Auteur: Paul Rigouste


Gloire aux costauds !

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En ces temps de crise de la masculinité où les jeunes garçons manquent cruellement de points de repère masculins, il reste tout de même quelques hommes qui se battent à la force du biceps pour sauver la différence des sexes, ce pilier de notre civilisation. C’est à ces héros méconnus que je voudrais rendre hommage ici, ces résistants de la virilité, qui osent encore affirmer qu’ils sont des hommes dans un monde où les femmes ont pris le pouvoir et où il ne règne plus que confusion et indifférenciation. S’élevant contre l’idéologie féministe dominante, ces rebelles osent s’avancer en pleine lumière, sous les feux des projecteurs, pour affirmer haut et fort et contre toutes les conventions : « Nous avons le droit d’être des hommes ! Nous avons le droit d’être puissants et virils ! ». Je veux parler ici de ces acteurs masculins marginalisés, dont les noms sont constamment conspués dans les magazines de cinéma (dominés eux aussi par les femmes), et qui sont condamnés à la précarité économique et aux films indépendants : les Robert Downey Jr., Tom Cruise, Bruce Willis, Mark Wahlberg, Brad Pitt, Hugh Jackman, Ryan Gosling, etc. Ces noms vous sont sûrement pour la plupart totalement inconnus à l’heure actuelle, mais un jour viendra où ces hommes auront le droit d’exister publiquement et d’être des modèles pour les hommes de demain. Ne perdons pas espoir, les pectoraux vaincront !

Plus sérieusement, je me propose ici de donner un rapide aperçu en images d’une tendance lourde du cinéma hollywoodien actuel, à savoir la surenchère musculaire chez les stars masculines. Alors que les stars féminines sont toujours aussi maigres et interdites de muscles, leurs homologues masculins ne cessent de devenir de plus en plus imposants et puissants (à un point jamais atteint à mon avis, même au temps béni de l’ère Reagan où Schwarzie tabassait du Predator en mode commando et où Stallone-Rambo retournait dans la jungle vietnamienne les pectoraux en avant[1]). N’en déplaise à ceux qui fantasment l’évolution des rapports hommes/femmes comme un progrès constant vers toujours plus d’égalité, c’est bien plutôt à une régression que l’on assiste aujourd’hui dans cette répartition inégalitaire des muscles et de la force physique.

Car c’est bien la consolidation de la domination masculine qui est en jeu dans cette évolution des normes physiques. Aux hommes, on répète : « soyez plus musclés, plus puissants, plus forts, … en bref, soyez des dominants ». Et aux femmes : « soyez plus minces, plus fragiles, plus faibles, plus vulnérables, … en bref, soyez des dominées ». De plus en plus extrêmes, ces injonctions travaillent ainsi à creuser un écart infranchissable entre les sexes. De surcroît, en martelant ces idéaux physiques à longueur de bobines, ces films font passer la force et la puissance comme des attributs « naturellement masculins », et la fragilité et la faiblesse pour des attributs « naturellement féminins », en les inscrivant sur des corps de plus en plus différenciés selon leur sexe. Pour toutes ces raisons, ces représentations contribuent à asseoir la domination des hommes sur les femmes.

Dernière précision avant de commencer ce tour d’horizon en images : je n’ai absolument rien contre les hommes qui font de la musculation et cherchent à augmenter leur masse musculaire. Les individus sont libres de faire ce qu’illes veulent. Ou plutôt, illes devraient être libres de faire ce qu’illes veulent, quel que soit leur sexe. Ce qui me gêne, ce ne sont donc pas les hommes musclés, ce sont les normes qui nous sont massivement imposées, à longueur de journée, et qui enjoignent les hommes à être (toujours plus) musclés et les femmes à ne surtout pas chercher à l’être.

Payés au kilo de muscle ?

Prenons pour commencer les 5 stars hollywoodiennes les mieux payées de l’année 2013. Bien évidemment, ces stars sont des hommes (la première femme à apparaître dans le classement est Angelina Jolie… à la 10ème place[2]), mais ce sont de surcroît des hommes sur-musclés.

A la première place trône Robert Downey Jr., que l’on peut voir sur cette photo en tenue décontractée, le visage très expressif, en train de faire un peu de bricolage…

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Robert il joue le rôle d’Iron Man. Un chouette personnage ce Iron Man. Un super-héros tout ce qu’il y a de super : super-riche, super-intelligent, super-puissant, super-séducteur, super-drôle, et j’en passe. Ce qui est bien je trouve c’est que c’est un fabriquant d’armes qui sauve le monde. Attention, il se pose plein de problèmes éthiques hein, ça n’a rien à voir avec une apologie des fabricants d’armes et de la puissance militaire américaine ce film. Non non, c’est super critique. Et donc le fabriquant d’armes, comme il est super-intelligent, il se fabrique une super-armure avec plein d’armes intégrées, et comme ça il devient super-fort. Et quand t’es super-fort, ben tu deviens un super-héros, c’est comme ça, que tu le veuilles ou non. C’est pas facile tous les jours d’être un super-héros (demande à Hancock), c’est même un sacré fardeau. Mais bon, comme il est super-fort dans sa tête aussi, ben il finit quand même par vaincre les méchants et sauver le monde.

