Auteur: Thomas J


« Ma colère », Yannick Noah  (2014) : Misère de l’antiracisme

Image principale

L’album de Yannick Noah intitulé Combats ordinaires est sorti durant la première moitié de l’année 2014. Bien qu’étant apparemment un moindre succès que les précédents albums, cet album a pu obtenir une audience plus qu’honorable1, se hissant même en juin au top des ventes de disques en France. Ce succès relatif est probablement dû en partie à la chanson Ma Colère qui a fait grand bruit, diffusée juste avant les municipales et explicitement dirigée contre le Front National.

C’est de cette chanson que je souhaite proposer une analyse ici. En voici le clip : https://www.youtube.com/watch?v=Qvhf1k-WP7Y

                                                                                                                                                                                                       1- Avertissement préalable.

                                                                                                                                                                                                        Avant toute chose, je précise que l’angle de mon analyse ne reprendra pas un certain nombre de critiques considérant que la formulation de revendications antiracistes suffit à discréditer une chanson. On peut certes chipoter sur la forme que prend cette revendication ici ou encore sur la valeur proprement musicale du morceau (ce que je ne ferai pas car ce n’est pas mon objet). Cela dit, un grand nombre de critiques, du moins parmi celles que j’ai lu ou entendu principalement2, rejetaient le principe même d’une chanson dont le propos serait de dire « le racisme, c’est mal », au prétexte qu’une chanson devrait être plus subtile et s’attarder sur des choses moins simplistes et « bisounours ». Ainsi, pour ne pas créer d’ambiguïté, j’informe poliment mais clairement les personnes qui seraient parvenues sur cette page en tapant les mots clés « antiracisme_truc de bobo_dictature du politiquement correct_Yannick Noah_nul_quelle misère_bienpensance », que je les emmerde de tout mon cœur.

2- Une photographie parfaite de la façon politiquement désastreuse dont les revendications antiracistes sont défendues aujourd’hui.

                                                                                                                                                                                                      En réalité, si je souhaite analyser ce clip, ce n’est ni pour taper sur Yannick Noah comme individu, et encore moins pour critiquer les combats antiracistes en tant que tels : c’est plutôt pour mettre en lumière la forme bien particulière que doit prendre l’antiracisme aujourd’hui en France pour être considéré comme « respectable », forme bien particulière d’antiracisme qui domine le champ politique en général et qui me paraît tout à fait désastreuse.

En effet, ce clip vise explicitement à montrer

 → quelle forme doit prendre le bon antiracisme,

 – par opposition à la mauvaise colère des racistes (le Front National est explicitement désigné)

 – et aussi, par opposition à la mauvaise colère des personnes qui ont toutes les raisons d’être en pétard mais qui l’expriment parfois mal.

La chanson prend ainsi la forme suivante : « ma colère » est ceci, « ma colère » est cela, « ma colère » n’est pas ceci, « ma colère » n’est pas cela… Elle est donc explicitement normative : elle vise à présenter un modèle d’antiracisme respectable (la bonne colère respectable du chanteur) et à dénigrer les autres colères non légitimes qui ne se conforment pas à ce modèle merveilleux.

En cela, ce clip constitue un vrai bijou politique car c’est à mon avis une photographie parfaite de la forme bien particulière d’antiracisme qui domine actuellement en France.

Certes, d’un point de vue « stylistique », il est possible de reprocher à ce clip son manque de subtilité3. Mais c’est précisément pour cela que je trouve cette chanson très intéressante : elle est chantée par un chanteur unanimement reconnu comme antiraciste, elle se veut engagée, elle fait apparaître plusieurs célébrités qui considèrent que le message de cette chanson est évidemment une bonne chose, et elle a eu un certain succès médiatique. Bref, ce n’est pas un chef d’oeuvre, c’est juste une petite chanson qui vise à rappeler quelques convictions sympathiques et à donner un peu d’amour : elle ne fait donc que mettre en mots un certain nombre de présupposés politiques, considérées comme des évidences admises par à peu près tout le monde. Elle est donc tout à fait ordinaire et consensuelle, elle représente ce que tout le monde est censé normalement penser : c’est pour cela qu’elle permet de cerner d’autant plus l’ampleur du désastre.

Cet article n’a pas la prétention d’être original, je vais juste essayer de montrer en gros :

– quelques caractéristiques de cette forme d’antiracisme dominant aujourd’hui, parfaitement mis en lumière par le clip,

– comment cette forme d’antiracisme s’impose de façon systématique et oppressante aux descendant-e-s d’immigré-é-s en particulier, qui sont sommé-e-s d’exprimer leur « colère » sous cette forme, et uniquement sous cette forme

– quelles conséquences négatives cela engendre, et quelques vagues pistes sur ce que l’on pourrait peut-être essayer de faire.

J’insiste une dernière fois pour être absolument certain que l’on ne puisse pas me comprendre de travers : je n’attaque pas du tout l’antiracisme en lui-même mais la forme bien particulière d’antiracisme qui est exposée et défendue dans ce clip, et qui domine le champ politique français actuellement. Je ne souhaite évidemment pas que cette forme-là d’antiracisme avec tous ces défauts et ces traits détestables soit remplacé par un racisme décomplexé, mais plutôt par un antiracisme politiquement plus offensif.

                                                                                                                        L’antiracisme « respectable » est un combat contre la haine, la peur de l’autre et le repli sur soi en général.

                                                                                                                                                                                                        La « colère » dont il est question dans le clip de Yannick Noah s’attaque à une disposition psychologique : il y a des gens qui n’aiment pas les autres, qui les rejettent parce qu’illes manquent d’ouverture et parce qu’illes sont intolérant-e-s : face à cette intolérance, il faut opposer l’amour de son prochain. L’antiracisme « respectable » (j’appellerai maintenant de cette façon cette forme d’antiracisme défendue dans le clip) est donc un message d’amour.

C’est ce que l’on perçoit de façon transparente dans les paroles du clip :

« Ma colère n’est pas un vice / car elle combat toutes les haines. /Ma colère aime la tolérance (…) Ma colère a peur aussi / C’est la peur son ennemie ».

L’ambiance générale du clip permet aussi de le remarquer : l’utilisation de personnes de tous âges, et en particulier de jeunes adolescents qui jouent et qui dansent, vise certainement à nous montrer une France riche de sa diversité, heureuse de vivre (et de vivre avec l’autre) et dont la colère prend surtout la forme d’une incompréhension face à celleux qui ne font pas preuve de ce même amour.

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Le fait que cette chanson soit une « chanson d’amour » est explicité par Yannick Noah à peu près à chaque fois qu’on lui demande d’en parler.

Voici quelques-uns des commentaires qu’il effectue sur Ma colère :

« Avec mes petits moyens, avec ma petite chanson d’amour, ma colère, j’exprime ça… j’essaye de la mettre au service des gens qui me suivent (…). Nous avons tous des combats. Tous. Ça va être des combats pour survivre, ça va être des combats pour se faire entendre, ça va être des combats pour trouver du boulot, mais ça peut être aussi des combats pour exprimer l’amour, pour comprendre l’autre, faire un effort sur soi pour tolérer l’autre également… Je pense que tout ça fait partie d’un combat ». (20h de TF1, 1er juin 2014)4.

« Au début de ma carrière, j’avais envie d’évoquer ma double culture, l’amour de mon père pour ma mère, une magnifique histoire entre deux êtres, deux couleurs, deux peuples… Maintenant je veux chanter ma colère. Une colère tolérante. Le  »combat » pour l’amour, la tolérance… (…) J’ai grandi dans l’optimisme. Mon métissage, c’est ma richesse. C’est l’autre qui n’a pas cette ouverture d’esprit.» (Le Parisien Magazine, 23 mai 2014)5

« Même si j’ai déjà chanté l’amour, je ne l’avais jamais fait comme ça. Avec le temps, j’ai eu envie de parler de choses plus intimes : le métissage, le besoin de fraternité, de tolérance, ça me parle tellement. (…) Cette chanson ce n’est pas un « coup » pour les élections européennes. Je m’en fous des élections, ma vie, elle est comme ça, avec ou sans élections, je sais qui je suis, j’ai une voix dont j’essaie de me servir au mieux. Cet album, c’est une pause, une méditation, une respiration. (…) J’ai toujours eu cette volonté dans les tripes de rassembler les gens. » (Metronews, 07 juin 2014)6

Cette forme de colère antiraciste revendiquée dans cette chanson par Yannick Noah repose ainsi sur une définition du racisme largement partagée : le racisme, c’est la peur ou la haine de l’autre. Par conséquent, le remède idéal au racisme, c’est le combat contre les préjugés, l’amour de l’autre, la tolérance, ou encore le « métissage ».

Encore une fois, mon but n’est pas d’attaquer Yannick Noah personnellement, qui a bien le droit de chanter ce qu’il veut. Ce qui m’embête, comme je l’ai indiqué dans l’introduction, c’est qu’à mon avis cette chanson est révélatrice d’une forme d’antiracisme absolument dominante et à laquelle il est très difficile d’échapper en ce moment.

Je reformule : ce qui me pose problème, ce n’est pas que Yannick Noah ait envie de chanter l’amour. Ce qui me pose problème, c’est que la forme quasi-exclusive de l’antiracisme aujourd’hui prenne la forme d’un chant d’amour. Ce qui me pose problème, c’est que l’antiracisme soit aujourd’hui synonyme de combat contre « la haine » en général, car chacun sait que racisme = « haine ». Ce qui me pose problème en bref, c’est qu’il soit socialement admis de façon écrasante que pour combattre le racisme, la seule artillerie dont on dispose soit constituée de bisous et de câlins.

                                                                                                                                                                                                       En somme, ce qui me pose problème, c’est que cet antiracisme « respectable » qui a le vent en poupe en ce moment repose sur une définition du racisme dépolitisante, qui peut se décliner en deux points :

1- le racisme est simplement un problème moral : si on s’aime et qu’on n’a plus peur les uns des autres, tout ira bien. C’est une idée que l’on perçoit notamment dans une campagne de publicité mise en place par TF1 qui fait du « métissage » la preuve par A + B de l’antiracisme. (Cf la vidéo suivante, à 20 secondes : https://www.youtube.com/watch?v=5Hf3wOCUr7s)

2- comme tout le monde est capable d’être haineux, on peut alors penser que le racisme est la chose du monde la mieux partagée. C’est une idée dont on entend beaucoup plus parler depuis un an ou deux au moins, avec la mise en avant dans le champ politique des problèmes dits de « racisme anti-blancs ». Il y a ainsi une stricte égalité entre tous les racismes différents qui existent, car il en existe plein et ils se valent tous : les racismes anti-noir-e-s, les racismes anti-blanc-he-s, les racismes anti-hétéros, les racismes anti-famille, les racismes anti-riches, anti-entreprises, anti-chatons, ou que sais-je encore… (D’ailleurs, personnellement, je suis raciste anti-gousse-d’ail et anti-endives, je ne comprends pas les gens qui aiment en manger, je trouve ça dégoûtant).

Cette dépolitisation conjointe du racisme et de l’antiracisme (racisme = haine de n’importe qui envers n’importe quoi / antiracisme = amour) a été analysée et dénoncée sur ce site à quelques reprises, notamment dans les articles sur Neuilly-sa-mère ! et Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ?. [Concernant ce dernier film, on peut d’ailleurs remarquer au passage que Chantal Lauby, qui a joué Marie Verneuil dans Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ?, apparaît dans le clip Ma colère : c’est une coïncidence tout à fait opportune vu que cette même dépolitisation du racisme est assumée dans ces deux productions.]

lauby Chantal Lauby

Le problème de cet antiracisme « respectable » qui se veut simplement une dénonciation de la « haine » des gens en général, est qu’il occulte généralement le fait suivant :il y a des perceptions négatives véhiculées par tout un tas de canaux très officiels (médias, école, champ politique…), ainsi que tout un ensemble de discriminations qui visent les mêmes communautés (principalement les immigré-e-s et leurs descendant-e-s) et qui s’abattent à peu près systématiquement sur elles. On peut appeler ça le « racisme institutionnel ». Or, faire de l’antiracisme un simple combat contre la « haine » en général, c’est occulter cette dimension sociale du racisme : c’est ainsi préférer s’attaquer aux préjugés moralement dérangeants que n’importe qui peut avoir à l’égard de n’importe quoi, plutôt qu’aux problèmes sociaux de « racisme institutionnel » dont les conséquences sont bien plus désastreuses, et que l’on peut difficilement contrecarrer avec des bisous et des arc-en-ciel7

Encore une fois, je ne trouve pas très dérangeant que Yannick Noah chante un antiracisme aussi socialement dilué, ce n’est qu’une chanson de 2’30, ce n’est pas un manifeste politique très élaboré ni un livre de sociologie8. Ce qui est beaucoup plus dérangeant, c’est que la vision de l’antiracisme exposée dans son clip soit aussi hégémonique à l’heure actuelle.

                                                                                                                                                                                                                                 L’antiracisme « respectable » est une conviction morale, rien de plus.

                                                                                                                                                                                                           Une des autres dimensions du clip consiste dans l’idée suivante : l’antiracisme « respectable » (la bonne colère) ne met en place aucun moyen concret pour faire valoir les droits des personnes qu’elle défend. Cet antiracisme repose uniquement sur la conviction morale d’être du « bon côté », celui de l’amour et pas celui de la haine.

Les paroles du clip se suffisent à elles-mêmes :

« Ma colère n’est pas amnésique / ma colère n’est pas naïve (…) / Ma colère n’est pas stratégique / ma colère est sans défense / ma colère n’a pas de rhétorique / pour insulter l’intelligence / (…) Ma colère a tout l’honneur de combattre la leur ! »

antiracisme respectableLa colère antiraciste, vue par Yannick Noah.

Cette dimension de l’antiracisme « respectable », sur laquelle je ne m’attarderai pas car elle est très bien mise en lumière dans les paroles de la chanson, découle directement de la dépolitisation du racisme. Si ce dernier n’est qu’un problème de manque d’amour, il suffira d’aimer autrui et tout ira bien. L’antiracisme n’est donc pas politique, autrement dit, il ne nécessite aucune mobilisation collective : c’est un problème individuel, qui nécessite uniquement un travail d’expansion d’amour dans sa propre tête, rien de plus concret.

– Il ne faut pas être « naïf » et « amnésique », dit la chanson : j’imagine qu’il est important de se souvenir des heures les plus sombres de notre histoire (heureusement révolues, ouf !) où le racisme existait encore afin de se rappeler à quel point la haine c’est mal, et afin de ne pas tomber dans les sophismes soutenus par certains partis d’extrême-droite qui risquerait de le faire resurgir.

– Il ne faut pas être « stratégique » ou « rhétorique » mais mettre un point d’ « honneur » moral à « combattre » la haine d’autrui véhiculée par le Front National. (Mais attention, un combat sans stratégie, sans rhétorique et sans défense… Ça risque de tourner court…)

Encore une fois, je pense que ce clip ne fait que mettre en lumière une idée partagée, et qui n’est pas du tout perçue comme absurde.

En effet, comme indiqué précédemment, l’antiracisme « respectable » est un antiracisme moral, qui se satisfait uniquement du fait de lutter contre des idées reçues dans sa tête. Pourquoi alors faire autre chose ? Je ne suis pas spécialiste des luttes des descendant-e-s d’immigré-e-s, mais je crois savoir que ces dernier-e-s ont régulièrement lutté pour leurs droits et pour mener leur combat de façon autonome. Il semblerait que pour l’instant, cela n’ait pas incroyablement réussi, notamment par récupération ou anéantissement des luttes en question par des organisations plus puissantes : je pense ici notamment à la Marche pour l’égalité et contre le racisme dont on a fêté fin 2013 le 30ème anniversaire et dont la portée politique a été considérablement diluée par SOS Racisme, ou encore aux luttes dans l’industrie automobile au début des années 1980 qui ont vu pas mal de syndicats tenter de les obstruer9. Je pense aussi au Parti des Indigènes de la République, qui s’efforce de construire une stratégie politique ayant pour but l’accès à l’égalité des droits pour les descendant-e-s d’immigré-e-s, et qui a fait l’objet de ripostes assez violentes lors de sa création en 2005 sur le thème suivant (je résume grossièrement) : « mais pourquoi tou-te-s ces arabes se réunissent entre elleux, enfin, illes ne voient pas que cela dessert leur cause de se présenter de façon aussi sectaire ? »…

Je pense que ces quelques problèmes qu’ont pu subir les tentatives d’auto-organisation des descendant-e-s d’immigré-e-s sont liés à la façon dont cet antiracisme « respectable » est conçu : vu qu’il ne s’agit que d’avoir la certitude individuelle que l’on est du bon côté, une lutte collective où des descendant-e-s d’immigré-e-s décideraient de se réunir pour lutter contre les oppressions dont illes sont victimes, ne peut être qu’un excès inutile que l’on pourrait légitimement taxer de « communautarisme »…

                                                                                                                                                                                                                               L’antiracisme respectable ne passe que par les voies autorisées par la sacro-sainte République Française.

                                                                                                                                                                                                   C’est une des dimensions de l’antiracisme « respectable » que le clip met en lumière de la façon la plus limpide : la bonne colère ne trahit jamais la République, elle aime la France, et chante la Marseillaise. C’est le respect de cette condition indispensable qui, seule, peut garantir que cette colère ne soit pas un cri de haine.

Plusieurs petits indices subtilement disséminés dans le clip l’indiquent de façon extrêmement fine.

Cherchez le point commun entre ces différentes images, attention, c’est très difficile :

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Alors, vous avez trouvé ??

En plus de son design tricolore poussé à la limite du burlesque, les paroles de la chanson vont dans le même sens :

Ma colère croit en la justice / ma colère n’est que citoyenne / (…) ma colère est pleine d’espoir ».

On voit passer dans le clip, au milieu de tous ces appels à une colère citoyenne et bleu-blanc-rouge les trois personnages suivants : une personne qui met son écharpe de maire, un cadre qui sort du travail et un ouvrier travaillant sur un chantier.

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L’image de la maire apparaît par ailleurs à la seconde près où Yannick Noah indique que sa « colère n’est que citoyenne ».

Je ne crois pas me tromper en interprétant ces trois images de la façon suivante : nous, c’est-à-dire en particulier les descendant-e-s d’immigré-e-s, nous devons garder « espoir » (« ma colère est pleine d’espoir »).

Avoir une colère « pleine d’espoir » et « citoyenne »,

– c’est voter/se présenter aux élections pour participer à la bonne marche de la République,

– c’est savoir que dans notre société, on peut être noir-e et réussir socialement,

– c’est savoir que tout le monde a sa place dans la société, quelque soit son rôle : l’ouvrier aussi concourt à la grandeur de la France (un indice subliminal permet de s’en assurer. Allez, je vous aide : ça se situe à peu près au niveau de son casque…)

Bref, nous vivons dans un beau pays et être antiraciste, c’est lutter au nom des valeurs de notre belle République Française (cf l’image précédente de la personne en moto avec la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » gravée sur le blouson).

18 Le résumé du clip en une image.

L’idée impliquée par cette colère tricolore, comme vous l’avez peut-être deviné, c’est que la République Française est quasiment une divinité, progressiste par essence, et dont le patrimoine génétique produit de l’antiracisme par kilotonnes. D’ailleurs, avant de prononcer les mots « discriminations », « stigmatisation » ou « inégalités » tout bon antiraciste a l’obligation de se prosterner devant la République et de lui témoigner son amour.

Comme je vous le disais dans l’introduction, j’adore ce clip car il est d’une limpidité absolue. En effet, l’idée du paragraphe précédent, Yannick Noah choisit de la mettre en scène littéralement dès le 1er couplet, par une révérence à la République Française.

19 « Ma colère aime la République »

Évidemment, affirme l’antiracisme « respectable », il existe des problèmes dans notre beau pays, qui sont liés au Front National. (« Ma colère n’est pas un Front / Elle n’est pas Nationale ! »10) Mais rassurez-vous, celui-ci, loin d’être républicain, n’est qu’un pastiche de République, une dérive, une protubérance infâme qui nie les valeurs intrinsèquement progressistes et égalitaires de notre belle France. Comme le dit Yannick Noah pendant sa révérence, « Ma colère aime la République / mais j’en combats toutes les dérives. »

                                                                                                                                                                                                   Une telle profession de foi conduit, à mon avis, à trois conséquences problématiques.

                                                                                                                                                                                                       1- En affirmant que la colère légitime est celle qui garde « espoir » dans la capacité d’ « intégration » sociale des descendant-e-s d’immigré-e-s (cf les 3 images analysées ci-dessus), l’antiracisme « respectable » défendu dans le clip délégitime la perte d’espoir, le sentiment d’être un-e citoyen-ne de seconde zone, et rejette du côté des colères absurdes – ou tout au moins mal formulées et regrettables- celles qui reposent sur le désespoir.

