Futures, Brad Evans & Henri A. Giraudoux

[7] Mick Broderick, « Surviving Armageddon : Beyond the Imagination of Disaster »

« Unlike the potential complacency afforded audiences by vicariously experiencing cosmic or natural filmic catastrophes (such as tidal waves, cometary impacts, or earthquakes), the imaginary projections of life in a distant post-holocaust future bypass graphic scenes of planetary destruction, thus enabling the spectator to evade or dismiss the human causal chain in nuclear warfare and to replace it with an archaic mythology steeped in heroic acts, inspired and propelled by some inscrutable and predetermined divine cosmic plan.

In this way the post-nuclear survivalist cycle of the ‘80s has signified another mode by which a generation has learned to stop worrying and love—if not the bomb—a (post-holocaust) future, which after some initial hardship will provide the compelling utopian fantasy of a biblical Eden reborn in an apocalyptic millennium of peace on Earth. »

[8] Je ne prend pas en compte ici la série Caprica, qui elle met en scène la création du premier cylon et explore quelques problématiques sur la virtualité et l’intelligence artificielle.

[9] Lea Dunn and JoAndrea Hoegg, « The Impact of Fear on Emotional Brand Attachment »

http://www.sauder.ubc.ca/Faculty/People/Faculty_Members/~/media/Files/Faculty%20Research/Marketing%20Division/Marketing%20Publications/Hoegg/Dunn%20and%20Hoegg%202014.ashx

[10] Lea Dunn and JoAndrea Hoegg, « The Impact of Fear on Emotional Brand Attachment »

« Since people cope with fear through affiliation with others, in the absence of other individuals, consumers may seek affiliation with an available brand. This, in turn, will enhance emotional attachment to that brand. »

« The emotion of fear has been shown to have a powerful influence on consumer behavior (Boster and Mongeau 1984; Rotfeld 1988). Most prominently, fear can be effective in advertising contexts by persuading consumers to engage in certain activities in order to avoid fearful outcomes (Passyn and Sujan 2006; Robberson and Rogers 1988). »

[11]Welcome to the end of the world, have a Coke: 10 cases of prominent post-apocalyptic product placement, http://www.avclub.com/article/welcome-to-the-end-of-the-world-have-a-coke-10-cas-96855

Argh, l’Apocalypse ! Les représentations apocalyptiques et post-apocalyptiques au cinéma (1/6)

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La fin du monde : qu’elle soit une révélation divine et finale, un fantasme imaginatif de science-fiction ou le cauchemar certain des survivalistes, la mise en scène de l’apocalypse se fait l’écho des peurs et incertitudes vivaces dans nos sociétés. Le manque de connaissances sur l’univers et l’absence de contrôle sur certains phénomènes naturels (météorites, phénomènes solaires, vie extraterrestre) ou d’origine humaine (pandémie, guerres, robots) activent des fantasmes sur la mise en danger inévitable des êtres humains. L’armement nucléaire de plusieurs pays dans le monde a rendu possible et de manière foudroyante l’extermination des humains et de l’environnement à l’échelle de la Terre : la menace atomique place directement entre les mains de certains puissants le sort du monde.

Le nombre et la diversité des œuvres littéraires, cinématographiques et vidéo-ludiques qui mobilisent un tel imaginaire, pour ne parler que d’elles, témoignent d’une préoccupation évidente pour cette possibilité de plus en plus probable d’une « fin du monde ». La page Wikipédia anglophone qui liste les films apocalyptiques recense une soixantaine de films sortis entre 2000 et 2009, et un nombre similaire sur la seule période allant de 2010 à 2015. La page listant des œuvres apocalyptiques ou post-apocalyptiques regroupent 211 films et séries entre 2000 et 2009, et 36 entre 2010 et 2015.

(A titre de précision, je me base ici sur les définitions suivantes : une fiction apocalyptique est un “sous-genre de science-fiction qui met en scène la fin de la civilisation due à une catastrophe menaçant l’existence humaine” (définition: https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_apocalyptic_and_post-apocalyptic_fiction). Une fiction post-apocalyptique “se déroule dans un monde où une civilisation a subi un tel désastre”.)

Aujourd’hui, les conditions politiques, économiques, climatiques et technologiques favorisent la multiplication des scénarios catastrophes non seulement plausibles, mais surtout possibles dans un futur pas si éloigné. L’exploitation capitaliste des ressources naturelles et des êtres humains – et en tout premier lieu des terres et des individus colonisés ou ex-colonisés – au profit direct ou indirect d’une minorité blanche et occidentale, est à la racine d’une ramification d’effets désastreux sur la qualité de vie des populations terrestres et de leur environnement. Au niveau global, l’un des principaux effets est un réchauffement climatique étudié depuis plusieurs décennies, dont l’origine est humaine et dont les conséquences sont déjà observables : submersion des terres habitées et cultivées par les océans qui montent ; intensification des cataclysmes naturels tels que les inondations, et les sécheresses. Les enjeux géopolitiques et économiques qui vont croissant autour des accès aux ressources naturelles et énergétiques telles que l’eau et la nourriture, génèrent des conflits et des migrations massives de populations. Autrement dit, quelques degrés nous séparent littéralement de la fin du monde.

La COP21, c’est génial – DataGueule « 2°C avant la fin du monde » (Pour visionner le documentaire entier : https://www.youtube.com/watch?v=Hs-M1vgI_4A)

Les gouvernements et les puissances industrielles interviennent pour leurs propres intérêts politiques et économiques au mépris des droits et de la stabilité politique de certaines populations, exploitent intensivement les terres et les fonds marins de manière non-durable, rendent notre environnement toxique pour produire massivement des objets que le marketing des grandes multinationales rend obsolète en quelques mois, mettent en danger la santé et la survie des générations futures d’êtres vivants pour un plaisir et un profit immédiat bénéficiant à une classe minoritaire d’individus. Le fonctionnement de nos sociétés de surveillance et de nos états d’urgence ressemble de plus en plus aux dystopies décrites dans les romans et les films.

 

Trailer du film This Changes Everything, adapté de l’enquête de Naomi Klein.

Face à cela, l’appel à nous positionner face à ces pratiques, à reprendre le pouvoir politique et à repenser notre manière de vivre se fait de plus en plus urgent. Et pour cela, il faut commencer par imaginer ce qui est possible, ce qui peut être différent. Dans ce processus, les œuvres de fiction tiennent un rôle essentiel, comme l’explique notamment l’écrivaine de fantasy à succès Ursula Le Guin dans son livre « The Wave in the Mind: Talks and Essays on the Writer, the Reader, and the Imagination » [1]:

« L’exercice d’imagination est dangereux pour ceux qui tirent profit de l’état des choses en place, car il a le pouvoir de montrer que les choses ne sont ni éternelles, ni universelles, ni nécessaires. Ayant le pouvoir, bien réel bien que limité, de remettre en question les institutions établies, la littérature de fiction a aussi la responsabilité de ce pouvoir. La personne qui raconte des histoires est celle qui raconte la vérité.

[…]

Nous ne pourrons pas connaître notre propre injustice si nous ne pouvons pas imaginer ce qu’est la justice. Nous ne serons pas libres si nous ne pouvons pas imaginer ce qu’est la liberté. Nous ne pouvons exiger de quiconque d’essayer d’obtenir la justice et la liberté sans qu’iel ait eu la chance de les imaginer comme atteignables. »

Trop souvent, alors qu’ils mettent en scène des problématiques bien actuelles, le potentiel politique des films apocalyptiques et post-apocalyptiques pour impulser de nouvelles idées est au mieux limité, au pire franchement réactionnaire. C’est ce que je vais tâcher d’étudier et de montrer dans cette série d’articles sur les représentations des sociétés apocalyptiques et post-apocalyptiques. Soulignons qu’au niveau mondial, les États-Unis sont un moteur essentiel des dynamiques politiques et économiques néolibérales dénoncées plus haut, et les intérêts stratégiques de cette nation sont répartis dans le monde entier. Avec Hollywood, le pays règne également de manière hégémonique sur nos écrans occidentaux. La grande majorité des représentations du monde dans les films et les séries que nous visionnons, y compris les films apocalyptiques, sont donc produites par l’une des industries les plus puissantes des États-Unis, en lien direct ou indirect avec les autres secteurs industriels, politiques et financiers au sein de grands groupes aux multiples activités. Il est donc intéressant de mettre en perspectives les représentations du monde et de son futur qui nous sont données à voir, et les intérêts des entreprises qui les produisent.

Étant donné le grand nombre de films et séries qui sont sortis sur ce thème, je limiterai mon analyse aux films et séries que je connais sortis ces quinze dernières années – états-uniens pour la grande majorité, sinon occidentaux – qui me semblent particulièrement représentatifs ou pertinents par rapport à certaines thématiques que je souhaite aborder. Il ne s’agit en aucun cas d’une étude exhaustive ou d’un état des lieux complet, mais d’une réflexion pour articuler des représentations cinématographiques autour de certains concepts et processus politiques, sociaux et culturels qui m’intéressent particulièrement.

Suite : Fatalement, la fin du monde : apathie politique dans un monde sans futur (2/6)

Le syndrome du grand méchant monde : un état sécuritaire pour nous sauver tou-te-s ? (3/6)

Arroway

Notes

[1] https://www.brainpickings.org/2016/05/06/ursula-k-le-guin-freedomh-oppression-storytelling/

            « The exercise of imagination is dangerous to those who profit from the way things are because it has the power to show that the way things are is not permanent, not universal, not necessary. Having that real though limited power to put established institutions into question, imaginative literature has also the responsibility of power. The storyteller is the truthteller.

            […]

            We will not know our own injustice if we cannot imagine justice. We will not be free if we do not imagine freedom. We cannot demand that anyone try to attain justice and freedom who has not had a chance to imagine them as attainable. »

Interview du réalisateur bruce (2/2) : “je pense que ce thème de la transgression marche sur plein de gens.”

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Voici la suite et fin de l’interview-fleuve avec bruce. La deuxième partie de l’entretien a été l’occasion de parler d’un certain nombre de films et séries mettant en scène des trans, et de discuter de leur représentations positives – ou problématiques.

***

Arroway : Tu parlais de thèmes traités dans plusieurs films. Au moment du mariage pour tous, de la “théorie du genre”, etc, il y a deux films en particulier qui sont sortis : il y a eu “Tom Boy” et “Une Nouvelle Amie”. Est-ce que tu les as-vu ? 

bruce : J’ai vu “Tom Boy”, ouais.

Et qu’est-ce que tu en as pensé? 

Ben un peu comme “Bande de filles”, je me suis fait chier en tant que spectateur. Alors que j’avais adoré “Naissance des pieuvres”, vraiment c’est un film qui m’avait mis une grosse claque. Je faisais un ciné-débat avant à Nanterre et on avait invité Céline Sciamma. J’aimais vraiment beaucoup ce film. Et “Tom Boy” je ne me suis pas mal ennuyé, j’ai trouvé que les scènes étaient posées les unes après les autres. J’ai trouvé qu’il n’y avait pas vraiment de chemin dans le film, telle scène veut dire tel truc, et attention telle autre scène veut dire tel autre truc. Et que vraiment c’était une espèce de petit abécédaire sur la question du genre. Mais ça peut être intéressant de faire ça, et personnellement cette question m’intéresse beaucoup. C’est juste que j’ai trouvé le film trop didactique pour une fiction en fait. Et, évidemment, en tant que personne trans, j’ai été assez choqué par la fin. C’est marrant ça, parce que y a d’autres trans qui ont vu ce film et qui n’ont pas du tout été gêné-e-s par la fin. En plus la question, des enfants trans c’est encore un cap, parce qu’il y a la question “ton corps t’appartient” à la fois en tant que mineur-e/majeur-e et est-ce que ton corps t’appartient… En fait c’est un peu hors-champ dans le film, mais pour les trans cela va être le médecin, le juge, etc, et toi. Et du coup c’est quand même hors-champ dans le film parce que ce n’est pas la question en fait. Après je respecte, elle dit en gros c’est son histoire, c’est l’histoire d’une gouine. Bon pourquoi pas, mais cela me gêne vraiment parce que ce n’est pas ce qui est montré dans le film. J’ai l’impression que le film montre un garçon trans, qui est très jeune et qui du coup se confronte au monde qui l’entoure, c’est-à-dire ses parents, ses copaines, sa soeur… Et du coup, c’est des problématiques trans adaptées à cet âge-là, mais c’est quand même des problématiques trans et dans le film j’ai l’impression que le personnage se définit comme ça. Pour moi, la toute fin du film est un peu transphobe et va à l’encontre du personnage. Et cela m’a vraiment gêné.

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Tom Boy

Une nouvelle amie”, je l’ai pas vu, parce que j’avais pas envie de le voir (sourit). Parce que Romain Duris en “travelo »– j’ai même pas compris si c’était une trav ou une trans… Mais y a des gens qui m’en ont dit du bien, mais j’étais dans un moment où c’était too much pour moi. Il y avait eu le film de Xavier Dolan, “Laurence Anyways” juste avant, et c’était trop là. Après Melvil Poupaud, Romain Duris… Mais ça fait partie des films, comme “La Vie d’Adèle”, que je sais qu’il faudra que je vois un jour pour m’y confronter (rire).

Ouais, ben tu vas pas être déçu. Du coup, je ne te propose pas de réagir sur le film, mais comme Ozon et Duris ont fait plein d’interviews pour la promo du film, je me suis que ça pourrait être intéressant que je te passe un extrait d’interview et que tu réagisses dessus. 

Transcription :

Journaliste : Est-ce que ça pourrait être possible d’imaginer le même film mais en inversant les rôles des personnages

Ozon : Alors je réfléchis… Je crois que l’un des derniers tabous ce sont les hommes qui se… il y a beaucoup de femmes masculines, il y a plein de filles qui ne se maquillent pas, qui s’habillent en jeans et on leur dit rien. C’est quelque chose qui est accepté. Alors qu’un garçon qui  tout d’un coup porte du rouge à ongle ou qui porte des talons, c’est plus compliqué. Donc je crois que l’histoire aurait été très, très différente. Il y a une phrase très importante dans le film, à un moment Virgina [le personnage joué par Romain Duris] dit : “j’ai envie de vivre une vie de femme pour faire tout ce qu’on m’interdit de faire en tant qu’homme”. Quand vous discutez avec les hommes qui font ça, c’est vraiment l’une de leur premières raisons. Ils se sentent enfermés dans leur condition masculine, et on envie d’aller ailleurs.

Alors la question que j’ai : est-ce que c’est un film sur une personne qui se travestit ou sur une personne trans ? Parce que j’ai jamais compris, personne n’a pu me dire clairement.

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Une nouvelle amie

La perception que j’ai du film, je te raconte comme ça tu te fais ton propre avis [raconte le synopsis du film]. A un moment dans le film, les deux héroïnes Claire et Virginia vont pour coucher ensemble, mais Claire s’arrête et dit qu’elle ne peut pas parce que Virginia est un homme. Elle se casse, et lui/elle sort dans la rue, lui envoie un texto “Non, je suis une femme” et se fait renverser par une voiture. Il/elle tombe dans le coma – enfin je dis il/elle, dans le film c’est pas clair mais pour moi c’est elle – et tout le monde essaye de la réveiller du coma. Mais elle ne se réveille du coma que lorsque Claire vient l’habiller en femme et l’appelle par son nom Virginia. Et là c’est le nouveau réveil sous sa nouvelle identité. Le film se poursuit, Claire quitte son mari et Claire et Virginia sont montrées toutes les deux à l’écran allant chercher leurs enfants. Et Virginia en Viriginia. Avec le petit détail : pendant tout le film, elle était toujours habillée en robe, alors qu’à la fin du film elle se permet d’être en pantalon pour l’unique fois du film. Donc pour moi, ce sont des éléments dans le film qui montrent qu’il s’agit d’une femme trans parce qu’elle le dit elle-même : “je suis une femme”. Mais effectivement, dans le reste des interviews et des critiques, on parle toujours de travesti-e-s. 

Ben je sais pas quoi dire, parce que leur discours il a pas l’air d’être très classe. Mais ça m’étonne pas tellement en fait. Après, c’est un peu bizarre de réagir dessus, parce que j’ai pas vu le film… Il faudrait que tu voies “Laurence Anyways”, parce que c’est un peu la même chose j’ai l’impression : c’est des pédés qui fantasment sur la transidentité comme la dernière transgression qui pourraient leur arriver à eux, à l’identité pédée, et du coup à l’identité masculine. Vu les réalisateurs que c’est – alors ils ont pas du tout la même envergure, ils ne travaillent pas non plus depuis le même nombre d’années – mais François Ozon c’est quand même un mec qui a toujours bossé sur ce genre de projet et j’ai l’impression que c’est “oulala, on va parler des trans, ça va être fou”. C’est comme “oulala, Gaspar Noé il va faire un film en 3D avec du porno”, ça va être waahou ! Ca les fait frissonner quoi. Après, on peut aussi juste décortiquer bêtement ce qu’il dit, et j’ai l’impression qu’il a juste rien compris à la question trans. Il dit “c’est des hommes”, et en même temps “c’est des femmes”. Il dit “il”, mais c’est pas clair du tout, et pour lui je pense que ça l’est pas. Tout comme pour Xavier Dolan, cela ne l’est pas je pense. Et c’est des mecs qui doivent juste tout mélanger, et comme pour beaucoup de gens, travelos et trans c’est la même chose. Encore une fois je n’ai pas vu le film, mais vu ce que tu me racontes et ce petit passage d’interview, ça me fait penser que les gens sont encore dans cette confusion-là et qu’être trans pour eux cela reste un “déguisement”. Et puis ce truc de “une personne de tel genre enfermée dans le corps d’une personne d’un autre genre”, c’est un peu éculé. Il y a quelques personnes trans qui le disent encore, mais c’est tellement essentialisant que cela n’amène nulle part. Et même si tu peux le penser ou pas, c’est pas forcément le meilleur moyen de le dire pour obtenir des droits, ou autre.

Est-ce que tu peux développer un peu dessus ? Ca me fait penser à un article wikipedia qui répertorie les films (états-uniens pour la plupart) avec des personnages trans et qui, déjà, recense onze personnages d’hommes trans pour une cinquantaine de femmes trans, mais aussi qui catégorise les personnages en deux genres binaires homme/femme. 

J’ai l’impression que ce que l’on voit dans les médias, et je mets le cinéma dedans, c’est toujours ça : une personne qui va dire « je suis un garçon enfermé dans un corps de fille » ou l’inverse, le plus souvent l’inverse d’ailleurs. Et en fait, ça va être quelque chose de vrai pour plein de gens de vouloir faire une transition « complète » d’un genre vers un autre et de s’identifier vraiment à un genre. Mais cela veut dire qu’il y a une définition de ce genre, qui serait une définition universelle : « la femme », « l’homme ». Donc ça c’est déjà problématique. Mais c’est aussi problématique parce qu’il y a aussi plein de gens qui sont soit dans un entre-deux, soit qui ne veulent pas de se définir, soit qu’iels veulent qu’on les définissent effectivement soit dans un genre féminin soit dans un genre masculin sans pour autant avoir, apparemment, les « attributs » qui vont avec. Il y a autant d’identités trans qu’il y a de trans. On parlait tout à l’heure de personnes non-trans qui jouent des personnages trans, mais clairement quand ce sont des personnes non-trans qui font des films sur des personnages trans…ben c’est ça, c’est « sur » les trans, donc c’est un peu surplombant et ils comprennent pas forcément grand’chose. Enfin voilà, je n’ai pas forcément énormément à dire, à part que cela ne me donne pas hyper envie de voir le film !

En général, ce genre de films, j’ai du mal à les voir à leur sortie, car effectivement je pense que ce thème de la « transgression » marche sur plein de gens. Ils n’y comprennent rien, et ils trouvent ça génial. Cela doit avoir un petit côté sulfureux pour eux. C’est une stratégie marketing qui marche, je pense. Et les gens soit vont voir ces films, soit les critiques en parlent et effectivement, je pense que cela fonctionne vraiment. Parce qu’en même temps, il y a vraiment des interrogations là-dessus, il y a eu le mariage pour touTEs et compagnie et il y a eu des questionnements qui ont été soulevés, et les gens se posent des questions. Mais du coup, c’est toujours un peu énervant quand ce sont des gens qui sont loin de ces problématiques qui ont la parole. C’est toujours intéressant de voir ces films, mais j’ai du mal à les voir à leur sortie parce qu’il y a un tel battage médiatique qui est assez horripilant quand tu connais le sujet que j’ai du mal. Genre “Laurence Anyways”, j’ai gagné une place sinon je n’y serais pas allé… et du coup j’ai descendu le film à la sortie ! (rire)

Je n’ai pas vu de fictions avec des personnes trans non-binaires. Est-ce que tu en connais ? 

Des films mainstream que tout le monde va avoir vu, je crois pas. Et sinon, cela va être des films diffusés en festivals LGBT. C’est intéressant aussi… je ne pense à aucun film précisément, mais il doit y en avoir. Peut-être que dans ces festivals les gens y sont un peu plus au courant et plus à même d’accueillir ce genre de films… Ce genre de personnage serait vraiment intéressant dans une série par exemple. Je suis en train de jouer à un jeu qui s’appelle Assassin’s Creed. Et je joue à celui avec les pirates, “Black Flag”. Et il y a un personnage de jeune pirate un peu ambigu. Je joue avec quelqu’un, on se passe la manette et on se demande : « mais cette personne, c’est chelou, est-ce que c’est un petit garçon pirate? est-ce que c’est un garçon trans? ». Il est présenté comme un mec, mais quand tu as un petit peu le truc, comme le gaydar ou le transdar si ça existe, ça te fait tilter. Et au bout d’un moment, il y a une péripétie du scénario qui fait que en fait… on ne sait pas trop si c’est une personne trans, ou une personne qui se travestit. Mais clairement il y a un truc avec  son genre. Et ce n’est pas vraiment résolu. C’est une personne qui se présente en tant que pirate et en tant que mec pour faire ses trucs de pirate, mais il y a un moment où cette personne va revêtir des vêtements féminins pour aller draguer les gardes pour faire une diversion. Et le héros lui fait « mais en fait, tu ne t’appelle pas Jim » et elle, elle rigole et elle se casse habillée en meuf. Sauf qu’après quand on le revoit, c’est à nouveau un jeune garçon. Du coup, je n’ai pas d’exemple dans des films grands publics, alors qu’ici c’est dans un jeu vidéo grand public. Mais j’ai pas fini le jeu, peut-être qu’il va se passer des choses… peut-être qu’ils vont tomber amoureux… ce serait affreux !

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James Kidd dans Assassin’s Creed

C’est intéressant, parce qu’en ce moment il y a un documentaire qui est en train d’être réalisé qui s’appelle Trans & Geek où leur but c’est d’analyser comment peuvent se vivre les identités trans dans une culture geek. Et ça pose les questions sur le cosplay, les fan fictions, les jeux vidéos, et dans certaines interviews qui sont déjà sorties où les interviewées disent grosso modo, qu’être sur Internet, derrière des écrans, cela nous permet d’aborder, de développer des thématiques qui nous concernent, à notre manière. D’ailleurs l’un des réalisateurs répondait dans une interview à la question : pourquoi faire ce film maintenant ? et qui disait qu’en ce moment, il y a avait un pic autour de la question. Entre les séries comme “Orange Is the New Black” avec Laverne Cox, le personnage de femme trans hackeuse lesbienne dans “Sense8”… 

A ce propos, c’est dommage ce qu’il se passe avec Laverne Cox dans “Orange is the New Black”. J’en suis au début de la saison 3, et ce n’est pas tellement problématisé. De toute façon, cette saison est chiante, il se passe rien. Comme pour plein de choses dans cette série, il y avait des espoirs, et finalement, au niveau de ce personnage en tout cas – j’en suis à l’épisode 5 là – on la laisse dans son salon quoi. Après, il y a eu un moment où se passait un truc avec son fils, mais ce n’était pas très intéressant. Je verrai la fin de la saison, mais je suis un peu déçu.

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Laverne Cox dans Orange is the New Black

Sur le même sujet, je ne sais pas si tu as entendu parler du nouveau film sur Stonewall qui sort fin septembre. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas mis les meufs trans racisées dedans. Je peux te montrer le trailer. En gros il y a un moment emblématique où des personnes envoient les premiers parpaings et cocktails molotov pour lutter contre la police. En vrai, c’était des femmes trans racisées, et dans le film c’est un mec blanc cis gay. 

Et c’est un film qui vient de gros studios ?

Ouais, il me semble. Amandine Gay a fait un article sur blog intitulé La réappropriation de la narration, dernier recours des afrodescendant-e-s LGBTQIA+, en reprenant d’autres articles en anglais et des interviews de personnes qui étaient sur place à l’époque, qui disaient qu’il y avaient quand même des actrices trans racisées qui auraient pu jouer le rôle. 

Oh, c’est réalisé par Roland Emmerich, c’est lui qui a fait “Godzilla” ! Il va faire un truc genre un Stonewall film catastrophe, c’est un peu son dada quand même.

Est-ce que tu as vu le film “Better than Chocolate” ?

J’aimais bien ce film, mais je l’ai pas vu depuis 8 ans, un truc comme ça. Je l’aimais vraiment bien ce film.