On aurait pu se dire que Robert avait pas besoin d’être spécialement super-musclé pour incarner Iron Man, vu que c’est un super-héros qui est super-fort avant tout grâce à sa super-armure. Mais visiblement c’était important qu’il soit aussi super-musclé quand il est en débardeur. Allez savoir pourquoi…

En n°2, on trouve Channing Tatum.  Après avoir joué des abdos et des pecs devant une foule de femmes en rut dans Magic Mike (2012), Channing a illuminé 2013 de sa musculature dans GI Joe : Retaliation, et surtout White House Down, pour lequel il a eu le bon goût de sortir le marcel blanc :

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White House Down ça raconte l’histoire de méchants qui en veulent au Président des Etats-Unis d’être un grand pacifiste (le brave homme lutte courageusement contre tout le monde pour signer un traité de paix au Moyen-Orient, à une époque où plus personne ne croit en « l’union des différences » comme il dit). Pour arriver à leurs fins, les méchants prennent la Maison Blanche et le Président en otage. A la fin la Maison Blanche est même sur le point de se faire exploser, je sais pas si vous imaginez le truc. A part la fin du monde, je vois pas ce qu’il peut arriver de pire. Du coup, Channing a pas le choix : il sort le marcel, gonfle les biceps et sauve le monde. Et grâce à tout ça, il redevient même un vrai papa aux yeux de sa fille qui lui en voulait parce qu’il s’est jamais occupé d’elle. Comme quoi ça sert à plein de trucs d’avoir des muscles, ça dispense même de s’occuper de sa fille.

En troisième position, on trouve Hugh Jackman, qui a fait un peu l’acteur dans Prisoners, un film sur la-souffrance-des-hommes-prisonniers-de-leur-violence (masculinisme, quand tu nous tiens…), mais qui s’est surtout illustré dans The Wolverine, dont le titre français explique bien de quoi il est question : Wolverine, Le combat de l’immortel.

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Comme on peut le voir sur cette photo, Wolverine est pas content. Il est même très énervé. J’ai pas vu le film donc je sais pas ce qui l’a mis dans cet état, mais j’ai entendu dire que c’est parce qu’un pote lui a pas rendu sa cassette vidéo de Bloodsport dédicacée par Jean-Claude Van Damme. A vérifier…

Pour finir, le duo de choc Mark Wahlberg / Dwayne Johnson occupe les 4ème et 5ème position. L’ironie avec ces deux-là, c’est qu’ils se sont illustré dans Pain & Gain de Michael Bay, un film bien classiste qui se fout de la gueule de « pauvres types » qui croient que parce qu’ils ont plein de muscles ils ont le droit d’avoir plein de pognon, mais qui finissent avec rien du tout. Avec, pour jouer les « pauvres types » en question, des acteurs qui ont quant à eux touché plein de pognon parce qu’ils ont plein de muscles.

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Dwayne Johnson (qui a commencé sa carrière en tant que catcheur) a d’ailleurs de la suite dans les idées, puisqu’il a joué aussi la même année dans d’autres grands films à la gloire du muscle, comme par exemple G.I. Joe : Retaliation, un film inspiré des figurines ultra-musclées que l’on trouve dans les magasins de jouets uniquement au rayon « garçons », avec des acteurs ultra-musclés pour les jouer, comme ça ça donne envie d’acheter les figurines quand on voit le film et de voir le film quand on a les figurines, et la boucle est bouclée.

En gros, pour résumer, G.I. Joe ça explique que l’armée et les muscles, c’est bien. Un rôle pas facile pour Dwayne, qui a dû avoir du mal à entrer dans ses tee-shirts, mais ça valait le coup. Les producteurs ont apparemment tenu à rendre hommage au talent de Dwayne et de ses copains puisqu’ils ont sorti le film en 3D. Et effectivement, voilà un film où la 3D prend tout son sens…

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Dwayne a aussi joué cette même année dans Fast & Furious 6.  En gros pour résumer, Fast & Furious 6 ça explique que les grosses voitures et les muscles, c’est bien. Bien pour les garçons je veux dire. Parce que les filles elles ont pas le droit d’avoir des muscles, et elles ont un peu le droit de toucher aux voitures mais pas trop quand même. Le mieux ça reste quand même quand elles les nettoient en maillot de bain avec de la mousse partout toussa toussa.

