Auteur: Camille Rougier


Quelques réflexions sur Django Unchained

Django-unchained-cobb

Je sais que le film suscite de nombreux débats, notamment outre-Atlantique. Je n’ai pas lu ce qui s’est déjà dit, donc peut-être que ces réflexions ne vont que mal dire ce que d’autres ont mieux dit. Mais tant pis, je tente quand même…

Déjà, avant même de parler des représentations que le film véhicule, c’est l’esprit dans lequel le film développe son propos qui me semble pouvoir être questionné. Une scène synthétise peut-être la posture de Tarantino par rapport à son sujet. Il s’agit du moment, au début du film, où le docteur Schultz (Christoph Waltz) explique à Django (Jamie Foxx) pourquoi il l’a libéré, et quel usage il compte faire de lui. Il lui dit en gros : « d’un côté, je suis contre l’esclavage, mais en même temps j’ai besoin de toi donc ça m’arrange bien que tu sois mon esclave. Donc je vais utiliser pour un moment l’esclavage à mon avantage. Cela dit, je me sens coupable… ». Evidemment, le « je me sens coupable » sonne un peu hypocrite dans la bouche de Schultz, qui est présenté comme un personnage assez cynique au début du film. A partir de là, Django aidera Schultz à accomplir son projet, puis les deux compères deviendront amis, et c’est le docteur qui aidera ensuite Django à retrouver sa femme.

Or j’ai l’impression que la position du docteur ici ressemble un peu à celle de Tarantino par rapport à l’esclavage. En gros : « d’un côté je suis contre l’esclavage, mais en même temps j’ai bien envie de m’en servir comme d’un décor pour mon film, et du coup ça m’arrange bien d’être un blanc/dominant qui a l’opportunité politico-économique de faire un gros film de divertissement sur les noirs de mon point de vue de blanc. Cela dit, je me sens coupable… ».

Alors je ne dis pas ici que parce que Tarantino est blanc, son film sera automatiquement raciste, et inversement que s’il était noir son film le serait moins. Mais à mon avis, il y a quand même un peu plus de chance que dans le cas échéant, le point de vue et les représentations qui en sortiraient soient légèrement différents.  Et je ne dis pas non plus que les noir-e-s n’ont aucune possibilité d’être dans la position politico-économique de pouvoir faire un film aussi diffusés que Django. Mais de fait, les réalisateurs blancs (et mâles) sont beaucoup plus nombreux que les non-blancs (et femmes), ce qui n’est pas un hasard mais évidemment le résultat de siècles de domination.

Pour revenir à Tarantino, celui-ci fait donc un film ayant pour personnage central un noir et se déroulant dans un contexte esclavagiste, mais de son point de vue de blanc (ce qui a à mon avis des conséquences concrètes sur les représentations véhiculées par le film, comme je vais l’expliquer plus loin). Il utilise donc en quelque sorte son statut de blanc/dominant (qui lui donne la possibilité de faire ce film). Plus ou moins conscient de ce problème dans lequel il est pris, il prend bien soin de finir sur la victoire incontestée du noir sur les blancs, en se faisant même tuer lui-même (en tant qu’acteur) par le héros noir dans le film, de la même manière que Schultz meure par dégoût viscéral de l’esclavage après avoir utilisé Django.

Sauf que ces détails n’empêchent pas à mon avis le film d’être plus que critiquable politiquement, à beaucoup d’égards.

La première chose qui me gêne, c’est la relation entre Schultz et Django. Au début, Django n’est rien. Schultz l’affranchit et l’éduque, en lui apprenant à tirer au revolver, mais surtout en l’initiant à la grande culture et en lui apprenant à parler. La différence est grande entre le Django du début qui peine à aligner 3 mots, et celui de la fin qui discourt élégamment avant de tuer Stephen (Samuel L. Jackson). L’émancipation passe donc par le blanc. Lui seul permet au noir d’acquérir les moyens de sortir de sa condition de dominé. Ce schéma me semble éminemment problématique dans la mesure où il assigne les noirs à une dépendance vis-à-vis des blancs jusque dans leur émancipation. Quand on pense qu’il est mobilisé par un blanc (Tarantino), j’ai du mal à ne pas y voir la réactivation d’un bon vieux fantasme de domination, puisque le blanc se fantasme indispensable aux noirs et pouvant seul leur permettre de conquérir leur liberté.