Pourquoi ? 

Je trouvais ça fun parce qu’il ya avait pas mal de personnages qui représentaient une petite typologie LGBT enfin c’était une petite communauté assez sympa parce que dans cette librairie, il y avait pas mal de personnages différents et ça me paraissait pas forcément exhaustif, parce que forcément y a des tas de personnes différentes, mais je trouvais que pour une fois il y avait une galerie de personnages. En plus tu pouvais t’accrocher à plusieurs personnages, tu n’étais pas obligé-e de t’accrocher à l’héroïne, au niveau du processus d’identification j’avais l’impression que c’était assez libre. Je m’en rappelle plus précisément, mais j’aimais vraiment bien ce film, c’était assez rigolo, assez juste.

Aujourd’hui, si tu recommandais des films ou des séries pour le traitement du genre ou des personnages trans, tu recommanderais quoi ? 

 – La première saison d’”Orange is the New Black” (OITNB) quand même, il y a pas mal de trucs. Et pas que sur la question du genre, il y a pas mal de questions qui sont abordées mais qui malheureusement après ne sont pas trop traitées. En plus, c’est un peu tout rose bonbon… Ne serait-ce qu’une série comme “Oz”, cela a quand même l’air un peu plus réaliste sur les conditions de vie en prison. Parce que dans OINTB, dans la troisième saison, elles passent leur vie à se rouler des pelles, à faire des trucs fun. Quand elle dit “ah je viens de passer 4 heures à épandre du purin”, ouais mais on t’a jamais vu faire ça en fait ! T’es toujours en train de faire des bisous à ta meuf… C’est pareil le fait qu’il y a des clans dans les prisons, visuellement ça se voit, mais ce n’est jamais problématisé, il n’y a jamais de guerre des clans, tout le monde vit bien ensemble.

Transparent : j’ai maté la saison 1 du coup et j’ai trouvé ça pas mal du tout. Pour une fois, on parle pas du coming out trans à ses parents mais l’inverse. Et puis même si c’est l’histoire d’un coming out, c’est pas un coming out pour le public (à part peut-être sur la structure du premier épisode). Le point de vue est vachement intéressant parce que finalement les bêtes curieuses dans la série c’est plutôt ces enfants un peu zarb et compliquéEs. Et aussi il y a pas mal d’autres thèmes qui sont abordés de façon transversale, liés plus ou moins à la transidentité du personnage. Bref, j’ai trouvé que ça fonctionnait bien, sans prendre les gens pour des conNEs et que l’héroïne est attachante.

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Transamerica : bon, il faudra peut-être dire quelque chose sur les titres à un moment haha! Avec tous ces jeux de mots (dont certains sont des recyclages, genre Transparent), on se croirait à un concours pour trouver le nom d’une nouvelle compagnie de transport routier!
Alors, celui-ci je l’ai trouvé intéressant un peu pour les mêmes raisons que Transparent (perso principale avec laquelle on est en empathie, la question du coming out est à la fois centrale et décalée, d’autres thématiques sont abordées, on est pas pris pour des abrutiEs…). Le truc le plus important étant évidemment que l’héroïne est jouée par une meuf (cis) ce qui est rare (inexistant?) dans les films de cette envergure. Il y a juste un truc qui m’a gêné: quand un acteur ou une actrice cis joue le rôle d’une personne trans (enfin, plutôt d’une meuf trans, c’est moins vrai dans l’autre sens), il y a toujours quelque chose qui est « contrefait »: l’acteur/actrice joue une personne qui jouerait un genre. Alors, oui, le genre, la performance blablabla. Mais là c’est surjoué et en particulier, au niveau de la voix dans ce film: on a l’envers du côté voix de fausset du mec cis qui joue une meuf trans car Felicity Huffman force sa voix dans les graves. J’ai l’impression que malgré les qualités de ce film, il reste quelque chose d’une idée que les cis se font des trans, comme un reste, quelque chose qui, soit trahit, soit laisse une trace d’un avant, bref, l’idée qu’une femme trans n’est pas et ne sera jamais une femme normale.

La vie en rose : je sais pas si je conseillerais ce film d’un point de vue cinématographique parce que c’est quand même hyper daté et pas folichon folichon en termes de direction d’acteurices, de mise en scène etc. A part les moments d’évasion méga kitsch c’est pas ouf. Mais par contre, je trouve le film intéressant (surtout pour l’époque) sur la question des enfants trans. C’est un peu poussif et maladroit mais contrairement à Tomboy j’ai l’impression que la résolution du film ne va pas contre son personnage. Il y a aussi quelque chose d’intéressant, c’est que la transidentité du personnage n’est jamais mentionnée en tant que telle, on est plus sur le vécu (par exemple, l’importance d’avoir les cheveux longs, de mettre une robe…). C’est assez chouette peut-être pour des personnes qui n’y connaissent pas grand chose de démarrer par un film comme ça, je sais pas…

Beautiful boxer : j’ai pas mal aimé celui-ci, ça parle aussi de sport. J’ai vraiment bien aimé l’ambiance, l’histoire, le perso… C’est d’après une histoire vraie et ça aborde quelque chose qui m’intéresse pas mal en ce moment: le côté genré du sport. En l’occurrence, l’héroïne fait face au dilemme « classique » pour pas mal de sportifVEs de haut niveau qui transitionnent: compétition vs transition.

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Beautiful Boxer

Satree lek, the iron ladies : un autre film thaï que j’ai pas revu récemment mais que j’ai vu plusieurs fois et qui dans mon souvenir est une comédie assez réussie autour encore une fois du sport et des genres. Pour une fois qu’on ne rit pas des travs et des trans, mais avec, ça me semble assez intéressant de le souligner. Ces deux films sont aussi intéressant parce que ces questions de « troisième genre » sont perçues différemment en Thaïlande. Je suis pas du tout spécialiste mais il y a une forme d’acceptation de ces identités qui est différente dans la culture thaï et qui est je trouve intéressante. L’absence des identités ft* de ces représentations est aussi intéressante en soi…

Be like others : j’ai trouvé ce film assez fou car en Iran la question des transidentités est vraiment paradoxale. Il y a quand même des moments assez dingue dans le film où des personnes te disent clairement qu’elles ont été forcées de se faire opérer, voire de transitionner. J’ai aussi vu Facing mirrors pas longtemps avant et voir les deux en regard ça permet quand même de voir les différentes oppressions spécifiques que subissent les filles et les garçons trans car au final, ça a beau être très différent du contexte que je connais, le contexte français, il y a quand même pas mal de choses qui se recoupent.

Après il y a des films plus confidentiels que j’avais vus il y a longtemps mais qui sont bien dans mon souvenir mais que je n’ai pas revus, genre Southern Comfort, Diagnosing difference… Et puis le classique français L’Ordre des mots que j’ai vu assez récemment et que j’ai trouvé à la fois assez daté et en même temps hyper puissant (faut dire que les personnes qui s’expriment dans le film le sont). C’est bien parce que c’est un film très politique finalement, il n’y en a pas tant que ça des films ouvertement politiques sur le sujet qui soient réussis je trouve.

Sinon il faut voir Laverne Cox, des interviews de Laverne Cox. J’attends son documentaire “Free Ce Ce”  qu’elle produit. Pour moi, la dernière “sensation trans”, c’est elle, parce qu’elle a vraiment la classe, elle est vraiment sur le devant de la scène et elle dit des choses vraiment intelligentes sans lâcher des trucs. Tu sais, on dit souvent que quand on a des revendications politiques fortes, il faut éviter la radicalisation, il faut faire des compromis, etc. J’ai l’impression qu’elle, elle n’en fait pas et ça passe quand même, ça passe très bien parce qu’elle a une personnalité charismatique. Comme quoi c’est possible.

C’est pas une actrice d’Hollywood mais de série. Elle est out, son personnage est trans. Il y a plein de facteurs qui font que c’est possible pour elle de le dire et de le dire comme ça. Après, encore une fois, elle a une personnalité forte, du courage mais j’ai l’impression aussi qu’il y a des contextes dans lesquels c’est moins “facile”. Après quand on voit Ellen Page faire son coming out d’une manière assez classe, on se dit qu’il y a quand même des choses qui avancent du côté d’Hollywood.

Sinon, il faudrait que je réfléchisse… parce que là on est encore sur une meuf trans. Le dernier mec trans que j’ai trouvé qui était médiatisé, c’était Aydan Dowling pour Men’s Health. C’est un mec qui concourt pour être parmi les dix mecs de l’année, son histoire a fait le tour des réseaux sociaux. Alors c’est un mec blanc ultra gaulé, super bodybuildé avec plein de tattoos, mais en même temps je pense qu’il y a plein de gens qui ont pris conscience de l’existence des garçons trans avec sa candidature. Après pour le coup, je ne suis pas sûr que lui ait autre chose à dire que “je suis trans, et les garçons trans existent.” C’est mieux que rien bien sûr mais je n’ai pas le sentiment qu’il pousse son discours beaucoup plus loin que ça.

Après il y a eu Caitlynn Jenner, que je n’ai pas du tout suivi parce que je crois que ça ne m’intéresse pas tant que ça. J’ai vu passer les articles, j’ai vu de quoi ça parlait, que plein de gens critiquaient, apparemment elle a sorti un truc un peu abusé dans une série ou une émission de télé-réalité etc. C’est quand même un évènement. D’ailleurs, Laverne Cox critique pas mal la façon dont Caitlynn Jenner se met en scène et parle.

Après je ne regarde pas tant de séries, mais je pense qu’il y a des choses intéressantes.

On a oublié de parler “du” film français : “Chouchou” ! 

Je l’ai vu il y a longtemps, je pense qu’il y a des trucs intéressants dans ce film, mais il faudrait que je le revoie.

Il faut passer la surcouche, le vernis de clichés sur la “folle”. Parce qu’il y avait quand même un côté attachant dans le personnage. 

Oui, et puis ils finissent ensemble à la fin, c’est quand même un “happy end” avec une personne trans. Enfin on ne sait pas trop dans le film si c’est une personne trans ou un travesti, mais j’avais l’impression que c’était un peu entre les deux.

Après, dans les films ou dans la réception, on parle très peu de trans, on entend surtout parler de travesti-e-s. Alors est-ce que parce qu’il y a 10-15 ans, ce mot était moins connu du grand public ? 

En fait, en France, les gens ne parlent pas de “trans”, ils parlent de “transexuel-les” et le mot “transgenre” commence à arriver doucement. Mais le mot “transexuel-le” n’est plus tellement employé dans les communauté trans.

Je n’ai pas l’impression que les films assez récents, à part les gros films comme “Laurence Anyways” qui sont pour moi problématiques (pas dans le bon sens du terme) traitent du sujet. Mais j’ai la sensation qu’il y a des choses intéressantes parmi des vieux films, années 80, qui ne traitent pas forcément du sujet mais qui contiennent des personnages intéressants.

Par contre en films français, je ne vois pas.

Je me rappelle d’un court-métrage qui est passé sur arte, je ne me rappelle plus des détails mais j’ai le souvenir que c’était traité de manière intéressante. 

J’ai des potes qui ont fait un film il n’y a pas très longtemps parce que c’était un partenariat La Fémis-Arte. Il est passé il y a deux ans, c’est une bande de potes dans un bar, et tu comprends petit à petit que l’un d’eux est trans et ils lui font des blagues un peu transphobes, cela le fait plus ou moins rire mais au bout d’un moment il dit quand même stop. Et en même temps il drague une serveuse.

Cela s’appelle “Fais pas genre” et c’est avec Tom Nanty, l’acteur qui joue dans mon film de prévention. Au début la meuf qui a réalisé voulait faire le film avec une femme trans, et c’est une pote avec qui je monte des films qui lui a dit : “mais fais avec un mec trans, ça nous changera un peu !”. Du coup, je lui ai filé le contact de Tom et elle a fait ce court-métrage. Ce qui est assez marrant, c’est que j’avais peur qu’on ne comprenne pas qu’il s’agit d’une personne trans dans le film si tu n’as pas clés mais en fait ça passe bien. Ce qui est bien, c’est qu’à la fois c’est un sujet et en même temps c’est une évidence, le personnage est trans et alors? J’aime bien quand cela ne pose pas de problème. Ok il y a des problèmes dans ta vie qui ne sont pas forcément liés au fait d’être trans, ou peut-être, mais ta transidentité n’est pas mise en question. Parce qu’il y a aussi ça avec plein de films LGBT en général – c’est un peu le cas maintenant avec les trans, mais c’est le cas depuis un certain nombre d’années avec les autres films dans les festivals LGBT – où être gay, lesbienne et maintenant trans, c’est le sujet principal du film. Du coup c’est généralement assez chiant, mal traité, et c’est rare que ce soit un enjeu qui tienne pendant tout un film. Du coup on se fait chier. Et maintenant il y a plein de films comme ça dans les festivals trans où c’est ça le sujet : “putain mon dieu je suis trans”, et souvent c’est traité du point de vue du personnage trans. Et tu es là et tu te dis “ouais ok, mais est-ce que tu peux me donner un peu plus à manger? parce que là c’est pas très intéressant.” Et il y a plein de films comme ça, où un mec trans qui va filmer son quotidien – en plus à l’arrache, c’est mal foutu – c’est genre “je suis trans”. Ok. Ca n’a aucun intérêt. C’est un peu la question de la représentation, mais dans un autre sens. Cette fois-ci c’est du point de vue des personnes trans, mais on a l’impression que c’est tout ce que les personnes ont à dire. Oui la transidentité c’est un sujet intéressant, mais en général cela permet aussi de creuser autre chose. Et c’est un peu chiant en ce moment, avec ces films dans les festivals – je ne parle pas des films mainstream mais plutôt des petits films indépendants – on en est à cette étape-là. Alors que je trouve que sur les sujets gays et lesbiens, on a avec beaucoup de films – même s’il reste beaucoup de films qui traitent juste de ces sujets-là – des caps qui sont passés. Il y a d’autres sujet qui arrivent à émerger autour de cette question-là.

Le film “La Belle Saison”, c’est marrant parce que c’est un peu un film comme ça : c’est “oh mon dieu, on est gouines”. Heureusement il y a un contexte des années 70 qui est un peu fun, il y a des trucs féministes qui sont abordés vite fait, mais le sujet central reste le même. Ceci dit je l’ai trouvé intéressant ce film.

Est-ce que tu as vu “Boys Don’t Cry” ? Tu trouves qu’il se situe comment par rapport à ce que tu viens de dire ? 

C’est un vieux film, et justement je trouve que cela fait partie des films à voir. Je l’ai vu quand il est sorti, je n’étais pas conscient de ma transidentité et ça m’a fait un truc de ouf. Et évidemment, c’est atroce. Du coup, il faut aussi parler de la réception de ce film qui a été problématique. La plupart des gens ont dit que c’était une gouine alors qu’on parle d’un garçon trans.

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Boys don’t cry

Alors que c’est quand même assez évident dans le film. 

Oui, tout à fait. Moi j’ai bien aimé ce film parce que c’est un film fondateur et un peu vieux, et je pense que si on le voyait maintenant il serait un peu daté mais il est nécessaire. En terme de discours, dans les milieux militants, on essaye de pas trop se victimiser et là pour le coup, tu en prends plein la gueule. Mais en même temps, je trouve quand même que c’est le genre de trucs qu’il faut dire.

Du coup cela me fait penser à d’autres films : j’avais bien aimé “Wild Side” de Lifshitz. C’est un film français. Je ne sais pas comment il a été reçu. Il y a Stéphanie Michelini, une actrice trans qui joue une meuf trans, c’est la seule meuf trans du cinéma français pour ainsi dire, et qui n’a d’ailleurs pas beaucoup tourné.

Il y a peu d’acteurices trans en France. On m’a contacté pas mal ces derniers temps pour trouver des acteurs ou actrices trans, et pour poser des questions sur des sujets trans. C’est un peu bizarre quand même. J’ai vu plusieurs personnes qui préparent des assez gros films et qui me demandent comment trouver des gens…

T’es un peu l’expert technique, quoi… 

Ouais (rire), et ça me fait un peur ! Donc ce film, “Wild Side”, c’est encore un film d’un pédé, mais pour le coup c’est intéressant. C’est un film de Lifshitz, j’avais vraiment bien aimé. Il avait fait un film, “Presque rien”, sur des pédés, un espèce d’amour de vacances qui finit en grosse dépression. “Wild Side” c’est une espèce d’histoire d’amour à trois avec une meuf trans dedans, et dans mon souvenir – il faudrait que je le revoie parce que je l’ai vu il y a quelques années -, la transidentité du personnage n’est pas du tout un problème même si ça peut être parfois un sujet. Et je trouve que c’est traité de manière intelligente. Il y a ensuite la question de comment représenter un corps trans. Lui il prend un parti pris, je crois que c’est le premier plan du film : il y a une espèce de pano sur les jambes, puis sur sa bite parce que c’est une femme non-opérée, et sa tête. Elle prend un bain je crois. Il me semble que c’est le premier plan du film, et c’est le genre de truc qui peut être super casse-gueule, parce que forcément il y a le côté “femme à bite” et c’est fait par un mec cis. Et c’est toujours problématique de dire “trans = femme à bite” dans le contexte actuel, parce que oui il y a des femmes trans qui ne sont pas opérées, soit parce qu’elles ne veulent pas, soit parce qu’elles ne le peuvent pas, soit parce qu’elles ne l’ont pas encore fait. Mais en même temps comme ça tu sais que c’est une personne trans, et du coup tu peux parler du personnage et d’autre chose que de sa transidentité, ce qui je trouve est intéressant. Cela fait partie des questions que je me pose dans mon travail. Là typiquement, j’ai écrit un scénario de science-fiction avec un personnage de garçon trans. Et à un moment, je lui fait prendre une douche et c’est très tôt dans le film comme ça on en parle plus…

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Wild Side

Ça pose la question est-ce que je montre, est-ce que je ne montre pas les corps trans… 

En plus montrer, cela ne veut pas dire grand’chose. Parce que si une personne n’est pas opérée comme c’est le cas dans le film – elle est hormonée mais pas opérée – du coup c’est hyper évident. Là on parle d’une femme trans : pour tout le monde, même s’ils ne vont pas mettre les bons mots, on sait de quoi on parle. Après on peut aussi parler d’une femme trans et d’un homme trans qui sont opéréEs de « partout » et qui sont hormoné-e-s. Du coup, et bien il faut dire les choses à un moment donné. La question du corps est très importante pour moi. A la fois il y a des clichés qui circulent du type “qu’est-ce que tu as entre les jambes?” et c’est problématique parce que cela ne se résume pas à ça, et en même temps il y a aussi le fait que tout le monde n’a pas le même corps. C’est la question de la représentation du corps en général, et tu vois dans la saison 3 d’Orange is the New Black qu’il y a des trucs assez cool là-dessus. Dans l’épisode 3 je crois, il y a des punaises de lit et du coup elles se baladent en soutifs/culottes pendant tout un épisode. Et on voit qu’elles n’ont pas du tout le même corps : tu vois des grosses butchs, des meufs minces, etc. Et c’est assez kiffant. Pareil pour “La Belle Saison” que j’ai trouvé assez cool pour ça : tu vois des meufs, avec des poils, tu vois leur chatte, etc. Et Izïa Higelin, elle n’est pas mince comme un mannequin, donc c’est cool.

Un très grand merci à bruce pour sa disponibilité et nous avoir consacré autant de temps pour cette interview !

Interview : Arroway

Questions : Arroway & Hushpuppy

Transcription : Arroway & Sigob

Relecture : bruce & Juliette

Interview du réalisateur bruce (1/2) : « aujourd’hui, c’est important de voir des personnes trans, et des personnes trans différentes »

Screenshot from 2016-02-03 19:26:53

C’est en assistant à la conférence “2 heures dans la vie d’unE trans” organisée dans le cadre du festival Loud & Proud à Paris en juillet dernier que j’ai découvert le travail de bruce, réalisateur trans de l’association What The Film!.
Parmi ses réalisations disponibles en ligne, on compte plusieurs films militants comme un film court de sensibilisation contre la transphobie “Beware”, un film de prévention “Avec toi j’en mets pas” réalisé pour la campagne Tu Sais Quoi ? de Yagg et un documentaire “Vos Papiers”.

C’est avec plaisir que j’ai rencontré bruce pour une interview-fleuve d’un peu plus de deux heures  début septembre. Voici ici publiée la retranscription de la première moitié de notre entretien, dans laquelle il parle de son parcours de réalisateur trans et militant, de l’accueil fait à ses films et du contexte cinématographique et politique actuel.

***

Arroway : Qu’est-ce qui t’a donné envie de réaliser des films et des documentaires militants ?

bruce : Je n’ai pas envie de me restreindre à des films militants, mais quoi qu’il en soit mes films y compris fictionnels sont traversés par ces questions-là. J’ai toujours été attiré par les activités créatives, l’écriture ou la bande dessinée quand j’étais petit, et je suis devenu passionné de cinéma assez tard, vers 17-18 ans. Le cinéma est apparu pour moi comme l’un des arts qui me touchaient le plus profondément. J’ai aussi pris conscience que c’est un média très accessible, très populaire, à travers lequel il est beaucoup plus facile de toucher les gens que par un bouquin. Parce que c’est un média très diffusé, très grand public et que l’on peut facilement trouver des films sur Internet, que cela soit un blockbuster ou un film que personne ne connaît. Quand je suis sorti du lycée, j’ai pensé un moment intégrer la Fémis (Ecole Nationale Supérieure des Métiers de l’Art et du Son), puis je me suis dit que ce n’était pas pour moi. Alors j’ai fait autre chose, j’ai fait une prépa, et ensuite de la philo à la fac. Quand j’ai fini mon cursus de philo, j’ai commencé  des cours de cinéma à la fac, qui étaient plutôt théoriques. Ensuite j’ai intégré la Fémis. Ca a toujours été évident pour moi de parler à travers mes films de ce pour quoi je militais depuis longtemps, que ce soit à travers des fictions ou à travers des documentaires. Et puis mon intégration à la Fémis a été aussi un acte militant, en tant que personne trans out : quand j’ai passé le concours, j’étais en tout début de transition, à chaque fois que je passais un oral, je l’expliquais au jury, j’en ai aussi parlé dans mon dossier de candidature.

Tu disais que pour toi le cinéma est un média assez populaire. Est-ce que dans tes films tu cherches avant tout à être accessible vis-à-vis du grand public, ou est-ce que tu peux chercher à faire autre chose que du mainstream, à faire ce qu’on appelle en France du cinéma d’auteur ?

Je ne me pose pas vraiment la question de prime abord : avant tout, je fais les films que j’ai envie de faire, et ensuite je me pose ce genre de questions. Par exemple, il y a plein de gens qui ne sont pas forcément des cinéphiles qui ont vu mon documentaire “Vos Papiers” et qui l’ont bien aimé. Alors que dans le documentaire, ce sont des gens dont on ne voit que la tête qui parlent une demi-heure… ce qui n’est pas forcément du grand spectacle ! En même temps, c’est une forme qui est simple, et, je pense, accessible. En ce moment, je suis en train de développer des scénarios et des films documentaires et je me pose toujours la question: “est-que l’on va comprendre, est-ce que c’est accessible?” et puis il y ensuite la question de la diffusion. C’est très important pour moi que mes films documentaires soient didactiques  ; que les gens apprennent des choses sur l’identité trans, que mes films les incitent à  réfléchir et à se poser des questions, qu’ils réfléchissent à comment cette question les touche eux personnellement.

Trailer de « Vos papiers » (documentaire entier)

Après j’adore le cinéma de genre, aller voir des gros films sur grand écran. Le dernier film que j’ai vu par exemple c’est “Mission Impossible” (rires).

Dans mes fictions ou documentaires, j’essaie toujours qu’il y ait des personnages, des histoires, qui touchent le spectateur de façon assez classique et efficace, mais qui puissent ensuite amener sur des réflexions politiques qui sont parfois présentes en sous-texte. Si tu as les clés, tu vas parfois les voir directement, des fois cela va juste te passer au-dessus du bonnet ou alors tu vas les saisir inconsciemment.

Est-ce que ce sont des choses que tu cherches à expliciter dans tes films ?

Si c’est un documentaire, oui. Parce que c’est le but du documentaire de parler des sujets très frontalement. Si c’est une fiction… En ce moment, je suis en train d’écrire un scénario pour une fiction, dont le personnage principal est trans. J’aimerais que le rôle soit joué par un acteur trans avec qui j’ai déjà bossé, mais s’il n’est pas disponible alors je changerai le personnage et je ferai appel à un mec cisgenre. Si c’est un mec trans, ça sera plus évident; si c’est un mec cis, ces questions-là seront moins évidentes pour les gens. Mais pour moi c’est important que l’on montre des corps trans.

Quand on regarde aujourd’hui, et même hier, les films avec des personnages trans (qui déjà ne sont pas très nombreux), et qu’on voit que la plupart de ces rôles-là sont a priori joués par des personnages cisgenres, qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu penses comme certain-e-s qu’il faudrait des acteur-i-ces trans pour ces rôles-là ?