Donc, Dwayne avec sa copine Gal sur le tournage de Fast & Furious 6. Une photo où l’on voit bien que la-différence-des-sexes est vraiment menacée de nos jours :

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Les muscles c’est bien, parce que ça permet non seulement de séduire des « femmes sexy » (= ultra-minces), mais aussi de se faire des super-potes comme Vin Diesel, une autre star qui lutte courageusement contre la dévirilisation des mâles modernes.

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En résumé, les muscles ont l’air de payer de nos jours. Après c’est peut-être juste qu’on leur donne un peu plus d’argent pour se payer leurs séances de muscu et leurs bidons de caséine… non ?

Des muscles plus gros, encore plus gros, toujours plus gros

Le meilleur moyen de mesurer à quel point les méga-muscles sont devenus la norme dominante est de jeter un coup d’œil sur l’évolution du physique des stars masculines qui n’étaient au départ pas spécialement dans le registre de la puissance musculaire. Contrairement aux Arnold Schwarzenegger ou Sylvester Stallone (encore en activité aujourd’hui), ces acteurs n’ont pas d’abord rencontré le succès dans des rôles de gros bourrins. Ces trajectoires me semblent être un signe assez indubitable que cette norme virile du corps super-musclé s’est généralisée à presque toutes les stars masculines (et pas seulement à une poignée de balèzes du cinéma d’action).

Voici en guise d’illustration quelques-unes de ces métamorphoses viriles :

– Matt Damon

costauds09En 1999, dans The Talented Mr. Ripley

costauds10En 2013, dans Elysium

– Ryan Gosling

costauds11En 2004, dans The Notebook

costauds12En 2011 et 2013, dans Crazy Stupid Love et The Place Beyond the Pines

– Brad Pitt

costauds13En 1991, dans Thelma et Louise

costauds14En 2004, dans Troy

– Tom Hardy

costauds17En 2001 dans Band of Brothers, et en 2004

costauds18En 2011 et 2012, dans Warrior et The Dark Knight Rises

Etc.

Le même genre de transformation physique se retrouve logiquement chez les héros masculins, qui semblent pour la plupart avoir doublé de volume. On a par exemple James Bond, incarné de 1995 à 2002 par Pierce Brosnan, qui a ensuite laissé sa place à Daniel Craig :

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De son côté, Superman a lui aussi bien enflé. Christopher Reeve, qui a incarné le super-héros dans 4 films de 1978 à 1987, aurait besoin d’un paquet de séances de muscu pour rivaliser avec Henry Cavill, l’acteur du récent Man of Steel (2013).

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De même, les acteurs qui veulent incarner aujourd’hui un super-héros comme Batman doivent impérativement passer par la case super-pectoraux (c’est sûr que plus on est énorme, plus on ressemble à une chauve-souris). Ben Affleck est ainsi « plus musclé que jamais » depuis qu’il se prépare pour enfiler le costume du chevalier noir[3]. Et Christian Bale, acteur spécialiste des transformations physiques spectaculaires et dernier Batman en date, n’a jamais été aussi gros que lorsqu’il devait incarner le super-héros de Gotham. Le plus spectaculaire en ce sens est indéniablement la métamorphose qu’il a opérée pour le premier film de la série, Batman Begins (2006), un an après s’être fait maigrir pour son rôle dans The Machinist.

costauds21(source : http://imgur.com/IYA2t)

La mode des films de super-héros participe pleinement de cette logique. Ces films sont prétexte à une surenchère de muscles qui culmina dans cette fête de la saucisse que fut The Avengers en 2012. Perso, mon chouchou c’est Thor (Chris Hemsworth), un rôle d’une subtilité à toute épreuve :

costauds22Thor et son marteau (qui sert pas qu’à faire du bricolage)

costauds23Thor réfléchit (et se dit que ouais, effectivement, Joss a peut-être pas thor…)

costauds24Thor qui se dit « tiens, j’ai un peu chaud, si j’enlevais mon tee-shirt »

Certains de ces films mettent même en scène la transformation spectaculaire de gringalets en armoires à glace. On peut penser à Captain America (Chris Evans), métamorphosé en Mister Pectoraux après son passage dans la machine à muscles.

costauds25Avant

costauds26Après

On retrouve ce type de transformation dans Spiderman, ou encore dans Kick-Ass (ce film hautement critique vis-à-vis des super-héros, de la virilité et de la violence… si si…) :

costauds27Kick-Ass 1

costauds28Kick-Ass 2… deux fois plus critique…

Mais la palme revient bien sûr à Hulk, figure si essentielle en ces temps de confusion-entre-les-sexes. Comme le propos n’était peut-être pas assez clair dans le film de 2003 avec Eric Bana, on a eu droit à la même chose en 2008  avec un autre acteur (Edward Norton). Et pour être vraiment sûr que le message était passé, un petit rappel dans les Avengers en 2012, où Hulk était cette fois incarné par Mark Ruffalo.

costauds29Hulk, en toute simplicité

J’espère que vous n’avez pas encore fait une indigestion de masse musculaire, car le meilleur est encore à venir.