Le deuxième point qui me pose problème est le personnage de Stephen, le serviteur noir zélé du grand méchant blanc. Parce qu’au final, le méchant le plus terrifiant n’est pas Calvin J. Candie (Leonardo di Caprio), mais bien Stephen. C’est lui qui démasque Django lorsque celui-ci vient libérer sa femme, et c’est entre Django et lui qu’a lieu le duel final. Alors je ne dis pas que des personnes comme Stephen n’ont pas existées historiquement, et qu’être noir et servir à la fois la cause des dominants est impossible. Mais faire d’un noir le grand méchant du film me semble tout de même assez problématique. En effet, quand on regarde bien comment se résout le film, on a deux affrontements majeurs : celui entre Schultz et Candie, et celui entre Django et Stephen. C’est-à-dire un duel entre blancs, puis un entre noirs, avec dans les deux cas un défenseur de l’esclavage et un opposant. Du coup, la dimension « raciale » de l’oppression se dilue. L’esclavage ce n’est plus vraiment les blancs qui exploitent les noirs, mais les pro-esclavagisme contre les anti-esclavagisme (qu’ils soient blancs ou noirs). Et en faisant du duel final, un duel noir VS noir, j’ai l’impression qu’on laisse planer l’idée que l’esclavagisme pourrait être au fond en dernier lieu un problème que les noirs auraient à régler entre eux, et qui ne concernerait les blancs que de manière périphérique. Alors évidemment, je caricature ici, car les blancs sont omniprésents pendant tout le film, et Django en allume un bon paquet. Mais cette figure de noir diabolique comme ennemi ultime me semble tout de même assez nauséabonde.

Autre point : le fait de faire de Django une exception. L’idée de l’exceptionnalité de Django vient au départ de Candie qui avance la thèse selon laquelle que parmi la masse des « nègres » inférieurs il existerait des exceptions, quelques « nègres » capables de s’élever à un niveau supérieur, « un nègre sur 10000 ». Django reprendra cette idée à la fin lorsqu’il achèvera Stephen, en disant qu’il est « le nègre sur 10000 ». Les noir-e-s ne s’émancipent pas ensembles contre l’oppression qu’illes subissent en tant que groupe. Mais un seul, un être exceptionnel, au-dessus de la masse, se révolte face à cette oppression. La seule possibilité de révolte que le film entrevoit (mais ne montre jamais) est donc celle menée par un leader charismatique, au-dessus de la masse des dominés, et qui est au-dessus d’eux parce qu’il a été en contact avec les dominants (ici Schultz le blanc) qui lui ont permis de s’élever à ce niveau supérieur. A la fin, lorsqu’il repart chercher sa femme et délivre au passage 3 esclaves noirs, l’un d’entre eux le regarde avec admiration et émotion, comme une sorte de messie (avec la musique lyrique qui va avec). Il reconnaît ainsi en lui un être supérieur, et donc un potentiel leader. Ce schéma réactive donc à la fois le fantasme de domination raciste dont j’ai parlé plus haut, avec en plus un hyper-individualisme incapable d’envisager un acte extraordinaire autrement que comme l’œuvre d’un individu exceptionnel au-dessus de la masse (qui est du coup nécessairement pensée comme inférieure).

Par ailleurs, le choix d’intégrer au scénario des combats de mandingues permet au film de jouer à fond sur l’imagerie raciste du gros noir balèze réduit à son corps. Que de tels combats de noirs organisés par des blancs aient existé n’est pas le problème ici. Le problème c’est que du coup, les noirs autres que le héros sont tous présentés comme des armoires à glace impressionnantes. A plusieurs reprises, des plans nous montrent au ralenti les noirs révéler leur musculature impressionnante (comme dans la première scène avec le héros par exemple). On ne sort donc jamais du point de vue des blancs. Jamais on ne voit des noirs parler entre eux ensembles, ni un embryon de leur culture (la culture mentionnée dans le film étant toujours blanche). On peut donc du coup se demander si le film donne les moyens de s’opposer aux stéréotypes qu’il véhicule, et s’il adopte à un moment un « point de vue noir ». A mon avis, la réponse est clairement non.