C’est un peu le credo défendu par SOS Racisme, et qui repose sur le thème du combat contre la « victimisation ». Je cite la profession de foi de SOS Racisme, disponible sur son site dans l’onglet « Nos valeurs, nos combats» :

« Défendre la République, c’est la faire considérer comme une source d’émancipation, c’est la rendre crédible en faisant que ses valeurs soient vécues par tous et partout dans le quotidien. (…) Pour cela, il est urgent de rompre avec le discours de victimisation dans lequel certains, qui y voient là un moyen d’apaiser leur conscience, souhaiteraient enfermer les jeunes générations. Notre rôle consiste non pas à considérer les gens comme des victimes mais comme des acteurs de la société qui ont le pouvoir de la faire évoluer. »11

Indépendamment du fait qu’il est probablement bien intentionné d’inviter les gens à prendre leur destin en main, on peut tout de même remarquer qu’il y a d’assez bonnes raisons d’être désespéré-e-s à l’heure actuelle en ce qui concerne l’égalité effective entre descendant-e-s direct-e-s d’immigré-e-s (disons, à peu près sur les 2 ou 3 générations précédentes) et les autres.

Pour ne garder que les éléments mis en valeur dans le clip (la « citoyenneté » et l’emploi), au niveau électoral par exemple, le tableau laisse encore considérablement à désirer.

D’après une enquête datant de 2008, réalisée par l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) et l’Institut National d’Études Démographiques (INED) les immigré-e-s tout court constituaient à ce moment là 8,4% de la population française et les descendant-e-s d’immigré-e-s direct-e-s (un-e ou deux parent-e-s immigré-e-s) 11 % de la population française. Sur la base de cette enquête, cela porte donc à pratiquement 1/5ème de la population française le nombre de personnes issu-e-s de l’immigration en France (les résultats de cette enquête sont résumées clairement dans cet article).

Or, pour citer quelques exemples au hasard, une enquête réalisée par le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) à l’occasion des municipales12 laisse entrevoir à quel point la colère qui « n’est que citoyenne » aboutit pour l’instant à des résultats limités…

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Ça vaut bien la peine d’avoir une colère qui « n’est que citoyenne », la démocratie dite « représentative » offre des résultats tellement probants…

C’est encore pire en ce qui concerne les député-e-s, l’Assemblée Nationale comptant actuellement 10 député-e-s élu-e-s issu-e-s de l’immigration sur 577, soit moins de 2 % de celle-ci13

De plus, sur le plan de l’emploi, comme chacun sait, les discriminations à l’embauche ne sont pas encore tout à fait une histoire dépassée14

Alors bien sûr, il est probablement mieux de voir le positif, et de ne pas ruminer toute la journée en se disant que l’on n’arrivera jamais à rien. Cela dit, tous ces appels à avoir plus d’ « espoir », ces critiques de la « victimisation » et autres injonctions à se remuer les fesses peuvent avoir pour effet d’occulter le contexte social qui provoque la perte d’espoir : en gros, elles peuvent contribuer à faire porter la responsabilité des échecs de « l’intégration » non pas sur la société qui a besoin d’être transformée mais sur la personne qui subit les oppressions et qui manquerait d’ambition, de courage, ou d’ « espoir ». Ce qui serait une conséquence très fâcheuse et assez peu antiraciste…

                                                                                                                                                                                                      2- Adorer la République, et considérer que celle-ci est le fer de lance de l’égalité et du progressisme, c’est avoir une démarche idéaliste, consistant à séparer

– la République idéale, celle qui devrait exister, celle qui serait conforme à ses Valeurs sublimissimes, et sur laquelle on va exclusivement focaliser toute notre attention,

– et la vilaine République existante, concrète, celle que l’on va occulter, celle qui interdit à ses citoyen-n-es de manifester contre le massacre israëlien à Gaza pour des raisons fumeuses, ou encore celle qui considère les Rroms comme des indésirables à expulser hors du territoire (cf -entre autres!- les condamnations sévères du Comité européen des droits sociaux, ou encore de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme).

Alors évidemment, il n’est pas interdit d’être idéaliste (j’entends par ce terme le fait de séparer l’idéal de la réalité et de se focaliser sur l’idéal à atteindre -je n’emploie pas ce mot de façon péjorative). Je pense d’ailleurs que nous sommes tou-te-s forcément idéalistes sur un domaine donné, à un moment ou à un autre, en fonction des situations, des compromis que nous sommes amené-e-s à faire, et des choix que nous faisons. Cela étant, le fait d’idéaliser la République n’est pas un choix politique parmi d’autres : c’est une injonction systématique, c’est même quasiment la seule possibilité politique qui s’offre à nous, et c’est encore pire quand on est descendant-e d’immigré-e. Ça va même beaucoup plus loin si l’on est étranger. En effet, si l’on souhaite devenir français, l’idéalisation de la République n’est même pas une norme politique très pesante, c’est une partie obligatoire de la procédure de naturalisation : je dois manifester mon « adhésion aux principes et valeurs essentiels de la République française » sous peine de ne pas pouvoir devenir français, alors qu’il est par ailleurs très clair que la République française actuelle se serait lamentablement plantée à son propre test d’adhésion à la nationalité française et ne pourrait pas signer sa propre « Charte des droits et des devoirs »15.

                                                                                                                                                                                                       3- Considérer le Front National comme une exception raciste dans un univers républicano-progressiste,

– c’est considérer le racisme comme une exception alors qu’il est la règle,

– c’est masquer la profondeur des convergences entre le Front National et les gouvernements qui se succèdent pour l’instant, de droite comme de gauche,

– c’est oublier que nous sommes médiatiquement assommé-e-s par les thèmes qui sont chers au Front National, sans que cela soit nécessairement le produit d’une opinion partisane : les contraintes auxquelles sont soumis les médias rendent simplement beaucoup plus simple et rentable le fait de pondre une énième enquête sur le thème « Jeunes des quartiers, violences, émeutes, grosses barbes, caves humides : l’enfer de Villedozier-les-coin-coin » (je pense ici à l’exemple édifiant du procès de France 2, traîné en justice pour un reportage stigmatisant réalisé par Envoyé Spécial. Pour citer juste un élément frappant révélé lors du procès : les conclusions du reportage -à charge- devaient impérativement être finalisées… avant que la moindre enquête n’ait été effectuée sur le terrain ! )

                                                                                                                                                                                                                                                Quelques remarques pour finir.

                                                                                                                                                                                                                                                             Résumons donc les caractéristiques de cet antiracisme « respectable » mis en lumière par le clip Ma colère:

– il se définit par un élan d’amour et de tolérance pour accepter autrui. En effet, le racisme est synonyme de « haine » et de « préjugés », c’est donc cela qu’il faut combattre, en faisant un effort sur soi-même.

– il se caractérise par une conviction morale : être antiraciste, c’est ne pas oublier que la haine, c’est mal (« ma colère n’est pas amnésique »), et c’est ne pas croire aux stupidités de certains partis d’extrême-droite qui veulent me faire gober n’importe quoi (« ma colère n’est pas naïve », « ma colère fait la différence / entre une cause et ses effets »16). C’est donc un effort, certes, mais essentiellement un effort personnel de vigilance mentale contre les préjugés… What else ?

– il doit obligatoirement passer par une prosternation devant la République Éternelle et ses valeurs, symbolisées par sa devise exquise « Liberté, Égalité, Fraternité », par son doux hymne « La Marseillaise », et par son merveilleux drapeau tricolore.

                                                                                                                                                                                                                                                                                 Je ferai juste quelques petites remarques sur cette troisième caractéristique de l’antiracisme « respectable ».

                                                                                                                                                                                                                                                                          → L’idéalisation de la République Française et de ses Valeurs Mirifiques s’impose comme une façon à peu près incontournable de combattre le racisme dans le champ politique.

En gros, on a le nationalisme de la droite radicale qui défend de façon explicite une pureté du corps national, grâce à une sélection scrupuleuse des membres qui auraient le droit d’en faire partie17.

Et face à ce nationalisme de droite, différentes réponses sont proposées, qui comportent beaucoup de similitudes entre elles au niveau de l’attitude adoptée face à notre Grande et Belle France.

– Un nationalisme de gauche, porté récemment de façon exemplaire par le co-président du Parti de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui défend et glorifie l’ADN intrinsèquement progressiste de « notre beau pays »… Une telle position morale vis-à-vis des Valeurs de la République a une conséquence gênante en termes d’aveuglement politique : chaque résultat positif du Front National entraîne logiquement notre républicain convaincu au bord de la crise cardiaque, lui qui ne peut concevoir que dans la sublime Patrie des droits de l’Homme, des gens manquent autant d’ouverture à l’autre… Cette idéalisation de la République, propre à l’antiracisme « respectable », l’empêche ainsi probablement de cerner toutes les causes sociales d’un phénomène qui lui échappe, ainsi que sa propre contribution à celui-ci…

– Une glorification récurrente de la République et de ses valeurs chez les descendant-e-s d’immigré-e-s. Entendons-nous bien : je n’accuse évidemment pas Yannick Noah, les immigré-e-s ou leurs descendant-e-s de s’incliner devant la République avant de revendiquer quoi que ce soit. En effet, si nous sommes contraints de passer par une courbette républicaine avant d’ouvrir la bouche sur n’importe quel sujet, c’est parce que nous serions beaucoup moins entendu-e-s autrement, taxé-e-s de « communautaristes » (est « communautariste » tout groupe d’individus qui n’adhère pas aux valeurs de la communauté dominante…), en bref, suspecté-e-s de ne pas aimer la France dès lors que nous disons quelque chose d’un tant soit peu radical, désamour qui serait perçu comme criminel18.

Pour prendre un exemple simple, si l’on est musulman-e et que l’on est pour cette raison traité comme un sous-citoyen, il est pourtant difficile de dire les choses comme on les ressent et de lutter directement pour ce qui nous paraît essentiel, à savoir la volonté de croire en notre Dieu et de vivre en tant que fidèle de l’Islam. Il semble plus acceptable (et plus policé) de chercher à montrer aux personnes qui ont le pouvoir que les musulman-e-s contribuent aussi à la grandeur de la Nation Française comme le clamait le CCIF [Collectif Contre l’Islamophobie en France] dans sa campagne « Nous aussi, nous sommes la Nation ». Ou encore, il est préférable de montrer qu’il est dans l’intérêt des Français-e-s Républicain-es non musulman-e-s de laisser tranquille tou-te-s ces croyant-e-s afin qu’illes soient mieux intégré-e-s et qu’illes puissent assimiler plus sereinement nos belles valeurs Républicaines. Ou sinon, il est aussi possible de montrer que la plupart des musulman-e-s ne sont pas du tout « ostentatoires » mais ont le bon goût de rester invisibles la plupart du temps, contrairement à quelques excité-e-s qui n’ont pas honte d’être musulman-e-s et de faire de la politique (mais rassurez-vous : ce sont des exceptions)19.

– Quant à une personne très populaire en ce moment qui prétend incarner un sursaut de dignité des descendant-e-s d’immigré-e-s (je pense ici à Dieudonné M’Bala M’Bala), celui-ci se vautre dans une adoration nationaliste quasi-mystique.

Si les raisons d’être en désaccord total avec lui sur le plan politique ne manquent évidemment pas [j’explique cela dans la note de bas de page suivante20, pour ne pas alourdir l’article lui-même], j’ai l’impression assez nette qu’il symbolise, ou a pu symboliser à un moment donné, notamment pour un certain nombre de descendant-e-s d’immigré-e-s qui constituent son public, une façon revigorante de casser les pieds au pouvoir en place. Je ne pense pas que le contenu de son propos ou la façon dont il mène son combat soit bénéfique pour les descendant-e-s d’immigré-e-s, mais j’ai l’impression qu’il symbolise plus ou moins confusément, pour une partie de ce public, un élan de révolte qui leur donne du baume au cœur. Pour tout dire, je pense que son succès serait totalement incompréhensible si l’on n’admettait pas qu’il est aussi perçu comme un descendant d’immigré qui ne se laisse pas faire. D’ailleurs, lui-même le sait, et en joue de façon explicite21.

Eh bien, que fait notre antisystème en chef qui se fait une gloire de s’opposer au pouvoir en place et prétend résister à ceux qu’il appelle les « maîtres esclavagistes » qui nous gouvernent et nous infériorisent ? Il glorifie la Marseillaise et est ému par les élans de patriotisme de ses fans envers notre beau pays22, appelle à l’amour et aux embrassades avec ceux qui ne rêvent que de nous faire la peau23, et se rêve lui-même en nouveau héros des Valeurs de la République Tricolore… Ainsi, par son nationalisme éclatant, Dieudonné qui a probablement gagné une grande partie de sa popularité parce qu’il mettait en lumière la mémoire sélective de la République Française et ses Valeurs à géométrie variable (comme dans le sketch suivant datant de 2004 où il évoque notamment l’affaire de la « grotte d’Ouvéa »24) commet maintenant l’exploit de laver cette chère Patrie de ses atrocités coloniales… La République Française, dont le drapeau tricolore trône derrière lui dans toutes ses vidéos, n’est même pas perçue de façon idéaliste au sens où on ferait arbitrairement le tri entre ce qui serait « bon à prendre » et ce qui relèverait des « accidents » : elle devient tout simplement Immaculée. Tout va bien, circulez, égalité et réconciliation entre les bourreaux qui n’en sont pas et les victimes qui n’existent pas25.

                                                                                                                                                                                                                                                                          → Mais peut-être faudrait-il convenir enfin (et je terminerai sur cette suggestion) que la République nous méprise, nous les descendant-e-s d’immigré-e-s, et qu’on a par conséquent tout à fait le droit de la mépriser aussi.

– C’est la République qui attaque les musulman-e-s et les rroms (pour ne parler que d’elleux, vu qu’illes semblent un peu plus sous le feu politique en ce moment) et rend partiellement légitimes leurs agressions : on peut en effet soutenir que ces dernières ne sont que le prolongement physique des mauvais traitements qui s’abattent déjà sur elleux au niveau institutionnel26.

– C’est la République qui hiérarchise les différentes communautés en son sein27, en distinguant comme des citoyen-n-e-s « à l’avant-garde de la République » celleux qu’elle exterminait sans le moindre scrupule hier (et qu’elle écraserait sans scrupule demain si ses intérêts stratégiques du moment la poussait à le faire à nouveau), et en interdisant aux autres d’exprimer leurs positions politiques en toute liberté, probablement parce qu’illes ne sont que « l’arrière-garde » sans valeur.

Je pense ici notamment à l’intervention de Manuel Valls au Trocadéro le 19 mars 2014. Dans cette vidéo, le Ministre de l’Intérieur de la France, qui deviendra 12 jours plus tard le Premier Ministre de la République Française affirme très explicitement deux choses : 1] La mise en cause de la politique coloniale d’Israël « État ami, État frère », « c’est l’antisémitisme d’aujourd’hui » (de 2 min 22 à 4 min 25), 2] « Les juifs de France sont plus que jamais les Français à l’avant-garde de la République et de nos valeurs ! » (de 5 min 45 à la fin). Ainsi, il y a très officiellement et de façon très Républicaine, des communautés d’ « avant-garde » qui sont (pour l’instant et aujourd’hui!) considérées comme acceptables et, par déduction, des communautés d’ « arrière-garde » dont on sait bien qu’elles n’ont « pas vocation à s’intégrer »….

– C’est la République qui tente de faire croire que les problèmes qu’elle provoque elle-même en ne remédiant pas aux inégalités criantes entre les différentes fractions de sa population pourront être résolus au moyen d’un préchi-prêcha patriotique « moralement laïque » distribué par l’Éducation Nationale dès le biberon et à haute dose28.

– C’est la République qui marginalise les langues régionales et les créoles, en affirmant que son Unité Indivisible repose sur la domination écrasante et exclusive de la langue française académique, et qu’il est inconcevable de promouvoir celle-ci en même temps que d’autres langues non valorisées (c’est-à-dire, en particulier, non-européennes)29.

– C’est la République qui fut heureuse et fière d’être une grande puissance coloniale30, au point par exemple de massacrer des milliers d’Algériens le jour de son retour triomphal parmi le cercle des vainqueurs, le 8 mai 194531.

                                                                                                                                                                                                                                                                     Alors d’après moi, un des grands mérites de cette chanson, avec toutes ses paroles sympathiques, toute son imagerie tricolore, tous ses appels à l’effort moral, toutes ses invitations à la modération républicaine, c’est qu’elle permet indirectement de se poser franchement les questions suivantes :

Pourquoi serions-nous obligé-e-s de crier notre « colère » emmitouflé-e-s dans des drapeaux français ?

Pourquoi devrions-nous avoir une « colère » qui « n’est que citoyenne » et se prosterne à plat ventre devant la République ?

Pourquoi devrions-nous avoir une « colère » gentille, douce, et « sans défense » face à un État qui mériterait légitimement de grosses baffes sur bien des aspects ?

Pourquoi, sous prétexte que la République est libératrice parfois, devrions-nous croire et affirmer qu’elle n’est jamais oppressante et aliénante (alors qu’elle l’est souvent, et souvent de façon simultanée) ?

Pourquoi nous faudrait-il croire qu’être antiraciste revient à défendre les Valeurs de la France, et à attendre l’âme « pleine d’espoir » que celle-ci nous apporte l’amour et la reconnaissance ?

Au fond, quitte à être en « colère », pourquoi ne prendrions-nous pas frontalement la liberté de dire merde à la République Française ?

 Thomas J

2 Notamment dans les commentaires de la vidéo -actuellement désactivés pour cette raison… Seuls subsistent le nombre de « dislike » pour témoigner des empoignades suscitées par le clip. Sinon, cet article illustre assez bien ce type de discours : http://www.staragora.com/news/yannick-noah-quand-politique-et-vente-de-disques-ne-font-plus-bon-menage/490753#

3 Petit exemple : le drapeau d’un pays d’Europe est dissimulé de façon subtile dans ce clip de Yannick Noah. Sauras-tu retrouver de quel pays il s’agit ?

4 JT du 1er juin 2014 : http://videos.tf1.fr/jt-we/2014/yannick-noah-invite-de-tf1-c-est-important-d-aller-au-bout-de-ses-8427720.html

5 http://www.leparisien.fr/magazine/grand-angle/yannick-noah-je-suis-le-porte-parole-de-la-france-metissee-22-05-2014-3861871.php#xtref=http%3A%2F%2Fwww.non-stop-people.com%2Factu%2Fmusique%2Fyannick-noah-ses-combats-pour-lamour-et-la-tolerance-60911

6 http://www.metronews.fr/culture/yannick-noah-lorsque-j-ai-gagne-roland-garros-personne-n-a-remarque-que-mon-papa-etait-noir/mnfc!6DavSQwEyFcY/

7 Ici un petit article de Richard Mèmeteau, dans la revue Minorités, qui résume bien la différence entre ce qu’il nomme « racisme individuel » et « racisme institutionnalisé ».

Au passage, concernant cette réduction désastreuse du racisme à un simple problème d’ouverture psychologique (la « haine », le « repli» , l’ «intolérance », la « peur de la différence » etc…) je signale juste que le titre de mon article est le même que le titre d’un ouvrage de l’historien René Gallissot paru en 1985. D’après ce que j’en ai entendu, ce bouquin (qui s’intitule donc «Misère de l’antiracisme») analyse l’origine et les conséquences néfastes de cette perception dépolitisante du racisme. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la coïncidence est involontaire : j’ai découvert l’existence de ce livre après avoir entamé l’article, et je ne l’ai pas lu. Cela dit, cet ouvrage semble politiquement très intéressant, je signale donc ce point pour les personnes qui voudraient l’approfondir.

8 Si mon but ici n’est pas d’attaquer Yannick Noah personnellement, je signale quand même que le format nécessairement court d’une chanson n’interdit pas (heureusement!) de délivrer un message beaucoup plus consistant politiquement, clair et offensif. C’est ce que fait par exemple la chanteuse de rap Keny Arkana par exemple (voir ici son site officiel). Comme antidote à la colère douce et gentille de l’antiracisme « respectable », on peut par exemple écouter sa chanson intitulée La rage

9 Encore une fois, je ne suis pas spécialiste de ces questions, mais plus je me renseigne, plus j’ai la certitude que le refrain (auquel j’adhérais il y a peu) selon lequel les « immigré-e-s issu-e-s des classes populaires ne sont pas assez politisé-e-s » est une vaste foutaise, et plus j’ai la certitude que leurs luttes doivent leur succès relatif non pas à leur manque de politisation mais bien plutôt à la méfiance produite par un antiracisme stratégique, politique, et déterminé : des mobilisations collectives d’immigré-e-s, c’est moins rassurant que des distributions de bisous moraux, donc ça suscite des réactions plus violentes. Ici un petit article sur la Marche et les luttes dans l’automobile. Et pour les personnes que cela intéresserait éventuellement, je ne l’ai pas encore lu mais l’ouvrage intitulé Mémoire des luttes de l’immigration a l’air très sympa pour approfondir ce point.