Bandes de musclés

Avoir des muscles tout seul c’est bien, mais à plusieurs c’est encore mieux. Le premier à l’avoir compris est Zack Snyder, ce grand penseur, qui décida un beau jour d’adapter à l’écran l’œuvre hautement progressiste de cet autre grand penseur qu’est Frank Miller. Après avoir nourri uniquement à la caséine et pendant plusieurs mois un groupe d’acteurs masculins que l’on avait préalablement amputé du cerveau, le tournage de 300 a pu commencer. Le résultat fut d’une subtilité et d’un progressisme à toute épreuve. Face à l’empereur perse Xerxes, sorte de drag-queen noire à la tête d’une gay pride démoniaque et d’une armée de zombies enturbannés[4], se dressent fièrement les hommes blancs sur-musclés et prêts à se battre jusqu’à la mort pour défendre le monde libre contre les Autres de tout poil.

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Ce qui est bien avec ce film, c’est que au cas où ça aille trop vite, on te montre bien tous les muscles en action au ralenti. Comme ça t’es sûr de bien comprendre le propos dans sa globalité et dans tous ses détails.

La deuxième initiative intéressante dans le même esprit est venue du grand Sylvester Stallone, un survivant de l’époque Reagan qui a visiblement encore beaucoup de chose à nous dire à nous, hommes d’aujourd’hui. Comme il se sentait un peu en crise dans sa masculinité (et on le comprend), Sylvestre a décidé de fonder un groupe de réflexion non-mixte avec ses copains hommes musclés opprimés. Mais rapidement ils se sont rendu compte que la réflexion ne suffisait pas, et qu’il fallait passer à l’action. Alors ils ont fait Expendables en 2010. Et comme ils avaient encore des choses à dire, ils ont fait Expendables 2 en 2012. Mais même là c’était pas encore assez, alors on aura droit à Expendables 3 bientôt, avec de nouveaux musclés pour enrichir le propos.

La recette est simple : réunir tous les gros bourrins des films d’actions, les mettre dans un shaker et bien secouer jusqu’à ce qu’en sorte un film. On y trouve donc en vrac les vieux de la génération Reagan (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Dolph Lundgren, Bruce Willis, Chuck Norris, Jean-Claude Van Damme, etc.) mélangés avec la nouvelle génération (Jason Statham, Randy Couture, Terry Crews, Steve Austin, etc.). C’est sympa du coup, parce qu’y a comme une passerelle qui est lancée entre l’ancienne et la nouvelle génération, une sorte de transmission. Moi je trouve ça assez émouvant.

Et en images, ça donne :

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Dans un tout autre genre, mais avec aussi une bandes de musclés, on a Magic Mike (2012), un film sur des strip-teaseurs. Comme c’est un film de Steven Soderberg et que c’est des mecs qui dansent, alors Télérama trouve que ça déconstruit trop les normes de genre (c’est « la virilité qui se féminise »[5]). Certes, les musclés dansent au lieu de se battre, et ils sont même payés pour se déshabiller devant des femmes. Mais vu le type de danse, j’ai du mal à voir ça comme une déconstruction de la virilité … On voit en effet Channing Tatum, Matthew McConaughey et leurs copains se mettre en scène dans des costumes mobilisant la plupart du temps un imaginaire viril (cow-boy, Tarzan, ouvrier du bâtiment, militaire, boxeur, etc.) et  simuler des pénétrations anales, vaginales ou orales sur les spectatrices.

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Bref, ils ont des muscles, donc ils tirent toutes les meufs qu’ils veulent.

Et les femmes ?

Si le culte des pectoraux a pris des proportions sans précédent et s’est généralisé à l’immense majorité des stars masculines, qu’en est-il des stars féminines ? Un rapide coup d’œil sur le physique de ces dernières permet de constater qu’il n’en est rien, même pour celles qui incarnent des femmes d’action, comme Angelina Jolie dans Lara Croft : Tomb Raider, Wanted, Salt, etc.

costauds39Lara Croft : badass sans muscles

Je ne parle même pas des autres stars féminines les mieux payées du moment, chez qui l’on peut toujours chercher le moindre début de biceps. Par exemple, ci-dessous, Jennifer Lawrence, Emma Stone et Kristen Stewart (qui, même en vampire super balèze dans Twilight chapitre V, est toujours aussi mince).

