En matière de discrimination entre les hommes et les femmes, on s’accorde souvent à penser qu’au-delà des lois, le problème s’ancre dans l’imaginaire collectif, sur le terrain du symbolique. Le sexisme se manifeste par des images, des signes, à la fois sources et reflets de l’imaginaire collectif. Travaillant moi-même sur le terrain du symbolique dans une optique d’ artiste chercheur, j’ai souhaité enrichir mon point de vue sur l’état actuel des représentations hommes-femmes à l’aide d’observations pour une fois « générales », sans m’arrêter sur les cas particuliers. Les images aussi dessinent des statistiques… Mais quelles images observer ? Quels signes ? Il y en a partout. La publicité et le cinéma comptent parmi les hauts lieux de production ou de reproduction des imaginaires collectifs. J’ai finalement opté pour les bandes annonces de cinéma qui sont à l’intersection des deux et ont l’avantage de pouvoir être regroupées facilement en un corpus à la fois large et exploitable. Parmi les personnages de femmes et d’hommes, qui frappe ? Qui pousse des cris de peur ? Qui décide ? Qui fait rire ? Ou encore qui conduit ? Et comment, dans quelles proportions ? En interrogeant ce corpus de films, je vous propose de partir à la recherche des différences statistiques entre les représentations des femmes et des hommes.
Le corpus
Il s’agit des bandes annonces des cinq films les plus vus chaque semaine au cinéma, en France, sur une période de six mois, de novembre 2013 à mai 2014 (cliquez ici pour en récupérer la liste). Présentées dans l’ordre alphabétique des titres, elles totalisent deux heures de vidéo et sont numérotées de 1 à 58.
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Trois observations pour établir la proportion d’hommes et de femmes
Pour savoir dans quelle mesure il peut y avoir une surreprésentation des personnages masculins ou féminins, deux difficultés apparaissent d’emblée. D’une part il n’est pas possible de compter et distinguer chaque personnage jusqu’au dernier des figurants composant une foule. D’autre part on ne peut pas traduire mathématiquement le fait que ce figurant n’a pas la même importance que le personnage qui parle au premier plan. À défaut de trouver la méthode de mesure parfaitement pertinente, voici deux mesures complémentaires : l’une porte sur le maximum de personnages que l’on peut compter pendant un visionnage normal, l’autre ne tient compte que du personnage principal.
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1ère observation
Nous sommes deux -un homme et une femme- à compter un maximum de personnages féminins et masculins. Le comptage se fait pendant le visionnage en continu des deux heures de bandes annonces. Nous utilisons une application de compteur pour smartphone : à chaque pression du pouce droit ou gauche correspond un personnage d’homme ou de femme. Le comptage se fait par plan, c’est-à-dire sans ignorer un personnage au prétexte qu’on l’aurait déjà vu précédemment. Nous ne comptons pas les foules. Mais lorsqu’un groupe de figurants est exclusivement composé d’hommes ou de femmes, nous le comptons pour deux personnages. Résultat, nous arrivons à un total d’environ 3600 personnages (moyenne des deux comptages). Et nos pourcentages d’hommes et de femmes ne diffèrent que de moins de 1%. Le résultat est donc très fiable.
Les personnages :
Hommes : 70% Femmes : 30%
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2ème observation
Il ne serait pas juste de se contenter d’une mesure à tendance exhaustive en ignorant le fait que les personnages ne sont pas d’égale importance, il y a des héroïnes, des héros. Mais puisqu’il est souvent impossible de déterminer quel est le « personnage principal » sans recourir à une part de subjectivité, identifions simplement le personnage qui dans chaque bande annonce apparaît le plus longtemps à l’écran. Quand les durées de visibilité à l’écran de deux personnages sont proches, un chronomètre est utilisé pour les départager.
Résultat en vidéo (les b-a sont numérotées de 1 à 58) :
Le personnage le plus longtemps à l’écran :
Homme : 79,3% Femme : 20,7%.
Il paraît raisonnable de penser que l’essentiel de l’action se situe là, entre ces deux premières mesures, l’exhaustive et la hiérarchique, vers la répartition hommes-femmes de 70%-30% mais corrigée en tenant compte de la répartition hommes-femmes du personnage principal, 79%-21%. Cette imprécision renvoie au vague de la notion de « représentation » des personnages masculins et féminins. On peut toujours regretter ce flou mais il y a plus important. En effet, quels que soient les personnages, ils correspondent à la vision de qui ?
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3ème observation
Quels sont les pourcentages de réalisatrices et de réalisateurs ?
Réalisateurs : 91,4% Réalisatrices : 8,6%
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4ème observation
La méthode statistique que j’utilise permet difficilement de mettre à jour des différences subtiles de comportements ou de mise en scène des personnages féminins et masculins comme le ferait une analyse approfondie de bandes annonces particulières. Mais l’objectif ici est de faire des observations qui soient réellement établies comme tendances générales, et de les donner à voir, pas seulement à lire sous la forme de pourcentages.
Pour commencer à observer les comportements, qui frappe ? On se doute que ce sont surtout les hommes mais dans quelles proportions, comment et dans quels contextes par rapport aux femmes ? Voici donc tous les « coups », sans sélection, des plus violents aux plus légers et comiques. Lorsque des numéros de bandes annonces défilent sans images, cela signifie qu’elles ne contiennent aucun coup.