10 C’est tout de même drôle d’affirmer qu’une colère aussi « bleu-blanc-rouge » n’est pas du tout « nationale »… Mais je ne crois pas que cette phrase soit spécialement absurde, elle est à mon avis symptomatique des nationalistes de gauche en général. En gros, le fait de révérer les Valeurs de la République Française en faisant croire que cette dernière les respecte elle-même, qu’elle est la seule à le faire, et qu’elle est fondée à les exporter dans la tronche des autres pays qui sont par principe bien au-dessous de notre génie lumineux, n’est pas du tout une position considérée par elleux comme du nationalisme… C’est ce que l’on peut percevoir clairement dans cette interview de Vincent Peillon qui essaye de distinguer le « patriotisme » du « nationalisme », sans envisager un instant que le 1er pourrait n’être qu’une forme moralisante du second…

11 http://www.sos-racisme.org/content/nos-valeurs-nos-combats

12 http://www.le-cran.fr/document-cran-associations-noires-de-france/77-enquete-inedite—-parite-et-diversite–au-sein-des-executifs-municipaux.pdf

13 C’est ce que résume notamment cet article évoquant la faible représentativité des immigré-e-s et de leurs descendant-e-s à l’Assemblée Nationale… Mais bon, tout le monde sait bien qu’il n’y a plus d’inégalités en France aujourd’hui, ça doit être une pure coïncidence magique si les « minorités » sont aussi mal représentées dans le champ politique (ou encore à la télévision pour prendre un autre exemple flagrant), faudrait vraiment qu’on arrête de voir le mal partout…

14 C’est ce qu’indique notamment cet article de l’Observatoire des Inégalités.

15 Voici, dans le lien suivant, les conditions nécessaires pour pouvoir espérer prétendre au titre de citoyen-n-e français-e. La fameuse « Charte des droits et des devoirs » qui constitue le patrimoine génétique de notre belle République et que tout bon étranger doit accepter afin de pouvoir être naturalisé est disponible en PDF tout en bas de la page. http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Accueil-et-accompagnement/L-acces-a-la-nationalite-francaise/Les-conditions-et-modalites-de-l-acquisition-de-la-nationalite-francaise

16 J’ai eu un peu de mal à comprendre cette formule énigmatique. J’imagine que ça veut dire quelque chose comme ça : le Front National désigne des effets indésirables (du style « les jeunes de banlieue cassent des voitures ») alors que lui sait ramener ces effets à leur cause (du style « oui, mais ils sont traités comme des moins que rien, ils ne sont pas représentés, ils n’ont pas de boulot, et tout le monde les méprise en politique comme à la télé, donc ils se défoulent »). Je ne suis pas sûr de cette interprétation, mais je pense que c’est quelque chose de ce style.

17 « Suppression du droit du sol et réforme en profondeur du code de la nationalité française afin que l’acquisition de la nationalité ne soit plus une simple formalité administrative : être français est un honneur. La naturalisation se mérite et doit être soumise à des conditions strictes de présence paisible et prolongée sur le territoire, en situation légale, de maitrise de la langue française et de preuve d’assimilation. Plus généralement la double nationalité ne sera plus autorisée en dehors des cas de double nationalité avec un autre pays de l’Union européenne ; les personnes concernées seront amenées à choisir entre les deux nationalités. » Projet du Front National, Onglet « Immigration » (http://www.frontnational.com/le-projet-de-marine-le-pen/autorite-de-letat/immigration/ ). Je cite prioritairement la droite radicale car elle est très explicite sur ce point. Cela dit, on voit bien avec le gouvernement socialiste actuel qu’on peut aussi mettre en pratique une politique quasiment similaire tout en se réclamant de gauche.

18 C’est ce dont rend bien compte Rokhaya Diallo dans cette tribune du Monde publiée le 6 août 2011 et intitulée « La France, tu l’aimes ou tu la fermes ! ».

19 Un exemple de ce type de raisonnement est perceptible dans le journal Libération, plus précisément dans l’édito de Laurent Joffrin du 20 juillet 2014. Je cite les passages les plus Républicainement rassurants : « Quant à la protestation politique, elle est loin de concerner l’ensemble des musulmans de France. Tout compris, les défilés propalestiniens ont réuni ces derniers jours environ 20 000 personnes, alors que les musulmans sont quelque 6 millions en France. (…) Apathie ou prudence : la communauté musulmane – qui n’en est pas vraiment une- répugne dans sa grande majorité à se distinguer comme telle dans la vie politique. Elle n’a suscité aucun parti confessionnel ni aucun lobby organisé ; elle ne présente pas de listes communautaires aux élections et exprime, par la voix de ses représentants officiels, un républicanisme de bon ton ».

20 Parmi la multitude de raisons qui peuvent inciter à ne pas passer ses vacances avec Dieudonné, on peut notamment en retenir trois :

1] sa conception réactionnaire des rapports humains qui le pousse à considérer tout ce qui s’écarte des normes sociales en matière de sexualité ou de répartition des rôles sociaux entre les hommes et les femmes comme des abominations (Papa doit mettre des pantalons, Maman doit mettre des robes, Papa doit mettre son pénis dans le vagin de Maman, Virginie doit jouer à la poupée, être faible et devenir secrétaire, et Paul doit jouer aux soldats, devenir dominateur et chef d’entreprise. Tout ce qui s’écarte de cette norme est diabolique.)

Dieudonné a en effet appelé à manifester pour le « Jour de Colère » le 26 janvier 2014, où une bonne partie des militant-e-s composant les rangs de la « Manif pour tous » étaient présents. Il a aussi écrit une pièce intitulée Le Mariage pour tous que je n’ai pas vu mais qui se positionne clairement contre l’égalité des droits entre personnes homosexuelles et hétérosexuelles, comme il l’indique lui-même dans le teaser de celui-ci aux allures de faux reportage télévisé (de 50 secondes à 1 min 52 en particulier). Pour finir, il soutient les Journées de Retrait de l’École (JRE), portées par Farida Belghoul, qu’il a invité dans une de ses vidéos (cette vidéo, à partir de 19 min 55) : j’en déduis donc qu’il a exactement les mêmes positions apocalyptiques que sa conseur sur ces questions-là, comme le laisse par ailleurs entrevoir un compte-rendu réalisé par France TV de son spectacle La Bête immonde sorti en juin 2014(http://www.francetvinfo.fr/societe/dieudonne/shoah-quenelle-et-sodomie-dieudonne-reprend-ses-classiques-dans-la-bete-immonde_636745.html)

2] la confusion systématique qu’il effectue entre « personnes de confession juive » et « sionistes soutenant la politique coloniale de l’État d’Israël ». C’est ce qui se perçoit notamment dans cette interview réalisée à la télévision iranienne en 2011 (à partir de la 30ème seconde), ou de façon plus subtile dans cette vidéo récente faisant suite aux massacres perpétrés par l’État d’Israël à Gaza (en particulier de 45 secondes à 1 min 05).

3] de façon plus générale, sa détermination et sa tenacité à présenter les personnes juives comme les ennemis à abattre, les représentants du pouvoir, les réels privilégiés de notre société. De ce fait : la banalisation d’un antisémitisme décomplexé sous couvert de bouffonnerie, et surfant allégrement au fil des blagues (mais aussi au fil des prises de positions politiques en-dehors de la scène, des vidéos, et des candidatures électorales) sur le thème « il n’y en a toujours que pour ‘eux’, ‘ils’ sont partout, ‘ils’ se gavent partout dans les médias, la politique et la finance, ils sont les réels esclavagistes » (etc).

Après, comme je l’indique dans l’article, il me semble clair que beaucoup ont cru trouver chez lui des accents de révolte vivifiants à une certaine période, en particulier au plus fort de son opposition avec le Ministre de l’Intérieur de l’époque, vers 2013 – 2014 (date de la rédaction de cet article, où les péripéties de Dieudonné faisaient un énorme tapage médiatique et politique, raison pour laquelle je me suis senti obligé de mentionner son existence).

Mais enfin, il me paraît quand même important d’insister plus explicitement, et à plus forte raison maintenant que l’eau a coulé sous les ponts et le démontre sans ambigüité possible, sur le fait qu’il n’y aucune mésinterprétation possible, ni glissement progressif de la part de Dieudonné : tout est déjà très clair dès le départ et la suite de la trajectoire de cet individu ne fera que confirmer ce qui était déjà présent, explicite et assumé.

Un petit bilan ici, où l’on voit que non seulement le ver était bien installé dans le fruit dès le départ mais où on vient même à se demander s’il y a jamais eu un quelconque fruit au final… : https://www.lignes-de-cretes.org/dieudonne-bilan-provisoire/

21 Cf par exemple cette interview à Skynews où Dieudonné résume pour la télévision anglaise ce qu’il souhaite que l’on retienne de ses propos. Cette dimension « anti-coloniale » (le descendant d’immigré se révolte contre ce qui l’opprime, lève l’échine et lutte pour son émancipation) est explicitement mise en avant dans cette interview, notamment de 1 min 45 à 2 min 30. Dieudonné est tellement conscient de ce qu’il représente pour certain-e-s descendant-e-s d’immigré-e-s qu’il n’hésite pas à pousser le bouchon jusqu’à se présenter directement comme le nouveau Nelson Mandela (voici un exemple disponible sur sa page facebook officielle…). Alors, je ne pense pas que cette auto-glorification soit politiquement fondée, ni que Dieudonné mène un combat réellement anti-colonial contre qui que ce soit : cela dit, il est clair qu’il représente dans une certaine mesure, une forme de révolte de ce type, et je crois qu’il est impossible de comprendre sa popularité, ou de combattre son influence, sans prendre en compte cette dimension qui lui est (à tort ou à raison) attribuée.

22 Cf cette vidéo, du début jusqu’à 2’40 .

23 Cf cet entretien de Dieudonné avec Serge Ayoub (cf en particulier à partir de 28’15), le leader du mouvement désormais dissous « Troisième Voie » : un sympathique individu qui défend la supériorité de la « race blanche », avec les mots et avec les poings.  Une rapide présentation de ce charmant personnage peut être lue ici.

24http://ldh-toulon.net/il-y-a-vingt-ans-le-massacre-d.html

25 Cet article rend compte de façon claire du nationalisme actuel de Dieudonné, et des conséquences politiques calamiteuses de celui-ci : http://brokatof.com/mondokatof/dieudonne-sauve-la-france/.

Précisons-le : la reconnaissance du caractère colonial de l’Etat français n’est pas (qu’) une question de « mémoire » ou d’ « histoire ». Ce qu’il y a d’important dans cette question de la colonisation, ce sont les continuités éclairantes que l’on peut établir entre des pratiques qui remontent à l’époque où la France était une puissance coloniale et la façon dont elle traite actuellement certaines fractions de sa population ou certains pays. Ainsi, il est tout à fait malhonnête d’affirmer que l’objectif du fait de parler de colonisation consiste à réouvrir de vieilles plaies, ou à diviser les Français avec une obscène « concurrence des mémoires ». En effet, si cette question est si cruciale, c’est principalement pour ceci : la frilosité à parler clairement du caractère colonial de notre République Française est révélatrice de la frilosité à reconnaitre la façon dont aujourd’hui, notre chère République opprime certaines fractions de la population sur un mode assez similaire. En bref, pour en revenir à Dieudonné, le nettoyage de ses convictions à la lessive Républicaine n’a pas (simplement) pour effet d’occulter une histoire douloureuse : elle a surtout pour conséquence de taire toute contestation sérieuse de la politique actuelle de l’Etat Français. C’est ce que dont rend parfaitement compte l’article suivant : https://quartierslibres.wordpress.com/2013/11/26/le-rire-est-aussi-larme-des-puissants-dieudonne-defenseurs-des-interets-francais-en-afrique/

26 Cf les deux articles suivants, qui montrent la continuité entre les discours officiels et merveilleusement républicains à l’encontre des musulman-e-s et des rroms, et les lynchages physiques de ces dernier-e-s : le premier article sur les agressions de personnes musulmanes et le second article sur celles de rroms.

27 Cet article de Mona Chollet intitulé « Recettes faciles pour une guerre civile » se focalise sur les massacres actuels perpétrés à Gaza par l’État d’Israël et décrit très bien tous les procédés par lesquels la République Française hiérarchise très officiellement les personnes en fonction de leur religion ou de leur origine, sur ce sujet. L’article fait le tour du problème de façon très complète : il évoque notamment

– les déclarations d’amour du gouvernement français à l’État d’Israël et aux représentants les plus farouchement radicaux de sa politique coloniale,

– l’assimilation néfaste des « personnes de confession juive » et des « sionistes » perpétrée par certains soutiens de la politique d’Israël (j’en ai parlé précédemment dans la note 20),

– l’idéalisation d’une prétendue identité française et la stigmatisation systématique des descendant-e-s d’immigré-e-s et des musulman-e-s considéré-e-s comme une entité homogène,

– l’idée absurde selon laquelle on pourrait décrire de façon « équilibrée » le conflit sans accuser un camp ou un autre alors que dans les faits ce n’est pas l’opinion qui est partisane, c’est le massacre qui est clairement perpétré de façon « déséquilibrée » par l’un des deux camps… etc etc.

C’est un bon (et consternant…) résumé de tout ce que la situation politique actuelle a de catastrophique et d’explosive en ce moment, situation explosive à laquelle participe gaiement notre chère et magnifique République Française.

28 L’institution de « l’enseignement laïc de la morale » est prévu pour la rentrée 2015.(http://blogs.rue89.nouvelobs.com/journalhistoire/2012/09/23/morale-laique-la-laicite-selon-saint-vincent-peillon-228474).

29 http://lmsi.net/Monolinguisme-et-racisme

30 http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2013/11/11/jules-ferry-la-superiorite-de-la-race-blanche-justification.html

31 http://rebellyon.info/8-Mai-1945-Massacre-de-Setif.html

Batman, le chevalier de l’ordre juste (II)

33'Dans le premier volet de cet article (à lire ici), j’avais présenté les caractéristiques générales du Batman de C. Nolan en m’appuyant principalement sur le premier et le troisième film. En gros, mon but était de mettre en lumière les trois ingrédients principaux qui font de cette trilogie une soupe conservatrice :

 1- le héros est naturellement exceptionnel, il est supérieur à la populace amorphe qui a simplement « besoin » d’un symbole à adorer béatement,

2- les personnes qui remettent en question l’ordre social établi sont soit des psychopathes sanguinaires, soit des personnes qui vont revenir dans le droit chemin de l’Ordre et de la Raison en étant bourrées de remords et en essayant de se racheter,

3- les gardiens de l’ordre établi (police, système judiciaire, monde politique) et les privilégiés (les riches) sont, EUX, présentés de façon nuancée. Il y a un peu du mauvais bien sûr, mais il y a toujours quelque chose de bon à sauver dans l’ordre social existant.

Dans ce second volet, j’aimerais m’attarder plus en détail sur le propos radicalement (et explicitement!) anti-démocratique de ces films.

Pour le dire simplement, au nom de l’Ordre et de la Sécurité, et pour combattre le terrorisme, le héros/leader peut faire tout ce qu’il veut. Il n’a de comptes à rendre à personne, et c’est justement ça qui le rend si efficace et si merveilleux : il n’en a rien à foutre des lois ou de l’avis de tous ces idiot-e-s qui vont essayer d’entraver sa croisade pour la Justice parce qu’illes ne comprennent pas sa vertu profonde.

Je m’attacherai un peu plus ici au second opus (The Dark Knight).

[Soit dit en passant, je rappelle à nouveau que les deux volets de cet article sont complémentaires de l’article de Julie G. portant sur le sexisme dans Batman qui fait très bien le tour de ce problème -que je n’aborde donc pas ici.

Lire son article ici]

 Le héros sait ce qui est bon pour la population. Il peut donc utiliser tous les moyens qu’il juge nécessaire pour parvenir à ses fins.

« Les criminels ne sont pas compliqués, il suffit de savoir ce qu’ils désirent » affirme Bruce Wayne dans The Dark Knight.

C’était sans compter le Joker, le méchant absolument incompréhensible de ce second opus.

Comme le signale immédiatement Alfred, le fidèle domestique (et père de substitution) de Bruce  Wayne, à propos du Joker :

« Sauf votre respect, M. Wayne, voici peut-être un homme que vous comprenez imparfaitement. (…) Il y a des hommes qui ne cherchent jamais rien de logique comme la fortune. On ne peut pas les acheter, les intimider, raisonner, négocier avec eux. Il y a des hommes qui veulent juste observer le monde en train de brûler. »

Contrairement aux autres criminels, le Joker incarne donc un autre type de fléau : c’est un terroriste. Il dit lui-même vouloir répandre « la terreur » et est qualifié de « terroriste » à maintes reprises dans le film1. Et comme chacun sait, le terrorisme est l’arme privilégiée d’un être démoniaque par nature, qui commet des crimes sur des civils à petite échelle et dont il serait vain de retracer l’origine politique ou économique (car tout le monde sait bien que le terrorisme n’a aucune cause que l’on pourrait examiner pour la combattre, ce sont juste des fous qui « veulent voir le monde brûler »)2.

Et aux problèmes démesurés, il est nécessaire d’apporter des solutions extraordinaires : le second film constitue ainsi une mise en scène époustouflante de tous les moyens auxquels seront « contraints » le valeureux justicier et ses courageux acolytes pleins de bonne volonté, pour contrecarrer les plans du Joker.

Pour combattre le terrorisme, le héros doit utiliser les grands moyens.

On peut citer trois exemples assez frappants.

1- La torture.

Batman ne tue pas. C’est son principe inébranlable : il ne cause pas directement la mort des personnes qu’il affronte, ce que personnellement, je trouve assez rafraîchissant3.

En revanche, s’il ne tue pas, la torture fait encore partie de ses compétences.

Lorsqu’il interroge un complice du Joker pour savoir où il se cache, il le tient en équilibre dans le vide au deuxième étage d’un immeuble. Celui-ci nargue Batman en lui disant que de cette hauteur il ne mourrait pas et qu’il n’est donc pas impressionné. Réponse de Batman : « C’est bien ce que je souhaite ». Et sur ces bonnes paroles, il le lâche. L’individu ne meurt pas, en effet, mais se brise les deux jambes.

De même, lorsqu’il est confronté au Joker en personne qu’il a réussi à arrêter, l’interrogatoire se passe de façon brutale. Batman le frappe à plusieurs reprises et le lance sur les murs de la salle d’interrogatoire.

newbat18 Le héros tente d’obtenir un renseignement.

De même, Harvey Dent, le champion de la légalité et des procédures judiciaires dans les deux premiers tiers du film, n’hésite pas à utiliser la torture (psychologique) pour obtenir un renseignement.

Il capture un complice du Joker, le ligote à une chaise, l’entraîne dans un sous-sol sombre (apparemment il est sur une voie de métro), et le braque avec un revolver en jouant sa vie à pile ou face. En réalité, à ce moment du film, sa pièce est à double face, et il sait donc qu’il ne le tuera pas. Ce petit jeu constitue ainsi une torture mentale (pour la personne interrogée) tout à fait normale et judicieuse pour Dent.

newbat10« Face tu gardes ta tête. Pile, tu auras eu moins de chance… »

newbat11Le suspect est quelque peu réticent.

newbat12Le suspect, décidément peu coopératif, pleure et supplie Harvey Dent de l’épargner au lieu de répondre aux questions.

Batman arrive assez rapidement et empêche Harvey Dent de continuer au motif 1-qu’il ne faut pas mettre la vie de cette homme en danger (Batman ne sait pas que la pièce de Dent est truquée et que Dent ne le tuerait pas) 2- que le suspect en question serait un schizophrène échappé de l’asile psychiatrique de Gotham et donc inapte à leur donner des informations pertinentes 3- que quelqu’un pourrait le voir…

Faut-il en déduire que s’il avait toute sa tête, s’il était très clair pour tout le monde (sauf pour le suspect) que la pièce était truquée, et s’il était mieux caché, ce type de torture psychologique aurait été tout à fait légitime pour obtenir des renseignements ? Il semble que oui.