On pourrait parler aussi des autres représentations que le film véhicule, celle qu’il propose des femmes par exemple. Car je n’ai pas l’impression que le film fasse le lien entre les oppressions, alors qu’il serait facile (et intelligent) de faire des parallèles. Il met donc en scène une certaine émancipation en ne remettant pas en cause d’autres formes de dominations qu’il présente sans questionner. Par exemple, la femme de Django (une des très rares femmes du film). Son rôle se résume grosso modo à celui de récompense pour le héros. Elle est la princesse qu’il faut aller délivrer des méchants, et reste bien passive jusqu’au bout (notamment lorsque Django va flinguer tout le monde à la fin, elle l’attend gentiment sur son cheval). A part ça, elle sert à tomber dans les pommes quand son phallus apparaît pour la délivrer, et à être en constante admiration devant lui, à tel point qu’elle grille du coup Django et Schultz qui ne sont pas loin de mourir par sa faute (la pauvresse d’arrivait à cacher ses émotions, normal pour une femme…). La spécificité de l’exploitation qu’elle a subit elle en tant que femme n’intéresse pas le film, et elle n’est pas non plus l’actrice de son émancipation en tant que noire, puisque ce sont Schultz et Django qui s’en chargent (je ne parle même pas de son émancipation en tant que femme…).[1]

Il y aurait sûrement beaucoup d’autres points à aborder, je n’ai fait qu’esquisser l’analyse de certains aspects du film auxquels il me semble intéressant de réfléchir. Mais, en plus des critiques éventuelles sur ce que je dis, je suis aussi évidemment preneur si certain-e-s ont des idées concernant d’autres points du film.

Camille


[1] On pourrait aussi parler de la représentation des animaux, notamment avec le passage à la fin où Django fait accomplir à son cheval des tours pour impressionner sa belle. Jamais ne lui effleure l’esprit le fait qu’il pourrait être en train de reproduire avec l’animal des comportements de dominants analogues à ceux qu’il a subi, et dont il est si heureux de se libérer. De ça, Django n’en a jamais conscience, et le film non plus visiblement, puisqu’il nous invite à trouver ce passage « cool ».

Daybreakers (2010) : Le capitalisme, c’est la mort

Parce qu’il est un film de genre lorgnant vers la série B, Daybreakers a été globalement ignoré par les critiques autorisés, qui n’ont le plus souvent que mépris pour ce qu’ils considèrent comme du cinéma de divertissement bassement commercial[1]. Or cette œuvre est pourtant loin d’être sans intérêt, du moins pour qui est un tant soit peu sensible au sens politique et social des films, c’est-à-dire tout simplement à ce qu’ils racontent.

Sorti en 2010, dans une période de crise prolongée du capitalisme mondialisé[2], le film réinvestit de manière assez originale et cohérente la mythologie du vampire pour lui faire servir un propos résolument anticapitaliste. Ici, les vampires ne sont plus les membres d’une aristocratie finissante, mais les incarnations d’un capitalisme vampirisant le sang du peuple, et voué à périr de ses contradictions…

Le capitalisme comme système d’exploitation vampirique

Daybreakers dresse un portrait sans concession du capitalisme. Ce dernier y est montré sans ambiguïté comme un système fondé sur l’exploitation massive des corps humains, une sorte de gigantesque entreprise vampirique se nourrissant du sang du peuple. Dans sa tour d’ivoire, l’immonde patron d’une société d’hématologie contemple son œuvre : des centaines de corps humains entreposés pour être vidés de leur sang jusqu’à la dernière goutte.

 L’exploitation rationnelle des corps et du sang du peuple

Parce que sa volonté d’extension illimitée se heurte aux limites d’un monde fini (ici parce qu’il n’y a bientôt plus assez de sang humain pour nourrir les vampires), ce système d’exploitation est voué à mourir. Alors qu’ils se croyaient immortels, les vampires capitalistes découvrent avec effroi qu’ils ont besoin pour survivre de ceux/celles dont ils organisent l’extermination. Leur véritable nature apparaît alors : ils ne sont pas une race d’être supérieurs, mais seulement une armée des ténèbres ne faisant que répandre la mort autour d’eux. Toute la première partie du film décrit ainsi le capitalisme comme un système mortifère miné par des contradictions insolubles, et donc voué à l’autodestruction.