C’est compliqué parce que je pense que ce n’est pas une question dans l’absolu. On est aujourd’hui à un moment charnière pour la visibilité des trans dans notre société. J’ai l’impression qu’aux Etats-Unis, les choses bougent de manière intéressante, même s’il y a des ratés évidemment. En France on est encore en retard et on a d’autres questionnements culturels, théoriques, philosophiques, et on ne se pose pas les questions de la même façon. J’ai l’impression que cela avance aussi, mais pas de la même façon. A mon sens ce qui se passe est relativement plus problématique en France. Donc stratégiquement, en ce moment, il me semble très important de montrer des personnes trans jouées par des personnes trans. On en a aussi marre de ne voir que des hommes bio jouer des femmes trans. C’est too much au bout d’un moment. Dans l’absolu, une fois que plein de choses seront acquises, pourquoi pas. Mais aujourd’hui, la balance n’est pas du tout équilibrée. Aujourd’hui dans la tête de beaucoup de gens, trans égal « travelo », et les trans ont très peu de visibilité.

Peut être que dans dix ans, si tu me reposes la question, je ne te répondrai pas la même chose.

Mais aujourd’hui, c’est important de voir des personnes trans, et des personnes trans différentes : opérées ou pas opérées (soit avant opération, soit parce que quelqu’un a choisi de ne pas se faire opérer), hormonées ou pas. Les hommes trans ne sont pas du tout représentés, ou très peu. Depuis quelques années, on commence à voir des mecs trans dans “Tellement vrai” et compagnie, dans “Secret Story”. Les choses avancent tout doucement, et pas toujours de manière très classe, mais elles avancent quand même.

En tout cas, je fais très attention dans mes films à faire jouer des personnes trans.

Avec deux potes, on a monté l’association What The Film!, et on a réalisé un premier film. On était deux garçons trans et une fille cis, issu-e-s de milieux militants et féministes. Pour notre premier film, il y avait deux personnages trans, et il était hors de question que ces personnages ne soient pas joués par des acteur trans. Et donc, on a pris des personnes qui étaient des amateurs. Mais je préfère faire appel à des amateurs plutôt que d’avoir recours à des artifices. De la même manière, ça a été compliqué pour le casting du film de prévention parce des mecs trans qui sont d’accord pour jouer en tant qu’amateurs dans des films, il y en a, mais c’est très difficile d’en trouver qui acceptent de jouer à moitié à poil ou à poil, ou encore des scènes érotiques. Donc j’ai pas mal galéré, mais j’ai fini par y arriver.

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Avec toi, j’en mets pas (film complet)

On retrouve souvent cet argument, pour à peu près tout, pour trouver des acteur-i-ces trans/racisée/etc : “Oui, mais y en a pas ! On cherche, mais on en trouve pas”. Là ce que tu dis, c’est que tu es allé les chercher, il faut un acte militant.

En ce moment je suis assistant sur un film sur le thème du foot féminin, et on fait très attention à ça avec le réalisateur. On veut absolument que le casting soit mixte, qu’il n’y ait pas que des blanches ou que des noires. On a fait plusieurs vagues de casting, ça a été très long et assez compliqué. Pendant un moment cela a été assez mélangé, mais pour le dernier casting que l’on a fait, il n’y a eu pratiquement que des blanches qui ont répondu. On en a gardées certaines mais c’était problématique pour nous, on s’est dit qu’on était obligé de faire un peu de “discrimination positive”, pour que le casting ressemble à quelque chose. C’est compliqué de faire le choix de la “discrimination positive”, mais en même temps, on veut que notre film soit réaliste, on ne veut pas faire un film avec uniquement des actrices blanches.

Ce sont des questions qu’il faut se poser tout le temps. Même si le film ne pose pas forcément beaucoup de questions politiques, c’est déjà important de simplement voir des personnes représentées à l’écran. Donc par exemple moi j’ai pas vraiment surkiffé le film “Bande de filles”, mais c’était quand même intéressant de voir ce casting-là.

D’un côté on voit des choses qu’on voit pas d’habitude au cinéma, et d’un autre, tout un tas de clichés sont ré-imprimés.

C’est toute la question autour des représentations quoi. Tu dis : “ouais, youpi, y a un trans à “Tellement vrai”!”, mais par contre qu’est-ce qu’il raconte comme conneries ! (rires)

Je voudrais revenir un petit peu en arrière lorsque tu disais qu’aux Etats-Unis il y a des questions qui sont d’avantage sur le devant de la scène, par rapport à la France où d’autres questions “parasitent” entre guillemets le débat qui y a lieu ou qui pourrait avoir lieu sur les identités trans. Est-ce que tu pourrais préciser ce que tu voulais dire ?

En France, je pense qu’il y a un espèce de conservatisme sur plein de questions qui sont liées au genre, aux différences entre les classes, etc. Je ne suis pas spécialiste ni sociologue des Etats-Unis, mais je suis allé quelques fois aux Etats-Unis (et seulement dans des grandes villes, donc c’est forcément partiel comme expérience), et c’est valable aussi pour d’autres pays d’Europe, et là-bas tu sens que les gens te matent moins, qu’ils se posent moins de questions sur toi, que tu as, au moins dans la rue, une plus grande liberté. Alors qu’en France, moi je me fais énormément mater dans l’espace public, beaucoup de gens se posent des questions, etc. Et quand tu as des meufs en mini short à Paris, elles se font super mater : en général, d’ailleurs, tu te dis que ce sont des touristes, car les parisiennes ne feraient pas ça, elles savent qu’elles se feraient démonter. Ca c’est pour l’aspect “pratique”.

C’est vrai qu’en France il y a une culture assez essentialiste sur le genre : c’est quoi être un homme, c’est quoi être une femme. C’est très ancré dans la langue française, il y a moins ça dans d’autres langues. Je pense que c’est culturel. Par exemple les formules de politesse en France passent beaucoup par des marqueurs de classe, de genre. Les gens disent que tu es impoli-e si tu ne dis pas “vous”, si tu ne dis pas “Monsieur/Madame”. C’est très injonctif. Après, j’ai l’impression qu’il y a des choses qui sont culturelles, mais que les choses avancent, plus doucement. Aux Etats-Unis, ils sont plus progressistes sur certaines questions, mais il peut y avoir un backlash très violent sur d’autres aspects. Enfin voilà, c’est mon ressenti, mais je ne suis pas du tout spécialiste de la culture us et des Etats-Unis. En ce moment, je ne sais pas si c’est spécifique à la France ou pas, j’ai l’impression qu’il y a des choses qui avancent, et qu’en même temps il y a des choses très violentes et que les écarts se creusent énormément. Tout comme il y a des discours hyper racistes qui ont été légitimés, en même temps j’ai l’impression que dire certains trucs aujourd’hui n’est plus possible. Je sais pas… c’est peut-être du au poids des réseaux sociaux où les gens discutent beaucoup. C’est peut-être mon point de vue parce que je suis sur certains réseaux militants. J’ai l’impression que des chosent avancent, mais que des choses hyper trash se passent. et qu’en même temps on recule de façon violente sur d’autres. C’est une sorte d’équilibre un peu fragile, peut-être.

Ca me fait penser à ce qu’on appelle le backlash, dont on parle pas mal dans les milieux féministes : tu gagnes des choses, et derrière ça cristallise des tensions.

Quand j’étais à Act up, je bossais avec une meuf qui avait un peu milité dans les milieux féministes dans les années 70 et qui me disait qu’elle hallucinait sur les questions de contraception, par exemple, par rapport à ce qu’il était possible de faire et de dire. C’est bizarre, plein de gens me disent “mais non, tu déconnes, les choses n’avancent pas.”, alors que j’ai vraiment l’impression que les choses avancent, mais doucement et qu’en même temps il y a des trucs hyper violents qui arrivent.

J’aimerais revenir sur ton travail en te posant quelques questions que m’a transmis Hushpuppy, qui se demandait comment les acteur-i-ces trans ont vécu le fait d’avoir été « outées » en tant que trans à travers les films. Est-ce qu’iels avaient déjà fait leur coming out avant ou pas ? Est-ce qu’iels se font reconnaître dans la rue depuis la diffusion ? Est-ce qu’iels avaient des craintes au moment du tournage ?

Alors c’est très différent en fonction des films. Déjà, ça dépend selon que le film est un documentaire ou une fiction parce que je pense ce n’est pas du tout le même engagement. Dans un documentaire, tu donnes juste de ta personne, même si quand t’es acteur-ice dans un film de fiction, surtout dans un film avec des scènes à poil, tu t’impliques énormément. Surtout quand t’es un personne trans et que tu joues un personnage trans.

En fait, j’ai eu un souci dans le tournage de mon documentaire “Vos papiers” avec une personne, justement par rapport à ça. La version qui est diffusée, mais qui pendant un an n’a pas été celle-là et qui a tourné dans des évènements, contenait une autre personne qui était une autre femme trans (donc maintenant il n’y en pas plus qu’une) qui est revenue sur sa déclaration (parce que j’avais évidemment fait signer des droits à l’image). Ca été très compliqué pendant un mois, et au final j’ai pris la décision de la couper du montage, pour plein de raisons, mais surtout éthiques et politiques. Comme quoi ça n’est pas du tout simple de se montrer. Pour certains dans “Vos papiers”, ce n’est pas forcément évident de se voir, parce que depuis ils ont beaucoup évolué. Il y a des gens qui ont dit qu’ils ne prendraient pas du tout de testostérone qui en prennent, qu’ils ne changeraient pas leurs papiers et qui l’ont fait… Et ce qui est marrant, c’est que les gens ont bougé assez vite après le documentaire en fait.

En ce qui concerne les fictions : dans “Beware”, il y a un gars et une fille trans, et les deux étaient déjà out. La plupart des personnes dans le documentaire étaient out, pas forcément auprès de tout le monde, mais cela ne posait pas de soucis pour eux de passer à l’écran.  L’actrice trans dans “Beware” était assez out et relativement militante sur la question. Par contre, l’acteur trans a préféré ne voir le film que deux ans après sa sortie, après qu’il ait lui-même pas mal changé de son côté. Je crois qu’il avait beaucoup de mal à se voir. Par contre il n’y a pas eu de souci pendant le tournage.

Dans mon film de prévention (“Avec toi, j’en mets pas”), il y a une des personnes qui joue dans la scène où ils sont trois, qui n’a pas voulu se montrer à poil. Il a préféré se montrer en short, c’était sa limite à lui. Voilà, chacun a ses petits trucs.

 

La deuxième question de Hushpuppy portait sur l’accueil qui est fait à tes films. En général, quelle est la réception du public ?

Pour ce qui est de “Vos Papiers”, il a pas mal tourné, mais je n’étais pas forcément là lors des projection. J’étais là surtout lorsqu’il a été projeté au festival Chéries-Chéris. Le public était constitué quasiment uniquement de trans à cause de la manière dont ça a été programmé. Donc il y  a eu surtout un débat entre personnes trans. Ce n’était pas hyper intéressant, parce que le film est à la base plutôt destiné à des personnes qui ne connaissent pas grand’chose ou rien. J’ai eu une projection plutôt mixte, mais avec pas mal de gens militants dans un festival de films à Saint-Denis. C’est un festival plutôt militant, même si le public est plutôt habitué à voir des films sur d’autres questions je pense. Quand une projection est organisée, j’essaie toujours de faire en sorte d’être là et qu’il y ait des personnes d’associations, pour que je ne sois pas tout seul. A cette projection, il y a eu un gros débat, les gens ne connaissaient pas trop le sujet mais c’était quand même des personnes qui avaient appris à déconstruire des choses. Donc c’était un débat plutôt riche et intéressant, mais ça reste quand même très terre à terre. Les débats portent souvent sur la question « C’est quoi être trans en France ? ».

“Beware” a été projeté au festival de cinéma en plein air de la ville de Grenoble. Il y a eu deux projections, une fois à l’intérieur et une fois à l’extérieur. Et le lendemain seulement, il y a eu un débat. Le public était majoritairement cisgenre, c’est un festival en plein air sur une place à Grenoble, donc il y a vraiment beaucoup de monde, c’est un évènement gratuit. Pour la projection à l’intérieur, il y avait des gens dans la salle qu’on voyait rigoler, ils ne comprenaient rien au film. C’était assez bizarre, parce qu’on pouvait pas expliquer le film; les gens, malgré les cartons de la fin, du film ne comprennent pas forcément. Sur la grande place en extérieur, les gens acceptent le film, mais est-ce qu’ils ont compris, je ne sais pas. On s’attendait à ce que les gens captent mieux, et du coup même les cartons de la fin du film ne suffisent pas pour pas mal de gens. On a fait un débat avec plusieurs réalisateurs, et j’étais là avec la personne qui a produit le film et avec qui on a fondé l’association, on répondait à des questions assez basiques sur ce que c’est qu’être trans. Après on essaie toujours d’intégrer des éléments assez politiques et militants, on essaie de déconstruire les préjugés. On n’a jamais eu d’accueil trash. On a toujours eu des accueils étonnés ou désireux d’apprendre. Les gens posent évidemment des questions de façon maladroite, mais les retours sont généralement toujours positifs.

Beware

Par exemple, le film de prévention est en ligne depuis le début, et ça marche bien sur Vimeo. De temps en temps, il y a un nouveau commentaire qui est positif, du coup j’ai l’impression que ça passe plutôt pas mal.

« Beware » joue beaucoup sur l’humour, c’est une parodie de “Boys Beware”. Avoir recours à l’humour, c’est toujours particulier parce que ça suppose qu’on partage des présupposés avec les gens qui regardent le film. Est-ce que justement l’ironie passe, ou est-ce que les gens prennent le film au premier degré ? Tu as déjà répondu en partie, est-ce que les gens comprennent que c’est du second degré ?

Souvent, les gens comprennent assez tard que c’est une parodie. Plein de gens croient qu’on n’a pas tourné ce film et que ce sont des images d’archive. Donc on doit expliquer qu’il y a juste quelques images d’archives, et que c’est effectivement une parodie. Mais même si on ne connait pas “Boys Beware”, on se disait que ce type de film de propagande était un code que les gens reconnaissaient, que la voix off est too much… Mais effectivement, tout le monde ne comprend pas tout.

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Extrait de « Beware »

A part le film de prévention, qui a été réalisé dans le cadre d’une campagne, on a quand même conçu nos autres films avec un accompagnement. Ainsi, pour “Beware”, qui devait à l’origine être une campagne, il y a un site internet spottonslatransphobie qui accompagne le film. Et donc sur le site, on explique bien ce qu’est la psychatrisation par exemple.

Le film de prévention a été réalisé dans le cadre d’une campagne. J’ai regretté qu’il n’y ait pas plus d’informations pratiques sur la santé des trans diffusées à côté.

Pour “Vos papiers”, je pensais être plus à même d’aller en festival pour l’accompagner lors des projections, mais ça n’a pas été tellement le cas. Mais je pense que c’est un film moins problématique à “accompagner”, parce que c’est un documentaire qui est hyper explicite. Après, le public peut toujours avoir des questions mais on peut toujours y trouver des réponses sur internet. Les questions auxquelles moi je voulais répondre sont déjà dans le film.  On a à peu près fait le tour de la question des papiers. On ne rentre pas forcément dans tous les détails administratifs, mais les gens peuvent toujours se renseigner. Pour le coup, les gens ont vraiment bien compris ce film, il ne comprennent pas toujours le genre des personnes qui parlent (rire), mais ils comprennent l’enjeu du film.

A la fin de “Vos Papiers”, au moment du générique de fin, il y a un extrait d’interview qui évoque la question d’identification sous une double forme : de double délit de faciès, l’un trans et l’autre racisé. Pourquoi avoir choisi cet extrait pour le générique de fin ?

Je me suis beaucoup posé la question de savoir si je mettais ou pas cet extrait dans le film. Moi, je ne suis pas racisé, et je ne suis pas totalement légitime à en parler et en même temps, c’est une question importante pour pas mal de personnes trans. Et c’est une question que j’ai essayé d’aborder avec les personnes concernées dans le film. J’avais essayé de faire un casting « plus large ». En plus il se trouve que la personne qui finalement n’apparait plus dans le film était une personne racisée. Donc au final je me retrouve avec un “casting” assez blanc. La personne en question, Samuel, n’est pas forcément toujours identifié comme racisé. Au départ, je voulais vraiment plus parler de cette question dans le film, mais ça n’est pas arrivé tellement dans le discours, il y a une ou deux personnes qui le mentionnent. Si j’ai choisi cet extrait, c’est déjà que je l’adorais, je le trouvais super drôle, je trouvais que c’était un bon moyen de finir le film, parce qu’il y avait ce petit jeu avec la moustache et ça me faisait marrer. On s’est beaucoup posé la question de garder ou non cet extrait avec la monteuse et puis on s’est dit que finalement on allait garder ce moment. Ça fait un peu bâtard du coup, parce que dans le film on n’en parle pas vraiment, donc ça vient un peu comme une pirouette à la fin. On a quand même choisi le parti pris de garder cet extrait. Mais en soi ça pourrait être un sujet à part entière qui pourrait prendre tout un film.

Ça arrive un peu à la fin du documentaire, alors que ça n’avait pas été au centre des questions abordées par le film. Mais en même temps, le fait que ça soit spécifiquement sur le générique de fin, ça donne  une place importante, comme un coup d’envoi.

Effectivement, je voyais ça comme une possibilité de donner une suite à mon documentaire : cette question est là, c’est sûr qu’il faut s’en saisir, mais est-ce que c’est à moi de le faire ? Je n’en suis pas sûr… Et puis comme c’est quelqu’un dont j’étais proche, ça me faisait aussi plaisir de le mettre à la fin du film. Voilà, c’était plein de raisons à la fois personnelles, politiques et esthétiques en terme de narration.

En ce moment, quels sont ton ou tes champs de réflexion et les sujets sur lesquels tu as envie de t’exprimer à travers tes films ?

En ce moment j’ai repris le sport. Après ma transition, j’avais arrêté pendant un an ou deux, et c’est quelque chose qui m’avait vraiment manqué. Quand j’ai repris, ça m’a fait un super effet. Avant ma transistion, j’avais  monté un groupe de foot avec des gouines, et il se trouve qu’il y avait aussi pas mal de mecs trans qui ont transitionné après; ça s’appelait Gouineland-sous-Bois. On allait au bois de Vincennes tous les dimanches pour faire du foot à moitié à poil, c’était bien. Ça a duré deux ans, après j’ai essayé de monter avec des potes une équipe de foot de mecs trans, Poutrap’paname, qui au bout d’un an a capoté parce que plein de gens sont partis hors de Paris. Après j’ai rejoins l’équipe des Dégommeuses, c’est une équipe de foot qui à la base est une équipe plutôt lesbienne, sauf qu’on commence aussi à être quelques mecs trans dedans. Moi j’ai toujours été plus ou moins à l’aise avec mon genre au sport, forcément, avant ma transition. Maintenant, c’est un truc qui est hyper conscientisé, donc j’essaie de me servir de ça et aussi de plein d’autres questionnements politiques qui sont soulevés à travers le sport. Sport et politique, c’est vraiment mon dada en ce moment.

Tout à l’heure, tu parlais d’un casting pour une équipe de foot, cela fait partie de tes projets ?

En fait, je suis assistant-réal. J’avais trouvé une annonce pour une assistante-réalisatrice, j’ai dit “ah, j’adore le foot féminin, le cinéma, est-ce que vous pouvez me prendre quand même ?”. Forcément, il y a plein de questions qui se posent parce qu’il y a plein de mecs qui font le film, et on va filmer des meufs, etc.

J’ai aussi envie de développer des fictions, sur des sujets toujours sur la question des genres. Mais plus côté fiction, et film de genre. C’est mon défi du moment, raconter des histoires. En ce moment, j’ai plusieurs scénarios qui sont quasiment aboutis, il faudrait que j’aille voir des producteurs.

Est-ce que tu connais le film « She’s the man » ? L’héroïne est membre d’une équipe de foot féminine. Suite à la dissolution de l’équipe, l’héroïne décide de se faire passer pour son frère jumeau, qui est dans une  école avoisinante, pour intégrer l’équipe de foot, et pour prouver que oui, une fille peut jouer au foot avec les mecs. C’est une adaptation moderne d’une pièce de Shakespeare. Y a pas mal de moments problématiques, ça reste très binaire, mais y a des moments très intéressants.

Sur le sujet, y a aussi “Joue-la comme Beckham”, que je trouve plus intéressant car il met en scène plus d’enjeux, de classe, de race, etc.

Le dernier film que j’ai vu à ce sujet, c’est un documentaire, « Une équipe de rêve ». C’est l’histoire d’une équipe de Samoa qui participe à des compétitions et qui perd toujours contre l’équipe masculine australienne d’en face. Ce qui est intéressant, c’est que la culture Samoa est une culture où il y a un troisième genre qui est accepté, et dans l’équipe, il y a une meuf trans. Le film lui fait une vraie place. Il y a des rebondissements par rapport à ce personnage, donc c’est vraiment un personnage qui est intégré au scénario. Et c’est évident pour tout le monde, donc c’est rafraîchissant. Ce qui est marrant, c’est qu’on l’a vu avec l’association Acceptess qui a monté une équipe de foot l’année dernière pour un tournoi. Et illes se sont ramassé-e-s la gueule, donc illes s’identifiaient beaucoup au film.

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Je pense que le film n’a pas hyper bien marché, mais il a quand même été diffusé dans quelques salles. Et je te conseille aussi le blog des Dégommeuses sur lequel tu peux trouver des films qu’on a fait qui parlent de foot et de sexisme et lesbophobie.

Tu écris tes scénarios, puis tu démarches des producteurs pour tes films. Comment ça se passe le contexte de production, de réalisation aujourd’hui en France quand tu arrives avec des scénarios qui sont politisés, politiques ?

Pour le moment, je n’ai pas eu à faire beaucoup de démarches, j’ai fait les choses avec les moyens du bord ou j’ai eu de la chance en rencontrant des personnes. J’ai toujours bossé soit sur le thème du porno, soit sur le genre, la transidentité. Je n’ai jamais été chercher  des gens pour mes autres scénarios pour le moment. J’ai écrit un scénario avec une autre personne que je connais grâce à des réseaux militants, c’est un film sur Claude Cahun et là on va entamer les démarches pour le faire produire. Sur la question du politique, je pense que c’est compliqué en France, j’ai l’impression que ce ne sont pas des thèmes que les producteurs recherchent. Mais, dans les réseaux militants et amicaux dans lesquels je suis, a priori, ça ne pose pas trop de problème. Mais je vois bien, en essayant de réaliser ces films-là à la Fémis, qui est quand même une institution du cinéma français, ça a quand même posé des problèmes. Donc je me dis que je risque de rencontrer des problèmes ailleurs si je vise plus haut. Pour le moment, je n’ai pas vraiment eu de problèmes, mais à la Fémis, ça a été vraiment dur. A la fois cool et dur, en fait. Je suis arrivé en tout début de transition, et du coup j’ai été très clair sur le fait que je ne voulais pas qu’on me parle au féminin, que je ne voulais pas qu’on emploie tel prénom. Les gens étaient assez respectueux de cela au niveau du concours, et je me pose toujours la question de savoir si cela ne m’a pas dans un sens aidé aussi, parce qu’ils recherchent “l’originalité”. C’est toujours à double tranchant. Quand je suis rentré à l’école, ça s’est dégradé petit à petit. En fait l’institution était officiellement très cool avec ça, tout comme il y a des espèces de quotas de gens qui viennent de banlieues défavorisées, etc. Officiellement, c’est très lisse, tout le monde est le bienvenu. Mais j’ai eu de vrais gros problèmes avec certaines personnes, qui, à partir du moment où j’ai fait du porno, m’en ont vraiment mis plein la gueule, et d’autres qui étaient clairement transphobes. Pour certaines personnes, la transphobie, c’était plus un moyen de m’atteindre, pour d’autres, c’était du foutage de gueule. Ils disaient tout le temps que le fait que je fasse des films sur ce sujet ne les dérangeait pas, mais quand même au bout du deuxième ou troisième film, on m’a dit que ça commençait à faire beaucoup que je parle toujours du même sujet. Et puis ils ne voyaient que ça dans mes films, le porno et les trans, alors que j’abordais aussi d’autres sujets. Et puis ça a été compliqué de les faire ces films, vraiment compliqué. A la fois, je ne me plains pas, car c’est une bonne école avec du matos, et ça m’a donné beaucoup de possibilités et de moyens. Et en même temps, tout n’était pas rose, et la question de la place de la politique dans l’école était hyper problématique.

Les critiques cinématographiques en France aujourd’hui tendent à évacuer la dimension politique et la lecture politique des films. Quel est ton avis sur la question ?

A l’école, la seule question politique qui intéresse vraiment les gens du cinéma, c’est la question syndicale. J’ai l’impression que pour eux la politique, c’est ça. Alors après ce n’est pas forcément vrai, parce que j’ai travaillé avec des gens à la Fémis qui étaient vraiment intelligents, ouverts et qui soit n’ont pas trop d’idées à la base et vont accepter ce que tu vas faire, soit j’ai eu aussi des bonnes surprises avec des gens qui étaient des “militants du quotidien”, genre tu dis une connerie ils ne vont pas la laisser passer… Et puis il y a des gens qui se posent des questions. J’ai travaillé avec un réalisateur qui venait du Bénin, et c’était l’un des seuls à mettre des noir-e-s dans ses films. Tu pourrais te dire : “ben oui, c’est évident”, mais quand tu regardes tous les autres films de l’école, en fait ça ne l’est pas. Les seules mobilisations politiques que j’ai connues à la Fémis, c’était autour des questions “est-ce qu’on va être payé comme avant” (j’exagère, hein), c’était beaucoup des questions de corporatisme.