J’ai lu des critiques qui soutenaient que l’usage de la torture était en fait critiqué dans The Dark Knight parce que Batman n’obtient aucune information digne de ce nom au sujet du Joker quand il procède de cette manière dans le film4. C’est vrai que globalement, dans The Dark Knight, la torture n’aboutit à aucun résultat réel, que ce soit contre les complices du Joker ou contre le Joker lui-même qui n’en a pratiquement rien à faire. Cependant, je pense que c’est surtout dû au fait que le Joker est absolument démoniaque, insaisissable et incompréhensible, et que face à un adversaire d’une telle nature, les moyens « traditionnels » comme la torture physique ou psychologique n’aboutissent à rien. Je n’y vois pas une critique générale de la violence comme moyen d’obtenir des informations mais plutôt un renforcement de l’image démoniaque du méchant qui est capable de résister même à ça (alors que d’habitude, ça marche)…

Si j’ai cette opinion, c’est notamment parce que dans le premier opus en particulier, Batman tabasse non seulement ses ennemis afin de les assommer quand il est en danger / de les mettre hors d’état de nuire, mais les violente et joue avec leurs nerfs pour obtenir des informations.

Deux cas de tortures, psychologique et physique, sont présents dans le premier opus.

Dans le premier cas, Batman accroche un individu à un câble en haut d’un immeuble, le lâche, puis le remonte, puis le relâche, afin qu’il panique et parle plus vite.

 38

39Batman pose quelques questions.

Dans le second cas, un médecin véreux, le docteur Jonathan Crane a mis au point une drogue hallucinogène, qui à forte dose devient un poison mortel. Il l’a utilisé contre Batman alors que celui-ci était sur le point de l’arrêter. Batman se retrouvant en face de lui une seconde fois, après l’avoir désarmé et arrêté ses complices, c’est tout naturellement qu’il l’asperge de son propre poison avant de l’interroger.

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41Batman met le suspect dans les dispositions appropriées pour qu’il fournisse une réponse rapide et optimale.

Alors je ne dis pas que c’est pire que les justiciers américains qui enfoncent des côtes, tuent à tour de bras, ou électrocutent leurs adversaires pour le plaisir5, mais c’est simplement pour souligner que l’idée d’un Batman critique de la torture me paraît une interprétation assez tordue, parce qu’il me semble qu’il s’en sert sans scrupule lorsqu’il estime obtenir un résultat plus rapide à l’aide de celle-ci.

2- Le contournement du droit.

Le problème des procédures, c’est qu’elles sont vraiment casse-pieds. S’il fallait suivre les lois à la lettre, les demandes bien calibrées avec toutes les autorisations des responsables concernés et gnagnagna et gnagnagna, on perdrait un temps fou, et on n’arriverait à rien.

Alors que dès que l’on contourne la loi , pouf ! Tout est tellement plus simple !

C’est ce qui apparaît avec le personnage Lau.

Lau est un chef d’entreprise chinois qui fait des affaires avec la mafia et blanchit de l’argent. Sentant que la justice de Gotham est sur le point de découvrir ses activités illégales, qu’il va aller en prison et perdre tout l’argent volé, il se réfugie en Chine et l’annonce à ses complices : « l’énergique nouveau procureur a mis tous les compétiteurs hors d’état de nuire (…). [Je vais] déplacer tous les fonds dans un endroit sûr. (…) Je serai à Hong-Kong. Loin de la juridiction de Dent. Et les chinois n’extraderont pas un de leurs ressortissants. »

Mais le Joker, lui, n’est pas dupe et sait à quel point Batman est formidablement au-dessus de ces petits stratagèmes : « Pour ce qui concerne le soi-disant plan, Batman n’a pas de problèmes de frontières lui. Il le retrouvera ce type-là, il lui fera cracher le morceau ! »

Et en effet… Alors qu’Harvey Dent et Gordon se renvoient tous deux à la figure le fait de n’avoir pas réussi à arrêter Lau à temps, Harvey Dent se tourne solennellement vers Batman et lui demande de l’aide :

-« Il faut faire revenir Lau. Mais les chinois n’extraderont jamais un de leurs ressortissants. »

– « Si je vous le ramène, pourrez-vous le faire parler ? »

– « Il chantera comme un serin ! »

Et aussitôt dit, aussitôt fait. Les méchants avaient raison de trembler comme des feuilles à la seule évocation de Batman, et Harvey Dent le procureur qui agit à visage découvert a bien de la chance d’avoir un justicier masqué qui ne s’encombre pas des frontières, de la légalité, du droit international et autres broutilles encombrantes.

Lau est capturé dans son hôtel privé en Chine, ligoté comme un saucisson et livré avec une petite pancarte « À remettre au lieutenant Gordon ».

newbat17

newbat14La justice : ça va bien plus vite avec Batman.

3- L’espionnage

Toujours dans la série « le droit, c’est trop chiant », un bel exemple est donné à la fin de The Dark Knight par l’espionnage de toute la population par Bruce Wayne.

Étant absolument incapable de capturer le Joker ou même de le localiser, Bruce Wayne décide d’utiliser un système d’espionnage ultra-sophistiqué : en gros, les téléphones portables de toute la ville sont sur écoute, ce qui permettra à Bruce Wayne de repérer le Joker s’il utilise un portable ou s’il parle à proximité d’un portable quelque part dans la ville.

Bruce Wayne présente cette trouvaille à Lucius Fox, qui est son employé habituellement en charge de tout ce qui concerne les gadgets technologiques de Batman.

Voici le dialogue qu’ils ont, Bruce Wayne faisant la publicité de sa machine et Lucius Fox étant dubitatif. Je le retranscris pratiquement en entier.

– [Batman] : « Magnifique. Pas d’accord ? »

– [Fox] : « Magnifique ? Dangereux. Et peu éthique. Vous avez transformé chaque téléphone de Gotham en microphone. (…) C’est immoral. »

– [Batman] : « Il faut que je trouve cet homme Lucius » 

– [Fox] : « Oui, mais à quel prix?! »

 [Batman] : « Écoutez, la base de données est puissamment encodée. Une seule personne peut y avoir accès. » 

– [Fox] : « C’est beaucoup trop de pouvoir pour une seule personne !»

– [Batman] : « C’est pourquoi je vous le confie. Vous seul y aurez accès. »

– [Fox] : « Espionner 30 millions de personnes n’est pas dans ma description de tâches. »

– [Batman] : « (…) S’il parle à proximité, vous pourrez le localiser. »

 [Fox] : « J’accepte de vous aider cette fois. Mais je vous donne ma démission. Tant que cette machine sera aux entreprises Wayne, je n’y serai pas. » 

– [Batman] : « Quand vous aurez fini, tapez votre nom. »

Voilà.

Suite à ce dialogue de 30 secondes, Fox réticent au départ change d’avis en deux phrases, effectue une démission purement verbale, et se met au travail sur cette machine comme si de rien n’était.

La rhétorique mise en place dans cette petite scène mérite d’être examinée. Nous avons droit à une justification de l’espionnage pour des raisons de « sécurité », qui prend la forme suivante :

C’est « immoral »6 d’espionner les gens SAUF

_ en cas de risque majeur [le niveau du « risque » est évidemment laissé à l’appréciation de celleux qui espionnent, la bonne blague…]

_si les personnes qui le font agissent pour le bien de la société, n’ont aucun intérêt particulier à le faire [Lucius Fox joue ici ce rôle, c’est une grande âme opposée à l’espionnage de masse qui va espionner toute une ville. Vous voyez à quel point cet outil est entre de bonnes mains]

_si c’est temporaire et uniquement exigé par la nécessité absolue de rétablir l’ordre face à une menace terroriste gravissime. [C’est ce que l’on voit à la fin du film : Lucius Fox entre son nom quand il a fini, comme le lui a indiqué Bruce Wayne et la machine s’autodétruit. Une fois la menace disparue, on cesse d’espionner, naturellement !]

newbat15Dormez braves gens, vos données personnelles sont entre de bonnes mains.

Chacun-e appréciera ce savoureux plaidoyer donné par The Dark Knight pour un espionnage de masse éthique et responsable à l’heure où le gouvernement des Etats-Unis est accusé d’espionnage industriel de masse sur les communications téléphoniques et les e-mails de sa propre population7, ainsi que sur différents pays du monde8 et les bureaux de l’Union Européenne à Bruxelles9… Tout ça au nom de la lutte anti-terroriste, bien entendu…

Cette séquence en plus d’être très drôle à mon goût (par son aspect « vous avez vu, c’est pas grave de faire des trucs mauvais si on est des gentils ! »), est politiquement très orientée et très douteuse à mon sens. En effet, ce plaidoyer pour l’espionnage éthique et responsable constitue exactement la justification que peut formuler un Etat accusé d’espionnage de masse pour minimiser ses violations… C’est d’ailleurs exactement ce qu’est en train de dire le président des Etats-Unis Barack Obama en ce moment10 : vous savez, c’était très contrôlé, et puis l’espionnage ne s’appliquait qu’aux terroristes, nous on s’en fiche complètement des autres données collectées en même temps, et puis ça a sauvé plusieurs vies, et en plus c’était très réglementé, et puis au fond vous savez, nous sommes des gens bien…

En exhibant avec une telle tendresse la nécessité impérative d’un tel espionnage de masse réalisé (de façon si douce, si imperceptible, si scrupuleuse !)  par des hommes tellement gentils, The Dark Knight indique son orientation politique de façon transparente : le film alimente la propagande des gouvernements qui, comme le gouvernement Etats-Uniens à l’heure actuelle, n’en ont strictement rien à faire des libertés élémentaires qu’ils font semblant de défendre en public (comme le respect de la vie privée, ou le pouvoir des populations à savoir et à décider de ce qui les concerne) et sont prêtes à les balayer d’un revers de main à la moindre occasion au prétexte de la sacro-sainte « sécurité ».

Règle 1 : Quoiqu’il fasse, le héros est du côté du Bien et de la Justice. Règle 2 : En cas de désaccord avec le héros, se référer à la Règle 1.

Si Batman peut se permettre d’agir comme il le fait, en étant toujours dans la franche illégalité et en faisant régulièrement des actions plus que douteuses, c’est parce qu’il est du côté du Bien et de la Justice. Il le sait. C’est pour ça qu’il agit. Et s’il émet quelquefois des petits doutes sur ses actions, d’autres se chargeront bien de lui rappeler qu’il est du côté du Bien et de la Justice, et qu’il ne faut donc pas trop s’en faire non plus.

44'Le policier John Blake sait que l’Histoire donnera raison au héros injustement décrié.11 (image extraite de The Dark Knight Rises)

L’essentiel me semble déjà mis en place dans une distinction ampoulée entre « justice » et « vengeance », qui apparaît dans le premier opus. Cette distinction revient de façon si fréquente qu’il est impossible qu’ils ne l’aient pas fait exprès… C’est en effet cette distinction qui distingue le gentil héros et les vilains méchants, et qui fait que le premier peut torturer ou espionner les autres en restant quelqu’un de bien alors que les méchants, eux, seront toujours très méchants…

C’est une scène édifiante au début de Batman Begins qui en rend compte de façon percutante.

Bruce Wayne et Rachel Dawse discutent ensemble dans la voiture de cette dernière. L’assassin des parents de Bruce Wayne vient d’être assassiné sous leurs yeux par la pègre, qui avait peur de ses éventuelles révélations (pour lesquelles il avait obtenu sa libération). Bruce Wayne savoure donc sa joie lugubre de savoir l’assassin de ses parents décédé et affirme à Rachel que ses parents ont obtenu « justice ». Rachel Dawse l’interrompt alors immédiatement en lui disant qu’il confond « justice » et « vengeance ». Face aux dénégations de Bruce Wayne (« c’est parfois la même chose !»), Rachel Dawse se lance dans une envolée lyrique digne d’un manuel de morale destiné aux 3-6 ans :

– « Non Bruce, ce n’est jamais la même chose ! La justice apporte l’harmonie et la vengeance sert uniquement à te soulager. C’est pourquoi notre système est impartial ! »

45Bruce Wayne boude et médite. Il vient de recevoir La Vérité en pleine poire.

Cette réplique est à mon avis une des clés de la trilogie car elle permet de comprendre pourquoi le héros est un héros : cela dépend de ce qui motive profondément son action. S’il combat en ayant pour but la vengeance, c’est-à-dire le soulagement de sa propre colère, il n’est qu’un vulgaire criminel comme les autres. Mais s’il agit pour l’harmonie de la société, pour l’ordre juste, alors il est vraiment un héros.

Cette distinction est rabâchée et re-rabâchée tout au long du premier opus, il me semble donc difficile de penser que c’est simplement une phrase lancée comme ça, ou un propos anodin parmi d’autres. Cela m’a l ‘air d’être vraiment un des points centraux du discours politique sous-jacent de la trilogie.

On constate par exemple que ce qui différencie petit à petit Ra’s Al Ghul de Bruce Wayne réside dans le fait que Ra’s Al Ghul veut se venger et que, corrélativement, puisqu’apparemment ça va ensemble, il trouve le système judiciaire partial (comme cela a été montré plus haut à propos de la « bureaucratie corrompue ») .

Un petit dialogue entre ces deux personnage le montre brièvement au début du film, alors que Bruce Wayne est encore sous l’entraînement de Ra’s Al Ghul :

– [Ra’s Al Ghul] : « Je n’ai pas toujours vécu dans ces montagnes. J’ai été marié… L’amour de ma vie… Elle m’a été enlevée et comme toi j’ai été forcé d’apprendre que certains sont dénués de moralité. Il faut les combattre sans hésitation, sans pitié. Ta colère décuple ta puissance mais si tu la laisses te guider, elle va te détruire ainsi que la mienne l’aurait fait… »

– [Bruce Wayne -qui durant tout ce temps a fixé Ra’s Al Ghul d’un regard du style « oh oui, comme je te comprends »-] : « Et qu’est-ce qui l’a maîtrisé ? »

– [Ra’s Al Ghul] : « La vengeance ! »

– [Bruce Wayne, secouant la tête] : « Ce n’est pas ça qui m’aidera. »

Cette distinction est encore mise en scène plusieurs fois dans le film.

Alfred, le domestique de Bruce Wayne, le met aussi en garde de la façon suivante :

« Votre monstre est en train de vous faire perdre la tête (…). Vous devez faire abstraction de vos histoires personnelles. N’y mêlez pas la vengeance, ou vous ne serez qu’un justicier [au sens de « se faire justice soi-même »].»12

Et à la fin du film, Bruce Wayne et Rachel Dawse main dans la main discutent et font assaut de compliments l’un envers l’autre. Rachel s’excuse pour ce qu’elle a pu lui dire de désagréable par le passé et Bruce Wayne la remercie pour ses paroles prophétiques mentionnées ci-dessus (« La justice compte beaucoup plus que la vengeance, alors merci. »13)

La leçon de morale est répétée toujours de la même façon et de façon si systématique qu’il me semble difficile de contester son importance pour comprendre le personnage de Batman et le sens qu’il faut lui attribuer : Batman est ce héros qui lutte non pas pour satisfaire ses intérêts personnels mais parce qu’il est le gardien de « l’harmonie de la société ». Il agit donc pour « la Justice », et est donc pour cela impartial et incontestable, comme la Justice. Ainsi, même si ses actions, ainsi que celles de ses acolytes les plus proches, peuvent ressembler aux actions des vulgaires criminels, elles sont qualitativement différentes de celles-ci, parce que le héros (et ses amis les plus fidèles) cherchent à promouvoir la justice.

Ce discours lénifiant est la justification de toutes les actions plus ou moins répréhensibles de Batman : à chaque violence ou violation du droit qu’il commet, il suffit de sortir la petite leçon de morale de sa poche et de dire « ah oui mais c’est pas pareil, lui c’est un gentil ! ». Inutile de préciser que si la validation des actions de Batman est interne (il sait, au plus profond de lui-même, qu’il agit pour la Justice) et non pas externe (les gens ne sont pas d’accord avec ce qu’il fait / c’est contraire à la loi), cela signifie que les réactions d’autrui à ses actions comptent pour du beurre, car eux, les abrutis, ne savent pas repérer chez le héros cette fine distinction qui change tout.

Du coup, cela signifie aussi, si l’on étend un peu ce discours à l’échelle d’un État que la démocratie, le pouvoir du peuple  (ou au minimum, sa consultation régulière) n’a  aucune importance si le gouvernant a la conviction profonde qu’il agit pour la Justice. Il peut donc piétiner leur avis sans scrupule, drapé dans le paternalisme héroïque de celui qui a la conviction profonde d’agir pour le bien.

J’ai peut-être l’air de caricaturer mais le parallèle entre ce discours là et l’État, ce n’est pas moi qui le fait, c’est le film lui-même…

Dans le second opus (The Dark Knight), Harvey Dent, Bruce Wayne, Rachel Dawse et une danseuse de ballet (qui apparemment, est présente dans cette scène uniquement pour se faire rembarrer…) dînent au restaurant. La discussion tourne rapidement autour de Batman. La danseuse de ballet commence alors à critiquer Batman et le fait qu’il se croie tout permis. Et là, Harvey Dent se met à le défendre fougueusement. Voici le court dialogue entre ces personnages, ça vaut le détour :

– [La danseuse de ballet] : « Mais vous êtes en démocratie, Harvey !! »

– [Harvey Dent] : « Quand l’ennemi se présentait aux portes, les Romains pouvaient suspendre la démocratie et nommer l’un des leurs protecteurs de la ville. Ce n’était pas un honneur accordé, c’était un service public. »

– [Rachel Dawse intervient dans la discussion] : « Parfait, mais le dernier homme nommé pour protéger la république s’appelait César et il n’a jamais cédé le pouvoir… »

[Harvey Dent] : « Ok, très bien ! Il y en a qui nous quittent en héros et d’autres qui vivent assez longtemps pour passer du mauvais côté. »

46Harvey Dent défend le héros face à ces deux mijaurées agaçantes qui osent le remettre en cause.

Alors, petit bilan : qu’avons-nous appris de l’éclairante démonstration d’Harvey Dent ?

Qu’un leader qui possède tous les pouvoirs, se contrefiche de l’avis de sa population, prend les décisions seul, et use de ses pouvoirs de toutes les façons possibles imaginables (par exemple en espionnant ses citoyens, pour prendre un exemple au hasard) accomplit en réalité un « service public » parce qu’il lutte, comme on le sait, pour « l’harmonie de la société », contre « l’ennemi » qui se trouve « à nos portes ».

Qui plus est, s’il se trouve que ses actions s’avèrent franchement contestables aux yeux de tou-te-s, c’est normal car il est fatal que tout leader épris de justice apparaisse comme mauvais un jour ou l’autre aux yeux de la populace ingrate. Tout va donc très bien14.

Il n’est pas anodin, à mon avis, que ce soit fréquemment Harvey Dent, l’homme des procédures légales, le procureur qui agit « à visage découvert », qui prenne quasi-systématiquement la défense de Batman dans The Dark Knight. Si Bruce Wayne défendait Batman, ce serait de la triche. Si le commissaire Gordon le défendait (ce qu’il fait quelquefois) ça ne compterait pas vraiment car c’est pratiquement son collègue.

Mais si Harvey Dent, le champion de la légalité et le quasi-fanatique de la transparence politique, celui qui est censé être le plus différent de Batman dans ses modes d’actions et sa conception de la politique, si lui défend aussi fougueusement Batman, c’est vraiment parce qu’il est nécessaire de savoir contourner les lois et d’agir périodiquement de façon dictatoriale pour préserver l’ordre, la Justice, et la sécurité.

newbat16Bruce Wayne a du mal à dissimuler son émotion lors de la petite tirade de Harvey Dent : quelqu’un a enfin compris le sens profond de sa condition de héros.

Évidemment, la fameuse « suspension de la démocratie » doit être périodique et limitée dans le temps . Mais on peut se douter que personne d’autre que le fameux « protecteur de la ville » au-dessus des lois n’est capable d’évaluer le moment précis où il doit réaliser cette « protection » et le degré de la menace à prendre en compte…

Cette vérité politique implacable sera en tout cas reprise telle quelle à la fin de The Dark Knight. Harvey Dent vient de mourir en tombant d’une rambarde après avoir assassiné plusieurs policiers et tenté de tuer le fils de Gordon.

Le commissaire Gordon informe alors Batman des meurtres de Dent et indique que la ville va à nouveau sombrer dans le désespoir (ce mal dont souffre intensément Gotham, comme chacun sait) en découvrant que son procureur fétiche est devenu un assassin à la fin de sa vie… Batman prend alors l’initiative d’endosser les crimes de Dent et de cacher à la population la triste fin de ce dernier. Il justifie cette initiative de la façon suivante :

– « Non Gordon, Il ne faudra jamais leur dire ce qu’il a fait.  Gotham  a besoin de son véritable héros. Il y a ceux qui vivent en héros et ceux qui vivent assez longtemps pour passer du mauvais côté. (…) Vous me pourchasserez. Vous me condamnerez. (…) Parce que c’est cela qui doit arriver. Parce que parfois la vérité ne suffit pas. Parfois les gens méritent mieux, de temps à autre. Les gens méritent de voir leur foi récompensée. »

Le commissaire Gordon se lance alors, accompagné par la musique épique, dans un monologue grandiloquent sur le fait qu’Harvey Dent n’est pas le héros que Gotham méritait mais celui dont elle avait besoin alors que Batman au contraire n’est pas un héros mais plutôt le « gardien silencieux qui veille et protège sans cesse » que Gotham ne mérite pas mais dont on a besoin aujourd’hui.