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Ainsi, alors que les hommes deviennent de plus en plus musclés, les femmes sont toujours aussi minces. Il semble même y avoir eu régression à ce niveau par rapport aux années 80-90, époque à laquelle on pouvait trouver des héroïnes au corps musclé. Certes, celles-ci n’étaient qu’une poignée et étaient loin de rivaliser avec les Stallone ou Schwarzenegger, mais elles existaient néanmoins. On peut penser par exemple à Sigourney Weaver dans Aliens (1986), Linda Hamilton dans Terminator 2 (1991), ou Demi Moore dans G.I. Jane (1997) :

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Comme l’explique Raphaëlle Moine (dans son livre Les femmes d’action), les « babes in arms » se sont substituées à partir des années 2000 à ces « tough women » des années 80-90. Alors que les tough women étaient « construites sur le modèle dominant de l’action hero hypermusclé des années 1980 », les babes in arms sont « des femmes au physique souvent plus adolescent, qui combinent la prouesse physique et le glamour et réalisent l’improbable synthèse de l’hyperféminité traditionnelle et de la violence masculine »[6]. « Elles sont moulées dans des vêtements sexy, dont la coupe ou les matières rappellent parfois l’attirail du porno soft : le short et la jupette laissent bien souvent la place à la combinaison en latex, accessoire incontournable de l’hyperféminité de la babe in arms. Elles sont dotées de corps harmonieux, toniques mais doux, dont la faiblesse athlétique est compensée par le feu d’artifice des effets spéciaux qui accompagnent leur actions »[7]. A la différence des tough women, les babes in arms des années 2000 n’ont donc plus droit aux muscles, strictement réservés à leurs homologues masculins. Outre Angelina Jolie, on peut par exemple penser à Drew Barrymore, Cameron Diaz et Lucy Liu dans Charlie’s Angels (2000).

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Ou encore à Milla Jovovich dans Resident Evil (2002), Halle Berry dans Catwoman (2004), et Scarlet Johansson dans The Avengers (2012).

costauds43Babes in arms : violentes, mais sexy et sans muscles

On peut trouver quelques exceptions à la règle si on cherche bien (comme Hilary Swank dans Million Dollar Baby (2004), Jennifer Garner dans Elektra (2005) ou Katee Sackhoff, qui incarne Starbuck, dans la série Battlestar Gallactica), mais elles restent précisément des exceptions.

***

Des hommes de plus en plus musclés et puissants… Des femmes de plus en plus faibles et fragiles… Le prochain masculiniste qui me parle de « crise de la masculinité » ou de « manque de point de repère masculin », je lui envoie Arnold et ses copains pour lui expliquer, en 3D, et sans effets spéciaux, que non,…

costauds44… la masculinité…

costauds45… n’est pas…

costauds46… en crise.

(images de Machete (2010), Conan le barbare (2011) et La Légende d’Hercule (2014))

Paul Rigouste

EDIT du 09/04/2014

Suite au commentaire de Ada du 7 avril, je remplace le passage « chopper des meufs sexy (= épaisses comme des cure-dents) » par « séduire des « femmes sexy » (= ultra-minces) ». Merci à elle de m’avoir fait remarquer ce qu’il y avait de problématique dans la phrase initiale.

EDIT du 13/04/2014
Suite au commentaire de Liam du 7 avril qui pointait à juste titre un passage problématique (dont l’ambiguïté le fait lorgner dangereusement vers le classisme), j’enlève la phrase « Je vous laisse réfléchir à ce petit paradoxe les gars » juste au-dessus de la photo de Mark Wahlberg et Dwayne Johnson dans Pain and Gain, et je mets « pauvres types » entre guillemets.
 EDIT du 31/07/2016
Sur au commentaire de ReNo du 30 juillet 2016, j’enlève les deux photos de Joseph Gordon-Levitt, dans la mesure où prendre Don Jon comme exemple de cette surenchère musculaire est un contre-sens par rapport aux intentions (critiques) de ce film.