Et sur la question des critiques de cinéma, je t’avouerai que je n’en lis plus en fait. Je vais relativement peu au cinéma, je télécharge plus que je ne vais au cinéma je pense. Les films français prennent une bonne place dans les critiques, or j’en regarde très peu. En fait, la critique ne m’intéresse pas vraiment, je trouve que c’est souvent de la branlette intellectuelle ! J’ai l’impression que c’est du mauvais journalisme, que c’est mal écrit et qu’en deux pages rien n’est dit, alors que y a quand même des sites ou des revues intéressantes. Quand t’es passé par la fac, que t’as eu des cours où vraiment les gens décortiquent des films, sous l’angle des études de genre ou encore des analyses historiques, là c’est intéressant. J’ai très rarement acheté des trucs comme « Les Cahiers du Cinéma ». J’ai lu « Positif « en bibliothèque. Le seul truc que j’ai vraiment lu c’est « Mad movies » parce que ça va me faire regarder des trucs auxquels j’aurais jamais pensé. Sur internet, c’est plus intéressant, car chacun-e a la possibilité d’écrire ce qu’il souhaite, ce qui n’est pas possible dans un magazine qui a une ligne éditoriale.

Par rapport à toutes ces histoires de critique, avant j’étais dans une culture “élitiste” bien française assez classique, j’ai fait prépa, latin-grec et tout ça. Mais depuis j’ai eu ma dose, et maintenant je me tourne vers des choses assez populaires et c’est plus ma came. Ce sont des choses auxquelles j’avais aussi peut-être moins accès en étant plus jeune, comme les jeux vidéos, les comics, des trucs comme ça. C’est plus ce qui m’intéresse en ce moment, et du coup j’ai l’impression que c’est plus lié à comment tu vas chercher tes infos sur Internet. C’est plus ça ma source d’info ou de questionnement. Mais c’est vrai que j’ai aussi l’impression qu’avec à la fois mon parcours universitaire et mon parcours militant, que j’ai les clefs entre guillemets pour pouvoir me dire ce que j’ai envie de penser sur un film plutôt que d’aller lire ce que les autres ont envie d’en penser. Que ce soit avant ou après un film, je regarde assez rarement les critiques parce que j’ai un peu l’impression que le film se suffit à lui-même.

Ce que je trouve intéressant, c’est la réception globale du film qui donne une petite température par rapport au traitement de certains sujets, et qui ne reflète pas forcément la réception du public d’ailleurs.

Ouais, ce qui m’intéresse plus que la critique à la limite, c’est ce qui serait de la “meta critique”. Ce serait s’interroger sur la réception, et voir pourquoi à tel moment, tel sujet va être dans 50 films à l’écran par exemple. Et ça c’est des trucs que tu vas plus trouver dans des revues, sur Internet. Du coup ça, ça m’intéresse ouais. Si la critique m’apporte des trucs auxquels moi je ne peux pas penser parce que je n’ai pas les clés, parce que je n’ai pas les connaissances, ou parce que je n’ai pas envie de voir 50 films de ce genre hyper pointu que personne n’a vu… ça c’est intéressant. Mais autrement, si c’est juste pour une analyse esthétique, un peu branlette de tel ou tel réalisateur…

Seconde partie à venir.

Interview : Arroway

Questions : Arroway & Hushpuppy

Transcription : Arroway & Sigob

Relecture : bruce & Juliette

Boîte à outils

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Par où commencer pour réfléchir sur le film que l’on vient de voir au cinéma ou chez soi ? Quelles questions peut-on se poser ? Comment savoir ce qu’est une représentation normée, un axe de domination, un trope ? Parfois des choses nous sautent aux yeux, et parfois on sent de manière diffuse que des choses sont problématiques sans arriver à mettre le doigt dessus. D’autres fois encore, on passe totalement à côté. Et comment aborder simplement une analyse politique avec des personnes qui ne sont pas forcément familières avec cette démarche ?

Il existe de nombreux concepts pour appréhender l’analyse des rapports de pouvoir et des représentations. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas nécessaire de comprendre du vocabulaire jargonneux et lire vingt livres de sociologie pour commencer à réfléchir à ces questions par soi-même. Bien au contraire ! Nous avons déjà tou-te-s une part de connaissance et d’expérience sur les quelques principes de base dont nous allons parler.

Nous avons choisi de présenter 4 étapes de réflexions. Il ne s’agit bien évidemment pas de fournir ici une grille d’analyse exhaustive, mais plutôt de suggérer quelques questions simples à se poser qui permettent d’amorcer une réflexion critique vis-à-vis d’un film.

De la même manière, nous avons choisi de garder un format court afin que le texte reste digeste, et de renvoyer plutôt vers quelques ressources qui nous semblent pertinentes pour celleux qui souhaitent quelques pistes de départ pour développer leur réflexion avec des apports extérieurs.

Voici donc les outils de notre boîte :

  • Compter et prendre conscience des invisibilisations
  • Détecter les rapports de pouvoir
  • Repérer les répétitions
  • S’interroger sur le point de vue adopté par le film

 

1. Qui est montré à l’écran ?

Compter : représentations et invisibilisations

De multiples études statistiques montrent des inégalités en temps de présence, en nombre de rôles et en temps de parole des personnages selon certaines de leurs caractéristiques.

Que certains personnages soient omniprésents ou au contraire sous-représentés n’est pas anodin : ces (non-)représentations participent à construire ce qui constitue la norme et déterminent les possibilités d’identification des spectateur-ice-s.

Une première expérience simple est de repenser aux derniers films qu’on a vu et de compter le rôle de premiers rôles féminins et masculins, de personnages principaux blancs et racisés, hétérosexuels et gays, lesbiens, bisexuels, cis et trans, etc. De cette première analyse, découle un constat clair : qui voit-on à l’écran, et surtout, qui ne voit-on pas ? Réfléchir par les creux, par ce qui est absent peut paraitre contreintuitif au début mais c’est un moyen efficace pour prendre conscience des processus d’invisibilisation de certaines catégories de personnes.

Les affiches des films sont souvent très révélatrices de qui est invisibilisé ou sous-représenté dans les films (voir par exemple cette analyse des affiches de gros films sortis en 2012).

A titre d’exemple : sur la liste des 500 plus gros films entre 2007-2012 aux Etats-Unis, 30,8% des personnages parlants sont des femmes (alors qu’elles représentent 50,8% de la population états-unienne) (source: http://www.nyfa.edu/film-school-blog/gender-inequality-in-film/).

Sur les 100 plus gros films sortis en 2012, 70% comprenaient un pourcentage de personnages noirs inférieur à la part de la population noire aux Etats-Unis rapporté par le bureau de recensement, à savoir 13.1%. En particulier, 40% des 100 films comprenaient moins de 5% de personnages noirs (source: https://www.nyfa.edu/img/nyfa-news/black-inequality.jpg).

Ceci implique que les rôles parlants, et en particulier les premiers rôles qui sont les plus mis en avant dans un film et auxquels les spectateurs et spectatrices sont encouragé-e-s à s’identifier, sont essentiellement masculins et blancs (et hétérosexuels, valides, etc).

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Par exemple dans Expendables 2, sur 11 personnages personnages, tous sont des hommes valides à gros muscles, neuf sont blancs et deux seulement sont racisés.

À croiser avec :

  • dans le cas où des personnes minorisées sont représentées en majorité : les relations de domination et de pouvoir entre les personnages, et leur confrontation avec les systèmes d’oppression dans la vie réelle (par exemple si le film produit un discours masculiniste en montrant huit femmes malmenant un homme), et aussi les stéréotypes qui sont véhiculés (à titre d’exemple, voire cette analyse du film 8 femmes)

  • dans le cas où des personnes minorisées sont peu représentées : le discours et le point de vue du film (par exemple s’il s’agit de la lutte d’une personne minorisée et isolée dans un groupe dominant)

Ressources :

  • Les sources sont multiples. Il existe un sujet ouvert sur le forum du site pour collecter et centraliser les résultats des études dont nous croisons le chemin : http://www.lecinemaestpolitique.fr/forums/topic/etudes-chiffrees-sur-les-representations-a-lecran/.

  • Tentez une recherche sur votre moteur de recherche favori incluant les mots clés “representation X films/tv/media” (remplacer X par : trans, femmes, noirs, homosexuels, handicapés, pauvres, au gré de vos envies) pour trouver des articles et des statistiques (souvent en anglais).

  • Noter les occurences et les caractéristiques des personnages dans les médias que l’on visionne permet de rester conscient-e de qui à la parole à l’écran, et de se créer ses propres impressions – à vérifier ensuite avec des analyses plus systématiques pour celles et ceux à qui le coeur en dit !

 

2. Qui a le pouvoir ?

Détecter les jeux de pouvoir et de domination

Une fois que l’on a une idée des personnages présents dans le film, il s’agit de regarder quelles sont les relations de pouvoir entre eux parmi celles qui sont valorisées par le film : qui agit ? Qui prend les décisions ? Qui est en position de pouvoir et de quel pouvoir s’agit-il (savoir, argent, pouvoir politique, force physique, beauté) ? Qui a le dernier mot dans les discussions ? Qui parle plus ? Qui exerce des violences sur qui ? Qui meurt et qui reste en vie ? On peut aussi faire le lien avec la manière dont le scénario est construit, et autour de quels personnages : qui est moteur de l’action ? Qui fait avancer le récit ?

Ces relations de pouvoir sont à analyser en parallèle avec des privilèges et des éléments valorisés ou dépréciés dans notre société : pour rester dans des exemples binaires, masculin/féminin, blanc/racisé, beauté/laideur, force physique/faiblesse, etc.

Les relations de pouvoir sont aussi normées : les schémas que l’on retrouve seront donc souvent les mêmes (voir la partie suivante). Il est plus courant de voir à l’écran un homme blanc hétérosexuel valide au poste de président des Etats-Unis qu’une femme noire lesbienne handicapée.

Par exemple, de nombreux films mettent en avant un héros blanc venant au secours d’un groupe racisé : le héros blanc détient le savoir et la capacité d’action nécessaire à la salvation des racisé-e-s. Il s’agit du trope du sauveur blanc (Avatar, La Couleur des Sentiments ou encore Danse avec les Loups pour ne citer que ceux-là).

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Le Trône de Fer : difficile de faire plus explicite.

Dans un grand nombre de films d’actions, le héros masculin détient le savoir, le pouvoir physique et cognitif, et l’autonomie nécessaire pour sauver son épouse/sa compagne/sa fille qui, à l’inverse, doit être protégée (en langage décodé, “contrôlée”) et sauvée – parfois d’elle-même quand elle n’a pas écouté son homme et se retrouve dans de beaux draps.

On ne compte plus le nombre de films où le/la méchant.e est un.e fou/folle, en guise d’explication de sa méchanceté et de sa différence fondamentale avec les héros, qui, elleux, sont des gens bien et sains d’esprit.

À croiser avec :

  • Les relations de domination et les privilèges dans la vie réelle. Notamment, le discours produit par un scénario mettant en scène des inversions dans les relations de domination est généralement à considérer avec attention.

Ressources :

3. Qu’est-ce qui revient souvent ?

Repérer les répétitions et les simplifications : à l’intérieur d’un film et d’un film à l’autre

Les éléments relevés dans les sections précédentes sont à croiser avec la fréquence à laquelle on les retrouve dans les médias : c’est ce qui crée cet effet dominant, normatif.

Certains personnages ont un éventail limité de comportements et de caractéristiques qui tendent à leur être systématiquement attribués : ce sont des stéréotypes. Par exemple, le noir comique ou bouffon. Certaines intrigues reposent sur des éléments narratifs qui se répètent d’un film à un autre : ce sont des tropes. Par exemple : la princesse passive sauvée par un prince.

Ces tropes et stéréotypes ne sont pas des codes scénaristiques inoffensifs : par leur répétition, leur aspect systématique, ils participent à réduire des groupes de personnes différents aux mêmes traits qui peuvent être négatifs et/ou limitants, à les essentialiser en présentant ces stéréotypes commes des vérités biologiques au lieu de constructions sociales.

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Intouchables. Le noir bouffon pour faire rire le blanc, qu’on disait.

À croiser avec :

  • la mise en scène des stéréotypes et des tropes dans le but de les tourner en dérision ou de les déconstruire.

Ressources :

  • Catégorisation, stéréotypes et préjugés : https://www.psychologie-sociale.com/index.php?option=com_content&task=view&id=42&Itemid=84

  • Stéréotypes : la face invisible des inégalités http://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1926

  • Le site http://tvtropes.org/ (en anglais) répertorie un nombre important de tropes présents dans les médias. Leur analyse est politisée de manière inégale selon les articles. Sur la page principale du site, les tropes sont présentés comme des conventions et des outils supposés connus du public et utilisés par les auteur-ice-s pour communiquer des idées plus facilement. Un trope serait une technique neutre avec laquelle jouer contrairement à un cliché qui est “stéréotypé et banal”. Mais un trope ne peut-il pas véhiculer également des normes et des stéréotypes ? A titre d’exemple, le trope du sauveur blanc n’est-il pas rempli de stéréotypes sur les personnes racisées et blanches et d’une banalité affligeante dans les productions cinématographiques actuelles ? Le site est tout de même une mine d’information et d’idées pour réfléchir sur un trope en le croisant avec les rapports de domination (qui est représenté avec ce trope ? quels sont les préjugés sur lesquels il s’appuie ? etc).

4. Quel est le point de vue adopté ?

Prendre conscience des choix politiques derrière les représentations.

Les films mettent en scène des personnages, développent des intrigues, abordent des thématiques qui peuvent être d’ordre social, politique, historique, scientifique, etc, de l’ordre de la vie privée ou de la vie publique, en lien avec la réalité (ex: biopic, film réaliste) ou alors complètement fictionnelles (ex: science-fiction, contes et légendes). Dans tous les cas, il est pertinent de se poser la question suivante : quel est le point de vue adopté par le film vis-à-vis de ses personnages, de son intrigue ou de ses thématiques ? Que et qui choisit-il de montrer et comment ?

Dans le cas particulier des films qui s’inspirent de faits réels, de notre société, il peut être intéressant de se demander s’il y a des éléments que le film occulte ou modifie et lesquels (voir par exemple nos articles : Homeland, contrer la propagande, réinjecter du réel dans la fiction, “Le Majordome de Lee Daniels”, ou l’art d’envelopper les luttes dans un drapeau).

De même, pour les films inspirés d’oeuvres littéraires ou de bande-dessinées, on peut se pencher sur les choix d’adaptation (voir par exemple l’article Millenium, de Stieg Larsson à David Fincher), en gardant en tête que même le fait d’adapter fidèlement une œuvre originale – elle-même porteuse d’un point de vue – relève déjà d’un choix politique. La neutralité n’existe pas en matière de représentations !

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Lisbeth Salander : un même personnage, deux visions bien différentes.

Voici quelques éléments qui peuvent vous mettre la puce à l’oreille et motiver une petite réflexion :

  • l’utilisation de certains tropes. Par exemple : le trope du sauveur blanc dans un scénario sur l’esclavage aux Etats-Unis, qui d’une part renforce les blanc-hes dans leur position dominante, mais en plus minimise voire invisibilise complètement des luttes des esclaves noir-e-s pour leur propre émancipation (par exemple, 12 Years A Slave, l’esclavage vu à travers les yeux d’un héros hors-norme).

  • le point de vue utilisé, en particulier si c’est celui d’un-e privilégié-e/dominant-e vis-à-vis du propos raconté. Par exemple : un film dont le narrateur ou héros principal est un homme commettant des violences vis-à-vis d’une femme. Ou un film montrant le point de vue exclusivement impérialiste sur la guerre en Irak (comme American Sniper).

Ressources :

  • Pour confronter l’analyse aux chiffres : http://www.inegalites.fr/ Attention !! Quel que soit le domaine, il convient de garder un regard critique sur les sources et les méthodes d’enquête pour calculer les statistiques, ainsi que sur la manière de les interpréter ! Et ceci est également valable pour les études scientifiques, et tout particulièrement lorsque l’on lit un article de vulgarisation prétendant reprendre des résultats d’étude. Sur ce sujet, le site Allodoxia – Observatoire critique de la vulgarisation (http://allodoxia.blog.lemonde.fr/) est très recommandable.

  • Les nombreux sites et ouvrages dont nous répertorions une partie dans la section Liens du site ou dont nous parlons sur le forum.

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Voilà donc quelques pistes de réflexion et quelques outils que nous utilisons (de manière plus ou moins intuitive d’ailleurs) et que nous avons souhaité partager afin de tenter de rendre plus accessible la démarche d’analyse politique des productions cinématographiques.

Un autre cinéma est possible ! Et il existe même déjà (comme ici, ici et par exemple) !

Faisons nos propres analyses, individuellement, collectivement. Partageons-les (comme sur notre site et notre forum par exemple), remettons-les en question en même temps que nos idées reçues et surtout croisons nos points de vue. Car refuser les rapports de domination, c’est aussi analyser et déconstruire les représentations qui les banalisent ou les légitiment.

Les femmes du bus 678 (2010) : un appel à lutter contre nos sociétés patriarcales

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Les femmes du bus 678 est un film égyptien sorti en 2010 qui raconte le parcours de trois femmes égyptiennes faisant face à des agressions sexuelles. Le film est sorti quelque temps seulement après le premier procès pour agression sexuelle qui ait eu lieu en Egypte et alors que les agressions sexuelles sont un sujet d’ampleur mais majoritairement tabou dans le pays.

Le film me semble particulièrement bien construit en ce qu’il prend soin d’explorer de manière non simpliste les différentes dimensions sociales et genrées du sujet tout en véhiculant un message féministe subtil, positif et pragmatique s’adressant aux femmes ainsi qu’aux hommes.

Des violences partout et tout le temps

Le film met en scène trois femmes aux parcours différents : Fayza est une mère de famille mariée, qui travaille pour le gouvernement et lutte pour joindre les deux bouts ; Nelly est une jeune femme fiancée de classe moyenne qui fait du stand-up ; enfin Seba est une femme divorcée sans enfant et de classe aisée, qui conçoit des bijoux.

Rien ne semble les rapprocher, que cela soit leur classe sociale, leur métier, leur statut marital, les proches à leur charge, les milieux qu’elles fréquentent. Elles s’habillent différemment, se maquillent ou non, sont voilées ou non, prennent le bus ou leur voiture pour sortir. Le propos du film en est donc d’autant plus fort : toutes les femmes subissent ou peuvent subir des violences de la part d’hommes. Il ne s’agit pas d’un problème qui ne concernerait que des populations pauvres, des profils de femmes en particulier ou des comportements spécifiques (comme ne pas être voilée et ainsi d’avantage attirer l’attention des hommes, par exemple). Le réalisateur et scénariste Mohamed Diab explique avoir été particulièrement attentif à mettre en scène trois portraits de femmes issues de milieux différents : « Les personnages du film représentent trois classes sociales. En Egypte, il est si sensible de parler d’agression sexuelle que si j’avais seulement montré un personnage pauvre, les gens pauvres m’auraient dit « vous nous insultez ! ». Si j’avais montré une femme riche, les gens riches m’auraient dit la même chose. Il fallait donc être équitable. »

Les agressions endurées par les trois femmes prennent place dans des contextes différents. Il s’agit cependant à chaque fois d’agressions dans un espace public : Fayza est victime d’attouchements à répétition dans le bus ; Nelly est harcelée par téléphone dans son poste au call center et est sommée par son patron de rester polie et patiente avec ses interlocuteurs ; plus tard dans la rue, elle est pelotée, empoignée par un occupant d’une voiture et trainée sur plusieurs mètres alors qu’elle traversait la rue ; enfin Seba est emportée dans la foule et agressée par un groupe d’hommes à la sortie d’un match de football.

L’omniprésence des agressions à caractère sexuel sur les femmes dans l’espace public et leurs répercutions dans l’espace domestique souligne leur banalisation dans la société et le sentiment d’impunité de la part des agresseurs du au fait qu’il est réprouvé pour les femmes de dénoncer leurs actes. Le film ne montre pas des scènes spectaculaires à la violence graphique et à la longueur difficilement supportables (comme peuvent être filmés les viols dans certains films). Au contraire, la rapidité, la répétition et les formes multiples des agressions retranscrivent le quotidien des femmes qui les subissent, avec toute la souffrance, la colère et le sentiment d’impuissance qu’elles peuvent générer. Et le tableau n’en est pas moins édifiant et oppressant.

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Leçon n°1 du Petit Guide du Patriarcat : faire preuve de diplomatie avec son harceleur.

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Leçon n°2 du Petit Guide du Patriarcat : poursuivre en justice son agresseur entache la réputation de la victime.

 

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Leçon n°3 du Petit Guide du Patriarcat : la police a autre chose à faire que de s’occuper des infractions mineures que sont les agressions sexuelles.

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Leçon n°4 du Petit Guide du Patriarcat : les hommes épousent des femmes uniquement pour le sexe, donc les femmes ne doivent pas se refuser à leur mari.

Dans la sphère privée, c’est une autre forme de violence qui est établie par les hommes – et plus largement la famille et la société – relativement à ces incidents : l’indifférence, la minimisation des agressions vécues, l’absence de soutien émotionnel et l’injonction au silence. Le mari de Seba, qui assiste impuissant à la scène d’agression de sa compagne, quitte leur maison à la suite de l’incident : dans l’histoire, ce n’est pas sa femme mais lui qui souffre et dont l’honneur est atteint étant donné qu’il n’a pas pu la défendre. Il se place en vraie victime de l’agression et n’apporte aucun soutien à sa femme qu’il abandonne.

Nelly fait face à une situation différente puisque sa famille et son fiancé ne se détournent pas d’elle. Mais quand elle décide de maintenir sa plainte contre son agresseur, elle subit un chantage de la part de sa famille, son fiancé et sa future belle-famille : si elle poursuit son agresseur en justice pour agression à caractère sexuel, elle apportera le déshonneur sur elle et sa famille, ce qui provoquera l’annulation de ses fiançailles.

Fayza, enfin, reste silencieuse sur les incidents dans le bus, mais doit endurer en sus les sollicitations sexuelles de son mari, envers elles ou d’autres femmes.

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Le comportement de l’inspecteur Essam, témoigne aussi de l’indifférence et du paternalisme des hommes vis-à-vis des femmes : il ne prend pas au sérieux Fayzal et ses amies lorsqu’elles viennent avouer qu’elles sont responsables des attaques du bus 678 de la même façon qu’il n’écoute pas sa femme enceinte peu avant qu’elle ne meure.

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lol, imaginez si les femmes se défendaient toutes seules.

Face aux agressions sexuelles : plusieurs moyens de luttes

Les femmes du bus 678 peut se visionner comme un manuel référençant différents moyens de lutte et d’auto-défense que les femmes peuvent mettre en œuvre, de manière individuelle ou collective. Il y a d’abord la défense physique, immédiate : refuser, comme Fayza, d’être touchée par des hommes et riposter. Tout peut constituer une arme, même une épingle habituellement utilisée pour attacher son voile : femme voilée n’est pas synonyme de femme soumise et sans défense (. Il y a ensuite les groupes de soutien et les ateliers d’auto-défense à destination des femmes organisés par Seba, qui utilisent les grands média pour s’adresser aux femmes et les encourage à sortir du silence et de la honte des agressions pour dire haut et fort que celles-ci ne sont pas acceptables.

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Inspirée par Seba qui lui fait remarquer que même une épingle peut servir d’arme, Fayza met en place un système de défense qui attire l’attention de la police : en attaquant les hommes qui l’agresse dans les parties génitales, ce sont les agresseurs qui appréhendent désormais de prendre le bus.

Nelly raconte aussi sur scène devant un public majoritairement masculin et décontenancé son agression : c’est un moyen pour elle d’exprimer sa colère et sa frustration et de rompre la loi du silence.

Enfin il y a les poursuites judiciaires, avec Nelly qui entame le premier procès qui ait jamais eu lieu pour agression sexuelle.

Mais ce qui permet à ces femmes de tenir bon, c’est surtout de savoir qu’elles ne sont pas seules, isolées à vivre des agressions et à vouloir se battre contre l’ordre établi autour d’elle. Leur rencontre est le point de convergence de l’histoire, le film montre le soutien mutuel qu’elles s’apportent comme la colonne vertébrale de leur lutte collective, enracinée dans le partage d’expériences personnelles semblables. Les femmes ne sont pas des victimes passives endurant en silence les violences : ce sont, chacune à sa manière, des battantes émancipée des hommes qui prennent leur vie en main. « Ne me libère pas, je m’en charge ».

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Avant la médiatisation du procès de Nelly et les attaques dans les bus…

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 Après…

Fayza ne dit mot à son mari, Seba refuse de se remettre avec son mari lorsque celui-ci refait surface en s’excusant de l’avoir abandonnée et Nelly continue les poursuites judiciaires même sans le soutien de son fiancé.