Bon, moi non plus, comme beaucoup d’autres spectatrices ou spectateurs, je ne comprends pas grand-chose à ces distinctions virevoltantes entre les héros qu’on mérite et ceux dont on a besoin… Mais la seule chose qui me semble claire, c’est que Batman est la face sombre de la Justice, celle qui utilise des moyens illégaux et qui est rejeté par la populace un peu obtuse qui ne voit pas qu’au fond il agit pour son bien à elle, alors que Harvey Dent est la façade officielle que la populace a besoin de révérer béatement, bien que ce ne soit pas ce dernier qui effectue le gros du travail.

Malgré l’obscurité de la tirade, politiquement ça me semble tout à fait clair.

De même que la petite leçon de morale de Rachel Dawse sur « notre système impartial » était rabâchée plusieurs fois de façon très lourde dans le premier opus, de même ici, la petite leçon de morale de Harvey Dent sur la nécessité de « suspendre la démocratie » est reprise et corroborée à la fin par Batman dans le second opus. On peut la résumer ainsi : le mensonge et le secret sont nécessaires car les gens n’ont pas besoin (ils « méritent mieux ») de connaître la vérité sur les agissements réels de leurs représentants, ils ont simplement besoin de croire aveuglément en un héros. La démocratie, le héros lucide s’en tamponne grave.

S’il reste encore à ce stade d’irréductibles progressistes convaincu-e-s que la démocratie est une option politique pertinente, le dernier opus se charge de nous asséner une dernière leçon de morale.

Bane vient de prendre d’assaut la ville, et lit à la télévision un discours du commissaire Gordon (tombé de sa poche et que celui-ci n’a jamais eu le temps de lire en public) qui révèle la vérité sur les crimes commis par Harvey Dent à la fin de sa vie. Le commissaire Gordon et le jeune policier John Blake regardent ébahis la retransmission en direct. John Blake réprimande alors le commissaire Gordon, qui tente quant à lui de se justifier. Voici leur dialogue :

– « Ces détenus qu’on prive de conditionnelle, au nom du Dent Act, ça repose sur un mensonge… (…) Vous avez trahi tous vos idéaux. »

– « Gotham avait besoin d’un héros… (…) Il arrive un stade où les structures te lâchent et où les règles ne sont plus des armes, mais des entraves qui laissent les voyous gagner. Un jour, tu affronteras peut-être ce genre de crise et alors je te souhaite un ami comme le mien ! Prêt à plonger les mains dans la crasse, pour que tu ne salisses pas les tiennes ! »

– « Vos mains me semblent bien crasseuses, commissaire. »

Deux choses me paraissent remarquables.

Premièrement, la nature du « Dent Act » est visiblement particulière. En effet, John Blake affirme que ce « Dent Act » est remis en question par le fait qu’Harvey Dent ait été un criminel à la fin de sa vie, alors que normalement, on se fiche complètement de connaître les actes répréhensibles qu’a pu accomplir le rédacteur d’une loi à la fin de sa vie, si jamais cette loi sanctionne des délits réels et est convenablement appliquée (à la limite, il faudrait changer le nom de la loi pour ne pas préserver un symbole aussi gênant). Qui plus est, Gordon parle des « règles qui (…) laissent les méchants gagner », ce qui laisse penser que les lois ordinaires étaient des passoires insuffisantes, problème qui a été résolu par le « Dent Act ». Il semble donc que ce « Dent Act » n’ait rien d’une « règle » ordinaire, mais soit tout à fait hors-norme.

A mon avis, il n’y a pas à chercher très loin.

Le « Dent Act » est une mesure extraordinaire qui permettait d’enfermer, sans possibilité de liberté conditionnelle et sans limite de temps, tout prisonnier suspect de vouloir troubler l’ordre de la ville. Cette mesure dont l’efficacité est soulignée au début du film15 reposait probablement sur le charisme de Harvey Dent (ou plutôt sur son souvenir, vu qu’il est décédé), et sur la confiance dans le fait qu’il agit profondément pour le Bien et pour la Justice… C’est donc, à mon sens, un cas concret de cette fameuse « suspension de la démocratie » pour raisons de sécurité, au bénéfice d’un leader dont la bienveillance apparaît incontestable – « suspension » telle que décrite dans le second opus par Harvey Dent lui-même-.

Cette mesure est probablement aussi un clin d’oeil au « Patriot Act »16 mis en place par George W. Bush  en octobre 2001, et qui permettait d’enfermer sans limitation de temps les personnes considérées comme suspectes de terrorisme.

Alors, en effet, le policier John Blake conteste assez sévèrement la vision des choses de Gordon. Mais

1- quand on voit les prisonniers qui sont libérés, on comprend bien que le « Dent Act » était légitime,

48Franchement, on a une tête à avoir été enfermé arbitrairement ?

2- le film ne mentionne pas du tout l’abrogation ou l’amendement du « Dent Act » par la suite (il est plus probable à mon avis, vu la fin du dernier opus où Batman est réhabilité et adulé par la population, qu’illes le rebaptisent le « Batman Act » plutôt qu’illes ne le suppriment…)

3- John Blake, le réticent, finit par ré-employer les mots de Gordon à la fin du film et lui donne totalement raison.

Il quitte en effet la police, non sans avoir signalé à Gordon que tout bien réfléchi, c’était lui qui était dans le vrai. Tout rentre dans l’ordre, on a eu peur.

49

50Quelle émotion, le petit jeunot a enfin compris la vraie vie.

Nous avons donc eu 3 leçons de morale, une dans chaque film.

Sortez vos cahiers et prenez des notes, on va résumer :

Leçon numéro 1, dans Batman Begins : La justice vise à préserver l’harmonie de la société et elle est différente de la vengeance. « Notre système » est impartial. Si on le critique, on est vraiment pourri et/ou aveugle.

Leçon numéro 2, dans The Dark Knight : Il y a des moments, on ne sait pas exactement quand et on ne sait pas exactement pour combien de temps, où il faut suspendre la démocratie. Si le leader, qui a les pleins pouvoirs durant cette intervalle de temps mystérieux, a l’air de faire n’importe quoi, il faut accepter modestement que c’est comme ça et pas autrement.

Leçon numéro 3, dans The Dark Knight Rises: Il y a des moments (mais on ne sait pas trop quand non plus) où les structures deviennent des entraves, où les lois font gagner les méchants, et où les injustices prospèrent si on dit trop la vérité et/ou si on agit exactement selon les procédures en vigueur. Comme nous on sait qu’on est  gentil, il faut donc qu’on accepte de transgresser le droit, d’inventer des mensonges à des fins politiques, et d’utiliser des moyens absolument hors-normes contre ceux dont on sait qu’ils sont des méchants.

Batman de C. Nolan : un monument de progressisme…

Bien entendu, malgré leur contenu politique qui me donne des crises de foie, j’aimerais préciser encore une fois que ces trois films ne sont certainement pas les plus réactionnaires qui peuvent exister (l’ingéniosité humaine est sans limites, et je sais qu’on peut encore faire pire…), et qu’il y a même quelques toutes petites touches par-ci par-là, qui sont pour moi politiquement réjouissantes17 .

Cela étant, c’est peu dire que les valeurs dont ces films font la promotion sont contestables au plus haut point.

En somme, l’ordre social établi, quelles que soient ses failles, quel que soit son caractère discriminant, quelle que soit la corruption qui y règne, quelle que soit son inefficacité, doit être préservé coûte que coûte, car sa remise en question amènerait certainement à bien pire. Taisons-nous et révérons les leaders qui nous guident et qui préservent assurément l’harmonie de la société : s’illes ont l’air de nous écraser sans vergogne et méprisent ouvertement l’avis et les droits de celleux qu’ils sont censés protéger, c’est qu’au fond nous sommes trop bêtes pour comprendre leur bienveillance profonde.

Comme le dit Alfred dans The Dark Knight, « [Batman] ne cherche pas à être un héros, il est sûrement quelque chose de plus. » Cette remarque d’Alfred à propos du personnage de Batman me paraît très bien résumer la trilogie elle-même. Batman de C. Nolan  n’est pas qu’une histoire de héros , c’est sûrement quelque chose de plus : un formidable outil de propagande conservatrice doublée d’une implacable leçon de docilité politique.

Thomas J

Sur Batman, voir aussi sur ce site :

Batman : Y a t-il une femme à Gotham City ? , par Julie G.

Batman, le chevalier de l’ordre juste (I), par Thomas J

1Par exemple par Harvey Dent à 1h11min et 10 secondes : « Devrions-nous céder aux exigences de ce terroriste ? ». C. Nolan assume par ailleurs le fait d’avoir présenté le Joker comme une figure « terroriste », en gros par souci de réalisme. Il explique avoir trouvé judicieux de prendre une figure qui fait peur dans notre monde réel -le terroriste- afin de rendre le méchant de son film plus effrayant, en résonance avec les peurs réelles des spectatrices et spectateurs (son explication est ici, dans la première réponse de cette interview: http://www.indielondon.co.uk/Film-Review/the-dark-knight-christian-bale-and-christopher-nolan-interview ).

2La figure démoniaque incarnée par le Joker dans The Dark Knight me semble correspondre à une vision très stéréotypée du « terrorisme ». Elle exclut par exemple qu’un Etat qui mène des guerres pour son profit et n’hésite pas à massacrer en masse des civils ou à persécuter tou-te-s celleux qui lui barrent la route (comme par exemple… au hasard… les Etats-Unis…) puisse être qualifié de terroriste. Elle fait aussi du terroriste une espèce d’individu monstrueux incompréhensible par le commun des mortels, comme si les conflits d’intérêts et les guerres entre pays ne pouvaient absolument pas rendre compte de leur existence en aucune façon.  Bref, je ne suis pas spécialiste du terrorisme, ni des relations internationales, mais je trouve en tout cas la vision du « terrorisme » présente dans The Dark Knight très restrictive (monstre individuel) et dépolitisante (psychopathe incompréhensible). Pour aller plus loin, voici un article que j’ai trouvé intéressant sur la représentation habituelle de ce qu’est censé être le terrorisme en général : http://oumma.com/16841/terrorisme-regles-dor-de-doxa

3Je tiens à souligner en effet cet aspect du personnage de Batman globalement respecté par C. Nolan, parce que les héros américains qui tuent leurs adversaires comme ils changent de chemise (parce que bon, les autres c’est les méchants, et eux c’est les gentils donc voilà quoi) sont, il me semble, monnaie courante. Du coup, ça change un peu de voir un héros réfléchir à deux fois à ce qu’il fait au lieu de briser virilement la nuque de ses adversaires sans trop se poser de questions…

4En particulier celle-ci (en anglais), The Dark Knight’s War on Terrorism, de John Ip. Je suis en total désaccord avec elle, mais c’est une des critiques « charitables » de Batman les mieux argumentées que j’ai pu lire : http://moritzlaw.osu.edu/students/groups/osjcl/files/2012/05/Ip.pdf

5Ce que fait par exemple le héros de Taken, comme le rappelle cet article de Julie G.

6Je pense aussi que le fait de transformer un problème politique en une affaire de « morale » est un peu orienté car au fond un problème de morale, on peut se dire que c’est grave ou pas grave selon ses propres conceptions morales, ça n’a rien à voir avec un quelconque problème politique et le fait que l’on considère  que la démocratie peut se piétiner aisément en fonction des circonstances tout en faisant semblant du contraire .

11Il y a en effet toujours quelqu’un pour faire sentir que Batman ne peut être que du côté de la Justice et du Bien. Outre John Blake mentionné ici, on a aussi souvent Alfred qui tient le discours de celui qui sait que le héros mal jugé est du côté de la Justice et que la bonté de son action sera reconnue dans un futur hypothétique même si, par ailleurs, il a totalement l’air d’un criminel aux yeux de la populace ingrate. Exemple, dans The Dark Knight, d’un dialogue entre Bruce Wayne (qui rencontre beaucoup de difficultés dans sa lutte contre le Joker) et Alfred : « Qu’est-ce que je peux faire d’autre ? » « Endurer M. Wayne. Subir. Ils vous haïront bien sûr, mais c’est justement cela Batman. Celui qui peut être le paria et faire le choix que personne ne peut faire. Le choix éclairé. » Ou encore plus loin dans le film : « Vous avez inspiré le bien, mais vous avez craché à la figure des criminels monsieur. Vous n’avez pas prévu les accidents de parcours mais on savait que les choses empireraient avant de s’améliorer.  (…) Ils auront besoin, un temps, de se satisfaire de vous. »

12C’est vers 1h40 environ.

13Pour cette raison, j’ai hésité à classer Bruce Wayne parmi les critiques de la « bureaucratie corrompue » (que j’évoque dans le premier volet de cet article) dans la catégorie « Je me repends à plat ventre, maintenant je sais que notre système est impartial et cette vérité guide ma vie».

14Petite observation au passage : apparemment, pour tou-te-s les protagonistes de la discussion, il n’y a aucune différence entre être nommé « protecteur de la ville » (l’exemple des Romains) et s’auto-proclamer « protecteur de la ville » comme le fait Batman… Donc visiblement, si le « protecteur » juge qu’il est temps de protéger et que vraiment ça ne peut plus durer, c’est donc exactement comme s’il avait été légitimement investi d’une telle mission…

15Dans un discours du maire au début du troisième film : « Il n’y a pas de ville sans crime. Mais dans cette ville, il n’y a plus de crime organisé car le Dent Act a donné à la police les outils nécessaires aux forces de l’ordre . Aujourd’hui, d’aucuns parlent d’abroger le ‘Dent Act’. A ceux-ci, je dis :  je veille au grain! ».

17 En plus de ce que j’ai pu mentionner dans l’article, je pense notamment à une scène qui m’a totalement pris à contre pied, dans The Dark Knight. Le Joker  met en place l’expérience sadique suivante : deux bateaux remplis pour l’un de centaines de passagers lambda et pour l’autre de centaines de prisonniers, disposent chacun d’un détonateur relié à l’autre bateau. Ils doivent chacun faire exploser l’autre bateau  au plus vite, s’il ne veulent pas être explosés en premier. En fait, non seulement personne ne fait exploser l’autre, mais le comportement des prisonniers (au moins de l’un d’entre eux) semble même plus moral et plus altruiste que le comportement des passagers de l’autre bateau, les passagers lambda ayant l’air (bien qu’ils n’en auront finalement pas le courage finalement), de vouloir faire exploser ces « rebuts de la société »  au plus vite afin de sauver leur peau.

Ayant adoré cette scène, j’ai été très déçu que la représentation des prisonniers soit si caricaturale dans le troisième film, comme si aucun d’entre eux ne pouvait hésiter à prendre les armes fournies par Bane pour massacrer tout le monde…

Batman, le chevalier de l’ordre juste (I)

0Les trois derniers films ayant pour héros le personnage de Batman ont été réalisés par Christopher Nolan : Batman Begins en 2005, The Dark Knight en 2008, et The Dark Knight Rises en 2012.

 Je signale avant d’entrer dans le vif de la chauve-souris que Julie G. a pris l’heureuse initiative de rédiger un article super portant sur le sexisme dans Batman, cela me permet donc paresseusement de ne presque pas en parler ici ! Voir son article ici.

Pour les personnes qui liraient l’article sans être batmanophiles et ne seraient pas encore au fait de l’intrigue de la trilogie, on peut résumer celle-ci de façon simple.

Dans un monde menaçant où la populace béate oscille entre le crime et le désespoir, un homme que tout le monde attendait fait face : Batman. Son combat est difficile, il a quelquefois des doutes, les gens doutent parfois de la légitimité de ses actions, et il arrive même qu’il ait l’air d’être une vraie ordure. Mais nous, spectatrices et spectateurs, nous voyons bien en définitive que ce Batman est un chef d’œuvre d’abnégation et qu’il ne pense qu’au bien des gens (même si ces dernier-e-s, un peu têtu-e-s, ne s’en rendent pas forcément compte tout de suite). Et finalement, après des péripéties haletantes et quelques inquiétudes, tout le monde se rend compte que face aux méchants incroyablement méchants et démoniaques qui menaçaient notre sécurité, Batman représentait quand même le meilleur rempart de l’ordre dans la ville, et qu’illes avaient bien de la chance de l’avoir.

Ce résumé volontairement caricatural expose assez bien, à mon avis, les raisons qui font que la trilogie Batman est à mes yeux politiquement conservatrice.

Pour synthétiser à grands traits ce qui me semble être la tonalité politique de ces films, Batman ne triomphe pas d’emblée, il ne désintègre pas immédiatement ses ennemis de façon implacable sous prétexte qu’il dispose des « vraies valeurs », et les actions plus que douteuses qu’il est régulièrement amené à effectuer ne sont pas posées de façon éclatante comme absolument incontestables sous prétexte qu’il serait le héros.

Par ailleurs, les adversaires de taille auxquels Batman est opposé sont censés mettre à mal la confiance qu’il peut avoir dans les idéaux pour lesquels il se bat. Mais au final, après de rudes combats et une poignée de doutes et d’interrogations, Batman finit par triompher, et ses actions finissent par être perçues (par lui-même comme par les autres protagonistes du film) comme correspondant à ce qu’il était nécessaire de faire.

Ainsi, à mon avis, Batman n’est pas présenté comme le garant d’un ordre immuable de la société qui s’imposerait sans effort de lui-même et les actions qu’il effectue ne sont pas représentées d’emblée comme intrinsèquement légitimes. Cependant il reste tout de même le protecteur d’un ordre social dont tout le monde est obligé de se contenter malgré ses défauts, et les actions que Batman effectue pour le conserver sont en fin de compte perçues comme « ce qu’il y avait à faire » de toute façon.

C’est ce conservatisme en apparence « modéré » (en tout cas, « modéré » par rapport à ce que l’on aurait peut-être pu attendre d’un film d’action mettant en scène un super-héros américain) qui me semble rendre compte du fait que les trois films, et en particulier le troisième opus, aient pu être interprétés politiquement de façon si diverse, et que des critiques de cinéma, ainsi que très certainement beaucoup de spectatrices et spectateurs, ont pu se montrer dubitatifs sur le caractère conservateur de la trilogie. En effet, les interrogations soulevées durant les films au sujet de la légitimité de Batman, le fait que certains personnages émettent des doutes sur ses actions à divers moments, ou encore le fait que les méchants parviennent à rivaliser avec le héros (du moins en termes de charisme) peuvent être perçues comme des pistes laissées par le film permettant de ne pas l’interpréter comme politiquement conservateur.

C. Nolan semble conscient de ce fait, car il insiste sur ce point lorsqu’on lui demande de s’expliquer sur le caractère politique ou non de la trilogie qu’il a réalisé : en gros,  d’après lui, la subtilité de son oeuvre la place d’emblée hors du spectre politique, la meilleure preuve de ceci étant la pluralité des interprétations politiques dont elle a fait l’objet1

Je ne nie pas qu’il soit possible de ne pas vraiment considérer la trilogie Batman comme conservatrice, et j’ai discuté avant de rédiger cet article avec des ami-e-s qui, elleux, ont politiquement adoré certains opus de Batman (comme le troisième) alors même que ces personnes sont idéologiquement à l’opposé de ce qui me paraît être son sous-texte politique.

Cela dit, en ce qui me concerne, j’estime que l’on ne peut relativiser le propos conservateur de ces trois Batman qu’en portant une attention particulièrement charitable aux quelques (infimes) nuances disséminées ici et là dans les films. Et j’estime aussi que le caractère en apparence « modéré » du discours politique sous-jacent à la trilogie de C. Nolan ne retire rien à son caractère éminemment « conservateur ».

C’est donc une lecture ostensiblement non charitable de ces trois films que je vous propose dans cet article, et si elle n’est pas la seule possible, je vais toutefois essayer de montrer la solidité de cette interprétation, et les éléments divers qui me paraissent l’appuyer.

Je vais procéder en deux temps.

Dans ce premier article, et après avoir brièvement résumé l’intrigue des trois films, je vais présenter les caractéristiques générales de la trilogie : Batman est un héros, le héros est supérieur à la populace, la populace béate a besoin d’un héros à adorer, l’ordre social existant doit être conservé à tout prix, et ceux ou celles qui le critiquent nous mènent tout droit à l’apocalypse.

Je parlerai des trois films de façon globale mais je m’appuierai plus sur le premier film (Batman Begins) et sur le troisième (The Dark Knight Rises).