[1] Sur le cinéma hollywoodien de l’ère Reagan, voir les deux passionnants livres de la chercheuse féministe Susan Jeffords (qui ne sont malheureusement pas traduit en français) : Hard Bodies : Hollywood Masculinity in the Reagan Era et The Remasculinization of America : Gender and the Vietnam War

[5] http://www.telerama.fr/cinema/films/magic-mike,435062,critique.php

Les Inrocks pense à peu près la même chose, avec un peu plus de pincettes cependant. Pour eux, la « drôlerie symétrique » de ce film et de Haywire, un autre film de Soderberg où la boxeuse Gina Caralo fout des branlées à tous les mecs qui bougent, consiste à « inverser un peu les attributs sexués » (http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/magic-mike/)

[6] Les femmes d’action, p. 26

[7] Ibid., p. 30

Jimmy P., Psychothérapie d’un Indien des plaines (2013) : guérir des femmes entre hommes

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Jimmy a des gros soucis. Depuis qu’il est revenu de la guerre, tout se détraque dans sa tête : ouïe défectueuse, migraines, et crises imprévisibles où il est aveuglé par des tâches de lumières et respire très difficilement. Sa sœur, chez qui il vit et qui s’occupe de lui, l’amène à l’Hôpital de Topeka où plein d’éminents spécialistes l’examinent sous toutes les coutures. Comme il était tombé sur la tête pendant la guerre, les docteurs pensaient trouver une origine physiologique à ses problèmes, mais ne découvrent finalement rien de tel. Leur conclusion : Jimmy est un « cas psychiatrique », qui souffre probablement de « schizophrénie ».

Ils font alors appel à George Devereux, un ethnologue qui s’y connaît en psychanalyse et en Amérindiens (parce que Jimmy est originaire de la tribu amérindienne des Pieds-Noirs). George demande à Jimmy de dessiner ce qu’il veut avec ses doigts sur une feuille recouverte de peinture, et le diagnostic est sans appel : « Les deux dessins sont séparés en trois bandes. Mais les lignes ne sont pas infranchissables. Il y a un col caché dans le contrefort. Et une route traverse les trois zones. Donc, pas de fractionnement. Je ne vois aucun signe de schizophrénie, latente ou déclarée. Cet homme n’est pas fou ». Et c’est pas tout, George trouve plein d’autres trucs dans les dessins : « une période préœdipienne complètement refoulée. Ici, une maison. Pour un adulte droitier hétérosexuel, la mère ou un équivalent. Deux montagnes : les seins. Et des nuages menaçants au-dessus du ranch de sa sœur ».

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Là on se dit que le film ne prend pas totalement au sérieux ce discours (enfin c’est ce que je me suis dit en tout cas), d’autant plus qu’il a l’air un peu allumé le George, à sourire bêtement tout le temps. Mais en fait non, comme on s’en aperçoit dans la suite du film, George avait bien raison (et d’ailleurs il a toujours raison, comme ça au moins c’est simple, on sait qui il faut écouter). Devant ses confrères un peu étonnés qu’on puisse lire tant de choses dans deux malheureux dessins, le psychanalyste conclut donc que Jimmy n’a rien de grave, et qu’il est juste névrosé comme tout le monde. Il lui prescrit ainsi une psychothérapie avec lui à raison d’une demi-heure par jour jusqu’à ce que lumière soit faite sur ses soucis.

Au fur et à mesure des rencontres entre les deux hommes, la cause de tous les maux dont souffre Jimmy va se dessiner de plus en plus clairement. Le propos du film est simple et sans ambiguïté : si Jimmy va mal, c’est à cause des femmes (parce que les femmes sont à peu près toutes des garces qui font que tourmenter les pauvres hommes qui n’ont rien fait). Du coup c’est assez sympa comme film : en gros, c’est l’histoire de deux mecs qui discutent ensemble pendant 2 heures pour conclure que les femmes c’est vraiment pas une sinécure.

jimmy02Héhé qu’est-ce qu’on s’entend bien tous les deux, ça fait du bien d’être entre mecs quand même…

Ce qui est bien en plus c’est que le film reste bien que du point de vue des deux mecs en question, comme ça on est sûr que rien ne peut venir les contredire. Les hommes sont des victimes, les femmes sont des salopes, tout va pour le mieux au pays du masculinisme.

Jimmy, ce pauvre homme martyrisé par les femmes

Dès le premier entretien entre les deux hommes, George met le doigt là où ça fait mal. Lorsqu’il demande à Jimmy de lui parler de ses parents, celui-ci répond que son père est mort quand il avait 5 ans, et qu’il a été élevé par sa sœur ainée. Etonné qu’il ne dise rien de sa mère, le psychanalyste l’interroge plus précisément au sujet de cette dernière, ce à quoi Jimmy répond : « Ma mère était très stricte ». George comprend tout de suite ce que l’Indien veut dire par là, et le retraduit en des termes plus explicites : « Est-ce que votre mère était une femme au cœur viril ? ». Etonné de la perspicacité du docteur, Jimmy acquiesce et ajoute : « Ma mère dirigeait son ranch comme un homme. Ma sœur aussi est comme ça ». Au fil de la discussion, Jimmy confirme que sa mère et sa sœur sont presque semblables à ses yeux, et qu’il admire beaucoup sa sœur. A la fin de ce premier entretien, le film a donc déjà posé les bases de son diagnostic : Jimmy souffre parce qu’il est un homme dominé depuis toujours par les femmes. Et les premières à l’avoir dominé sont sa mère et sa sœur, des femmes trop « masculines » (« manly hearted woman ») et qu’il admire beaucoup trop…