Le film ne fait pas non plus l’impasse sur une thématique importante. Il montre en effet comment les injonctions et les normes patriarcales sont intégrées par les femmes elles-mêmes et peuvent les faire désigner d’autres femmes comme coupables de ce qui leur arrive. Ainsi, Fayza explique les agressions dans les transports en rejetant la faute sur les femmes non-voilées qui porteraient des tenues trop sexy comme Nelly et Seba, qui exciteraient la concupiscence des hommes en mettant en avant leurs charmes et les laisseraient les toucher. Seba contre-attaque en désignant les « idées rétrogrades » supposées des femmes comme Fayza. Ne restant pas sur cette explication simpliste, le film montre peu après une scène où Fayza surprend dans le bus une femme voilée comme elle qui ne réagit pas lorsqu’un homme se frotte à elle. Culpabiliser les femmes sur leur apparence vestimentaire semble donc bien une fausse piste. Pour autant, le film ne perd pas son regard bienveillant sur Fayza puisqu’elle se réconcilie ensuite avec ses deux amies et fait preuve d’un grand courage pendant la totalité du film : déconstruire ses préjugés et les normes que l’on a intégrées est montré comme un processus progressif.

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« C’est la faute des femmes aux idées rétrogrades qui se voilent. »

 

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« C’est la faute des femmes aux idées modernes qui ne s’habillent trop moulants et montrent leurs cheveux. »

Quoi que les femmes fassent, elles sont sûres d’être coupables des agressions qu’elles subissent.

Prises de conscience masculines

Le film réalise 3 portraits de femmes qui rendent compte de leur complexité. De la même façon, et en prenant soin de les laisser en second rôle, Mohamed Diab construit des personnages masculins variés qu’il fait évoluer durant le film. Les héroïnes s’émancipent des hommes dans leur vie. Ces derniers, eux, effectuent un chemin inverse : prendre conscience de la réalité vécue par l’ « autre » (les femmes), accepter de se mettre en retrait et soutenir les femmes dans leurs prises de parole et leurs actions.

Le film montre comment les hommes peuvent devenir des alliés : le fiancé de Nelly qui choisit de la soutenir au tribunal malgré les répercussions sociales et médiatiques, a pris conscience de l’importance de la démarche pour son amie et décide de faire passer ses propres intérêts au second plan.

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L’inspecteur Essam, qui écoutait d’une oreille distraite son épouse parler et traitait avec complaisance les agresseurs sexuels et avec paternalisme les femmes, se projette soudain dans la réalité de ce qu’est être une femme dans la société : c’est en regardant sa fille qui vient de naître, alors que sa femme est morte en couche, qu’il parvient à mesurer l’impact des violences en se mettant à sa (future) place. On pourrait soupçonner ici la reproduction d’un certain paternalisme, le père souhaitant classiquement protéger sa fille contre les autres hommes. Mais cela serait contradictoire avec le discours du film qui montre une lutte des femmes elles-mêmes pour le respect de leurs droits. Sans compter que c’est de cette manière que le réalisateur Diab explique avoir pris conscience du problème structurel des violences faites aux femmes, ce qui l’a amené à faire un film sur ces trois héroïnes courageuses. Le tournage du film a lui-même joué un rôle pour révéler l’ampleur du phénomène à Diab, qui raconte qu’alors qu’ils filmaient la foule après un match de foot gagné par l’Egypte, la figurante qui remplaçait l’actrice (qui n’était pas venue par peur) a réellement été agressée sans que l’équipe n’ait pu intervenir dans la foule.

Contrer certains discours racistes

 

Les femmes du bus 678 est un film égyptien réalisé à destination de la société égyptienne. Sa diffusion vers des publics occidentaux comme celui de la France présente des éléments qui m’ont semblé intéressants dans la perspective de déconstruire certains discours et représentations du féminisme blanc raciste.

Tout d’abord – même si cela n’est a priori pas forcément identifiable par un public peu renseigné sur ces questions -, si le film se déroule dans un cadre donné qu’est la société égyptienne contemporaine, il est suffisamment complexe et bien construit pour que l’on puisse reconnaître les mêmes mécanismes sexistes à l’œuvre dans notre propre société française. Peu de femmes osent par exemple avouer en public ou à leur entourage qu’elles ont été victimes d’agression sexuelle et de viol, par honte et par crainte d’être culpabilisée (« elles ont provoqué », « elles n’ont sûrement pas dit « non » assez fort », « elles exagèrent l’impact de l’agression », « elles n’étaient pas habillées comme il fallait », etc). A ce titre, Les femmes du bus 678 est un film qui s’adresse de manière pertinente à nous aussi, femmes et hommes vivant en France, sur les questions de sexisme et de violence dans notre société, sans alimenter l’idée qu’ « ici » tout va bien parce que cela est pire « là-bas ».

Mais surtout, le visionnage du film neutralise plusieurs idées essentielles du racisme islamophobe. Il montre des figures de femmes avec une réelle épaisseur, un libre-arbitre et une complexité qui met à mal la figure de la femme arabo-musulmane voilée soumise à son mari, emprisonnée dans une société « arriérée » dont l’Occident doit venir l’émanciper. De la même manière, en faisant évoluer ses personnages masculins vers une prise de conscience, le film empêche une lecture raciste et simpliste qui considèrerait l’homme arabe comme un éternel « barbare » machiste.

***

Les femmes du bus 678 réussit à porter un discours nuancé et assez complet sans tomber dans des stéréotypes simplistes. Peignant une société sexiste où les violences envers les femmes sont banalisées, le film suit le quotidien de trois femmes qui décident de se rebeller contre l’ordre patriarcal et de lutter ensemble pour faire respecter leurs droits. C’est leurs voix fortes et leur persévérance qui éveillent la conscience et l’empathie de certains hommes endormis par leurs privilèges afin qu’ils deviennent des alliés à leur cause. Malgré la situation désastreuse dont il est fait état des lieux, Les femmes du bus 678 porte un message d’espoir : il est possible de lutter pour changer nos sociétés patriarcales.

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Mr. Robot (2015), épisode pilote : quand l’expression « révolution numérique » prend un tout autre sens…

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Mr. Robot, voici le nom d’une nouvelle série dont le pilote a été dévoilé il y a quelques jours sur la chaîne états-unienne USA Network. Au programme : Elliot, ingénieur sécurité le jour et pirate informatique la nuit, est un jeune homme souffrant de phobie sociale. Isolé, il n’est pas pour autant coupé du monde qu’il observe à travers les comptes Facebook et les emails des personnes qu’il pirate. Mais la société dans laquelle il vit ne lui inspire pas que de la phobie : Elliot est en colère de voir les êtres humains enfermés dans un monde virtuel contrôlé par les plus puissants du monde : les 1% les plus riches qui concentre près de la moitié des richesses du monde (et qui possèderont d’avantage que les 99% combinés de la population restante d’ici 2016 d’après les pronostics d’Oxfam).

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La matrice omniprésente que personne ne voit plus : E Corp alias Evil Corp. Toute ressemblance avec des entreprises existantes n’est bien évidemment pas fortuite…

Pour Elliot et le groupe de pirates qui le contacte par l’intermédiaire du mystérieux Mr Robot sous le nom « fsociety », le positionnement est clair : « fuck society » et son univers capitaliste où l’argent, agent contrôleur qui modèle les vies de tout·e·s, n’a plus aucune matérialité. On connaît les spéculations, l’argent fictif. Mais même sans manipulation tendancieuse, l’argent et les transactions financières d’aujourd’hui ne sont plus que des algorithmes, des lignes de code, du logiciel qui tournent nuit et jour sur des serveurs pour faire fonctionner les banques et les bourses du monde. 70 % des transactions aux Etats-Unis sont faites via du trading haute fréquence, autrement dit des ordinateurs dont les opérations sont tellement rapides qu’elles ne sont plus compréhensibles ou contrôlables par l’être humain. Perturbez le réseau informatique d’une banque, stoppez quelques uns de ces serveurs pendant une heure, et voilà que des millions s’envolent en fumée.

Héritier des Anonymous, Elliot est le nouveau Neo qui va combattre cette matrice financière. Effacer les disques durs de l’entreprise qui détient 70% des crédits aux Etats-Unis, c’est annuler les dettes de millions de personnes : voilà le premier coup lancé pour initialiser la redistribution des richesses dans le monde.

Le pitch est alléchant, les références techniques sont crédibles et l’ambiance rappelle l’ère des coups d’éclats d’Anonymous et des mouvements Occupy. Car non, la technologie n’est pas neutre et les hackers ont montré qu’illes pouvaient avoir une conscience politique aigüe, d’autant plus pertinente dans un monde où le « tout numérique » envahit chaque aspect de nos vies – dans les pays riches du moins – comme la preuve indiscutable du progrès : stockage des savoirs, communications, transactions, surveillance…

Démocratie et lobbies, surveillance et vie privée : prendre conscience des disfonctionnements actuels

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« Democracy has been hacked » : phrase choc de la campagne marketing de la nouvelle série, il s’agit également d’une citation d’Al Gore, ancien Vice Président des Etats-Unis et prix Nobel de la paix engagé dans la lutte contre le changement climatique. Selon Gore, la démocratie états-unienne a été « hackée », détournée par les grandes compagnies pour leurs profits (notamment financiers) plutôt que pour les intérêts publics.

Les donations de grandes entreprises aux campagnes d’hommes et de femmes politiques, les relations intéressées entre les protagonistes principaux des grandes industries, des banques, des médias et de la scène politique (tel que le « clintonworld » dont les méandres refont surface avec la campagne actuelle d’Hillary Clinton pour la présidence des Etats-Unis)  et les lobbys de Washington et de l’Union Européenne : tout ceci laisse entrapercevoir la sphère d’interactions et d’intérêts communs dans laquelle évoluent les puissant·e·s.

(Pour illustrer la manière dont s’entrelacent politique et business en France, je conseille le documentaire Les Nouveaux chiens de garde (bande-annonce et film complet) qui expose comment les médias, appartenant à des groupes industriels ou financiers, et le pouvoir se tiennent par la main. Ou encore cette enquête de Cash Investigation sur l’industrie du tabac toujours visible en ligne.)

Une atmosphère anxiogène baigne ce premier épisode de la série flirtant avec la ligne complotiste puisqu’Elliot s’imagine – à tort ou à raison – être surveillé et suivi. Dans un monde post-Snowden, on peut s’étonner du fait que les questions de surveillance généralisée et de vie privée en ligne ne soient pas traitées plus largement dans le pilote. Certes, le héros dit explicitement détester Facebook et n’y a pas de compte : il utilise le réseau social pour espionner ses cibles.

Que ce soit dans le but de faire une référence directe ou par manque d’originalité, l’affiche de la série n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du film The Social Network chantant le génie de Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook. Sous sa capuche noire, Elliot est le double opposé de Zuckerberg, celui qui est en dehors de la matrice « sociale » mise en place par le jeune développeur et dont la plupart des gens n’ont pas forcément conscience des implications. Le grand nombre d’informations mises en ligne sur les réseaux sociaux permet par exemple à Elliot de tout savoir ou presque de la vie des personnes qu’il espionne.

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On pourra cependant reprocher à ce pilote de laisser la question de la surveillance cantonnée à une menace provenant d’individus seulement, et pas de gouvernements ou d’entreprises. Or, des enjeux politiques critiques et très actuels sont à considérer. La centralisation de données privées, par une entité qui en tire un profit financier par la vente des informations récoltées sur ces utilisateurs/rices à des entreprises de publicité, pose d’abord la question de savoir si nous acceptons qu’une société se fasse des milliards sur nos vies privées. Dans la vie réelle, cela reviendrait à accepter qu’une personne nous suive partout où nous allons, observe ce que nous mangeons, buvons, lisons, note comment nous nous habillons, assiste à toutes nos conservations, sache quelles relations nous entretenons et devine même ce que nous pensons tout bas dans le seul but de nous proposer d’acheter tel ou tel produit et de se faire de l’argent (sous couvert de nous proposer une « meilleure expérience » de navigation). Cela serait certainement insupportable à la plupart d’entre nous dans la vie « physique », pourtant nous acceptons sans broncher que cela se produise dans notre vie en ligne sous prétexte que « nous n’avons rien à cacher ». Ainsi tout – non seulement notre force de travail, mais aussi nos goûts, nos activités, nos interactions humaines et jusqu’à nos habitudes de consommation mêmes – devient monétisable pour le profit d’une minorité d’individus.

Mais il ne s’agit que de la partie la moins sombre du tableau. En effet, lorsque l’on sait que les géants du net comme Google, Apple ou Amazon, qui captent une très grande partie de nos informations en ligne, investissent d’autres secteurs comme la santé, les transports, l’infrastructure réseau ou la banque, ce qui pouvait paraître lointain et virtuel jusqu’ici devient tout d’un coup beaucoup plus terre à terre : une seule entité, centralisant déjà un grand nombre de nos données, contrôlerait également les services hors-ligne que nous pouvons utiliser.

Enfin, à cela s’ajoute le scénario où ces entreprises collaborent avec les gouvernements dans des buts de surveillance généralisée à des fins politiques et répressives : pris-e-s en tenaille entre les intérêts économiques des uns et les intérêts politiques des autres, comment protéger notre indépendance et nos libertés face à des acteurs pour qui la priorité est celle du profit et du pouvoir ? Comment, dans de telles conditions, dénoncer et lutter contre des discriminations institutionnelles ?

Ce scénario n’est malheureusement pas qu’hypothétique, y compris dans les régimes démocratiques occidentaux si fièrement posés en exemple au reste du monde : au Etats-Unis, le scandale Snowden, raconté dans le très recommandable documentaire CitizenFour de Laura Poitras (bande-annonce et film en VOST), a dévoilé comment la NSA, l’agence nationale de la sécurité états-unienne, espionnait massivement les communications des non-citoyens états-uniens passant par des entreprises majeures telles que Google, Facebook, Yahoo !, Microsoft et Apple.

En France, le projet de Loi Renseignement visant à mettre en place un dispositif similaire sur les réseaux des opérateurs Internet, voté début mai à l’Assemblée, est actuellement examiné au Sénat.

Une lutte au sommet : l’élite des hackers contre l’élite des 1 %

On peut regretter l’un des parti-pris essentiels de ce pilote (à voire si cela se confirme dans la suite de la série) : puisque la matrice est informatique, la guérilla devra être menée par les nouveaux combattants de l’ère numérique – les hackers et pirates informatiques. Le potentiel de subversion s’en retrouve amoindrie, puisque pour avoir les moyens de lutter contre le système, il faudrait faire partie de cette caste de super-héros aux pouvoirs magiques que ce sont les hackers. Les citoyen·nes lambda, incapables de prendre la pilule rouge puisqu’illes n’ont même jamais vu un terminal, ne peuvent que rester les victimes impuissantes d’un système dont illes ne remarquent même pas les tentacules. Il suffit de remarquer la manière dont Elliot considère les personnes de son entourage et s’estime devoir les protéger malgré elles : naïves, aveugles, vulnérables, ce sont typiquement les femmes telles sa psychologue et son amie Angela qui sont trompées par leurs compagnons (on attend impatiemment le développement du personnage de la développeuse et pirate Darlene pour relever le niveau dans les prochains épisodes).

Pour lutter contre les 1 % des 1 % les plus puissants de la planète, le mystérieux Mr Robot sélectionne avec soin une équipe de pirates informatiques : au programme, un test de haut niveau, pour évaluer les compétences techniques et pour sonder le potentiel révolutionnaire des recrues. En somme, il s’agit d’opposer une nouvelle élite minoritaire à celle qui dirige déjà le monde. Où se place le processus de décentralisation et de redistribution du pouvoir dans ce tableau ? Où sont les 99 % ? Ne risque-t-on pas de tomber dans un autre type de dictature technocratique, dont le seul garde-fou serait la morale bienveillante de gentil·les hackers désintéressé·e·s par l’argent… mais tout de même omnipotent·e·s ?

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Les 1% des 1% les plus riches du monde.

Autre élément surprenant : les ennemis seraient tout-puissants, mais invisibles. Ainsi n’aperçoit-on que leurs silhouettes en contre-jour, et leurs corps et visages flous à la fin de l’épisode. Mais s’il s’agit des plus riches et puissantes personnes de la planète, il leur est difficile de passer inaperçues : à la tête des plus grosses fortunes, à la racine des ramifications d’empires financiers et industriels, il est tout à fait possible de sous-estimer l’ampleur de leur influence et le nombre de leurs intérêts, mais pas leur identité. La série n’aurait-elle pas succombé ici à un effet de suspense complotiste un peu facile ?

Le classement Forbes des personnes les plus riches du monde est un bon endroit pour commencer à se renseigner. Et je ne peux m’empêcher de citer ici un article publiant le top 10 des plus grosses fortunes du monde en mai 2015 sur le site du NASDAQ qui souligne que, même s’il est « peu probable qu’aucun d’entre nous ne devienne l’une des 10 personnes les plus riches du monde », il est tout de même possible d’atteindre une « sécurité financière » car en « faisant des économies de manière drastique et en investissant de manière efficace […] pendant une longue période, beaucoup d’entre nous pouvons devenir au minimum millionnaires ». Devenir millionnaire n’est qu’une question de temps, d’effort et de volonté, n’est-ce pas ? (juste pour donner une idée, si vous avez déjà la chance de pouvoir mettre 1000 euros de côté par mois, il vous faudra plus de 80 ans pour atteindre votre premier million).

Il est également intéressant de se faire une idée sur la répartition géographique des richesses d’après les chiffres de 2013.

Le cliché habituel du hacker… avec quelques subtilités bienvenues

Bien sûr, on ne coupe pas aux clichés habituels du « hacker » analysés dans la série d’articles Geeks à l’écran publiés sur Le cinéma est politique : le héros est un homme  jeune, célibataire et un pirate informatique qui, comme il est coutume de voir les informaticiens représentés à l’écran, enfouit sa tête sous son hoodie noir et peine dans ses relations sociales. Il est évidemment hétérosexuel et craque silencieusement pour son amie d’enfance Angela. Il est présenté comme quelqu’un ayant les pouvoirs de détruire la vie d’une personne en quelques minutes pour peu qu’il décide de la pirater et de se servir des informations qu’il a récolté – non pas pour gagner de l’argent, mais en accord avec son éthique personnelle.

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Veste à capuche noir, tête rentrée dans les épaules et sac d’ordinateur sur le dos : l’image du hacker n’est pas révolutionnée, elle…

Pourtant, la série se distingue positivement par le traitement de son personnage : la narration se fait du point de vue du jeune homme et expose aux spectateurs/rices les pensées, les peurs et les combats internes que mène le héros contre sa phobie sociale, de même que son humour et sa sensibilité. Finalement, espionner les personnes de son entourage via leurs comptes en ligne (emails, réseaux sociaux), bien que cela soit inquiétant dans l’absolu, est une manière pour Elliot de rentrer en contact avec ces personnes pour ensuite interagir directement avec elle dans la vie déconnectée. On est loin d’un homme qui s’enferme et se réfugie devant ses ordinateurs pour fuir la société : c’est même le contraire, puisque les informations collectées aide Elliot à développer ses interactions avec le monde extérieur.

***

Ce premier épisode de Mr Robot s’avère donc intéressant en ce qu’il aborde un certain nombre de thèmes actuels tel que les inégalités de richesse, le monde de la finance et la vie privée en ligne en proposant une approche radicale inspirées des mouvements Occupy et Anonymous. La suite de la diffusion de la série commencera fin juin aux Etats-Unis : on pourra alors voir si la série tient ses promesses politiques de « révolution numérique » au sens radical de l’expression.

*Edit du 9 octobre 2016 : J’ai enlevé la phrase « le héros est un homme blanc (malgré son ascendance égyptienne, l’acteur Rami Malek « passe » facilement pour un blanc caucasien dans cette série)« , déjà éditée pour rajouter l’ascendance égyptienne de l’acteur suite à des retours dans les commentaires. Comme certain-es l’ont fait remarquer, je suis allé trop vite sur la question de « passing » et ne suis pas outillé pour l’analyser de manière appropriée ici (comprendre : je vais donc en dire de la m$£!de comme je l’ai été fait précédemment). Pour des pistes de réflexion plus précises : http://www.msn.com/en-za/news/other/rami-malek-an-arab-in-hollywood/ar-BBwtSRB

Arroway

Whiplash (2014) : un jazz blanc super-viril

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Whiplash raconte l’histoire d’Andrew, un jeune batteur ambitieux de 19 ans qui intègre l’orchestre de jazz du renommé mais redoutable Terence Fletcher. Très bien accueilli aussi bien par la critique que par le public[1], le film propose une vision particulière du monde de la musique, directement inspirée de l’expérience personnelle du scénariste et réalisateur Damien Chazelle :

« J’ai moi même été batteur de jazz, je jouais dans un orchestre très dur et compétitif et pour moi, la musique était associée à la peur. Lorsque je regardais des films sur la musique et les musiciens, j’avais parallèlement le sentiment qu’aucun d’entre eux ne reflétait ce que je vivais. J’ai vu Full Metal Jacket pour la première fois alors que j’étais en troisième année dans l’orchestre et ce jour là j’ai eu enfin l’impression de voir un film qui correspondait à mon vécu. J’ai trouvé ça très ironique : il fallait que je voie un film de guerre pour trouver au cinéma quelque chose qui représente correctement ma vision de la musique. Quant à Black Swan, c’est une histoire similaire à Whiplash puisque les deux films parlent de l’art à travers la souffrance, avec au bout du compte la même question : est ce que ça vaut le coup ? » [2]

Dans le film, Fletcher est l’équivalent des sergents entraîneurs de l’armée : il est très exigeant, il crie, se met en colère rapidement. Ses recrues, les musiciens constituants son orchestre, se lèvent à son entrée dans la salle de répétition, et se tiennent bien droit comme au garde à vous, l’instrument (et non l’arme) à la main. Profondément antipathique, il humilie ses élèves à coup d’insultes racistes, homophobes, sexistes et grossophobes.

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Fletcher humilie « Bouboule ».

Le film suit le personnage d’Andrew qui, à la recherche de l’excellence, ne rêve que d’entrer dans l’orchestre de Fletcher, le meilleur ensemble de jazz de la meilleure école de musique de Manhattan. Après s’être fait remarqué de Fletcher, Andrew intègre le groupe en tant que remplaçant, gagne la place de batteur attitré mais craque sur scène sous le stress et la pression imposées par Fletcher. Il est renvoyé de l’école, puis témoigne contre Fletcher accusé d’avoir poussé un élève au suicide, ce qui provoque aussi le renvoi du professeur. Après plusieurs mois d’arrêt de la musique, Andrew rencontre Fletcher dans un bar jazz. Celui-ci lui expose alors sa vision de la musique et ses méthodes pour faire émerger les futurs talents : c’est en poussant à bout les musiciens (même si cela signifie parfois les conduire au suicide), en exigeant d’eux de faire toujours mieux, que l’on obtient les musiciens exceptionnels de demain. Fletcher lui propose ensuite de venir jouer dans son nouvel orchestre pour un festival. Il s’agit en fait d’un piège de Fletcher pour se venger d’Andrew d’avoir témoigné contre lui en le ridiculisant sur scène, mais Andrew relève le défi et délivre un formidable solo, révélant ainsi son génie et prouvant ainsi l’efficacité des méthodes de Fletcher.

Selon le réalisateur, Whiplash se veut ambigu sur sa conclusion : l’excellence dans l’art, « l’art pour l’art » s’obtient mais avec un prix :

« Je n’ai pas de réponse à la question de savoir si Fletcher a raison d’agir ainsi ou pas. A chacun de trouver sa propre réponse. Ce que moi je sais, c’est que parfois la souffrance, la maltraitance, dans la compétition de haut niveau, parfois ça marche. La question de fond étant : est-ce que ça vaut le coup ? Je suis quelqu’un d’humaniste et la souffrance pour l’art, je trouve ça bête. Mais en même temps je ne crois pas que les solos de Charlie Parker ou les symphonies de Beethoven ont été créées dans le bonheur. La fin du film est quelque part plutôt triste, Miles est devenu un gars totalement solitaire au nom de l’art, il est devenu Fletcher. Il est devenu un monstre…« [3]

*

« Je voulais de l’ambiguïté. L’art pour l’art, oui, mais avec le prix à payer. Le solo de batterie final correspond bien à cette idée romantique du triomphe de l’art. Mais mes personnages restent un peu des connards. C’est une amère victoire qui peut s’appliquer à la musique, au sport. Ou à toute réussite. » [4]

Le film semble jouer sur le fait que Fletcher est clairement identifié comme un « monstre ». Son comportement est légitimé ou non selon que l’on considère ou pas que l’excellence dans l’art est un objectif justifiant les moyens qu’il emploie.[5] Pourtant, la conclusion du film, en accord avec ce que déclare le réalisateur (« Le solo de batterie final correspond bien à cette idée romantique du triomphe de l’art. ») représente la victoire d’Andrew sur lui-même et sur Fletcher, mais aussi celle de ce dernier puisqu’il atteint son objectif ultime en ayant travaillé à la naissance d’un nouveau batteur de jazz de génie. Andrew est certes seul, mais comme il le dit lui-même au téléphone à son ex-petite amie, le jazz n’est « pas pour tout le monde ». Ses proches ne comprennent d’ailleurs pas vraiment sa passion, et le travail exigeant qu’elle demande. Andrew n’est donc pas vraiment plus seul à la fin qu’au début du film : depuis le début, il a fait le choix de la musique.