Dans le second article (disponible ici), je me focaliserai sur une dimension un peu plus précise de ce cher Batman : la démocratie, c’est nul et ça ne sert à rien car elle constitue une entrave au pouvoir bénéfique et juste du héros. La conservation de l’ordre et de la sécurité peuvent rendre nécessaire le piétinement systématique et assumé des droits humains les plus élémentaires MAIS c’est pas grave car le héros est du côté des gentils donc c’est pas pareil.

Je m’appuierai beaucoup plus dans cet article sur le second opus (The Dark Knight).

Aperçu rapide des trois intrigues

Les adversaires principaux de Gotham sont au nombre de trois : Ras’ Al Ghul dans Batman Begins, le Joker dans The Dark Knight, et Bane dans The Dark Knight Rises2.

Je vais présenter ces adversaires l’un après l’autre, ce qui sera l’occasion de résumer brièvement l’intrigue des trois opus.

– Ras’Al Ghul est à la fois le mentor de Bruce Wayne (celui qui lui permettra de devenir Batman), et son ennemi principal dans Batman Begins3.           

12

              Ra’s Al Ghul

Le jeune Bruce Wayne perd ses parents, assassiné-e-s alors qu’il est encore jeune garçon. Il va alors vivre jusqu’à la trentaine environ en ne rêvant que de se venger, jusqu’au jour où l’assassin de ses parents se fait tuer par la mafia locale avant que Bruce n’ait pu le tuer lui-même : l’assassin allait en effet dénoncer des parrains de la pègre à la justice en échange de sa libération. Bouleversé par cet événement et par l’idée qu’il était sur le point d’assassiner quelqu’un, Bruce part en expédition pendant 7 ans autour du monde, et vit auprès des criminels qu’il rencontre (tout en se battant contre certains d’entre eux), apparemment dans le but de « comprendre la mentalité criminelle »4. C’est alors qu’il rencontre Ra’s Al Ghul5 qui devient pour lui un professeur d’arts martiaux et un maître spirituel . L’ambition de Ra’s Al Ghul est de faire de Bruce Wayne une sorte de ninja qui combattra à ses côtés dans son organisation secrète (« La Ligue des Ombres ») pour faire triompher la « vraie justice ». Cela correspond tout à fait au credo de Bruce Wayne jusqu’à ce que, petit à petit, Bruce découvre que la « vraie justice » consiste, selon son maître, à tuer les criminels. Bruce se désolidarise alors de son mentor, revient à Gotham, et utilise tout ce que ce dernier lui a appris pour devenir le fameux héros Batman. Il combat les criminels à coups de poings, fait régner l’ordre, aide la police (avec à sa tête, le vaillant commissaire Gordon) et la justice (aidé de son amie d’enfance, l’assistante du procureure Rachel Dawes).

Au bout de quelques semaines, Ras Al Ghul revient à Gotham dans le but de faire régner « la vraie justice » à sa façon : autrement dit, mettre la ville à feu et à sang. Bruce Wayne/Batman l’en empêche. Ras Al Ghul meurt au combat. La ville va bien. Tout le monde est content.

-Dans The Dark Knight, tout va toujours bien grâce à Batman. Qui plus est, la ville compte un nouveau procureur, Harvey Dent, qui combat farouchement le crime et la corruption par la voie légale (les enquêtes et les tribunaux), aidé de Rachel Dawes. Surgit alors le nouveau méchant : le Joker.

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Le Joker

Ce dernier, dont personne ne connaît le nom ni ne sait d’où il vient, est pire que tous les criminels que Batman a rencontré dans sa vie, car il semble qu’il détruise, pille, tue et terrorise sans aucune raison. Après de multiples rebondissements, le Joker parvient à faire tomber Harvey Dent et Rachel Dawes dans un piège, entraînant la mort de Rachel et défigurant Harvey. Ivre de douleur, Harvey Dent explose, part à la poursuite des personnes qui ont rendu possible la capture et la mort de Rachel Dawes (il se trouve que ce sont des policiers corrompus en qui Rachel Dawes avait confiance), tue plusieurs d’entre eux, tente d’assassiner la famille du commissaire Gordon et finit par mourir accidentellement à la fin du film. Bruce Wayne/Batman, qui a finalement réussi à capturer le Joker, conclut un pacte avec le commissaire Gordon : il endossera les crimes commis par Harvey Dent, afin que l’image du vaillant procureur ne soit pas ternie par ses dernières actions, pour les habitants de Gotham.

-Dans The Dark Knight Rises, le principal adversaire de Batman est Bane, un ancien élève de Ras Al Ghul, possédant la même conception de la « vraie justice » que son mentor.

14Bane

Deux spécificités toutefois : 1- Bane ne se contente pas de tenter de détruire la ville mais organise une petite révolution, en libérant les détenus des prisons et en disant « rendre la ville au peuple ». 2- une collaboratrice professionnelle de Bruce Wayne, Miranda Tate, est en fait Talia Al Ghul, la fille de Ras Al Ghul. En plus de sa soif de « vraie justice » sanguinaire, elle souhaite aussi venger son père.

1'Talia Al Ghul

Bane et Talia Al Ghul meurent au combat, Batman est réhabilité : il n’est plus accusé des crimes de Harvey Dent, la culpabilité de ce dernier ayant été révélée. Cependant, il se fait passer pour mort afin de vivre tranquille en Europe, et tout le monde est content. Happy end.

=> En résumé, Ras Al Ghul est troublant de par sa grande proximité avec Batman, qui a partagé sa vision du monde pendant une grande partie de son entraînement, le Joker est effrayant parce que Batman ne le comprend absolument pas, et Bane est déstabilisant parce qu’il ajoute au propos « destructeur » de Ras Al Ghul un discours (très sommaire) sur les inégalités sociales et la place des riches dans la société.

C. Nolan précise aussi comment il se représente les trois adversaires principaux de Batman6. La manière dont Ra’s Al Ghul tente d’ « endoctriner » Batman en fait une figure « presque religieuse »,le Joker est plutôt une figure « anti-religieuse », « anti-structure » et « anarchiste » alors que Bane tente d’imposer/d’exacerber la « lutte des classes » par la voie « dictatoriale » et « militaire ».

Ces précisions étant faites, je vais aborder plus frontalement les points que je trouve politiquement très contestables et qui m’énervent particulièrement.

 Gotham a besoin d’un héros.

Pour Bruce Wayne/Batman, la ville de Gotham a besoin d’un héros qui soit incomparablement supérieur aux habitants de la ville, d’une figure tutélaire impressionnante à qui elle pourrait se remettre corps et âme. Et c’est pour cela qu’il va se dévouer généreusement, et se déguiser en super chauve-souris.

La trilogie Batman présente comme naturelle une division de l’humanité entre un leader exceptionnel qui voit mieux et plus loin que tout le monde, et la masse grouillante des individus béats qui dépend de cette figure tutélaire. C’est le premier point qui me semble remarquable : une figure unique et nettement identifiable doit se détacher afin de concentrer les aspirations du « peuple » qui ne survivrait qu’à grand-peine sans lui.

Cette division de l’humanité entre la figure tutélaire d’un côté et la populace de l’autre me semble bien mise en avant par un procédé récurrent dans la trilogie (qui me semble plutôt comique à force…) : mettre en scène un enfant qui admire Batman quelles que soient les circonstances et qui attend les yeux remplis d’espoir que celui-ci vienne sauver la ville. En effet, l’enfant innocent sait que la ville ne peut pas survivre sans un héros, et tout le monde sait bien que la-vérité-sort-de-la-bouche-des-enfants !

1« Batman va venir ! Il va nous sauver ! (…) Tu vois, je t’avais dit qu’il viendrait ! » Batman Begins

newbat02« Papa, pourquoi il s’enfuit ?  (…) Il n’a rien fait de mal !» The Dark Knight

3« Dis, tu crois qu’il va revenir ? » The Dark Knight Rises

Batman étant le héros principal, il semble être le seul à disposer dans la trilogie d’une ribambelle d’enfants dévoués à sa cause… Toutefois, Harvey Dent, le procureur déterminé à combattre la pègre, et candidat sérieux au poste de héros-nécessaire-pour-guider-la-population dans les 2/3 du second opus a aussi eu le privilège de bénéficier d’une représentation aussi mystique.

newbat04« Et nous lui souhaitons un bon rétablissement, car Dieu sait si nous avons besoin de lui ». The Dark Knight

newbat07« Un héros. Pas celui que nous méritions, mais celui dont nous avions besoin. Un chevalier lumineux. Rien de moins. » The Dark Knight

Il faut dire en effet qu’il y a eu tout au long des trois films plusieurs candidats à ce rôle de leader/héros indispensable :

-Bruce Wayne/Batman, bien entendu, le héros principal de la trilogie qui a compris dès le début du premier opus (Batman Begins) que « l’homme a besoin de spectaculaire pour sortir de son apathie »,

3'

Bruce Wayne / Batman

-Harvey Dent dans le second opus (The Dark Knight), le procureur adulé qui se sent « capable » de « prendre la relève » du Batman afin d’être le nouveau héros de Gotham,

newbat06Le procureur Harvey Dent

-et aussi, peut-être de façon moins flagrante que les deux précédents, le commissaire Gordon, fidèle allié de Batman.

8Le commissaire Gordon

Je pense en particulier à deux séquences :

1- une des dernières scènes du troisième opus (The Dark Knight rises) où Gordon demande à Batman qui est « le héros » de Gotham (autrement dit, son identité secrète), ce à quoi ce dernier lui répond par une périphrase qui signifie qu’il en est un lui aussi, tout comme lui.

2- une courte scène de ce même troisième opus où, face au chaos semé par le méchant Bane qui incite les habitant-e-s de Gotham à s’entretuer, Gordon se dit qu’il doit « être un recours » pour redonner de l’espoir aux habitant-e-s et leur dire quoi faire, probablement parce que les habitant-e-s sont incapables de comprendre par elleux-mêmes qu’illes ne doivent pas se manger les un-e-s les autres sous prétexte que quelqu’un à la télévision le leur demande7

J’aimerais d’ailleurs m’attarder juste un instant sur cette scène décrite dans le second point précédent, parce qu’à mon avis, elle corrobore totalement les arguments que j’essaye d’avancer ici.

Bane a pris la ville en otage, est en train de causer la panique, et menace de faire exploser Gotham. Gordon est habituellement présenté dans les films Batman comme un des meilleurs policiers de la ville : c’est un fin limier, un très bon stratège et on a vu à plusieurs reprises dans la trilogie qu’il pouvait être d’une aide précieuse à Batman. D’ailleurs, dans le reste de ce film, Gordon va combattre les méchants, et les retarder suffisamment longtemps pour que Batman puisse sauver tout le monde.

C’est le rôle habituel du personnage dans l’intrigue des films Batman, et il le joue très bien. Et ça suffit à faire un personnage plus ou moins intéressant.

Alors qu’est-ce que cette histoire de « leader » du « peuple de Gotham » vient faire là-dedans ?!!

8'« Bane says he’s giving Gotham back to the people. They need to know I could lead. »

A ma connaissance, nulle part, dans les autres films, les comics ou les dessins animés8, cette dimension de potentiel « leader » du peuple n’est théorisée.

Mais dans cette scène, Gordon dit en résumé : « le peuple laissé à lui-même est fou et il a besoin d’un leader qui le guide. Je suis un bon leader, je veux passer à la télé ». On peut trouver cette scène cohérente par rapport au reste du film, mais en aucun cas elle ne souligne une caractéristique propre du personnage, qui est d’être un « leader » possible du « peuple de Gotham » en cas de difficulté (vu que tout peuple, a besoin d’un leader, comme chacun sait) : ça, c’est clairement une lecture politique du personnage du commissaire Gordon qui est propre à C. Nolan.

***

En somme, il peut y avoir, comme on vient de le constater, quelques flottements concernant l’identité du héros « nécessaire » à la ville, qui (en théorie) pourrait ne pas être Batman. Mais malgré tout, il reste incontestable que la population « apathique » a naturellement besoin d’une figure exceptionnelle de ce genre pour être guidée.

On pourrait cependant penser que la trilogie nuance fortement cette rhétorique mystique de l’être-exceptionnel-qui-va-nous-guider-et-nous-montrer-la-voie. En effet, une idée forte de la trilogie maintes fois répétée par le personnage de Bruce Wayne et revendiquée par le réalisateur C.Nolan9 est que le « Batman » n’est qu’un « symbole », dont la population peut avoir ponctuellement besoin, et que le justicier Batman pourrait en théorie être « joué » par n’importe quelle personne qui déciderait de porter le costume.

Cette « nuance » appelle selon moi deux remarques.

La première, c’est qu’elle ne remet évidemment pas en cause la « nécessité » apparemment naturelle pour une population d’être guidée par une figure prophétique. C’est d’ailleurs bien ce qui ressort du dernier paragraphe de l’interview de C. Nolan10. L’idée qu’il soit « nécessaire » pour une figure héroïque de « faire surgir le bien de cette ville [de Gotham] » à intervalles réguliers, est une idée que C. Nolan trouve réjouissante et dont il précise lui-même qu’elle ne correspond pas forcément à l’esprit du comic ou des précédents films (où l’idée était plutôt celle d’un justicier individuel se déguisant en chauve-souris à cause de son histoire personnelle perturbée, et pas vraiment d’un leader devant insuffler bonheur et courage à la masse des individus désoeuvrés…). Il semble donc qu’il y ait bien là une lecture de Batman propre à C. Nolan, qui choisit de renforcer dans ce personnage héroïque sa dimension de prophète qui sait mieux que la population ce qui est bien pour elle, et va lui indiquer le droit chemin.

La deuxième remarque, c’est que cette « nuance » reste tout de même très intéressante car elle semble indiquer que le fameux héros « nécessaire » pourrait très bien ne pas être une personnalité « naturellement » supérieure aux autres mais n’importe quelle personne de bonne volonté. Cependant, pour aussi sympathique (voire audacieuse) que soit cette idée, je ne crois pas du tout que quoi que ce soit dans la trilogie la mette en avant.

En effet, au début de The Dark Knight, plusieurs hommes déguisés en Batman attaquent des trafiquants de drogue et tentent de les arrêter. Batman (l’original) surgit alors, assomme tout le monde (autres Batmans compris) et les ligote. Puis il enjoint les autres hommes masqués à ne plus reparaître devant lui. Un des « Batmans » l’interpelle alors, ce qui donne l’échange suivant :

-« On voulait t’aider, pas autre chose! »

– « Je n’ai pas besoin d’aide ! »

–  « D’abord, qu’est-ce qui te donne le droit ? C’est vrai, quelle différence y’a entre toi et moi ? »

– « Je ne porte pas des jambières de hockey ! »

Batman rentre alors dans sa majestueuse voiture-fusée et s’en va, laissant ses « copies » ligotées et déconfites.

A mon avis, cette scène suffit à rejeter totalement l’idée que le héros dont la population a « nécessairement » besoin pourrait être n’importe qui. En effet, cette scène ne sert qu’à mettre crûment en lumière la supériorité incontestable qui transpire de tous les pores du Batman original par rapport à ses pâles copies qui, elles, sont réellement des habitants lambda de Gotham. C’est d’ailleurs bien l’opposition entre ces Batmans minables et empotés et le vrai Batman magnifique et viril qui est censée rendre la scène drôle.

Bien que Batman ne soit pas biologiquement supérieur aux autres comme Superman ou les X-Men qui naissent avec leur super-pouvoirs, il est naturellement plus classe, tellement plus fort, tellement plus tout… En fait, c’est presqu’un être humain comme vous et moi mais il faut le reconnaître : il est carrément au-dessus de tout11.

newbat08Dégage, débutant, le vrai héros, c’est pas « n’importe qui ».

12

Un gros prétentieux anonyme VS Batman le sublime.

Il est vrai que la troupe des « Batmans-copies » utilisait des armes à feu, contrairement au vrai Batman original qui s’efforce de ne jamais tuer les adversaires auquel il est confronté. Mais il ne faudrait pas surinterpréter ce point à notre avis : au début du troisième opus, Selina Kyle alias Catwoman (alliée ambiguë de Batman) manque de tuer des mercenaires qui en veulent à sa peau, mais Batman, qui vient la sauver, ne fait que la désarmer et lui dire « on ne tire pas, on ne tue pas ! » sans pour autant l’humilier de la même façon.

Le seul véritable impair commis par cette troupe de « copies » de Batman, c’est donc d’avoir tenté de se substituer au véritable héros, dont la classe incarnée est censée mettre en relief le ridicule de ceux qui sont tentés de l’imiter. Cette scène montre à mon avis clairement ce qui arrive quand « n’importe qui » prend au mot ce que C. Nolan affirme et met dans la bouche de ses personnages, à savoir que le Batman n’est qu’un « symbole » qui n’a pas besoin d’être « joué » par quelqu’un d’exceptionnel : dans la pratique, c’est lamentablement désastreux. L’idée que le Batman pourrait être « n’importe qui » n’est donc pour moi qu’une pirouette « démocratique » glissée ça et là dans les dialogues et que répète à l’envi C. Nolan dans ses interviews, mais qui n’a aucune espèce de consistance. Si elle dissocie en droit l’identité du Batman de son inventeur original Bruce Wayne (ce qui est déjà quelque chose), il n’en reste pas moins que le héros se doit d’être un être naturellement exceptionnel… Il ne faudrait tout de même pas croire que le symbole Batman pourrait être dévoyé par un homme peu athlétique -pourquoi pas, par une femme, tant qu’on y est-…

Enfin, si quelqu’un souhaite prendre la place de « figure tutélaire » à la place de Bruce Wayne/Batman, il semble au minimum indispensable que ce dernier l’ait préalablement adoubé. Ce sera le cas d’Harvey Dent, véritable héros officiel dans les deux premiers tiers de The Dark Knight que Batman désigne explicitement comme le nouveau « héros de Gotham » , ainsi que du jeune policier John Blake dans The Dark Knight Rises, à qui Batman lègue son repaire secret et tous ses gadgets, et qui deviendra le nouveau héros masqué.

De ce fait, à la représentation d’un héros naturellement exceptionnel et unique, la trilogie de C. Nolan me semble opposer, au mieux, une cooptation des figures tutélaires entre elles, qui se connaissent tous et s’entre-choisissent...

En résumé, la volonté (réelle ou feinte) de minimiser ou de nier la dimension naturellement extraordinaire du héros principal de la trilogie, volonté que l’on peut percevoir dans les propos des personnages lorsqu’ils parlent de Batman12 ou directement dans les interviews de C.Nolan13, me semble totalement inopérante. Je ne sais pas pourquoi la trilogie comporte des indices ou des allusions qui semblent indiquer que le « héros » n’en est pas vraiment un14, ou qu’il n’est pas aussi « naturellement » exceptionnel qu’il en a l’air, mais pour moi, ça tombe globalement à l’eau : les héros sont les héros, ils ne sont pas « n’importe qui », ils guident la population hébétée qui ne pourrait pas vivre sans eux, ils sont exceptionnels et savent distinguer ceux qui sont dignes de les succéder15.

L’ordre social est préservé par le héros. Ceux qui tentent de  bousculer cet ordre sont des fous.

À la lecture de ce titre, et si vous avez vu et aimé la trilogie, deux objections vous viennent peut-être à l’esprit.

1 – Les méchants, qui tentent de bouleverser l’ordre social de la ville de Gotham sont très charismatiques, et tiennent des propos qui ne sont pas forcément incorrects ou absurdes. C’est d’ailleurs bien ce qui est censé faire leur force, pour les spectatrices et spectateurs.

2- Batman et ses acolytes (l’assistante du procureur Rachel Dawes, le commissaire Gordon, et le procureur Harvey Dent) luttent pour changer l’ordre social à Gotham. En effet, la ville est gangrénée par la corruption et le crime, et ce qu’illes veulent, c’est transformer la société, pas la laisser telle quelle.

On peut souligner que le premier argument correspond au propos de C. Nolan, qui dit avoir fait en sorte que les propos des adversaires de Batman soient toujours « vrais, d’un certain point de vue »16, et affirme les avoir présenté comme des personnes « sincères », très « cohérentes » dans leur façon de penser, ce qui les rend donc plus réalistes et troublants que les méchants habituels qui cherchent simplement à dominer  le monde sans raison apparente…

Qui plus est, lorsqu’il est interpellé sur les réactions politiques concernant The Dark Knight Rises, qui serait un film conservateur (parce qu’il montrerait que toute volonté de transformer la société est néfaste), C. Nolan répond la chose suivante : « [cela nous amène à] cette question philosophique : si une énergie ou un mouvement peut être récupéré pour le mal, est-ce que cela représente pour autant une critique du mouvement lui-même ? »17

Je reformule la question rhétorique soulignée dans le paragraphe précédent : C. Nolan fait comme si les méchants de sa trilogie ne représentaient qu’une déviance possible « d’une énergie » ou « d’un mouvement » (en l’occurrence la volonté de transformer la société) mais que cela ne revient pas forcément à « une critique du mouvement lui-même ».