Loin de se contenter de répandre la mort autour de lui, ce système produit aussi ses propres monstres. Lorsqu’ils sont privés de sang humain pendant trop longtemps, les vampires entrent en effet dans un processus de lente décrépitude les menant jusqu’à la mort. Ceux qui tentent de se nourrir de leur propre sang se transforment quant à eux en monstres, les « subsides », créatures aux allures de chauves-souris, assoiffées de sang, et se nourrissant d’autres vampires. Dans les souterrains glauques du métro, les journaux télévisés informent ainsi la population de l’évolution de la « crise des subsides » (dont le nom fait volontairement écho à la « crise des subprimes » qui a touché la société états-unienne quelques années plus tôt[3]).

Le « subside », rejeton ultime d’un système malade et mortifère

En nous montrant le pouvoir capitaliste cherchant à exterminer cette classe de monstres qu’il a lui-même produits (et qui évoquent un peu des sans-abris abandonnés par la société), le film dénonce clairement la logique répressive par laquelle nos sociétés capitalistes prétendent résoudre les problèmes qu’elles ont créés : à coup de matraques et de peines de prison…

Solidaires, les pouvoirs économique, scientifique et militaire organisent ainsi la pénurie et l’exploitation des corps. Alors qu’il semble au départ poursuivre un but possiblement philanthropique en dirigeant des recherches pour découvrir un substitut au sang humain, le patron de l’entreprise d’hématologie apparaît très rapidement comme uniquement préoccupé par le profit. S’il recherche un substitut au sang, ce n’est pas pour mettre fin à l’exploitation des humains, mais avant tout pour obtenir le monopole d’un produit bientôt vital grâce auquel il pourra continuer de s’enrichir. La recherche scientifique est donc ici entièrement subordonnée au pouvoir économique, et apparaît comme partie prenante de cette logique de mort et d’exploitation des corps (cf. la scène d’expérimentation sur un cobaye vampire qui se termine en véritable boucherie).

 La science à l’œuvre

De son côté, l’armée est aussi instrumentalisée par le capital, capturant les humains pour que leur sang serve de nourriture aux vampires, neutralisant les mouvements de révolte, et nettoyant la ville de la misère produite par le capitalisme.

 La police au travail

La société à laquelle donne naissance le mode de production capitaliste n’est guère plus attrayante. Univers glacé uniquement éclairé par la lumière des néons (les vampires ne supportent pas la lumière du soleil), la ville est un lieu sans vie où les vampires ne semblent se rendre que pour travailler. Les banlieues sont elles aussi complètement déshumanisées, constituées d’interminables pavillons tous identiques et ultra-sécurisés.

 Le cauchemar pavillonnaire

Ce monde froid et sans vie est d’ailleurs significativement opposé dans le film à la nature où se réfugient les humain-e-s pour organiser leur rébellion face au système qui veut leur mort[4].

Le capitalisme blanc patriarcal

Pour compléter le tableau, le capitalisme est clairement associé dans le film au pouvoir patriarcal et blanc. Les trois représentants des pouvoirs économique, militaire et scientifique sont des hommes blancs, et le peu de femmes que l’on voit dans les scènes se déroulant dans le monde des vampires ont des positions subordonnées. A l’inverse, les femmes (ainsi que les non-blancs) sont beaucoup plus nombreuses dans les communautés humaines et semblent y avoir un plus grand rôle, même si le leader charismatique du camp des rebelles est un homme blanc éminemment viril.

 L’alliance des pouvoirs économique, scientifique, et militaire : le capitalisme blanc et patriarcal. Mais où sont les femmes et les noirs ? Du côté de la révolution.

Le patron de l’entreprise d’hématologie est l’incarnation par excellence de ce pouvoir patriarcal. Contre la volonté de sa fille qui a refusé de devenir un vampire et a rejoint le camp des humains, il la retrouve et la séquestre chez lui, pour ensuite la faire violer par un militaire afin qu’elle devienne comme lui.

 Le phallocrate capitaliste

Intelligemment, le film ne cède aucunement à la tentation (assez fréquente dans le cadre de l’univers des vampires) d’érotiser cette scène de « pénétration » du personnage féminin. Pas le moindre début de frémissement de plaisir ici chez la victime, juste de la souffrance. Aucune ambiguïté donc : cet acte est un viol, avec tout ce que cela suppose de rapport de force entre les sexes. Refusant ce sort qui lui est imposé, la fille se suicidera en suçant son propre sang, signant ainsi sa propre mort (les vampires devenus « subsides » sont en effet immolés par l’armée).