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Dépassant la confrontation qui n’était qu’un moyen pour tester son élève, Fletcher encourage la révélation du talent d’Andrew pendant le concert final.

Jouer pour dominer

Si les spectateurs/rices sont amenées à réprouver le sexisme, le racisme, l’homophobie et la grossophobie explicites de Fletcher tellement celui-ci est antipathique, le film n’en reste pas moins problématique d’un point de vue politique. Whiplash se concentre en effet sur la relation/confrontation entre Fletcher et Andrew, ce qui en fait un film mettant en scène des hommes blancs dans une position d’affrontement et de violence : pour garder sa place de dominant dans le cas de Fletcher, pour apprendre à dominer dans le cas d’Andrew, et cela dans l’exclusion des femmes et des musicien-nes non-blanc-hes.

Dans Whiplash, l’évolution d’Andrew dont l’ambition est de devenir un grand artiste peut être interprétée comme la quête d’un certain type de masculinité, dont le modèle (ou en tout cas le moteur) est Fletcher – un type sexiste, raciste et homophobe. L’un des enjeux d’Andrew est de faire reconnaître la musique comme une activité suffisamment masculine et ambitieuse. La scène du repas de famille est particulièrement révélatrice : face à ses proches qui dévalorisent la musique par rapport au sport ou à de « vraies » carrières (Andrew est mis en compétition avec ses cousins qui ont, eux, des occupations qui correspondent aux normes de la virilité traditionnelle), Andrew reprend les répliques de Fletcher pour essayer de se valoriser : « être le plus grand musicien du 21e siècle, je pense que c’est l’idée qu’a n’importe qui du succès. ».

Loin de remettre en cause ces normes, le film injecte au contraire les codes des films d’armée et de sport pour rendre l’exercice de la batterie plus viril : la sueur, la douleur, les efforts physiques intenses jusqu’au sang qui gicle sur le set de batterie, les affrontements entre le professeur et les élèves, la scène héroïque d’Andrew se rendant en sang sur scène après avoir été percuté en voiture par un camion, l’altercation physique avec Fletcher. Pour continuer dans la thématique de la violence, le nom du film « Whiplash » – qui est également le titre d’un morceau de jazz joué dans le film – peut signifier « coup de fouet » en anglais.

Whiplash-4 L’affrontement entre les deux hommes, campés comme pour un vrai combat.

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La performance physique et l’effort pour se dépasser.

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Continuer malgré la douleur et la souffrance jusqu’au sang.

Ceci rejoint la vision de la musique véhiculée par le film. Les critères d’excellence en jazz qui sont mis en avant sont la vitesse d’exécution (plus c’est vite, mieux c’est… ainsi voit-on les batteurs lutter pour atteindre 300 bpm) ainsi que la compétition et les qualités de meneur, d’abord incarnées par Fletcher en opposition au professeur noir de l’autre groupe. Andrew atteint l’excellence lorsque, dans le concert final, il refuse d’obéir à Fletcher et lui coupe la parole en jouant plus fort que lui sur son instrument. Puis lorsqu’il prend les rennes du groupe et le dirige, ordonnant aux musiciens de partir lorsqu’il leur fera signe, prenant ainsi de force le bâton de commandement de Fletcher qui était jusqu’alors le chef d’orchestre. Pour Andrew, devenir un excellent batteur de jazz signifie dominer : être plus fort que les autres batteurs (physiquement et mentalement), prendre le dessus sur Fletcher.

Dans le film, il n’est jamais fait question de vivre et de transmettre des émotions par la musique, de s’approprier les morceaux, de travailler l’expressivité de l’interprétation, ni même d’écoute. Jouer en orchestre de jazz implique pourtant de jouer ensemble, de s’écouter jouer les uns les autres, de savoir se faire plus discret lorsqu’un instrument improvise. On ne peut dès lors s’empêcher de remarquer que dans le film, l’excellence dans l’art équivaut à des qualités associées traditionnellement à la masculinité (performance physique, autorité, compétition), tandis que celles passées sous silence sont plutôt associées à la féminité normée (écoute, expression des émotions).

Exclure ou rabaisser les femmes

A cela s’ajoute le fait que les femmes sont exclues de tous les espaces importants du film : familial, personnel et musical. La mère d’Andrew a quitté son père lorsqu’il n’était encore qu’un bébé. Fletcher énonce l’hypothèse qu’elle soit partie parce que son père est un écrivain raté : loin d’être remis en question à un quelconque moment du film, cette explication renvoie l’image négative d’une femme égoïste, cupide et mauvaise mère qui n’est intéressée que par la réussite sociale et financière d’un homme.

Du point de vue personnel, la relation entre Andrew et Nicole est brève mais représentative. Bien que visiblement intéressé par Nicole depuis un moment, Andrew ne trouve le courage de l’inviter à sortir que le jour où il est accepté dans le Studio Band de Fletcher. La réussite en musique semble lui donne suffisamment de confiance en lui pour parler à Nicole. Si l’on replace cela dans la lecture de la quête de masculinité d’Andrew par la musique, cet épisode lui permet de s’affirmer en tant qu’homme hétérosexuel dont la réussite lui donne accès aux femmes. Les femmes se révèlent finalement des obstacles sur le chemin de l’excellence, en réclamant trop de temps et d’attention, en tout cas selon le point de vue d’Andrew.

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Pour atteindre l’excellence, Andrew va devoir renoncer aux diners en amoureux à la pizzeria du coin.

Les femmes sont aussi exclues du monde de la musique dans le film. Il y a seulement une femme tromboniste dans le groupe du concert final. Aucune femme n’appartient au Studio Band. Et la jeune femme saxophoniste auditionnée par Fletcher est humiliée en étant ramenée à son physique : « Voyons voir si tu es là parce que tu sais jouer ou si c’est pour ton physique. [Après quelques notes] Ah oui, c’est bien pour ton physique. ». La seule femme ayant vraiment une autonomie propre dans le film, qui ne soit pas un intérêt amoureux pour le personnage principal ou sa tante (i.e. un substitut de mère ?) est l’avocate qui l’encourage à témoigner contre Fletcher. Cependant, on peut noter qu’elle encourage Andrew à condamner les méthodes de Fletcher : d’une certaine manière, elle représente un obstacle entre Andrew et la réalisation de son plein potentiel en suivant les pratiques Fletcher.

Gentrification et « blanchiment » de la culture jazz

Le film reproduit une forme de suprématie masculine et blanche. De la même manière que les femmes sont exclues du champ de la musique, les noir-e-s sont reléguées à la périphérie de l’univers jazz. Si l’on voit un certain nombre de musiciens non-blancs dans les rangs des orchestres, aucun ne bénéficie d’un rôle parlant significatif à l’exception du professeur du premier orchestre d’Andrew, qui n’est visiblement pas au niveau des attentes des élèves puisqu’ils rêvent tous de le quitter pour rejoindre celui de Fletcher. Difficile de ne pas y voir un processus d’appropriation malheureusement fréquent : des formes d’expression culturelle et artistique initialement créées par des artistes noir-e-s alors considérées comme inacceptables socialement, connaissent un succès de masse que lorsqu’elles sont reprises par des artistes blanc-hes : par exemple, le Rock and Roll avec Elvis Presley, le rap avec Eminem, le twerk avec Miley Cyrus. Ce phénomène a été appelé « Colombusing »  dans une vidéo de CollegeHumor : le fait que des blanc-hes « découvrent » quelque chose qui n’est pas nouveau (tout comme Christophe Colomb avec l’Amérique).

Le jazz est une musique d’improvisation dont les racines plongent dans le blues et la musique folk : il s’agit d’une forme artistique faisant partie intégrante de la culture et de l’histoire des Africains Américains (le terme « jazz » étant d’ailleurs à la base un terme dépréciatif en anglais dans l’expression « and all that jazz » – « et tout ce tintouin » -, révélateur du racisme de l’époque par rapport aux musiques non-blanches. Sans tomber dans un travers essentialiste qui associerait systématiquement le jazz à des musicien-nes noir-e-s, ce qui est problématique ici est la minorisation des noir-e-s dans un pan de la culture dont illes ont été et sont des acteurs et actrices essentiel-les. Sans compter que dans un contexte où trop peu de noir-e-s sont visibles dans des rôles importants au cinéma, il s’agit d’une occasion perdue.

William Repass dans son article « Whiplash and the Deathliness of Co-opted Jazz » souligne ce processus de récupération de la musique jazz à l’exclusion des noir-e-s et des classes populaires visible dans le film :

Whisplash offre une vision cynique de l’état du jazz contemporain. Mais en même temps, le monde d’Andrew et de Fletcher est tellement circonscrit que la possibilité d’un jazz plus authentique reste ouverte aux marges de ce monde. Si la forme de jazz « blanchie », privilégiée de Fletcher stagne entre The Academy et Lincoln Center, s’appropriant les ruptures qu’il crache par intermittence, où devrions-nous regarder pour trouver un jazz vivant ? Dans la périphérie du film, peuplée de « black faces » et d’ombres envahissantes ? Est-ce qu’un jazz vivant existe encore, ou bien le jazz perdure-t-il seulement dans cette forme zombifiée – jouée dans la musique d’ascenseur, dans les CDs de jazz de Noël, et dans les conservatoires de jazz qui excluent systématiquement la classe pauvre, qui est à l’origine de la musique jazz ? Est-ce que la haute culture contrôlée par les blancs s’est si totalement appropriée le jazz et l’a si bien dilué que la forme que nous comprenons ne conserve plus aucune pertinence pour ceux à qui elle a donné voix autrefois ?[6]

***

Bien que cette ambigüité puisse être questionnable en soi d’un point de vue politique, on peut accepter de jouer avec les incertitudes de Whiplash à propos de sa position sur la légitimation des méthodes de Fletcher, les choix d’Andrew et la recherche de l’excellence en art. Mais le film se révèle franchement problématique dès lors que l’on considère sa manière de représenter la masculinité et sa construction, ainsi que son exclusion des femmes et des musicien-nes noir-e-s de l’univers du jazz. Que le réalisateur se soit inspiré de sa propre expérience n’explique pas le fait d’avoir restreint l’intrigue du film de manière si étroite autour de la confrontation entre les deux personnages principaux blancs et masculins, sans montrer de regard, de personnages ou de situations alternatives valorisées.

Arroway

Notes

[1] Article Wikipédia du film Whiplash : https://en.wikipedia.org/wiki/Whiplash_%282014_film%29#Reception

[2] Interview de Damien Chazelle, Daily mars https://www.dailymars.net/semaine-whiplash-interview-de-damien-chazelle-realisateur/

[3] Interview de Damien Chazelle, Daily mars https://www.dailymars.net/semaine-whiplash-interview-de-damien-chazelle-realisateur/

[4] Interview de Damien Chazell, Lui magazine http://www.luimagazine.fr/culture/cinema/festival-cannes-whiplash-interview/2/#toptitre

[5] Cette justification de la violence par ceux qui l’exercent comme ceux qui la subissent, soi-disant au nom de l’excellence, se retrouve dans d’autres domaines comme la restauration. http://seenthis.net/messages/317145

[6] William Repass ,« Whiplash and the Deathlinessof Co-opted Jazz », Film International http://filmint.nu/?p=14084

« Whiplash offers a cynical outlook on the state of contemporary jazz. But at the same time, Andrew and Fletcher’s world is so circumscribed that the possibility of a more authentic jazz remains open at the margins of that world. If Fletcher’s whitewashed, privileged form of jazz stagnates between The Academy and Lincoln Center, appropriating what ruptures it fitfully coughs up, where should we look to find living jazz? In the film’s periphery, populated with black faces and encroaching shadows? Does a living jazz still exist, or does jazz endure only in this zombified form—played-out in elevator music, Jazz-Christmas CDs, and jazz conservatories that systematically filter-out the underclass responsible for jazz music in the first place? Has white-controlled high culture so completely appropriated and diluted jazz that the form as we understand it no longer retains any relevance to those it once gave voice? »

Geeks à l’écran (III) : hacker les codes genrés de l’informatique

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Peu diversifié dans la réalité, le monde des informaticiens est donc également très masculinisé, blanc et hétérosexuel dans ses représentations (cf les première et deuxième parties de cet article).

 geeks-3-2The Social Network

 geeks-3-3Silicon Valley

 geeks-3-4Cyprien

L’antre des informaticiens, toujours le même : des ordinateurs et des hommes.

 

Etant donnée les stéréotypes liés aux geeks informaticiens, il est d’autant plus difficile pour une femme de se projeter dans ces activités. Selon les normes genrées rabâchées par la société et notre éducation, un informaticien est peu émotif, alors qu’une femme l’est par nature. L’informaticien est célibataire, alors que l’objectif principal d’une femme dans sa vie est de trouver l’amour, se marier et fonder une famille. Le geek est réputé laid ; or la femme généralement objectifiée n’existe que par sa beauté et sa jeunesse. L’informaticien est ultra-intelligent, rationnel et peu sportif, mais l’important chez une femme est son physique et ses intuitions, pas son cerveau.

Les (non-)relations stéréotypées entre hommes informaticiens et femmes oscillent entre deux pôles. Les femmes sont perçues comme des êtres difficilement accessibles qui peuvent faire peur aux geeks informaticiens mais qui n’en demeurent pas moins l’objet de tous leurs fantasmes. Le rêve de certains d’entre eux peut être de rencontrer une femme geek qui partage les mêmes passions qu’eux. Le monde « geek » et sa culture sont montrées comme étant profondément misogynes. Typiquement dans la série Silicon Valley, les geeks ne connaissent que les strip-teaseuses, portent des T-shirts « H.T.M.L – How To Meet Ladies », codent des programmes sexistes tels que NipAlert[1] et multiplient les insultes sexistes et homophobes ainsi que les références pornographiques.

Le trope du geek autiste surdoué au cerveau hypermasculin

Etre hacker ou développeur au cinéma est très souvent synonyme d’être surdoué ainsi que d’être peu sociable, puisque l’intelligence mathématique et logique est largement valorisée par rapport à l’intelligence dite émotionnelle. Les femmes surdouées et/ou peu sociables comme le Dr Brennan dans la série Bones sont assez rares à l’écran, puisque les femmes ne sont pas censées briller par leurs capacités de raisonnement mais par leurs qualités à prendre soin des autres et à tisser des relations. En fait, la représentation des femmes et des informaticiens en général rencontre souvent un trope bien particulier : celui du geek informaticien autiste. Des personnalités comme Bill Gates et Mark Zuckerberg ont ainsi été « diagnostiquées » comme souffrant du syndrome d’Asperger, respectivement en 1994 dans un portrait publié dans le Times intitulé « Diagnosing Bill Gates » et en 2010 dans des critiques qui suivirent la sortie du film The Social Network. Jordynn Jack analyse en détail les discours autour de l’autisme et de la figure du geek dans l’un des chapitres de son livre Autism and Gender.

Selon elle, la figure du geek autiste émerge dans un contexte économique où les compétences traditionnellement associées aux geeks (la programmation, la catégorisation, la systémisation) sont montrées comme les clés du succès financier. En même temps, des compétences étiquetées « féminines » et dont les personnes autistes sont censées être dépourvues, comme les qualités relationnelles et l’intelligence émotionnelle, sont mises en valeur.

« Cette tension émerge de la contradiction entre l’économie du savoir et l’économie de service : les geeks informaticiens sont posés comme les champions du succès financier qui peut être atteint dans le premier type d’économie, mais les compétences féminisées comme l’intelligence émotionnelle sont célébrées comme étant les clés du succès dans le deuxième type. Ce qui est crucial est que la masculinité hégémonique traditionnelle est marginalisée dans les deux. Ceux qui réussissent dans l’économie du savoir sont les geeks, et pour protéger la figure du male traditionnel (maintenant diminué dans sa productivité économique), ces geeks sont rejetés de manière répétée comme des handicapés, des autistes, des anormaux. »[2]

Dans un article intitulé « The Geek Syndrome »[3] publié en 2002 dans le magazine Wired, Steve Silberman parlait de l’accroissement « inquiétant » du nombre de personnes atteintes du syndrome d’Asperger dans la Silicon Valley, résultant de la concentration géographique des geeks qui se reproduisent plus facilement entre elleux. Le psychologue Simon Baron-Cohen présentait quand à lui en 1997 sa théorie sur l’autisme basée sur le « cerveau hyper-masculin ». Les femmes auraient des cerveaux plus enclins à l’empathisation (valoriser les interactions sociales, prendre soin des autres et changer les couches des bébés) tandis que les hommes auraient des cerveaux plus enclins à la systémisation (comprendre les systèmes, organiser l’information, faire des classifications et jouer au foot). Les personnes autistes ou ayant le syndrome d’Asperger auraient une version extrême de ce cerveau « masculin », qui aurait bien du mal avec les relations sociales et à faire preuve d’empathie. De là à faire le lien avec le stéréotype du geek informaticien bon en mathématiques et en logique, à l’aise avec les machines mais complètement démuni en société et pour effectuer des tâches courantes de la vie quotidienne, le pas a été allègrement sauté.

Or, comme Jordynn Jack le rappelle :

« Alors que l’activité de systémisation et le manque d’empathie reçoivent une grande attention dans la théorie EMB [cerveau hyper masculin], d’autres caractéristiques traditionnellement liées à l’autisme, comme le comportement répétitif et les retards dans le développement du langage, n’en reçoivent aucune. Comme je l’ai montré, les sortes d’intérêts restreints mentionnés dans la théorie du cerveau hyper masculin sont le plus souvent des intérêts traditionnellement associés aux hommes. Alors qu’il n’y a rien dans la description clinique de l’autisme qui requière que ces intérêts soient dans les domaines spécifiques des sciences, des maths et de la technologie, dans la théorie EMB les intérêts féminisés sont exclus. En conséquence, les femmes ont été marginalisées dans les recherches sur l’autisme, particulièrement dans les recherches neuroscientifiques. De plus, les geeks masculins et les nerds, comme Zuckerberg dans The Social Network, sont devenus des personnages types à la télévision, dans la littérature et dans les films ; le plus souvent, les personnages créent eux-mêmes un trope des personnes autistes, en confondant une partie des caractéristiques de l’autisme avec la totalité. » [4]

Le personnage de Abed, dans la série Community, est relevé par plusieurs bloggers et journalistes comme étant une alternative bienvenue au personnage cliché ayant le syndrome d’Asperger : « Il est obsédé par la culture pop au lieu des maths et des sciences. Il a clairement de l’empathie et il est capable de former des relations sérieuses. Alors ce n’est pas une surprise qu’il ait été accueilli à bras ouverts par la communauté Aspie malgré son manque de diagnostic officiel. »[5]

 geeks-3-5Abed Nadir (Community)

Au contraire, parmi les personnages souvent décriés et non identifiés officiellement comme ayant le syndrome d’Asperger par les auteur-e-s des séries, figure l’un des personnages geek les plus emblématiques de ces dernières années : Sheldon Cooper dans The Big Bang Theory.

 geeks-3-6Sheldon Cooper (The Big Bang Theory)

L’article « These Are The TV Characters Gettings Asperger’s Wrong, From Someone Who Has it » (« Voici les personnages télé qui représentent mal le syndrome d’Asperger, de la part de quelqu’un qui l’a »), remet le héros à sa place de geek, et non d’autiste :

« Bien que Sheldon Cooper (Jim Parsons) soit souvent cité comme étant la quintessence du personnage télé avec le syndrome d’Asperger, ces excentricités sont trop imprévisibles pour être catégorisées avec certitude comme appartenant au spectre de l’autisme. En fait, Sheldon est, plutôt, ni plus ni moins qu’une caricature quelconque du nerd, de la même trempe que Screetch Powers ou Steve Urkel. Tous ses intérêts ésotériques et ses faux-pas relationnels peuvent être rattachés à ces archétypes. Si une personne a le moindre doute, elle peut simplement se tourner vers le co-créateur de la série Bill Prady, qui explique que « l’identifier comme Asperger crée un trop grand poids pour faire les détails correctement. »[6].

Ceci illustre bien la confusion qui existe dans les représentations de l’autisme et de la « geekitude », et les frustrations qu’elle provoque d’un côté comme de l’autre. Ceci souligne également un autre problème : l’identification des personnages autistes par des spectateurs/rices qui ne connaissent pas bien le sujet et qui peuvent facilement faire des amalgames.

N’étant pas conformes aux normes de la masculinité (et ne pouvant donc pas avoir ce fameux « cerveau hyper masculin » doué pour l’informatique), moins de femmes sont représentées en tant que geeks ; et, dans la même logique, en tant qu’autistes ou ayant le syndrome d’Asperger. Exceptions notables, Chloe O’Brian dans la série 24 et Lisbeth Salander[7] dans Millenium semblent souvent identifiées – à tort ou à raison – comme ayant le syndrome d’Asperger, ce qui a pour effet positif notable de montrer à l’écran des femmes identifiées comme étant autistes et qui sont habituellement invisibilisées. (Notons tout de même que si la santé et l’état mental de Lisbeth sont questionnés dans les romans à travers des personnages antagonistes, le livre final semble balayer la thèse de son autisme.[8])

 geeks-3-7Chloe O’Brian dans 24

 

D’un autre côté, cette barrière à l’entrée du « syndrome geek » pour les femmes peut peut-être permettre aux autres personnages féminins d’interpréter des informaticiennes qui ne sont pas soumises aux mêmes stéréotypes que leurs collègues masculins… quitte à tomber dans d’autres tropes féminins traditionnels.

Enquêtrices, hackeuses, pirates… mais pas programmeuses

Les séries de police scientifique et de sciences forensiques mettent en scène un certain nombre de femmes scientifiques bénéficient de représentations attractives. D’ailleurs, certain-e-s constatent que la présence de ces personnages à l’écran a un effet direct sur les spectatrices :

« Les narrations publiques sur une profession font une différence. Dans les candidatures pour Girls Who Code, l’aspiration professionnelle la plus citée est la science forensique. Comme Allen [une fille de 16 ans qui s’intéresse à la programmation], peu voire aucune des filles ont déjà rencontré une personne du domaine, mais toutes ont regardé Les Experts, Bones ou quelque autre série dans laquelle une nana cool avec des super cheveux dans une blouse de laboratoire utilise son savoir-faire scientifique pour résoudre un crime. Cet effet « Les Experts » ainsi nommé a été crédité pour avoir aidé à faire passer la science forensique d’une activité essentiellement masculine à une activité essentiellement féminine. » [9]

Certaines de ces héroïnes ont d’ailleurs de solides compétences en informatique : Abby Sciuto (NCIS), Angela (Bones), Penelope Garcia (Esprits Criminels) et l’enquêtrice multi-talents Kalinda Sharma (The Good Wife), souvent à la frontière entre l’informatique forensique et le piratage

On peut remarquer que dans NCIS, les compétences d’Abby en informatique sont plutôt liées à la manipulation des machines de mesures et à la recherche d’informations dans des bases de données : lorsqu’il s’agit de pirater les systèmes d’une agence gouvernementale, il lui faut généralement l’aide de Timothy McGee, l’informaticien en titre. Dans les premières saisons, celui-ci correspond d’ailleurs au stéréotype du hacker doué avec les machines mais timide avec les femmes, peu sportif, joueur de jeux vidéos et sans « vraie vie sociale » en dehors du travail : bref, l’opposé du fringuant et séducteur Tony Dinozzo, son équipier. Pour autant, Abby et Tim travaillent généralement en binôme et collaborent dans une atmosphère d’émulation où leurs compétences d’égale valeur se complètent. Le tempérament affirmé d’Abby prend souvent le dessus sur celui de Tim, plus effacé. Ainsi, leur relation ne se conforme pas au stéréotype de l’homme informaticien venant en aide à la femme perdue devant la machine.

 geeks-3-8Tim et Abby (NCIS)

 

On trouve également quelques héroïnes hackeuses célèbres, avec un premier groupe travaillant pour des organisations gouvernementales plus ou moins officielles : Chloe O’Brian (24h), Skye (Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D), Rachel Gibson et Carrie Bowman (Alias), Toshiko Sato (Torchwood).

Et des freelances : Trinity (trilogie Matrix), Felicity Smoak (Arrow), Lisbeth Salander (Millenium), Willow Rosenberg (Buffy Contre les Vampires, premières saisons uniquement).

S’il semble à peu près accepté de montrer à l’écran des femmes hackeuses contourner les règles établies en s’introduisant dans des systèmes informatiques ou en les piratant, elles ne sont à peu près jamais présentées comme créatrices à part entière de programmes ou de systèmes complexes tels que des robots.

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 Lisbeth Salander

geeks-3-10Trinity dans The Matrix Reloaded 

Filmer l’activité spécifique de programmation d’un logiciel (et non de hacking) en montrant le processus de développement du point de vue de la programmeuse est beaucoup plus rare chez les informaticiennes que chez leurs homologues masculins, pour ne pas dire quasiment absent. Or la programmation est considérée comme étant l’activité noble par excellence par les informaticien-nes[10] : on peut donc postuler que cette différence de représentation selon les genres peut avoir un impact sur la manière dont les spectateurs/rices se projettent dans l’informatique.