Cette dernière remarque m’apparaît singulièrement hypocrite, et je la conteste totalement.

La trilogie est à mon sens clairement déséquilibrée, et présente toute volonté de transformation de l’ordre social comme un danger susceptible de provoquer l’apocalypse alors que l’ordre qui règne dans la ville est louable et merveilleux. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de poser des « questions philosophiques » pour se rendre compte de la différence de traitement.

Le premier et le troisième film constituent selon moi une apologie de l’ordre social existant, ordre qu’il ne faut surtout pas trop critiquer, ce que je vais tenter de montrer maintenant.

L’ordre juste VS les repoussoirs extrémistes

Mon argumentation peut se résumer en quelques lignes : quand C. Nolan dit que la « récupération d’un mouvement ou d’une énergie par le mal » (par exemple, la récupération par Bane de la volonté de transformer une société inégalitaire) n’est pas forcément une critique du mouvement lui-même, pour moi, il se paie notre tête.

Pourquoi ?

Parce que dans Batman Begins et The Dark Knight Rises en particulier, les positions tenues par les méchants principaux ne sont presque jamais présentées de façon positive -en étant, par exemple, mises dans la bouche de personnages plus mesurés18. Elles ne sont jamais « récupérées par le bien ». Personne ne montre dans les deux films ce qu’est une bonne critique sociale par opposition à la critique sociale fanatique et dangereuse de Ra’s Al Ghul et Bane. A l’inverse, on sait parfaitement ce qu’est une bonne société, où la population est apaisée, où chacun est à sa place et ne se plaint pas.

Autrement dit, ces films nous montrent  ce qu’est un ordre social délétère où tout le monde est corrompu, où la population est désespérée et étranglée par les problèmes financiers (représentation négative) mais nous berce aussi avec l’idée d’un ordre social juste où la population serait soudée et où chacun serait à « sa » place et heureux/se d’y être (représentation positive).

Parallèlement, ces films nous montrent ce qu’est une critique sociale folle, absurde, qui dresse les personnes les unes contre les autres, les apprend à se haïr, à s’entre-tuer, à détester leur prochain, à détruire tout ce qui les rassemble (représentation négative) mais nous montre aussi… Ben en fait non, c’est tout…

Voilà, pour le dire rapidement, le « deux poids deux mesures » qui me semble indiquer que la trilogie de C. Nolan reste en gros assezconservatrice.

Plusieurs éléments me semblent aller dans ce sens.

Un des éléments les plus flagrants de l’idée présentée dans le paragraphe précédent, c’est la critique de « l’égalité des chances »19. La seule occurrence de cette expression se trouve dans la bouche du fanatique Bane. Par voie de conséquence, la seule critique de l’expression « égalité des chances » se trouve glissée au détour d’une phrase d’un super-méchant-assassin-tortionnaire prêt à faire exploser une ville pour la « guérir » du mal. En faisant ça, C. Nolan ne montre pas que la critique de « l’égalité des chances » peut être, le cas échéant sait-on jamais, « récupérée » par le mal. Que je sache, si une idée est mal « récupérée », ça veut bien dire qu’il peut y avoir un bon usage de cette idée.

Présenter dans les paroles de Bane (et uniquement dans les siennes), cet embryon de critique de « l’égalité des chances »,  a plutôt pour effet d’assimiler cette critique au personnage diabolique qui la prononce, et ainsi de la disqualifier.

16« Nous reprenons Gotham aux corrompus ! Aux riches ! Qui, depuis des générations, vous font courber l’échine avec leurs fables sur l’égalité des chances !»

Qui peut honnêtement penser que cette critique, dont on connaît l’ancrage politique, est mise dans la bouche du personnage le plus tordu (et uniquement dans sa bouche) pour donner une dimension progressiste au film ? Afin que les spectatrices et spectateurs la remarquent et se disent « hmm, voilà un point de vue intéressant, ce film a attiré habilement mon attention sur ce point délicat » ?

Glisser cette petite critique de l’égalité des chances au milieu de la tirade enflammée de Bane ne peut avoir que deux buts, à mon avis.

1- Hypothèse hard : Montrer que Bane est le diable parce qu’il ose critiquer l’égalité des chances. (Tout le monde aime l’égalité des chances, tous les américains adorent ces histoires de « si tu veux, tu peux » donc je vais mettre dans la bouche de mon personnage le plus tordu une critique de cette merveilleuse idée, CQFD, je suis un réalisateur génial).

2- Hypothèse light20 : Montrer qu’une critique sociale éventuellement pertinente peut servir à faire prospérer la haine, et à monter les gens les uns contre les autres. Étant donné qu’aucune critique raisonnable de « l’égalité des chances » n’est présentée par ailleurs dans le film, cette menace latente21 n’est compensée par rien.

Par ailleurs, même dans cette hypothèse, on peut trouver très discutable l’idée que ce soient  les discours fortement critiques sur les inégalités sociales qui provoquent des élans de haine du « peuple » contre les « riches », comme si c’était le fait de montrer une plaie du doigt qui causait la blessure…

Si cet exemple est selon moi un des plus flagrants dans la trilogie, un autre exemple m’apparaît aussi représentatif de ce procédé : la critique de la « bureaucratie » corrompue et bourrée de privilèges.

Si on prend la situation initiale de la ville de Gotham avant que son héros masqué ne débarque pour la sauver, on a en effet le tableau suivant : la ville est totalement rongée par la corruption de ses « représentants » politiques qui s’arrosent mutuellement de pots-de-vins, traitent avec la mafia, et ne représentent rien d’autre que leurs intérêts. La justice est par ailleurs totalement inefficace et tout le monde sait bien qu’elle est d’une indulgence hallucinante avec les puissants qui se croient tout permis. C’est donc un tableau très noir.

Une telle situation initiale semble d’emblée contredire l’idée que la trilogie serait conservatrice : l’ordre social dans la trilogie n’a pas à être sauvegardé coûte que coûte car ses prétendus gardiens (monde politique, système judiciaire, police d’État) sont corrompus et inefficaces.

D’ores et déjà, je précise quand même que la partie en italiques ci-dessus est une interprétation plutôt « progressiste » de la situation de Gotham. Parce qu’en fait, la notion même de « corruption » de Gotham me paraît plutôt floue dans la trilogie de C. Nolan22. Certes, il est très explicitement souligné à plusieurs reprises que plusieurs représentants politiques s’occupent de trafics de drogue et de détournements de fonds plutôt que d’intérêt général et que les représentants de la justice sont corrompus par des pots-de-vins23. Cela étant, le mal qui ronge la ville de Gotham est aussi souvent présenté comme « le désespoir », ou tout simplement « les criminels » ou « le crime », termes vagues qui tendent à mettre sur le même plan les représentants politiques corrompus qui usent et abusent de leurs position de pouvoir, et les pauvres qui commettent des actions punies par la loi parce qu’illes sont dans le besoin.

Pour prendre un petit exemple, dans le premier opus, Bruce Wayne veut « comprendre la mentalité criminelle » pour savoir de quelle manière « sauver Gotham ». On assiste alors au dialogue suivant entre Ra’s Al Ghul et Bruce Wayne : -« lorsque tu vivais parmi les criminels, est-ce que tu as commencé à les plaindre ? » -« La première fois que j’ai volé pour ne pas mourir de faim, oui. J’ai perdu beaucoup de mes préjugés sur la nature du bien et du mal. (…) Mais je ne suis jamais devenu l’un d’entre eux. »

999

Voler pour ne pas mourir de faim / Détourner des fonds pour s’enrichir, recevoir des pots-de-vins de riches trafiquants de drogue.

La définition du « crime » est très élastique dans Batman… (images extraites de Batman Begins)

Donc je pense qu’on peut très largement chipoter sur la nature du mal dont souffre Gotham car il me  semble tout à fait possible d’en faire une lecture beaucoup plus vague et brumeuse (du style : la ville est au bord du gouffre, « le crime » est partout, les habitant-e-s sont toutes et tous « désespéré-e-s » …) et politiquement très discutable…

Mais bref, je ferme la parenthèse.

Restons donc généreusement sur l’interprétation « progressiste » de la trilogie : la ville est rongée par  la corruption de ses prétendues « élites » politiques et par l’inefficacité de son système judiciaire à double vitesse (fort avec les petites gens et faible avec les puissants). C’est donc un tableau très noir, disions-nous.

Il est donc, dans une telle situation, tout à fait normal de mettre en doute la légitimité du système judiciaire d’une telle société, ou de ses représentant-e-s politiques.

Eh ben non. Même pas.

Les personnes qui osent critiquer « la bureaucratie corrompue » sont systématiquement démolies dans la trilogie.

On a là un exemple très clair du procédé utilisé dans la trilogie, et décrit ci-dessus pour la critique de « l’égalité des chances » : C. Nolan ne cesse de mettre en scène dans toute la trilogie des personnes qui, lorsqu’elles ont l’audace de remettre en cause cet ordre établi (qui est, je le rappelle, plutôt pourri et corrompu) sont présentées comme des fanatiques destructeurs. Bien sûr, ce cher C. Nolan ne manquerait pas, face à une telle remarque, de dire quelque chose comme « oui, vous avez raison, mais si la trilogie montre que la critique de la ‘bureaucratie corrompue’ peut être récupérée par le fanatisme destructeur du ‘tous pourris’, ça n’est pas forcément une dénonciation de toute critique sociale !  »

Je crois que la réponse est simple, et elle est la même que précédemment : on ne voit que de la « mauvaise » récupération. Autrement dit, on note bien quel est le risque horrible et dangereux de critiquer les représentant-e-s de l’ordre social établi, à savoir être (ou devenir) une espèce de puriste fanatique fou qui veut jeter la société entière à la poubelle. Mais on ne voit pas du tout quel est la pertinence ou le bénéfice politique à tenir une critique de ce genre (pourtant justifiée par la situation de Gotham, semble t-il…). C’est bien simple : si une personne se plaint de la « bureaucratie corrompue » dans la trilogie, on peut être sûr-e soit que c’est un psychopathe, soit qu’ille va le devenir, soit qu’ille va changer d’avis parce qu’ille se sera rendu compte que c’est mal d’avoir des pensées aussi impures…

Voici les exemples principaux que j’ai repéré :

-Dans le premier opus, Ra’s Al Ghul veut pousser Bruce Wayne, encore son élève à ce moment du film, à assassiner un homme ayant tué son voisin, dans le but de parfaire son « engagement envers la justice ». Bruce Wayne proteste en disant que « cet homme devrait être jugé », ce à quoi Ra’s Al Ghul répond « Par une foule de bureaucrates corrompu-e-s !! Les criminels se moquent des lois de la société, tu le sais mieux que personne ! »

La critique de la « bureaucratie » corrompue et privilégiée numéro 1  est donc portée par un fanatique adepte de la destruction des sociétés  « décadentes » et de l’assassinat de ses représentant-e-s et habitant-e-s. Youpi.

-Dans le second opus, Harvey Dent est très tatillon sur la corruption au point de se faire envoyer deux ou trois fois sur les roses par l’autre « héros », le commissaire Gordon (« si je ne travaillais pas avec des flics sur qui vous aviez enquêté en interne, je serai seul. Je n’ai pas l’ambition d’avoir l’air idéaliste, je fais du mieux que je peux avec ce que j’ai »). A la fin du film, cependant, bouleversé par la mort de sa compagne Rachel Dawse, Harvey Dent se met à massacrer les policiers corrompus sur qui il avait enquêté, et qui sont indirectement responsables de la mort de cette dernière. Bref, il pète complètement un câble. Voici les propos qu’il tient alors qu’il joue à pile ou face la mort du fils du commissaire Gordon, qu’il braque avec un revolver : « vous avez cru que l’on pouvait être des hommes honnêtes à une époque corrompue ! Eh bien vous aviez tort. Le monde est cruel. Et la seule moralité qui compte dans un monde cruel, c’est la chance. Impartiale. Equitable. Juste. »

La critique de la bureaucratie corrompue et privilégiée numéro 2 est donc portée par un homme qui, au lieu d’avoir le pragmatisme raisonnable d’un commissaire Gordon, finit par exploser complètement et par agir de façon irrationnelle au point d’assassiner les corrompu-e-s, les relations et la famille de celleux qu’il identifie comme tels.

Re-youpi.

Certes, Harvey Dent est complètement retourné par la mort de Rachel Dawse. Cela étant, si la mort de sa compagne le fragilise psychologiquement, son « pétage de plombs » dans le dernier tiers de The Dark Knight n’est pas  uniquement dû à son traumatisme mais est aussi clairement lié à son refus inconditionnel de la corruption. Autrement dit, je pense que sa folie finale n’est qu’une forme exagérée (ou une révélation éclatante) de la violence inhérente à ses convictions très (trop ?) tranchées dans les deux premiers tiers du film…

– Dans le troisième opus, Bane avant de tenter de détruire la ville, fomente une sorte de révolution, mettant probablement en lumière ce à quoi pourrait ressembler une critique radicale de la « bureaucratie corrompue », selon C. Nolan : les prisons sont ouvertes et elles sont pleines de fous dangereux qui vont assassiner tout le monde, les riches sont dépouillés de leurs biens et assassinés massivement par des tribunaux arbitraires, et chacun fait comme bon lui semble, c’est-à-dire pille et assassine.

La critique de la bureaucratie corrompue et privilégiée numéro 3 est donc portée par une sorte de fou sanguinaire pour qui critique de la corruption = massacre collectif. Re-re-youpi.

Mais à part ça, C. Nolan n’est pas conservateur, et sa trilogie non plus… Ce n’est pas de sa faute si tous les critiques de l’ordre social établi sont (ou deviennent) des psychopathes sanguinaires !

Il y a eu tout un débat à la sortie du troisième opus pour savoir si on pouvait accuser C. Nolan d’être conservateur parce que The Dark Knight Rises dénigrerait explicitement le mouvement Occupy Wall Street24  -ce dont il se défend dans ses interviews. Je n’ai pas d’opinion là-dessus et de toute façon, je pense que cela n’a pas une grande importance : la manière dont toute velléité de contestation sociale est systématiquement représentée (sur le mode « attention à ne pas être trop radical, regardez les horreurs que ça pourrait donner !! ») suffit, à mon sens, à se faire une idée du positionnement politique dans lequel baigne la trilogie…

Une exception notable à ce « deux poids deux mesures » pourrait être le personnage de Selina Kyle, alias Catwoman, qui dit à plusieurs reprises aimer le chaos, et qui critique assez vertement le richissime Bruce Wayne.

18'« Vous croyez que ça va pouvoir durer ? La tempête menace, M. Wayne. Fermez les écoutilles, vous et vos amis, parce que quand ça éclatera, vous vous demanderez comment vous avez cru pouvoir vous goinfrer et laisser picorer le reste d’entre nous… »

Catwoman a été, pour cette raison, mon personnage préféré de très loin, dans le troisième opus, lorsque je l’ai vu pour la première fois. C’est probablement pour cette raison que j’ai été amené à refaire le film dans ma tête pour oublier ce fait élémentaire, simple et difficilement contestable : elle change complètement d’avis au cours du film, et finit par se rallier à l’idée que l’ordre établi c’est quand même cool et la contestation de l’ordre social existant, c’est affreux25.

Plusieurs scènes suggèrent, de façon assez lourde, qu’elle revient progressivement à la Raison et à l’Ordre, et apprend ainsi à ne pas être aussi indomptable qu’au début du film :

18''Selina Kyle, révolutionnaire repentie, découvre que le gentil multimilliardaire Bruce Wayne vient de perdre la majeure partie de son immense fortune. Elle souffre beaucoup pour lui.

007Selina Kyle, pensive, médite sur les ravages produits par le renversement de l’ordre social établi.

Et au cas où les multiples plans fixes de quelques secondes sur le visage atterré de Selina Kyle / Catwoman n’auraient pas suffi, le film la montre en train de regretter ses propres propos susurrés insolemment à l’oreille de Bruce Wayne au début du film (« la tempête menace, M. Wayne »)

On la voit en effet entrer dans une maison dévastée avec son « amie », maison ayant vraisemblablement appartenu à une personne riche (Bane avait en effet appelé à prendre « le butin » des riches et à le « partager »). Selina Kyle, ramasse un cadre brisé par terre représentant une famille unie, et d’une voix triste, murmure : « c’était chez quelqu’un… »26. Eh oui, voilà ce qui arrive quand on ne fait pas attention à ce qu’on dit et qu’on se comporte comme une contestataire irresponsable : des familles brisées, des vies détruites, un équilibre harmonieux rompu à jamais…

18''''

18'''''Snif ! J’ai vu où ça mène d’avoir des idées stupides dans ce genre là ! Pourquoi  voulais-je que l’ordre social soit bouleversé alors qu’il n’était pas si mal en fin de compte ? Pourquoi ne me suis-je pas contenté de ce que j’avais ? Mais pourquoi étais-je si bête ???

Cette volte-face politique de Selina Kyle est affreusement claire, ce que personnellement, je trouve assez désespérant pour le personnage… En effet, pour résumer grossièrement,

-Selina Kyle finit par être terrassée par le charme de Bruce Wayne dont elle se moquait pourtant allègrement au début, et alors même qu’elle entretenait une relation très ambigüe avec son « amie » et colocataire (« amie » dont on n’entendra plus du tout parler par la suite, on ne saura même pas si elle est morte ou vivante à la fin du film !),

– et elle finit aussi par être (con)vaincue politiquement par Batman dont elle rejoindra globalement les vues, et auquel elle finira par s’allier.

La « domestication du chat » est ainsi complète27.

Les gentils gardiens de l’ordre juste et ses sympathiques privilégiés.

Par gardiens de l’ordre social établi, j’entends les mêmes que ceux qui sont à plusieurs reprises représentés comme corrompus : le monde politique, la justice, la police. Par privilégiés, je veux parler des riches.

Mon argumentation ici tient en peu de mots :

C. Nolan accorde aux gardiens28de l’ordre social établi et aux privilégiés le traitement qu’il refuse aux diaboliques et très méchants contestataires de ce même ordre : il les représente de façon nuancée. Il y a du bon et il y a du mauvais. Il y a des gens peu fréquentables et il y a des gens très bien. Donc surtout, ne généralisons pas car il y a toujours quelque chose de bon à sauver dans l’ordre établi…

Voilà tout.

Il est étrange que ce souci de finesse, de nuances et de non-généralisation soit si présent dès lors qu’il s’agit de représenter les gardiens de l’ordre social en vigueur et si absent dès lors qu’il s’agit de représenter les contestataires de cet ordre.

-Le monde politique.

Il y a du mauvais : il est souvent mentionné, en particulier dans le premier opus, que les représentant-e-s politiques sont corrompu-e-s ou du moins, qu’ils n’osent pas s’attaquer au crime.

MAIS

il y a du bon : Anthony Garcia, le maire de Gotham durant toute la trilogie, est représenté comme honnête, et soutient activement Harvey Dent dans sa volonté de combattre la pègre. Ce politicien intègre sera assassiné lors d’une explosion provoquée par Bane dans le troisième opus.

-La justice.

Il y a du mauvais : l’assassin des parents de Bruce Wayne se fait tuer par la pègre alors qu’il allait dénoncer quelques grands parrains corrompus à la justice. La responsabilité du juge (qui a réclamé des conditions d’audience telles qu’un assassin puisse se faufiler jusqu’à lui sans difficulté) est clairement soulignée, ainsi que ses liens avec la pègre.

MAIS

il y a du bon : Rachel Dawse ainsi que le procureur du premier opus Carl Finch (qui sera assassiné par la pègre) font partie des représentant-e-s de la justice apparemment incorruptibles. On peut aussi compter parmi ceux-là le procureur Harvey Dent, avant qu’il ne perde les pédales à la fin du second opus.

-La police.

Il y a du mauvais : les policiers sont corrompus. Le commissaire Gordon le mentionne quelquefois lui-même, et ce sont par ailleurs des policiers corrompus qui causeront indirectement la mort de Rachel Dawse et la défiguration d’Harvey Dent.

MAIS

il y a du bon : le commissaire Gordon dans toute la trilogie et le jeune John Blake dans le troisième opus, sont des représentants exemplaires de la police, dévoués et combatifs…

Cela va même beaucoup plus loin dans le troisième opus puisque la totalité de l’institution policière est représentée comme défendant, au péril de sa vie, la sécurité de la ville contre la folie meurtrière de Bane et de ses acolytes. On les voit tous bien en rang et silencieux comme une procession religieuse avant de se jeter héroïquement dans la bataille pour l’ordre juste de la Nation29.

19L’ordre juste de la Nation va mal. Personne ne respecte plus rien. Bane et ses milices déchaînent le peuple avide de vengeance aveugle. Les vraies valeurs sont contestées.