Qui frappe ?
Hommes : 90,2% Femmes : 9,8%
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5ème observation
Qui pousse des cris de détresse ? Le montage suivant les inclut tous, à l’exception des réflexes de douleur, moins significatifs.
Les cris de détresse
Femmes : 70% Hommes : 30%
Nous avons pourtant vu que le pourcentage de personnages masculins et féminins était exactement inverse. Là encore, sans commentaire.
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6ème observation
Cette méthode permet-elle de constater qui commande ? Pour obtenir une réponse sous forme de montage suffisamment neutre, il faut que la question soit bien formulée. Par exemple, essayer de montrer toutes les « décisions » est problématique : se lever peut être une décision. Le mot « injonctions » convient mieux. Mais j’ai exclu les injonctions qui sont exprimées par des tournures du type « il faut », « nous devons », car elles sont souvent difficiles à différencier de l’expression d’un simple point de vue. De même, je laisse de côté les injonctions exprimées par un simple futur (ex. : « Tu prendras la barre ! ») car il est parfois difficile de les différencier de phrases seulement informatives. Les risques de biais subjectifs étant réduits, voici qui fait des « injonctions ».
Les injonctions
Hommes : 77,4% Femmes : 22,6%
Corrélés aux pourcentages de personnages masculins et féminins – 70% d’hommes, 30% de femmes – l’inégalité pointée par ces chiffres reste nette mais paraît alors moins marquée que les précédentes. Par ailleurs, les « injonctions » n’indiquent pas forcément précisément « qui commande » réellement. Sur une idée proche, on verra plus loin « qui conduit ».
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7ème observation
Qui a de l’humour ? Appliquée aux bandes annonces, cette question ne paraît pas pouvoir obtenir de réponse objective. Par contre, il est possible d’observer « qui fait rire au moins un personnage, sans que ce soit à ses dépens ». Malheureusement, seuls dix cas répondent à cette sélection. Pourtant le résultat est déjà significatif.
Qui fait rire ?
Hommes : 10 Femmes : 0
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8ème observation
Il y a des corps qui sont plus jugés que d’autres… Qui est visé par les jugements esthétiques ?
Qui est visé par les jugements esthétiques ?
Les femmes : 3/4 Les hommes : 1/4
Présenter le résultat en pourcentages aurait été exagéré pour un total de seulement 21 cas. Ces proportions imprécises sont néanmoins significativement éloignées des proportions de personnages féminins (30%) et masculins (70%).
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9ème observation
Quel que soit le moyen de transport, qui conduit ? Le comptage est fait par plan mais quand un conducteur apparaît sur deux plans consécutifs, il n’est pas compté deux fois. Les groupes sont comptés comme trois maximum. Le véhicule ne doit pas être totalement immobile.
Qui conduit ?
Hommes : 92,4% Femmes : 7,6%
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10ème observation
Qui présente le film ? À qui confie-t-on la voix off, quand ce n’est pas celle d’un personnage ? Sur les cinquante huit bandes-annonces, il n’y a que sept cas. Le résultat n’est donc pas très pertinent. Cependant, ils sont déjà répétitifs…
Une voix féminine pour six voix masculines.
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Conclusion
Il y a plus de 2 fois plus de personnages masculins, 4 fois plus de premiers rôles masculins, plus de 10 fois plus de réalisateurs que de réalisatrices, les personnages féminins risquent environ 5 fois plus de crier de peur ou d’être l’objet d’un jugement esthétique, on souligne moins leur humour, il y a 12 fois plus de conducteurs que de conductrices… Il est possible que je complète cet article avec d’autres observations dans l’avenir. D’abord parce que je n’ai pas vraiment atteint l’un de mes objectifs qui était de découvrir des « impensés formels ». C’est-à-dire des différences statistiques sur des questions moins conscientes comme peut-être : « Qui baisse les yeux ? », « À qui coupe-t-on la parole ? », « Qui occupe l’espace ? » ou encore des différences de cadrage. Ensuite parce qu’il serait intéressant de montrer les cas de plus grande égalité, probablement sous-représentés ici. En effet, les très rares bandes annonces sans coups, sans cris, sans injonctions et où les personnages se déplacent à pied pourraient s’avérer plus égalitaires. Sans parler des films très éloignés des standards et qui ont peu de chances de figurer dans ce corpus (qui correspond, je le rappelle, aux cinq films les plus vus par semaine sur une période de six mois). À ce propos, j’ai profité de ce travail pour interroger une phrase des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, « A film is a girl and a gun ». En ne considérant que les bandes annonces – même pas les films en entier – où figurent au moins une femme et une arme, on atteint déjà 62%. Oui, il y a bien des « recettes », et elles pèsent. Ce poids des stéréotypes (la conscience de ne pas y échapper moi-même est une des motivations de cet article), ce suivisme sera ma dernière « observation ». Il n’est évidemment pas spécifique au sexisme et se perçoit dans toutes sortes d’effets redondants. Écoutez par exemple la fin de beaucoup de bandes annonces : des sons qui montent et « boum » !
Si après 70 ans d’éligibilité des femmes à la présidence de la République française, aucune n’a encore exercé cette fonction, est-ce d’abord un problème d’imagination ?
Frédéric de Manassein, 08/2015
(actualisation d’une recherche effectuée en 2003)
Site de l’auteur : www.regardeoutumarches.net
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