Zoe, dans la série Caprica, est une adolescente douée en intelligence artificielle qui programme son double avatar et développe un moteur de recherche très sophistiqué pour lui donner une personnalité.

geeks-3-11 Zoe Graystone (Caprica)

Si son code est une brique essentielle de la création du premier Cylon, c’est son père ingénieur Daniel Graystone qui reste l’inventeur principal de ces robots et que l’on observe travailler durant la série.

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L’ingénieur Daniel Graystone (Caprica)

Angela, dans la série Bones, développe un programme de modélisation graphique en 3D appellée l’ « Angelator ». Cependant, Angela est surtout présentée comme une artiste, et c’est la démonstration des capacités du logiciel final, et non le processus de développement qui est filmé.

geeks-3-13L’Angelator (Bones)

De même dans la saison 3, épisode 5 de la série Arrow, Felicity confectionne un « super-virus » sans qu’on la voit travailler dessus. L’épisode se concentre au contraire sur le fait que Felicity soit dévastée par la dangerosité de son programme.

Du côté des personnages masculins (et blancs) : le processus de création et de programmation du programme de Zuckerberg est l’un des sujets centraux de The Social Network. Richard Hendricks, dans la série Silicon Valley, développe, teste et fait démonstration de son algorithme révolutionnaire. Nolan Ross corrige et améliore le programme de son protégé dans la saison 4 de Revenge. Tony Stark fait les réglages de ses Iron Man à grand renfort d’écrans nouvelle génération (et de grands gestes dans le vide).

geeks-3-14Tony Stark dans Iron Man

Dans la série suédoise Äkta människor (Real Humans), les humains qui développent ou modifient le code des hubots et qui sont filmés en action sont tous des hommes (le créateur David Eischer, son fils Léo, Silas, Jonas). Plusieurs séquences sont filmées de leur point de vue pendant qu’ils déchiffrent ou écrivent du code, de manière à ce que les spectateurs/rices se mettent dans leur peau.

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Dans la saison 2, Jonas tente de finir le code pour libérer les hubots.

Le film Ex Machina, dont la sortie est prévue au printemps 2015, met également à l’écran ce mythe récurrent de l’homme donnant vie à une créature artificielle :

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« Effacer la frontière entre l’homme et la machine, c’est obscurcir la frontière entre les hommes et les dieux. »

La programmation est fantasmée comme pouvant permettre aux hommes d’atteindre un niveau supérieur de pouvoir : créer une intelligence artificielle. Car donner vie à la machine, c’est devenir Dieu. Dans la série Real Humans, les hubots sont appelés les « enfants de David », du nom de leur créateur (rappelons que les humains sont nommés les « enfants de Dieu » dans la religion chrétienne). Par ailleurs, Ex Machina reprend de manière on ne peut plus explicite les codes genrés de ce thème classique de science-fiction : la machine est féminine (seins, taille de guêpe et hanches larges), tandis que les créateurs, eux, sont des hommes.

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Les créateurs jouant à Dieu.

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La machine.

De Prométhée à Pygmalion, du Golem à Frankenstein, de l’Eve Future aux robots d’Asimov, les inventeurs de créatures artificielles sont systématiquement des hommes. Les femmes peuvent donc être programmées mais pas programmeuses. Les créatures artificielles féminisées sont souvent objets de désir pour les hommes (supposés hétérosexuels). Déjà en 1927, le savant Rotwang dans le film Metropolis de Fritz Lang crée un robot dans le but de redonner vie à Hel, la femme qu’il a aimé, puis lui fait prendre l’apparence de Maria, la meneuse d’une rébellion chez les ouvriers et les ouvrières de la ville. Le robot double de Maria, contrôlé par Rotwang qui veut se venger du dirigeant de Metropolis, séduit alors les hommes et mène la ville au chaos.

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Metropolis (1927), Fritz Lang : le savant Rotwang crée un robot dans le but de redonner vie à Hel, la femme qu’il a aimée.

Les hackeuses prises dans les filets des stéréotypes féminins

Bien que par leurs activités, les personnages de femmes hackeuses et plus généralement informaticiennes dévient de certaines normes genrées, elles ne sont pas moins sujettes que les autres à certains traitements stéréotypés. Le film Hackers (1995) présente Angelina Jolie dans le rôle d’Acid Burn (Kate Libby) une jeune femme hackeuse qui tient tête au héros du film, le célèbre hacker Zero Cool (Dade Murphy) condamné à 11 ans pour piratage. Les deux adolescents s’engagent dans un match de piratage d’égal à égal.

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Dade ‘Zero Cool’ et Kate ‘Acid Burn’ dans le film Hackers

Mais Kate est en fait le trophée de Dade si celui-ci gagne le match : elle devra lui accorder un rendez-vous, habillée en robe. Le film adopte majoritairement le point de vue de Dade qui est le personnage principal. Les plans prolongés sur le physique de l’actrice se répètent et découpent ces lèvres entre-ouvertes, sa poitrine et son entre-jambe (dans la scène du rêve érotique de Kate et la scène dans la piscine à la fin du film). Le male gaze du film est même filmé explicitement dans la scène où les quatre hackers – dont Dade – observent dans le noir Kate et son petit copain commencer à faire l’amour, avec les plans alternant entre le point de vue du groupe de garçons et celui des spectateurs en face d’eux.

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Parmi les autres personnages féminins apparaissant quelques fois à l’écran, la compagne du hacker ennemi est clairement montrée comme étant complètement larguée en informatique, et les mères des autres héros ne cherchent qu’une seule chose : empêcher leurs enfants de toucher à leur ordinateurs et de s’adonner à des activités illégales. Kate est la seule femme ayant des compétences informatiques mais elle est ramenée de manière insistante à son physique et son profil de hackeuse semble secondaire.

Dans la série 24, Chloe est pendant la majorité des saisons entièrement loyale et obéissante à Jack Bauer : on ne peut pas dire qu’elle soit un modèle d’émancipation féministe face au super-héros implacablement viril qu’est Jack lorsqu’il va sauver sa femme, sa fille, le Président et les Etats-Unis des menaces terroristes des Chinois, des Arabes, des Mexicains, des Russes et des Sangalais (un pays imaginaire d’Afrique noire parce que de toute façon personne connaît les noms des pays de ce continent).

Le personnage de Felicity Smoak, dans la série Arrow débutée en 2012, semble offrir dans un premier temps un contre-modèle intéressant : très féminine dans le sens où elle porte des boucles d’oreilles, du vernis à ongle et du maquillage, Felicity s’affirme d’abord par son intelligence hors du commun (elle est présentée comme étant surdouée) et ses compétences (elle a fait ses études au MIT). Elle n’hésite pas non plus à remettre à sa place son « chef » Oliver Queen alias Arrow lorsqu’il semble lui donner des conseils ou des ordres sur son travail : l’informatique est son domaine, où c’est elle qui est la plus compétente. Cependant, sur le terrain, Felicity reprend son rôle de femme qui doit être protégée par le héros (très viril) Oliver, et devient même un intérêt amoureux pour ce dernier à la saison 3.

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geeks-3-24Felicity Smoak (Arrow)

Dans Matrix, l’importance du personnage de Trinity en tant que figure active de l’intrigue suit une trajectoire décroissante, en passant de personnage central ressuscitant Neo à la fin de The Matrix à celui d’intérêt amoureux jouant un rôle secondaire dans The Matrix Reloaded, avant de mourir pendant le volet final de la trilogie.

Le personnage de Lisbeth Salander dans la version du roman de Stieg Larsson et son adaptation suédoise est un personnage affirmé et indépendant qui rompt avec les portraits précédents. L’adaptation récente plus critiquable de David Fincher a été largement analysée dans un article détaillé sur notre site.

Etre mère et informaticienne : mission impossible

Carrie Bowman et Rachel Gibson dans la série Alias sont des femmes douées en informatique et assez intelligentes pour travailler avec le génie Marshall Flickmann (qui reste cependant la figure principale d’autorité en la matière). Mais leur présence à l’écran est très limitée : Rachel est évacuée de la saison 5 assez rapidement, tandis que Carrie se marrie avec Marshall, a un enfant et démissionne de son poste pour s’en occuper à la maison. Parmi les autres héroïnes informaticiennes, seule Chloe dans la saison 7 de 24h a un enfant et mène de front sa carrière et sa vie de famille. Mais ceci se révèlera être un échec puisque son mari et son fils meurent (pour des raisons liées à son travail) et qu’elle quittera son travail pour devenir une pirate hors-la-loi. Des personnages féminins entièrement dédiées à leur carrière proposent des modèles alternatifs à celui de la femme-mère au foyer. Mais le manque de représentations de femmes informaticiennes ayant une famille est symptomatique lorsque l’on considère le fait qu’un certain nombre de femmes quitte le domaine de l’informatique parce qu’il ne leur est plus possible de concilier leur métier et sa culture avec leur congé maternité et la charge d’enfants[11].

L’homme informaticien est aussi majoritairement présenté comme étant célibataire et jeune, pourtant il existe des exceptions notables comme Marshall Flickmann dans Alias qui, contrairement à sa femme, n’arrête pas de travailler parce qu’il a un fils. Jack Stanfield (joué par Harrison Ford) dans le film Firewall est responsable de la sécurité informatique dans une grande banque et doit aider des pirates à s’introduire dans la banque pour sauver sa famille prise en otage. David Eisher dans Äkta Människor (Real Humans) crée des hubots pour redonner vie à sa femme, puis sauver son fils. Et eventuellement Daniel Graystone, dans Caprica, qui poursuit de front l’invention des cylons et la quête de l’avatar de sa fille décédée dans un attentat terroriste.

geeks-3-25Harrison Ford va hacker sa banque pour sauver sa famille des méchants.

***

Les études sur les représentations des informaticien-nes soulignent la persistance de stéréotypes marqués, aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Le modèle-type du hacker/geek programmeur entièrement consacré à sa passion, considéré comme l’informaticien par excellence, propose certes un modèle alternatif de masculinité mais il ne dépasse pas les normes genrées qui séparent en deux catégories les préoccupations, les activités et les compétences supposées des hommes et des femmes. Au cours de son histoire, l’image de l’informatique a évolué dans les mentalités : d’un travail de secrétaire considéré comme féminin, elle est devenue un domaine réputé complexe, scientifique et masculin. La culture geek et celle du « brogrammer » soutiennent des espaces encore fortement masculinisé et souvent misogynes, à l’instar du monde des jeux vidéos inextricablement lié à celui des geeks informaticiens que la controverse du GamerGate[12] a mis sur le devant de la scène récemment. Sur ce sujet, je renvoie à l’analyse détaillée de Mar_Lar sur le sexisme chez les geeks et dans les jeux vidéos publiée en 2013. Sur un thème voisin, un article publié sur le site Machisme Haute Fréquence analyse le sexisme envers les « fangirls » en milieu geek.

Le manque de représentation d’informaticien-nes qui ne soient pas des hommes blancs hétérosexuels est une invisibilisation incohérente étant donné l’histoire de l’informatique et les acteurs et les actrices qui y ont pris part : Ada Lovelace est considérée comme étant la première personne à avoir écrit un programme pour ordinateur ; Alan Turing, pionner créateur de l’informatique théorique et de l’intelligence artificielle, était homosexuel ; Evelyn Boyd Granville est l’une des premières femmes Africaines Américaines à avoir obtenu un doctorat en mathématiques et a notamment travaillé en tant que programmeuse sur des programmes aérospatiaux pionniers de la NASA Vanguard et Mercury.

Arroway

Notes

[1] Dans la série, NipAlert est une application qui donne la localisation des femmes dont les tétons pointent. A l’épisode 2, le programme sera tout de même jugé sexiste, pervers et inutile par son créateur lui-même.

[2] Presenting Gender, chapter of Autism and Gender, Jordynn Jack

« This tension derives from the contradiction between the knowledge economy and the service economy : male computer geeks are championed as exemplars of the financial success that can be achieved in the former, yet feminized skills such as emotional intelligence are lauded as keys to success in the latter. WHat is crucial is that traditional hegemonic males are marginalized in both. Those who succeed in the knowledge economy are geeks, and to protect the character of the traditional male (now diminished in his economic productivity), thoses geeks are repeatedly cas as disabled, autistic, and abnormal. »

[3] « The Geek Syndrome », http://archive.wired.com/wired/archive/9.12/aspergers_pr.html

[4] Presenting Gender, chapter of Autism and Gender, Jordynn Jack.

« While systemizing activity and lack of empathy receive great emphasis in the EMB [Extreme Male Brain] theory, other features traditionally linked to autism, such as repetitive behavior and delays in the language development, do not. As I have shown, the kinds of restricted interests mentionned in the EMB theory are most often interests typically associated with men. While there is nothing in the clinical description of autism that requires these interests to be in the specific areas of science, math, and technology, in the EMB theory, feminized interests are excluded. As a result, women have been marginalized in autism research, especially neuroscientific research. Further, male geeks and nerds, much like Zuckerberg in The Social Network, have become stock characters in television, literature, and film ; most often, these characters themselves trope autistic people, mistaking the part for the whole. »

[5] Television on the Spectrum : The Best (and Worst) Depictions of Asperger Syndrome on TV, Sarah Kurchak : « He’s obsessed with pop culture instead of math and science. He clearly has empathy and he’s capable of forming meaningful relationships. So it’s no surprise that he’s been embraced by the Aspie community despite the lack of official diagnosis. »

Egalement : http://mic.com/articles/86995/these-are-the-tv-characters-getting-asperger-s-wrong-from-someone-who-has-it

[6] These Are The TV Characters Gettings Asperger’s Wrong, From Someone Who Has it, http://mic.com/articles/86995/these-are-the-tv-characters-getting-asperger-s-wrong-from-someone-who-has-it :

« Although Sheldon Cooper (Jim Parsons) is often cited as the quintessential TV character with Asperger’s, his quirks are too inconsistent to be definitely categorized as belonging on the autism spectrum. In fact, Sheldon is, if anything, nothing more or less than a run-of-the-mill nerd caricature, cut from the same cloth as Screech Powers or Steve Urkel. All of his esoteric interests and social faux pas can be traced back to those archetypes. If there is any doubt, one can simply turn to series co-creator Bill Prady, who explains that « calling it Asperger’s creates too much of a burden to get the details right. » »

[8] https://en.wikipedia.org/wiki/Lisbeth_Salander#Mental_state

[9] http://jezebel.com/how-hollywood-helps-deter-women-from-computer-science-1452619209:

« Public narratives about a career make a difference. The most common career aspiration named on Girls Who Code applications is forensic science. Like Allen [a 16-year-old girl with an interest in computer programming], few if any of the girls have ever met anyone in that field, but they’ve all watched “CSI,” “Bones” or some other show in which a cool chick with great hair in a lab coat gets to use her scientific know-how to solve a crime. This so-called “CSI” effect has been credited for helping turn forensic science from a primarily male occupation into a primarily female one. »

[10] Effet de genre : le paradoxe des études informatiques, Isabelle Collet http://ticetsociete.revues.org/955#tocto1n3 : « Nous constatons qu’être informaticien, c’est d’abord « créer des programmes », alors que le développement de logiciel est une activité qui devient marginale en informatique, représentant moins de 20% de l’activité. »

[11] Why women leave tech: It’s the culture, not because ‘math is hard’  http://fortune.com/2014/10/02/women-leave-tech-culture/

[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_du_Gamergate

Geeks à l’écran (II) : du geek adolescent maladroit au brogrammer

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Dans cette deuxième partie de la série d’articles sur la représentation des informaticien-nes à l’écran (première partie ici), je vais m’intéresser aux différentes figures de geeks, hackers, programmeurs et autres pirates que l’on rencontre dans les films et les séries.

Un modèle alternatif de masculinité

La représentation du geek (au sens général du terme) masculin dans la culture populaire, qu’elle s’adresse à un public lui-même identifié comme «geek » ou pas, se décline en plusieurs variations. L’un des portraits les plus caricaturaux et négatifs du geek est sans doute celui de l’éternel adolescent : peu à l’aise en société, bégayant parfois, portant des lunettes, malhabile avec son corps, intimidé avec les filles auprès de qui il n’a raisonnablement aucune chance de succès, il se réfugie dans un monde auquel seuls lui et ses pairs peuvent comprendre quelque chose : les blagues scientifiques des geeks ne font rire personne à part eux, leurs loisirs (résoudre des équations et jouer aux jeux vidéos) sont déphasés par rapport aux goûts de leurs camarades qui ne pensent qu’à faire la fête. Dans la mythologie des films de high schools états-uniens, le geek est la parfaite antithèse du sportif populaire et séducteur.

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Cyprien, la caricature du geek à lunettes

Dans le film Sydney White, adaptation du conte de Blanche-Neige à l’université, une jeune fille rejetée de sa sororité trouve refuge dans la maison des geeks, une bande de sept garçons timides reclus dans leur monde, méprisés par l’ensemble des autres étudiants, qui n’ont jamais eu de petites copines et qui ont un peu de mal avec les travaux manuels. La mission de l’héroïne, qui a grandi toute sa vie dans le monde masculin du garage de son père mécanicien et donc tout à fait à l’aise parmi eux, est de les rendre plus sociables et de les faire s’affirmer, objectifs dont le succès sera couronnées par le gain de popularité et la séduction des filles par les geeks.

geeks-2-3 Les « puceaux » face à une brassière de femme : entre fascination et dégoût… (Sydney White)

Le film mobilise des schémas genrés couplés à l’intrigue du conte de la Belle et la Bête : l’héroïne féminine, très à l’aise dans le domaine des interactions sociales et des sentiments conformément aux stéréotypes féminins, s’emploie à éduquer des personnages masculins très intelligents mais inadaptés sur le plan des relations sociales et amoureuses (la bête/brute violente devient ici un inadapté social timide). C’est typiquement le rôle joué par Penny, la belle voisine blonde dans la série The Big Bang Theory.

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Pour eux : les ordinateurs, le T-shirt Flash, la casquette H2G2. Pour elle : le décolleté rose plongeant et un magasine.

Ce trope a été poussé à l’extrême dans une émission de télé-réalité états-unienne intitulée Beauty and the Geek (« La Belle et le Geek ») dans laquelle des jeunes femmes ayant tout misé sur le physique forment des équipes avec des jeunes hommes au QI présenté comme étant supérieur à la moyenne mais totalement perdus du point de vue social. Des couples sont formés dans un but tout à fait « égalitariste », à savoir que la femme apprenne à l’homme des choses essentielles pour pouvoir enfin pécho (comme la danse) et que l’homme rende la femme plus intelligente (en lui faisant réapprendre le programme de 6e).

Le film The Internship, une ode marketing ostentatoire à l’empire Google, reprend les mêmes thèmes sous forme de bromance. Cette fois, c’est sous la houlette de deux hommes mûrs et expérimentés – des commerciaux tout justes licenciés de leur boîte – qu’une bande de jeunes adultes en stage chez Google va apprendre ce qu’est la vraie vie. Que savoir coder, c’est bien, mais que savoir vendre c’est mieux. Que c’est en étant bourré que l’on trouve les meilleures idées d’applications à développer. Que pour profiter de la vie, il faut sortir en boîte de strip-tease (et même la seule fille du groupe pourra en profiter puisqu’elle pourra apprendre des danseuses comment faire des super lap-dance pour séduire les garçons). Bref, qu’un vrai homme doit apprendre à décrocher les yeux de son écran pour s’intégrer dans la société de consommation et chopper des filles.

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Le choc des générations et des cultures sur fond de propagande d’entreprise

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Petite session de team-building dans un club de strip-tease : passation des codes de la virilité cool entre l’ancienne et la nouvelle génération (The Internship).

Atteignant l’âge adulte, le geek qui n’a pas eu la chance d’être initié aux joies de la vraie vie devient un « adulescent » et stagne dans les mêmes marasmes de l’adolescence : il passe ses week-ends à jouer aux jeux vidéos ou à hacker sur son ordinateur mais n’a toujours pas surmonté sa peur de parler aux femmes même s’il rêve secrètement de les séduire (le geek reste un homme hétérosexuel). Et alors qu’il a toutes les cartes en main pour les faire tomber dans ses bras grâce à son intelligence supérieure, sa timidité et son originalité. On peut multiplier les exemples de personnages de geeks collant à ce stéréotype : le rôle de Cyprien joué par Elie Semoun, Marshall dans Alias, la bande de The Big Bang Theory, McGee dans NCIS

Ceci correspond au portrait du hacker brossé par Isabelle Collet à l’issue de ces entretiens sociologiques :

« Le hacker est un homme, jeune mais pas nécessairement. Peu sociable, il ne se passionne que pour la programmation. Souvent décrit comme laid, il est célibataire car, outre son physique, il a bien trop peur des filles pour tenter de les fréquenter. Il se moque de la réussite professionnelle. […] Convaincu qu’il fait partie de la race des vrais informaticiens, il ne cherche à être reconnu que par ses pairs et non par ses supérieurs ou collègues. »[1]

Ce stéréotype du geek évacue donc certaines caractéristiques des normes de virilité dominantes comme la force physique, l’assurance et la position de leader d’autorité pour mieux en renforcer d’autres : les difficultés dans l’expression des émotions, la domination intellectuelle et la séduction des femmes comme intérêt irrépréhensible et marqueur de réussite sociale et personnelle.

geeks-2-7Rien n’a beaucoup changé depuis 1984 et le film Revenge of the Nerds https://www.youtube.com/watch?v=Hw6zrInbtQE

La revanche des geeks

Ce premier modèle mute lorsque le geek à la timidité maladive prend confiance en lui, c’est-à-dire en son génie et sa puissance d’action sur les machines. On se déplace alors sur des représentation-type du hacker/développeur surdoué dont l’assurance (voire l’arrogance) peut être exaspérante mais justifiée. Le personnage de Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, dans le film The Social Network en est un parfait exemple. L’explosion d’Internet et l’avènement de l’ère du numérique avec l’utilisation massive des ordinateurs assurent une place de choix à celleux qui en maîtrisent les rouages.

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C’est face à la machine dont il maîtrise le langage que le geek informaticien peut trouver et exploiter sa puissance :

« L’informatique mise en scène dans la science-fiction, mais également telle qu’elle est vécue par ses spécialistes, est un univers de pouvoir, non seulement sur les machines, mais aussi sur la société et les personnes. Ce pouvoir est en partie fantasmatique car les informaticiens imaginent comprendre comment fonctionne l’univers réel en écrivant les règles qui permettent d’en décrire des portions. Mais plus l’ordinateur prend de place dans la société, plus il la contrôle, dans les faits, plus il la modélise, également. »[2]

Dès lors, il s’agit d’une véritable revanche pour ces jeunes hommes jadis moqués et rejetés parce qu’ils ne collaient pas aux normes de la virilité dominante. Comme le dit l’un des personnages de la série Silicon Valley :

« Pendant des milliers d’années, les gars comme nous n’ont eu que des grosses raclées. Mais maintenant, pour la première fois nous vivons dans une ère où nous pouvons avoir des responsabilités et construire des empires. Nous pouvons être les Vikings de notre temps. »

La série Silicon Valley exploite le thème de la success story à l’ère du numérique : des jeunes hommes, parfois encore adolescents, codent dans leur chambre ou à l’université des programmes qui révolutionnent la face du monde numérique et les vendent pour des millions ou créent des entreprises florissantes. Ce sont les fondateurs de Google et de Baidu qui développent leur moteur de recherche sur les bancs de l’université, Mark Zuckerberg qui révolutionne les réseaux sociaux dans sa chambre, Nick D’Aloisio qui devient millionnaire à 17 ans en vendant son application à Yahoo!. Créer et revendre sa start-up dès que son idée intéresse les géants de l’informatique est le nouveau business model de la Silicon Valley, qui est d’ailleurs l’un des thèmes de la série du même nom.

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De la grange…

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… au businessman à la pomme, Ashton Kutcher incarne Steve Jobs dans le biopic Jobs.

Les informaticiens ne sont plus cette sous-classe méprisée de la société et de l’entreprise, le support IT relégué au sous-sol de l’entreprise comme dans la série britannique The IT Crowds ou les développeurs enfouis dans leur cave pour coder. Ce sont désormais des stars, les nouveaux CEO victorieux du capitalisme : Alex Sadler dans Continuum qui invente la technologie du futur dans la grange de ses parents, Nolan Ross qui incarne le Golden Boy du Wall-Street numérique dans la série Revenge et bien sûr Tony Stark le tout-puissant dans Iron Man.

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Nolan Ross, geek version chic dans la série Revenge

Réinvestir les codes traditionnels de la masculinité : l’hacktiviste, le hacker et le brogrammer

Certains informaticiens deviennent les Robins des bois des temps modernes qui s’opposent au système dominant comme Julian Assange et Edward Snowden, volant les données et le pouvoir aux riches pour les donner aux pauvres. Ces héros d’Internet ont désormais les premiers rôles à l’écran et leurs propres films entièrement dédiés : The Fifth Estate (Wikileaks), The Internet’s Own Boy (documentaire sur Aaron Schwartz), We Are Legion (documentaire sur Anonymous).