20

21

22Heureusement, la police est là pour nous protéger. Elle est le rempart ultime contre la barbarie.

Cette scène peut être considérée comme l’apothéose du troisième opus. La police se bat contre les milices de Bane, et Batman se bat contre Bane. Les deux armées s’affrontent, ainsi que leurs deux leaders. Le bien contre le mal.

J’avoue au passage que la grandiloquence ampoulée de cette scène me laisse un peu sans voix.

La police est ici représentée sous la forme de cette armée héroïque pleine d’abnégation uniquement au service de la Patrie, de l’ordre et de la paix sociale. Choisir de peindre la police de façon aussi incroyablement bienveillante, cette police qui passe son temps à arrêter les Afro-Américain-e-s considéré-e-s comme a priori suspect-e-s30 et qui assassine des noir-e-s impunément aux Etats-Unis31, me semble tellement gonflé que je préfère en rire…

Mais après tout, C. Nolan fait les choix politiques qu’il veut dans ses films, et s’il préfère représenter la police de façon aussi apologétique, ça le regarde. S’il préfère représenter la police comme une armée de serviteurs silencieux et dévoués de l’harmonie sociale et les citoyen-ne-s lambda comme des affamé-e-s de sang prêt-e-s à assassiner tout le monde dès que le premier fanatique venu leur dit de le faire à la télévision, ça le regarde.

23

24Le peuple laissé à lui-même détruit tout et fait souffrir de pauvres papys innocents en peignoir.

Mais si ça, c’est subtil et politiquement neutre, moi je suis la reine d’Angleterre.

-Les riches.

Il y a du mauvais : certaines personnes riches ont des comportements répréhensibles. C’est ce qui est mis en lumière indirectement par le personnage que joue Bruce Wayne : afin de ne pas attirer l’attention sur sa double identité, Bruce Wayne se comporte comme un multimilliardaire excentrique assez insupportable, achetant toutes les places d’un célèbre ballet pour lui seul, achetant des hôtels luxueux comme bon lui semble, et se baladant en hélicoptère pour ses déplacements quotidiens. Par ailleurs une tirade de Bruce Wayne dans le premier opus s’apparente à une critique des riches (qu’il se force à fréquenter pour sa « couverture »). Organisant une soirée très chic chez lui, Bruce Wayne constate que Ra’s Al Ghul se trouve parmi les invités et s’apprête à brûler sa maison. Voulant faire sortir les invités sans attirer l’attention, Bruce Wayne fait semblant d’être ivre et leur tient le propos suivant :

– « Je voulais tous vous remercier d’être venu m’aider à vider mes bouteilles. Non c’est vrai, quand on s’appelle Wayne, on peut être sûr qu’on ne manquera jamais de quelques pique-assiettes dans votre genre pour remplir sa belle demeure ! Alors à la vôtre messieurs dames! A la vôtre, bande de frimeurs, bande d’hypocrites, cireurs de pompes obséquieux au sourire commercial ! Pitié, fichez-moi la paix ! Pitié sortez !! »

AAAJe ne veux pas faire mon parano, mais vu le nombre ridiculement faible de femmes qui apparaissent dans la trilogie, je suis très étonné d’en voir autant parmi les personnes richissimes, frivoles, « décadentes », « hypocrites » « au sourire commercial », que Bruce Wayne est censé détester pour leur superficialité…

Ca doit être une coïncidence…

Bien que dans le contexte du film, cette tirade soit dictée par la volonté de Bruce Wayne de sauver la vie à ses invités, elle contient des critiques réelles. C’est ce que souligne C. Nolan dans une interview32 où il insiste sur le fait que le « play-boy décadent » que « joue Bruce Wayne » et le petit monologue cité précédemment, ont été pensés comme une critique réelle des mœurs et des excès des riches. En tout cas, le but était que transparaisse dans le jeu de Christian Bale (l’acteur de Bruce Wayne/Batman) l’idée qu’il rejette réellement cet univers et cet entre-soi des riches avec ses excès, son hypocrisie et sa vénalité.

Il y a même du très mauvais  : comme indiqué à la note 18, il y a UNE SCENE UNIQUE où le propos d’un des méchants estrepris par des personnage classés comme gentils. C’est dans le troisième opus. Bane braque la Bourse de Wall Street en piratant les données de tous ceux qui sont en bourse. Un trader veut l’empêcher d’entrer et lui dit « A la Bourse, il n’y a pas d’argent à voler ». Réponse de Bane : « Ah vraiment ? Et pourquoi êtes-vous ici alors ? ».

Au même moment, à l’extérieur, un employé de Wall Street essaye de convaincre la police d’intervenir mais le commissaire John Foley refuse. On a alors le dialogue suivant :

-« Intervenez ! »

-« Votre argent vaut pas mes hommes. »

– « C’est l’argent de tout le monde !! »

– (Un autre policier réplique:) « Ah oui ? Le mien est sous mon matelas. »

25Les traders font n’importe quoi avec les investissements qu’ils mettent en bourse

26Installés dans leur luxe illégitime, les apprentis-sorciers de la finance se fichent des autres et profitent de leurs privilèges.

27

28

Bane réplique à un trader.

29

30Le commissaire Foley refuse d’apporter son aide pour sauver des fonds qu’il juge acquis de façon illégitime.

Bon. Force est de constater que pendant 30 secondes, le propos du méchant (à savoir les traders jouent avec de l’argent et font du profit d’une façon illégitime qui s’apparente à du vol de l’argent des citoyen-ne-s lambda) est corroboré par un personnage gentil (le commissaire de police) et un anonyme classé du côté des gentils, qui affichent clairement leur désintérêt vis-à-vis de l’argent mis en bourse à Wall Street.

C’est plutôt léger comme discours (on sent juste une espèce de ras-le-bol général mais pas de réflexion très élaborée comme on peut en trouver sur d’autres sujets33) mais il faut bien remarquer que cette scène, aussi rapide soit-elle, existe : un aspect de l’ordre social existant est critiqué et la critique n’est pas remise en question, retournée, amendée ou discréditée dans la suite du film.

À ma connaissance, c’est la seule fois dans la trilogie où cela se produit.

MAIS

heureusement, il y a du très bon : Il y a des mauvais riches, c’est indéniable. Mais il y en a aussi de très bons. Les bons riches savent que leur fonction est de faire fonctionner la société en mettant leur argent au service des démuni-e-s, et la société sait qu’elle peut compter sur les bons riches dont la philanthropie nous fait voir à quel point nous sommes content-e-s qu’illes existent.

-Le père de Bruce Wayne était chef d’une entreprise à laquelle il a donné son nom et qui a causé sa fortune. Les contours de cette entreprise ne sont pas réellement définis  mais on comprend vaguement qu’elle fabrique et exporte un grand nombre d’appareils très sophistiqués, en particulier des équipements militaires34, partout dans le monde.

Les parents de Bruce Wayne (et en particulier le père) représentent l’archétype des « bons riches » nécessaires à la société. Il est en effet mentionné à plusieurs reprises que la ville de Gotham ne se porte bien que grâce à leurs investissements adéquats et à leur paternalisme bienveillant. L’État peut aller se coucher, les gentils riches veillent au confort de la ville grâce à leur générosité.

C’est ce que montre l’échange suivant entre Bruce Wayne enfant et son père au tout début du premier opus, tous trois35 installés dans un train qui sillonne la ville :

– « C’est toi Papa qui a construit ce train ? »

– « Oui. Gotham a beaucoup aidé notre famille. Et cette ville souffre. Des personnes moins chanceuses que nous vivent dans un dénuement presque complet. Alors nous avons construit un nouveau système de transports publics, peu onéreux, afin d’unifier la ville avec en son centre la Tour Wayne »

– « C’est là-bas que tu travailles ? »

– « Non. Je travaille à l’hôpital. J’ai confié la direction de notre entreprise à des hommes bien meilleurs. »

– « Meilleurs ? »

– « Disons, plus intéressés que moi. »

newbat19La touchante générosité d’un richissime patron de multinationale.

newbat20Dans le monde de C. Nolan, les riches remplacent les services publics et entreprennent de sauver leur ville parce qu’ils sont généreux.

De même, les bénéfices réalisés par l’entreprise Wayne (qui, je le rappelle, sont très probablement des bénéfices militaires) servent dans le troisième film à financer un orphelinat. Quelle touchante attention : sauver des petits enfants grâce au bénéfice de vente d’armes et d’avions à l’US army.

A la fin du troisième film, c’est directement son propre manoir, ayant appartenu auparavant à ses parents, que Bruce Wayne lègue aux enfants orphelins de la ville de Gotham.

33« Foyer pour enfants ‘Martha et Thomas Wayne’ :Cette pancarte est érigée en reconnaissance de ceux dont l’idéalisme, la générosité et les efforts ont fait de ce lieu un paradis renommé pour les jeunes orphelins. »

On l’aura compris, les riches représentent le bon aspect de l’économie, ce qui est explicitement souligné par Ra’s Al Ghul dans Batman Begins.

En effet, celui-ci indique que La Ligue des Ombres (l’organisation secrète qu’il dirige) sévit depuis des siècles pour punir les civilisations lorsqu’elles deviennent décadentes. Pour ce faire, cette Ligue utilise des armes particulières pour tester/révéler le degré de « corruption morale » des sociétés. Ra’s Al Ghul apprend alors à Bruce Wayne que la Ligue a déjà tenté de détruire Gotham mais qu’elle a échoué.

Voici ce que dit Ra’s Al Ghul :

– « Avec Gotham, nous avons essayé une nouvelle arme : l’économie. Mais nous avions sous-estimé certains de ses habitants. Tels tes parents. Abattus par un de ces individus qu’ils essayaient d’aider… »

C’est donc transparent : l’économie est une arme qui, dès lors qu’elle est mise aux mains de riches philanthropes, devient un outil au service du bien de la société. Et dire que certain-e-s apprécient très moyennement les riches alors qu’on y trouve tant d’idéalistes désintéressés qui essayent d’aider la société… Quel scandale.

S’il y a donc des comportements individuels de riches qu’il est de bon ton de stigmatiser, l’existence de personnes immensément riches dans une société représente aussi un réel bonheur : illes peuvent laisser libre cours à leur philanthropie merveilleuse, sans que l’on ait par ailleurs à s’interroger sur la manière dont illes réalisent leurs généreux investissements ou sur la provenance de leur argent36.

Synthétisons donc tout cela en deux phrases :

Les contestataires de l’ordre établi ne se rendent pas compte, aveuglé-e-s par leur hargne caricaturale, qu’il y a toujours des situations et des personnes réjouissantes dans la société telle qu’elle est, et que ce serait vraiment bête de vouloir y changer quoi que ce soit.

C’est pour cela que le héros incroyablement supérieur à la foule « apathique » a pour mission de protéger l’Ordre social existant contre les dangereux destructeurs qui veulent tout casser.

Voilà, en version rapide, le propos politique du Batman réalisé par C. Nolan.

7h de film , des kilotonnes d’effets spéciaux, 585 millions de dollars de budget : tout ça pour servir un propos politique aussi basiquement conservateur.

Heureusement que C. Nolan n’a pas fait un film politiquement complexe et ambigu, sinon on aurait eu droit à un film de 48h qui aurait absorbé le PIB des États-Unis…

Thomas J

[Le second volet de cet article, à lire ici.]

1 C’est en gros ce qu’il explique dans le passage suivant de cette interview datant de novembre 2012 (http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundashttp://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundashttp://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas)

[Question] It was interesting to see the spectrum of reactions to The Dark Knight Rises, with some arguing that it was a sort of a neoconservative or very right-wing film and others seeing it as being a radical leftist film. And one of the things the film seems to be talking about is how easily the political rhetoric of one extreme can be co-opted by the complete opposite extreme.

[Réponse de C. Nolan] All of these different interpretations are possible. What was surprising to me is how many pundits would write about their political interpretation of the film and not understand that any one political interpretation necessarily involved ignoring huge chunks of the film. And it made me feel good about where we had positioned the film, because it’s not intended to be politically specific. It would be absurd to try to make a politically specific film about this subject matter, where you’re actually trying to pull the shackles off everyday life and go to a more frightening place where anything is possible. You’re off the conventional political spectrum, so it’s very subject to interpretation and misinterpretation.

2J’exclus les représentants de la pègre qui sont interchangeables et ne servent pratiquement qu’à se faire taper dessus par Batman, et le docteur Jonathan Crane (alias l’Epouvantail) qui est un méchant secondaire dans le premier opus et n’apparaît que très brièvement dans les deux suivants. Par ailleurs, Miranda Tate alias Talia Al Ghul est au sens strict la méchante principale du troisième film, mais c’est Bane qui est au centre des attentions, qui monopolise la parole et qui explique les raisons pour lesquelles Gotham doit être détruite selon lui. Talia s’avère être, au vu du rebondissement final, le cerveau véritable et celle qui guidait Bane, mais du point de vue du film proprement dit, elle ne joue un rôle de méchante que durant 10 minutes à la toute fin, et ne dit rien de très nouveau durant ce court laps de temps.

3Ce premier opus et à mon sens un des plus importants. C’est en effet celui où les motivations de Batman sont les plus clairement décrites, et par ailleurs, l’intrigue du troisième opus est globalement une reprise du premier.

4Ras’ Al Ghul précise les raisons de ce voyage deux fois : « votre but est d’explorer la confrérie des criminels » (4’25) et «tu as parcouru le monde pour comprendre la mentalité criminelle et vaincre tes peurs » (32’17). Par ailleurs, lors d’un échange houleux avec Falcone le chef de la mafia de Gotham au début du film, ce dernier lui assène qu’il ne comprendra jamais « le désespoir » et plus généralement le monde des criminels (« c’est un monde que tu comprendras jamais, et ce que tu comprends pas, t’en auras toujours la trouille. ») Il semble que ce soit cette discussion qui déclenche son voyage autour du monde.

5Qui utilise le pseudonyme « Ducard » durant la majorité du film, jusqu’à 1h45.

7 Gordon en sera dissuadé pour des raisons de sécurité par son collègue policier, le jeune John Blake, qui lui dit qu’il se fera tuer s’il prend le risque de parler à la télévision.

8Je ne les ai pas tous vus donc je peux me planter, mais ça m’étonnerait beaucoup…

11Le fait qu’il ait hérité de plusieurs milliards de dollars à la naissance grâce à l’entreprise de son père lui sert directement dans sa lutte contre le crime  mais bizarrement, les trois films s’attachent à des qualités plus « démocratiques » (comme la volonté, la détermination, l’intégrité) faisant qu’en théorie, « Batman peut être n’importe qui »… Ce sont évidemment des foutaises, Batman ayant visiblement besoin d’être riche (ou aidé par un riche, comme John Blake à la fin du dernier opus qui sera vraisemblablement « parrainé » par Bruce Wayne) pour se procurer tous ses gadgets, protections et véhicules. Mais apparemment, les films présentent ce bobard de façon sérieuse…

12Il est souvent dit dans la trilogie que Batman « n’est pas un héros », ou même qu’il serait « un simple citoyen [qui] défend sa ville » (c’est ainsi qu’Harvey Dent le qualifie au début de The Dark Knight)

13Par exemple, dans cette interview accordée au Guardian pour la sortie de Batman Begins, où C. Nolan insiste sur la dimension « réaliste » et « humaine » de Batman par opposition au caractère « divin » de Superman : http://www.guardian.co.uk/film/2005/jun/15/features.features11

14Est-ce parce que C. Nolan n’assume pas le propos politique sous-jacent de son film de héros (la masse d’un côté / les héros magnifiques de l’autre) ? A moins qu’il ait vraiment essayé d’infléchir cette dimension (par exemple, en invitant à dissocier la figure de Batman de Bruce Wayne), mais sans y parvenir jusqu’au bout ? Ou peut-être est-il tout simplement hypocrite pour des raisons commerciales (ce qui, personnellement, est mon avis…) ?

15Il y a aussi une question que je n’ai pas abordé, mais qui me semble aller dans le sens de mon argumentation. Dans la trilogie, seules les 3 personnes mentionnées précédemment sont qualifiées explicitement de « héros » : Batman bien entendu, Harvey Dent et le commissaire Gordon (au début du troisième opus : « un héros de guerre »). Honnêtement, mis à part la chauve-souris ninja  multimilliardaire qui vole de toit en toit, qui est un cas  un peu particulier, je ne vois vraiment pas la différence flagrante entre les deux derniers « héros » et Rachel Dawes, l’assistante du procureur dans les deux premiers opus qui montre autant de détermination qu’Harvey Dent dans le combat contre le crime, et qui n’est pas un personnage secondaire. Cela me semble indiquer aussi que « n’importe qui » , apparemment, ne peut pas être qualifié de « héros » : il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté, de combattre le crime, ou de prendre des risques pour sa vie, mais il faut aussi être un mec, un vrai, un dur…

16 « With my co-writers David Goyer and my brother [Jonathan Nolan], we decided early on that the greatest villains in movies, the people who most get under our skin, are the people who speak the truth. So with Ra’s Al Ghul, we wanted everything he said to be true in some way. So, he’s looking at the world from a very honest perspective that he truly believes. And we applied the same thing to The Joker and Bane in the third one. Everything they say is sincere. » http://filmcomment.com/article/cinematic-faith-christopher-nolan-scott-foundas

18A UNE exception près, de 30 secondes en près de 7h de film. J’y reviendrai plus bas dans le petit paragraphe parlant des riches.

19 A savoir l’idée que ce qui nous arrive est dû à notre mérite, à notre travail, à notre volonté, et à rien d’autre, et que si on se bat très fort pour réussir, on réussira.

20Probablement celle à laquelle se rattacherait le plus C. Nolan -si l’on suppose bien sûr que ce dernier a été honnête dans ses réponses à FilmComment -interview citée à la note 17.

21Menace qui prend donc la forme suivante : attention ! La critique sociale peut avoir des effets néfastes, briser l’harmonie merveilleuse de la société guidée par les bons leaders et faire que les gens s’entretuent !!

22Ra’s Al Ghul parle par exemple dans le premier opus de la « corruption humaine » qu’il combat, le terme de « corruption » prenant alors un sens moral.

23Par exemple, à 28’50, Falcone le chef de la mafia lance à Bruce Wayne venu lui parler dans son restaurant privé : « regarde autour de toi. Y’a deux conseillers, un représentant du syndicat, un couple de flics en civil et un juge. » [sous-entendu : tous corrompu-e-s].

25Je remercie Julie G. d’avoir attiré mon attention sur le retournement politique du personnage de Selina Kyle. En effet, alors que j’avais largement entamé cet article et que j’étais donc censé très bien connaître ce film que j’avais déjà visionné plusieurs fois, j’ai systématiquement effacé de ma mémoire les scènes où Selina Kyle boude et regrette que l’ordre social établi se soit effondré, comme si je ne voulais pas me souvenir de ces scènes qui vont à l’encontre de la vision que je m’étais faite de ce personnage… C’est vraiment un phénomène hallucinant ! Mais je crois que ça en dit long sur le fait que réaliser une lecture totalement « neutre » et « objective» de quoi que ce soit reste un idéal ou une illusion… Par exemple  pour Catwoman, ici, j’ai bien senti que le film n’était pas DU TOUT sur la même longueur d’onde politique que moi mais j’ai quand même tenté, plus ou moins inconsciemment, de sauver les éléments qui me déplaisaient le moins et de tourner le film à ma sauce…

26« It was someone home…». Toute cette scène commence à peu près à 1h41 et 40 secondes.

27L’expression est de Julie G. Pour un traitement plus exhaustif du personnage de Selina Kyle / Catwoman, cf la dernière section de son article intitulé « Catwoman ou la domestication du chat ».

28 Ce serait un peu de la triche de féminiser tous les noms dans cet article car comme le montre très bien l’article de Julie G., il n’y a presque pas de femmes dans le monde de C. Nolan…

29Il y a en effet durant cette séquence quelques plans sur des drapeaux états-uniens lacérés, probablement par Bane et ses acolytes. En alternance avec ses plans là, on voit la police s’avancer, fière et déterminée, pour rétablir l’ordre dans la société. La représentation positive de l’ordre social traditionnel et de ses représentants (d’autant plus positive que les contestataires de l’ordre sont caricaturaux…) est à mon avis clairement liée à une apologie de la Nation, qui sait se défendre contre ses ennemis.

33Si je précise ça, c’est parce que la trilogie philosophe par ailleurs très profondément sur la nécessité de la justice, de l’harmonie, de la paix sociale, de la sécurité, de l’ordre…

34Ce sont ces équipements qui serviront à Bruce Wayne pour son costume, sa voiture, sa moto, son avion de justicier et tous ses gadgets high-tech.

35 « Tous trois », parce que la mère est aussi à côté d’eux pendant qu’ils discutent (mais comme indiqué dans l’article de Julie G., la mère, on s’en fout complètement).