jimmy03Jimmy et sa sœur, un problème de hiérarchie

Dans une autre de leurs discussions, Jimmy confiera à George que son ex-femme lui manque. Après s’être marié avec elle, Jimmy a dû partir à la guerre en France. Tous les autres soldats recevaient des lettres de leur fiancée, mais pas Jimmy. Un jour, son cousin Dale lui écrivit pour lui dire que sa femme le trompait avec un autre homme : « Je n’arrivais pas à m’ôter cette image de la tête : ma femme, déambulant dans Browning, main dans la main avec un autre homme. Je les voyais à la table de ma cuisine. Je les voyais rire dans mon lit ». La garce, faire ça à son homme pendant qu’il est à la guerre… Une fois rentré, Jimmy n’avait qu’une envie : tuer l’homme qui couchait avec sa femme, habitait sur ses terres et vivait de sa solde. Mais son beau-frère lui a dit de ne pas gâcher sa vie pour une femme (ces trainées n’en valent pas la peine). Il s’est donc contenté de demander le divorce, qu’il a obtenu. Trompé, humilié et dépossédé de tous ses biens par celle qu’il avait épousée, le pauvre Jimmy a encore fait la douloureuse expérience de la domination féminine.

Véritable feu d’artifice misogyne, le film se révèle ainsi être une succession d’anecdotes où le pauvre Jimmy raconte comment il a souffert à cause des femmes. On apprend par exemple que lorsqu’il était encore tout petit, une voisine âgée de six ans de plus que lui le violait régulièrement dans une grange : « Elle me demandait de jouer avec son vagin (…). Je voulais toujours m’en aller mais elle me rattrapait et me forçait à recommencer ». Le pire c’est que lorsqu’ils se sont fait surprendre en flagrant délit par la sœur de Jimmy, c’est lui qui s’est fait frapper et réprimander, alors qu’il était la victime.

jimmy04jimmy05Jimmy violé et battu par les femmes

Un autre événement traumatique a eu lieu un an après la mort de son père : alors qu’il rentrait de l’école, Jimmy a surpris sa mère « au lit avec un autre homme » selon ses propres mots. Il s’est alors enfui chez sa sœur et n’est plus jamais retourné chez sa mère.

Dernier exemple de femme qui a tourmenté le pauvre Jimmy : Jane, la mère de sa fille. L’Indien raconte : « Ce soir-là, il y avait un bal. L’après-midi, Jane m’avait dit qu’elle attendait un bébé. Elle était enceinte de deux mois. C’était notre secret. Elle m’a demandé de venir au bal. Sa famille y serait. J’ai mis mes beaux habits. J’ai dit à ma sœur que j’allais au bal. [Une fois arrivé], j’ai regardé dans la salle et j’ai vu Jane au fond avec sa mère. Elle me montrait du doigt. J’étais sur le seuil et une autre fille m’a dit : « Je suis malade. Je dois rentrer chez moi. Tu peux me raccompagner ? » J’ai dit : « D’accord. » Je l’ai ramenée chez elle et je suis revenu au bal. En attachant mon cheval derrière la salle des fêtes, j’ai vu un homme et un garçon… Je veux dire… un homme et une fille[1] qui débouchaient d’une meule de foin. D’abord, je n’ai pas fait attention. Mais quand je suis entré, ils étaient juste derrière moi. La mère de ma fille avec un autre ! Après ça, elle est venue me parler de mariage ! (…) Je me disais : « Que faisait-elle derrière la meule de foin ? » J’étais mal… ». Quelle garce cette Jane.  A peine il a le dos tourné qu’elle est en train de coucher avec un autre. Alors qu’elle est enceinte de lui et qu’ils vont se marier en plus.

jimmy06La garce… Les femmes c’est toutes des garces de toute façon.