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The Fifth Estate avec Benedict Cumberbatch interprétant Julian Assange

Ces derniers appartiennent à la caste à la fois crainte et admirée des hackers et des pirates informatiques. Comme on a l’a vue dans la première partie de cet article, la signification du terme « hacker » dans le langage courant a glissé vers le sens « pirate informatique », et cela est principalement dû aux représentations des hackers dans les médias. A la frontière de la légalité, le hacker est celui qui cambriole les systèmes informatiques des gouvernements ou des entreprises, qui s’introduisent dans les fichiers informatiques de la police et de la NSA. Le hacker est tout-puissant derrière son ordinateur, aucune machine sur Terre ou en orbite ne peut lui résister. Les hackers sont toujours présentés comme des surdoués de l’informatique. La compétition fait partie du jeu : les duels entre pirates, ou entre pirate et piraté comme dans Skyfall, sont monnaie courante.

La figure du hacker qui peut se faufiler dans n’importe quel système représente la quintessence de la puissance et de la liberté. Rien ne semble pouvoir l’arrêter, c’est l’homme blanc viril qui domine les machines (et donc le monde) grâce à des performances hors du commun[3]. La figure de Neo dans The Matrix (1999) est devenue légendaire : le programmeur, pirate à ses heures perdues, est le nouveau messie qui mène la rébellion contre les machines qui ont asservi les humains en les enfermant dans la Matrice, un monde simulé informatiquement.

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Les hackers peuvent voir le monde tel qu’il est vraiment et le contrôler (Matrix)

Lorsqu’ils utilisent un ordinateur, les hackers/euses se reconnaissent à un signe distinctif : les mains scotchées sur le clavier, illes n’utilisent jamais la souris et enchaînent les commandes à un rythme effréné. Dans le film Swordfish, une scène culte met ainsi en scène l’entretien d’embauche d’un hacker dont l’épreuve consiste à s’introduire en 60 secondes sur le réseau de la NSA alors qu’il a un pistolet pointé sur sa tempe et qu’une femme lui fait une fellation[4]. Devenus plus puissants, plus riches et plus sûrs d’eux, les informaticiens sont aussi devenus plus séduisants : si entretenir une relation peut rester difficile, intéresser les filles (et dans de rares cas, les garçons) n’est plus un problème. Le hacking est même une activité « sexy », qui excite les femmes.

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Hugh Jackman en entretien d’embauche devant son ordi, ça excite les femmes.

Le choix de Chris Hemsworth (alias Thor dans les adaptations à l’écran de la franchise Marvel) pour jouer le rôle titre du pirate informatique dans le film « Black Hat » qui doit sortir en janvier s’inscrit dans cette lignée de représentation de hackers virilo-virils.

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Comme les hackers font des choses illégales, forcément Chris s’est retrouvé en prison.

 

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 Mais heureusement il a gagné le droit de sortir pour pouvoir courir avec un gilet pare-balle et sauver le monde.

Du côté des programmeurs, un type de représentation similaire fait son apparition : le « brogrammer », de « bro » (« brother », frère) et « programmer ». Le brogrammer est une sorte de version informaticienne de l’étudiant de fraternité. Il correspond aux normes de la virilité traditionnelle, comme ces dessins de Neil Swaab publiés dans BusinessWeek[5] l’illustrent :

geeks-2-19Manger des protéines animales et boire de la bière (comme un vrai homme)

geeks-2-20Faire la fête et draguer les filles (comme un vrai homme)

geeks-2-21Avoir des gros muscles (comme un vrai homme)

Les normes genrées que la représentation du geek « traditionnel » pouvait mettre de côté sont totalement réintégrées dans la figure du brogrammer telle qu’on peut la voir décrite, sur Quora par exemple[6] :

« La « brogrammation » a émergé comme une réponse culturelle qui essayait de rendre cool la programmation, où les « brogrammers » seraient constamment en train de boire de la Redbull, être bourré, coder (parfois/généralement de manière baclée), être un gros connard dans les cours d’informatique, faire passer du dubstep en codant et aller à la gym ou courir les filles pendant les weekends pour faire une pause. C’est comme les hackers cool (comme ceux dans les films d’Hollywood) qui représentent 1% des étudiants qui font vraiment de la recherche en sécurité informatique. »

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Jeu à boire et à programmer dans The Social Network : désormais, les programmeurs aussi savent faire la fête à l’université.

Arroway

Suite et fin : Geeks à l’écran (III) : hacker les codes genrés de l’informatique

Notes

[1] Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique, Isabelle Collet : http://ticetsociete.revues.org/955#tocto1n2

[2] Effet de genre : le paradoxe des études d’informatique, Isabelle Collet : http://ticetsociete.revues.org/955#tocto1n2

[3] Bien entendu, ces représentations sont largement exagérées car présentées de manière improbable d’un point de vue technique en terme de difficulté et de temps d’accomplissement (les individus s’introduisant en une minute sur des serveurs ultra-protégés ou prenant le contrôle à distance d’ordinateurs connectés à aucun réseau, par exemple).

[4] Pour celleux qui veulent regarder cette scène admirable du cinéma (featuring John Travolta, Hugh Jackman et Hally Berry) : https://www.youtube.com/watch?v=rUY8HysBzsE

[5] The Rise of the Brogrammer, Douglas MacMillan, http://www.businessweek.com/articles/2012-03-01/the-rise-of-the-brogrammer

[6] What is the brogrammer culture, https://www.quora.com/What-is-the-brogrammer-culture :

« Brogramming was created as a cultural response of trying to make programming cool, where ‘brogrammers’ would constantly drink cans of Redbull, get drunk, code (sometimes/usually in a sloppy manner), be a huge douchebag in the IT classroom, blast dubstep while coding and go to the gym or womanize on weekends to take a break. It’s like the cool hackers (like the ones in the Hollywood movies) that represent the 1% of the academics who actually do research in cyber security. »

Geeks à l’écran (I) : les codes stéréotypés de l’informatique

SiliconValleyPoster

Depuis l’apparition de l’informatique, et en particulier du micro-ordinateur dans les foyers, la représentation à l’écran des « computer geeks » (les mordus de l’informatique) ont laissé libre cours à tout un tas de codes, de fantasmes et de clichés. L’informaticien-type est un hacker (homme blanc hétérosexuel) généralement déphasé du monde « réel » d’une manière ou d’une autre (asocial, il reste enfermé dans sa chambre devant son ordinateur). Surdoué, il possède des connaissances et pouvoirs presque magiques sur les machines qu’il contrôle à volonté. Ses capacités, bien au-dessus du commun des mortels non-informaticiens, deviennent source d’inquiétude lorsqu’elles ne sont pas maîtrisées ou qu’elles sont utilisées à des fins illégales : c’est l’adolescent de Wargames (1983) qui pirate insouciamment le système du Pentagone et croit jouer à un jeu alors qu’il est en train de déclencher la 3ème guerre mondiale, les cyber-terroristes de Die Hard 4 qui menacent les États-Unis (2007) ou encore la figure récurrente du criminel qui s’introduit illégalement dans les systèmes des entreprises, des particuliers ou des gouvernements pour voler, détruire des données ou espionner les gens. De manière générale, ces représentations fantasmées sont bien loin de la réalité du terrain et véhiculent un certain nombre de clichés sur les informaticien-nes, les hackers, les geeks.

D’un point de vue sociologique, l’informatique présente une évolution surprenante : le pourcentage de femmes diplômées dans ce domaine et sur le marché du travail n’a cessé de baisser depuis la moitié des années 1980, alors qu’il augmente dans presque tous les autres domaines techniques.

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Informatique : couleur gris clair « Computer Science », 2e ligne en partant du bas

Dans cet article, je me propose d’analyser les représentations des informaticien-nes au cinéma et dans les séries (majoritairement états-uniennes) comme étude complémentaire à un certain nombre de travaux d’historien-nes et de sociologues : ceux-ci soulignent l’importance des représentations de la culture informatique pour expliquer la manière dont est considéré le domaine, et la présence majoritaire en son sein d’un certain type d’homme cis blanc hétérosexuel.

Cet article se découpe en trois parties :

  1. La première partie résume un certain nombre d’éléments historiques pour tenter de mieux comprendre l’évolution des codes genrées dans l’informatique, et conclut sur un état des lieux rapide des représentations des informaticien-nes à l’écran.
  2. Du geek maladroit moqué au lycée au hacker viril tout puissant, en passant par le programmeur multimillionnaire de la Silicon Valley, la deuxième partie analyse plus en détail les portraits types des informaticiens au cinéma et dans les séries.
  3. La dernière partie se concentre sur des représentations alternatives des informaticiennes et les tropes auxquelles elles peuvent se heurter.

Quelques repères sur l’histoire de l’informatique et l’évolution des codes genrés

Avant d’attaquer l’analyse des films à proprement parler, j’aimerais revenir sur quelques éléments de l’histoire de l’informatique qui permettent de mieux comprendre les spécificités de l’informatique comparée aux autres sciences et les enjeux à l’œuvre dans les représentations. L’ouvrage collectif Gender Codes, Why Women Are Leaving Computing (2010) explore d’un point de vue historique les débuts de l’informatique, l’évolution du marché du travail, les transformations de la culture et des représentations associées aux ordinateurs.

Dans les années 1950, un nombre surprenant de femmes travaillaient avec des ordinateurs. Un certain nombre de pionniers de l’informatique furent des pionnières : six mathématiciennes créèrent des programmes pour l’ENIAC, l’un des premiers ordinateurs, pendant la Seconde Guerre Mondiale ; Grace Hopper a écrit le premier compilateur (un outil interprétant un langage facilement compréhensible par les humains en un langage compréhensible par la machine) et a inspiré la création du langage COBOL.

Afin d’être lues et exécutées par un ordinateur, les instructions d’un programme devaient être inscrites sur des cartes perforées (à partir des années 1970, sur des bandes magnétiques) : programmer un ordinateur consistait donc à un travail de traitement et de saisie des données qui s’apparentait à un travail de secrétariat.

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Carte perforée contenant soit des instructions soit des données pour exécuter un programme

La saisie des données était une activité féminisée qui consistait à perforer des cartes. Les opérateurs machine, qui introduisaient ces cartes dans les ordinateurs pour faire tourner les programmes, étaient surtout des hommes ayant suivi des études, qui pouvaient ensuite espérer évoluer vers des positions de supervision et de management. La saisie des données était un travail répétitif et peu rémunéré où les employé-e-s majoritairement féminines étaient généralement supervisées par des hommes. Mais il s’agissait également d’une opportunité pour les femmes de trouver du travail, à une époque où seuls certains métiers étaient considérés comme acceptables pour des jeunes femmes, le temps qu’elles trouvent un mari (les femmes ne pensaient ou ne pouvaient pas poursuivre une carrière).

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Entre 1971 et 1982, les métiers de perforation des cartes (« keypunch operator ») et d’opérateur des ordinateurs et des équipements périphériques (comme les imprimantes) se féminisent très fortement, alors que les métiers de spécialistes informaticiens, d’analystes et de programmeur se masculinisent. Chaque métier a sa propre dynamique en terme de genre.[1] Il ne faut pas non plus oublier que ce que l’on appelle aujourd’hui communément « informatique » recouvre seulement certaines des activités nécessitant un ordinateur : le traitement de texte, par exemple, n’en fait pas partie. De nos jours, les femmes occupent d’avantage les métiers d’analystes et de management, obtiennent d’avantage de doctorats et de postes de professeures à l’université, mais reculent dans la programmation.

L’informatique à ses débuts était une activité nouvelle, son image et son identité genrée auprès du public n’étaient donc pas encore définies telles qu’elles le sont aujourd’hui : femmes et hommes pouvaient être recruté-e-s dans le domaine, la majorité des compétences s’apprenaient sur le terrain. Petit à petit, à partir des années 1950, le statut de la programmation évolue. Comme l’explique Nathan Ensmenger dans « Making Programming Masculine », la programmation acquière la réputation d’être « incompréhensible pour tous sauf pour un groupe extrêmement talentueux d’initiés » en raison de la complexité des problèmes à résoudre.[2]

Les tests d’aptitude et de personnalité utilisés à l’époque par 80% des entreprises aux Etats-Unis pour déterminer les meilleurs profils pour recruter des programmeurs/euses renforcent cette perception. Selon les tests d’aptitude, celleux-ci doivent être techniques et créatifs/ves, jouer aux échecs, résoudre des problèmes mathématiques, préférer relever des défis intellectuels plutôt que prendre des décisions managériales, etc. Si pour réussir ces tests il n’était pas nécessaire d’avoir suivi une formation particulière (étant donné que l’on considérait le talent pour la programmation comme étant inné), des qualités considérées traditionnellement comme « masculines » étaient privilégiées.

Le test de personnalités appelé SVIB (Strong Vocational Interest Bank), largement utilisés dans les entreprises, définissait les caractéristiques nécessaires pour différents types de métiers. Le profil du programmeur était semblable à d’autres professions mais les créateurs du test lui attribuèrent un trait caractéristique : son « désintérêt pour les gens ».

«Comparés aux autres hommes professionnels, « les programmeurs n’aiment pas les activités impliquant des interactions interpersonnelles proches. Ils préfèrent travailler avec des choses plutôt qu’avec des gens ». Dans une étude suivante, Perry et Cannon démontrèrent que cela était également vrai pour les femmes programmeuses.

L’idée que les programmeurs manquaient de « compétence avec les gens » devint rapidement une part de la tradition dans l’industrie informatique. L’influent analyste de l’industrie Richard Brandon soutenait que c’était en partie un reflet du processus de sélection lui-même, avec son accentuation sur les mathématiques et la logique. […] Le type du programmeur était « souvent égocentrique, légèrement névrosé, et il est à la frontière d’une schizophrénie limitée. La fréquence des barbes, des sandales, et d’autres symptômes d’un individualisme rude ou d’un non-conformisme est plus grande parmi ce groupe démographique. »[…]

Il va sans dire que ces profils psychologiques incarnaient une préférence pour des caractéristiques masculines stéréotypées. Une revue de 1970 de la littérature psychométrique observait que les programmeurs recevaient généralement des scores de masculinité élevés et de féminité bas. »[3]

L’interprétation avancée par l’auteur est que ces tests, basés sur des biais genrés favorisant un certain type de masculinité, ont été utilisés par habitude et ont privilégié des caractéristiques traditionnellement « masculines » (ces tests étant par ailleurs reconnus depuis la fin des années 1960 comme étant imprécis et non scientifiques). Une sélection d’hommes au profil « asocial » et intéressés par les mathématiques pour le métier de programmation en a résulté. Ce qui a, « à son tour, renforcé une perception populaire que les programmeurs devraient être antisociaux et intéressés par les mathématiques (et masculins) ». Le stéréotype du programmeur asocial geek excentrique « précède donc l’ordinateur personnel de plusieurs décennies ».

Ce portrait de l’informaticien geek n’est attirant ni pour les hommes, ni pour les femmes, mais il l’est d’autant moins pour ces dernières : le domaine de la logique et des mathématiques est traditionnellement associé au masculin alors que le domaine des relations humaines, du soin apporté aux autres est socialement associée au féminin.

Dans le chapitre concluant l’ouvrage Gender Codes, Caroline Clarke Hayes note également que :

« l’image du geek ne correspond pas forcément à la réalité ; bien que ce genre de personnes existe, la vraie personne lambda en informatique n’est pas comme le « geek ». Ainsi, cela peuvent être les perceptions externes à la culture informatique qui dissuadent de nombreuses femmes, plus que la culture véritable. »

Mais, s’interroge Clarke Haye, alors que ce stéréotype existe depuis de nombreuses années, « Pourquoi les femmes seraient-elles dissuadées par lui maintenant ? ». Au début de l’informatique, personne ne savait réellement en quoi cela consistait.

« Cependant, vers le début des années 1980, la popularité croissante et le succès connu par l’informatique a également accru l’attention des médias et la conscience du public des stéréotypes en informatique. […] Nous suggérons que les images négatives centrées sur les hommes dans les média ont pu détourner un nombre croissant de femmes de carrières dans l’informatique (ainsi que certains hommes). »

Aux Etats-Unis, l’université de Carnegie Mellon, conscient de ces enjeux, réussit à avoir des promotions avec 40% de femmes là où la moyenne nationale est de 18%[4] en optant pour une approche qui ne part pas du principe que les hommes et les femmes auraient « naturellement » tel ou tel centre d’intérêt ou compétence et en facilitant l’accès aux cours d’informatique. Les films récents qui tournent autour de l’informatique comme The Social Network semble également participer à recréer de l’engouement pour la profession [5] : s’intéresser à leur dimension genrée est d’autant plus important pour comprendre quels types de publics sont incités à faire de l’informatique.

Dans cet article, je me propose d’explorer cette voie plus en profondeur pour analyser les représentations des métiers de l’informatique, des geeks et des « hackers » dans les films et les séries sorties depuis le début des années 2000. Ces représentations véhiculent plusieurs stéréotypes parfois contradictoires mais qui coexistent. Ces stéréotypes ont un impact numérique très visible sur les femmes et les personnes racisées dans la composition de la population informaticienne, mais ils réduisent aussi plus globalement tout type de diversité en terme de personnalités et d’idées dans les filières informatiques en alimentant une certaine image hégémonique des informaticiens.

Quelques précisions sur les termes « geek », « hacker » et « informaticien-ne »

De nos jours, le terme anglais « geek » désigne généralement un passionné d’un domaine en particulier. Le/a geek peut être un ou une expert-e de musique, de films, de sciences, de jeux vidéos, de mangas, etc. En anglais, « computer geek » (« geek informaticien ») fait référence aux mordus de l’informatique et des ordinateurs. Dans l’usage, en particulier en français, le terme « geek » désigne plus généralement une personne s’intéressant aux ordinateurs mais souvent aussi aux sciences (physique et mathématique en tête), à la robotique, à la science-fiction, aux mangas, aux jeux de rôle, aux comics et aux jeux vidéos, bref des domaines en lien avec l’imaginaire originellement en marge qui définissent la culture geek[6].

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La signification et les usages du terme « geek » évoluent, mais une chose demeure : le geek est un homme.

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Difficile de faire plus clair : sur 25 représentations du geek, pas une seule femme. Cliquer ici pour voir l’image en plus grand.

Le terme « hacker » signifier « bidouilleur », bricoleur : le hacker ou la hackeuse  cherche à comprendre en profondeur comment marche un système (comme un ordinateur, un programme, un réseau, une machine), et peut le détourner de son but d’origine pour l’utiliser de manière nouvelle ou lui faire exécuter des actions pour lesquelles il n’a pas été conçu initialement. Ceci inclut le fait de trouver comment contourner les systèmes de sécurité, soit pour les améliorer (ce sont les white hats ou « chapeaux blancs ») soit pour exploiter les failles à des fins illégales (les black hats ou crackers). « Hacker » en est ainsi venue à signifier par extension « pirater », prenant ainsi une connotation négative et réductrice dans le langage commun, symptomatique de la peur et de la fascination que peuvent provoquer ces expert-e-s. Dans cet article, j’utiliserai le terme « hacker » dans son sens original.

Enfin, le domaine de l’informatique (tel que considéré aujourd’hui comme filière technique) recouvre de plusieurs disciplines souvent mal-connues ou confondues entre elles par le public :

  • la programmation (ou développement logiciel) : grosso modo, ceci consiste à écrire du code pour créer des programmes, gérer des données, automatiser des processus.
  • l’administration réseau et système : il s’agit de la gestion des serveurs et du réseau d’une entité, aussi appelé « parc informatique ».
  • la sécurité logicielle, réseau et système : il s’agit de la figure du white hat, qui cherche à rendre un programme, un ordinateur, un réseau le plus sécurisé possible. Ille peut employer des méthodes diverses, dont celle des tests d’intrusion qui ressemblent aux activités généralement prêtées aux « hackers » dans les films (pénétrer sur un réseau du gouvernement, s’introduire sur une machine pour voler des informations, prendre le contrôle à distance d’un ordinateur).
  • l’informatique forensique

Des représentations majoritairement masculines, cis, blanches, hétérosexuelles

Sans surprise puisque l’informatique est rattachée aux domaines des sciences « dures » dont les représentations sont fortement masculines (mathématiques, sciences physiques…), les rôles de hackeuses, informaticiennes et autre développeuses sont franchement minoritaires. Un article en anglais de Wikipédia recense ainsi un certain nombre de personnages principaux dans les films et les séries : List of fictional hackers.

Parmi les 46 personnages recensés, 4 sont des femmes soit 8,7%. Dans les séries télévisées, le pourcentage est plus élevé : 14 personnages sur 65 (en enlevant les personnages éphémères sur un épisode) sont des femmes, soit 21,5%. Une autre étude analysant une liste plus complète de 85 films de hackers recense 7 femmes sur 85 personnages, soit 8,2%. Aux Etats-Unis, les chiffres du Bureau of Labor Statistics et de Catalyst en 2006 indiquaient que les femmes représentaient entre 27 et 29% des effectifs en informatique[7]. En 2013, 18% de femmes étudient l’informatique comme option principale en études supérieures[8]. Ses chiffres varient en fonction des spécialisations. Les informaticiennes sont donc doublement sous-représentées : par rapport aux hommes et par rapport à la réalité.

La plupart des personnages sont blancs, avec quelques exceptions pour les informaticien-nes/hackers présentant des traits d’origine asiatique que ce soit d’Asie de l’Est (Angela dans Bones, Toshiko Sato dans Torchwood, Tsutomu Shimomura dans CyberTraque, le Faucon dans Revenge, Skye dans Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D., Tank dans The Matrix, Oliver Hampton dans How to Get Away With Murder) ou d’Asie du Sud-Ouest (Dinesh Chugtai dans Silicon Valley, Raj dans The Big Bang Theory).

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Toshiko Sato dans Torchwood

Ceci peut être mis en perspective avec un stéréotype répandu considérant que les Asiatiques et les Américains Asiatiques (Asian Americans) sont « naturellement » bons en mathématiques[9], donc par extension en logique et en sciences. En revanche, les personnages noirs, latinos, arabes – pour ne citer que ces groupes – sont encore plus rares : le hacker Huck dans la série Scandal joué par un acteur d’ascendance cubaine ; Luther Stickell, le « buddy » de Tom Cruise dans Mission : Impossible et Link dans la trilogie Matrix sont noirs, ainsi que Moss dans la série britannique The IT Crowd. Le film Hackers, datant de 1995, compte un hacker vénézuélien et un hacker noir, mais assez peu vus en action devant un ordinateur comparés aux héros blancs.

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Luther Stickell (Mission : Impossible), dans le trope du « buddy » noir de Tom Cruise

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Link, dans The Matrix

Enfin, une écrasante majorité des informaticien-nes sont présenté-e-s comme étant hétérosexuel-les. Quelques rares cas me viennent en tête : Lisbeth Salander dans Millenium et Nolan Ross dans la série Revenge qui sont ouvertement bisexuel-les, l’informaticien Oliver Hampton dans How to Get Away With Murder, ainsi que Gaeta dans les épisodes annexes de BattleStar Galactica qui sont gays.

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Oliver Hampton (How to Get Away With Murder)

Arroway

Suite : Geeks à l’écran (II): du geek adolescent maladroit au brogrammer

Notes

[1] Masculinity and the Machine Man : Gender in the History of Data Processing, Thomas Haigh, chapter for Gender Codes

http://www.tomandmaria.com/tom/Writing/MasculinityMachineMan.pdf

« Computing is not a single kind of work but a collection of hugely diverse jobs across many industries, from help desk worker to CIO and grom genom database expert to hardware salesperson. […] Today, a huge proportion of the US workforce spends most of its time interacting with computers, but only a small and arbitrarily chosen proportion of this activity is considered « computing ». […] While IT jobs all involve computers, their differences are more profound tan their similarities. Each has its own gender dynamics. We see, for example, that women were always overrepresented in data-entry work but have now made up ground in system analysis and computer management, while losing it in programming. ».

[2] Making Programming Masculine, Nathan Ennsmenger, chapter for Gender Codes

[3] Making Programming Masculine, Nathan Ennsmenger, chapter for Gender Codes : « Compared with other professional men, « programmers dislike activities involving close personal interaction. They prefer to work with things rather than people. » In a subsequent study, Perry and Cannon demonstrated this to be true of female programmers as well.

The idea that computer programmers lacked « people skills » quickly became part of the lore of the computer industry. The influential industry analyst Richard Brandon argued that this was in part a reflection of the selection process itself, with its emphasis on mathematics and logic. […] The programmer type is « often egocentric, slightly neurotic, and he borders upon a limited schizophrenia. The incidence of beards, sandals, and other symptoms of rugged individualism or nonconformity are notably greater among this demographic groupe. »[…]

Needless to say, these psychological profiles embodied a preference for stereotypically masculine characteristics. A 1970 review of psychometric literature noted that computer programers received unusually high masculinity and low feminity scores.»

[4]« Some universities crack code in drawing women to computer science »

http://www.nytimes.com/2014/07/18/upshot/some-universities-crack-code-in-drawing-women-to-computer-science.html?_r=0&abt=0002&abg=0

[5] « Computer Studies made cool, on film and now on campus » http://www.nytimes.com/2011/06/11/technology/11computing.html

[6] https://www.youtube.com/watch?v=gSIecKQFMyI

[7] http://www.catalyst.org/knowledge/women-technology-maximizing-talent-minimizing-barriers

[8] http://www.npr.org/blogs/money/2014/10/21/357629765/when-women-stopped-coding

[9] http://wileyasiablog.com/2014/06/17/asians-math-stereotype/

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