Plutôt mourir que de vivre sous le patriarcat[5]

Il est du coup assez dommage que, malgré ces tendances anti-patriarcales, le film utilise souvent des schémas narratifs allant dans le sens opposé. En effet, le récit est très nettement phallocentré (le personnage principal et le meneur sont des hommes), et on a droit à la fin à l’indémodable configuration où les héros masculins vont héroïquement secourir le personnage féminin retenu prisonnier. Certes, le protagoniste masculin n’est pas franchement viril, comme en témoigne par exemple la manière par laquelle il parvient à neutraliser le méchant (en le prenant justement au piège de son aspiration à la virilité : « qui est le vrai lâche ? »). Mais le leader cool et classe de la rébellion vient contrebalancer ce « manque », formant ainsi avec le héros un duo masculin combinant science et action (et la femme dans tout ça, elle apporte quoi ? le charme ?). On a ainsi droit avec lui à quelques moments ambiance « flingues et grosses bagnoles ».

Ce resurgissement contradictoire d’une masculinité « couillue » du côté des rebelles fait au passage écho à cet impensé viriliste malheureusement assez répandu au sein de pas mal d’organisations révolutionnaires (souvent très majoritairement masculines) qui veut que « la révolution, c’est avant tout un truc d’hommes »…

 La révolution selon Elvis

Au final, le regard que porte le film sur ce personnage reste assez ambigu, rendant ainsi possible deux types de lecture (au premier et au second degré). D’un côté, Elvis est un personnage plutôt comique, dont le nom même indique qu’il est à prendre plus au second degré qu’au premier. Mais d’un autre côté, il est aussi magnifié par la mise en scène, qui en fait ainsi un leader charismatique cool et classe. Peut-être que cette d’ambiguïté permet au film de jouer sur deux tableaux en ne s’aliénant ni le public excité par ce genre de représentations de la masculinité, ni celui préférant la regarder avec un regard distancié et critique.

Les voies de la rédemption

Edward : « Que voulez-vous ? »

Elvis : « La même chose que vous : un avenir »

Le film est centré sur un homme qui va passer du camp des vampires à celui des humains, c’est-à-dire du camp des capitalistes à celui des révolutionnaires. Dès le départ, il est posé comme un rebelle en puissance (on apprendra d’ailleurs qu’il n’a pas fait le choix de devenir un vampire, mais que son frère l’y a forcé). Il refuse à plusieurs reprises de boire du sang humain, préférant mourir que de continuer à vivre du sang et de l’exploitation d’une autre espèce (un héros très vegan en un sens…[6]). Les plantes qu’il cultive chez lui symbolisent elles aussi son aspiration à échapper à cette société aseptisée et mortifère. Enfin, dégoûté par l’exploitation et l’instrumentalisation des humains sur lesquelles repose le fonctionnement son entreprise d’hématologie, on comprend qu’il ne continue à y travailler que parce qu’il espère y trouver un remède contre l’exploitation des humains (un substitut au sang humain). Mais, comme on le verra, tout cela est peine perdue, car dans Daybreakers on ne s’oppose pas au capitalisme de l’intérieur mais de l’extérieur. Rien d’autre ne peut naître de système pourri que la mort et la destruction. Il doit donc  mourir de sa belle mort, pour que sur ses cendres puisse naître un monde nouveau.

 Plus une seule goutte de sang

C’est d’ailleurs par l’immolation que le héros atteindra la rédemption et redeviendra un humain. Pour trouver le remède à la maladie capitaliste, il lui aura fallu comprendre que celui-ci se trouvait « à l’intérieur du corps », c’est-à-dire en lui, et non dans une hypothétique découverte miracle qui serait venue tout résoudre de l’extérieur (ce substitut au sang qu’il cherchait depuis des années). Dans le même esprit, Elvis décrit ainsi le moment de sa conversion, de sa prise de conscience révolutionnaire : « Je me souviens que quand le soleil m’a frappé, ça a été comme un éclair démarrant mon cœur. C’était comme si quelqu’un ramenait de l’air dans la pièce ».

Le film donne ainsi une dimension quasi-religieuse à la conversion révolutionnaire. Comme on l’a dit, celle-ci passe par une immolation, sorte de purification par laquelle l’être corrompu est lavé de ses péchés. Cet acte, au passage éminemment viril, évoque à la fois un rite de passage et un baptême du feu. Après avoir surmonté cette épreuve, le converti peut alors enfin voir la lumière…

 Pas facile de devenir un révolutionnaire… Le ressuscité

Mais si l’on fait abstraction de toute cette imagerie à la fois virile et mystico-fumeuse de la conversion quasi-religieuse à la « cause révolutionnaire », reste l’idée que la révolte et la révolution sont du côté de la vie alors que les puissants et leurs complices sont du côté de la mort, au sens où ceux/celles qui se laissent vaincre par l’inertie de la logique capitaliste sont pareils à des morts-vivants, tandis que ceux/celles qui s’y opposent et luttent contre elle sont les seul-e-s dont le cœur bat vraiment…

Si l’on peut devenir vampire de manière purement passive (en étant mordu), ce n’est que par un choix conscient et volontairement que l’on peut redevenir un humain. Certes, le sang des « convertis » est contagieux, de telle sorte que les vampires mordant nos deux héros se transforment à la fin en humains. Mais cela ne prend pour eux que la forme d’une punition (ils redeviennent ainsi mortels et finissent dévorés par leurs semblables). Ceux qui persistent ainsi dans la voie capitaliste de la destruction sont donc posés par le film comme irrécupérables. On ne peut ici en sortir qu’en mettant volontairement fin à la logique de l’exploitation, en refusant (comme le fait le héros) de boire une seule goutte de sang de plus.

 Des têtes tomberont …

Le film semble ainsi hésiter entre une conception « attentiste » et une conception plus « volontariste » du passage à un « après le capitalisme ». D’un côté, on nous montre cette société comme minée de l’intérieur par des contradictions insolubles et tendant vers l’autodestruction. Les scènes finales où les vampires s’entretuent lorgnent ainsi vers une certaine fascination pour la destruction, avec tout ce que cela implique d’attentisme (« inutile de trop travailler à le renverser, puisque le mode de production capitaliste s’écroulera de lui-même de toute façon »). Mais d’un autre côté, cette dimension est contrebalancée par les personnages des révolutionnaires qui incarnent une conception beaucoup plus « volontariste » de la révolution (« le capitalisme ne tombera pas tout seul, poussons-le ! »).

A la fin, les trois héro-ïne-s partent vers le soleil en laissant derrière eux/elles le monde capitaliste mourir de sa belle mort. Il n’y a donc rien à sauver pour le film dans ce système. Inutile de chercher à lui mettre des pansements, inutile de vouloir l’humaniser ou le réformer de l’intérieur. Ce système est pourri, et doit donc disparaître pour que, comme le dit la formule inscrite par Elvis sur sa voiture, « de la cendre naisse une nouvelle vie ». Le film apparaît ainsi comme un plaidoyer pour une alternative radicale au capitalisme.

Les dernières phrases réaffirment qu’un autre monde est possible : « Nous avons un remède, nous pouvons vous rendre humains à nouveau, il n’est pas trop tard ». Or cette manière qu’a le protagoniste de s’adresser ainsi au public est assez symptomatique de l’impensé avant-gardiste du film concernant la question de l’organisation révolutionnaire. En effet, si Daybreakers commence par pointer du doigt la dimension hiérarchique de la société capitaliste (avec le patron tout en haut de sa tour, le peuple en bas, et les « subsides » dans les sous-sols), il réintroduit néanmoins sans la critiquer une forme de hiérarchie du côté des révolutionnaires. Certes, leur organisation semble plus égalitaire que le monde des vampires (lorsqu’on découvre leur repère, on voit tout le monde s’activer ensemble sans que personne ne se distingue comme le chef). Mais reste que les personnages d’Elvis et d’Audrey (maintenant accompagné-e-s de notre héros) vont très rapidement apparaître comme les leaders du mouvement révolutionnaire, surtout une fois que tou-te-s les autres auront été massacré-e-s.

« Nous avons un remède. Nous pouvons vous rendre humains à nouveau ». L’emploi de ce « nous » (au lieu d’un « vous avez encore le pouvoir de redevenir humain-e-s ») conclut le film sur une tonalité clairement avant-gardiste : les leaders du mouvement révolutionnaire s’adressent à la masse des aliéné-e-s pour leur révéler qu’ils possèdent la connaissance permettant de les sortir de leur condition d’exploité-e-s. Tout l’arrière-fond religieux resurgit alors pour faire des meneurs de la révolution des sortes de nouveaux prêtres, des élus qui grâce au savoir qu’ils sont les seuls à posséder vont pouvoir convertir les masses sur la voie de la rédemption. Le film réintroduit ainsi chez les révolutionnaires un principe d’organisation hiérarchique, alors même qu’il semblait le critiquer au départ en l’associant aux capitalistes.

Reste cependant que, malgré cette tonalité avant-gardiste, une autre idée centrale du film est que le remède à l’inertie capitaliste réside à l’intérieur de ceux/celles qui s’opposent à ce système, et ne viendra donc pas d’une solution miracle (le substitut au sang) apportée d’en haut par un sauveur quel qu’il soit. Tout est à reconstruire collectivement et activement, en repartant de la base, c’est-à-dire des individus qui ont été oubliés par ce système, pour enfin sortir des ténèbres et vivre à nouveau. Le film reste donc au final assez ambigu sur cette question, ménageant assez de place pour des lectures opposées (soit plutôt avant-gardiste, soit au contraire d’inspiration plutôt anarcho-syndicaliste).

 L’aube comme promesse d’un monde nouveau

S’il reste donc  ambigu dans les solutions qu’il propose à la « maladie capitaliste », le film affirme néanmoins clairement la nécessité et la possibilité d’une alternative à ce système mortifère. Contrairement à bon nombre de films de zombies des années 2000, Daybreakers ne me semble pas se contenter d’« exprimer une terreur aveugle face à l’écroulement du monde » en portant « un regard fasciné sur la destruction » [7]. Ici, le mal a un visage, celui du capitalisme blanc et patriarcal, système miné par des contradictions insolubles et voué à disparaître. Certes, on pourra toujours reprocher au film quelques ambiguïtés ou incohérences, mais reste que Daybreakers encourage plus la réflexion et l’insoumission que le renoncement et la passivité.

Le capitalisme tombera, nous dit le film, mais pas sans qu’on l’aide un peu à le faire…

Camille Rougier


[1] Cf. par exemple Télérama qui conclut, après une absence d’argumentation de 6 lignes : « Scènes d’action mal fichues, intrigue bâclée. Dommage » (http://television.telerama.fr/tele/films/daybreakers,14638107.php). Ou encore  Le Monde, déplorant que le film « s’achève selon des principes plus convenus du cinéma d’action du samedi soir » (http://www.lemonde.fr/cinema/article/2010/03/02/daybreakers-apres-la-victoire-des-vampires_1313019_3476.html)

[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_%C3%A9conomique_mondiale_des_ann%C3%A9es_2008_et_suivantes

[3] http://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_des_subprimes

[4] Cette opposition est appuyée esthétiquement par le contraste entre l’usage de couleurs froides dans les scènes se déroulant chez les vampires/capitalistes, et de couleurs chaudes chez les humains/révolutionnaires.

[5] De la même manière, il n’est peut-être pas anodin que le film s’ouvre sur le suicide d’une jeune fille. Certes, on peut penser que le genre du personnage n’a ici aucune importance et que cet acte signifie juste un refus de vivre dans une société inhumaine. Mais si les réalisateurs n’ont peut-être pas consciemment associé ce système d’exploitation au patriarcat, reste que les hommes appartiennent plutôt dans le film à la classe des dominants et les femmes à la classe des dominé-e-s, et que la scène la plus violente est clairement mise en scène comme un viol.

[6] Même si le film n’a pas été, à mon avis, consciemment pensé par les réalisateurs comme une parabole antispéciste (le parallèle ne tient d’ailleurs pas très longtemps lorsqu’on le pousse un peu), reste que cette exploitation par une espèce (les vampires) d’une autre espèce (les humains) rappelle fortement le sort que nous réservons aux animaux dans nos sociétés spécistes (cf. les corps entassés et vidés de leur sang pour nourrir les vampires).

[7] Cf. l’excellent article de Sylvestre Meininger, « L’invasion des morts vivants », publié dans Le Monde Diplomatique en mars 2008 (rééd. dans le numéro n°111 Manière de voir 111 intitulé « Mauvais genres », juin-juillet 2010)