Jimmy et sa « masculinité en crise »

Et le pire, c’est qu’au lieu de montrer à toutes ces femmes qui c’est le patron en posant les couilles sur la table, Jimmy s’écrase à chaque fois. Comme nous l’expliquera le film, son problème au fond, c’est qu’il respecte trop les femmes. Et ça c’est pas bon, parce qu’un homme qui respecte les femmes c’est un homme soumis, donc pas vraiment un homme. Lorsque George lui dit : « Je n’en suis pas fier, mais il m’est arrivé à plusieurs reprises de donner à une femme une bonne claque. Ça détend l’atmosphère, vous ne trouvez pas ? », Jimmy répond : « Moi je ne frapperai jamais une femme ». George lui rappelle alors qu’au bon vieux temps, chez les Pieds-Noirs, un homme pouvait battre, et même couper le nez de sa femme ou de sa sœur. Jimmy acquiesce, et on voit que ça le fait réfléchir mine de rien. Ce que le professeur insinue ici (avec la bénédiction du film), c’est que Jimmy est un homme en « crise » du fait de la perte de pouvoir sur les femmes qu’ont à endurer les Pieds-Noirs de sa génération. Eh oui, c’est pas parce que c’est un Indien qu’il souffre pas lui aussi de la domination féminine qui gangrène notre société… Sous couvert de pseudo-ethnologie, Desplechin ne ressort donc la bonne vieille rhétorique masculiniste, qui s’alarme devant les conséquences désastreuses de l’émancipation des femmes et déclare la « masculinité en crise ».

jimmy07Sonné…

jimmy08…Écrasé…

jimmy09…Effondré…

jimmy10…L’homme souffre

J’ouvre ici une parenthèse à propos de cette idée de « masculinité en crise ». Comme l’a montré Francis Dupuis-Déri[2], les discours proclamant « la crise de la masculinité » ne correspondent pas dans les faits à une crise réelle de « la masculinité ». Bien au contraire, ils se développent alors même que le patriarcat est bien en place ou en train de réaffirmer son pouvoir. Un bref retour dans l’histoire permet d’ailleurs de constater que ces discours n’ont rien de nouveau, puisqu’« en Occident les hommes se prétendent en crise depuis au moins les cinq derniers siècles[3] ». Et à chaque fois que ces discours de la « crise de la masculinité » deviennent plus insistants, c’est « en réaction à l’attitude de femmes qui remettent en cause un tant soit peu quelques normes patriarcales ». Loin de témoigner de la réalité des rapports entre les sexes, ces discours ont donc en fait une fonction politiques bien précise : « [ils] agissent comme une stratégie rhétorique pour discréditer les femmes qui s’émancipent, ou cherchent à s’émanciper, et qui sont désignées comme la cause de la crise. Ce discours permet aussi de justifier la mobilisation de ressources politiques, juridiques, économiques, culturelles et militaires pour confirmer la différence inégalitaire entre les sexes, réaffirmer la supériorité des hommes et consolider leur pouvoir et leurs privilèges à l’égard des femmes ».

Cela posé, revenons à notre pauvre Jimmy. Au cas où on aurait bien compris la crise que celui-ci traverse, le film enfonce le clou dans une autre scène. Il s’agit du moment où Jimmy demande à une infirmière de sortir pour aller retirer un chèque. Celle-ci lui répond qu’il pourra y aller le lendemain. Jimmy insiste en disant que le bureau sera fermé, comme il l’est tous les samedis. L’infirmière lui rétorque qu’il se trompe, et que le bureau est ouvert le samedi. Jimmy n’insiste pas. Or, comme l’analysera George,  si Jimmy n’a pas osé insister, c’est parce qu’il a peur des femmes.  « Vous ne pouvez pas affronter une femme », lui lance-t-il. Ce à quoi Jimmy-le-soumis ne trouve à répondre qu’un timide « Ça se fait pas, d’engueuler une femme ».

jimmy11« Aïe aïe aïe, j’ai mal docteur »

jimmy12« C’est juste que vous êtes une fiotte mon vieux »

George lui explique alors que quand on est un homme, on a pas peur d’engueuler une femme, surtout quand elle est moche : « Imaginez que deux filles fasse la même bêtise. L’une est moche et l’autre est jolie. A laquelle des deux trouveriez-vous plus facilement des excuses ? Moi je sais : j’engueulerais la moche ». Il est cool quand même George, parce qu’il est pas politiquement correct. Et ça c’est important, parce que rien de tel que le politiquement correct pour brimer les hommes dans leur masculinité…

La guérison de Jimmy 

Grâce à ses discussions avec George, Jimmy finit par comprendre son problème et guérit finalement des femmes. On en a la confirmation lorsqu’il passe la nuit avec une fille qu’il a rencontrée lors d’une de ses sorties. Illes couchent ensemble, et quand la fille lui demande s’il va rester avec elle le soir, il lui répond qu’y a pas moyen. Ça y est, Jimmy est guéri, il a appris à traiter les femmes comme il se doit : des plans cul à qui on dit bye bye quand elles commencent à s’attacher et avec qui on garde ses distances. Lorsqu’il racontera à son pote George ses exploits sexuels, ce dernier se réjouira que tout marche à nouveau « au rayon pénis »…

jimmy13Merci pour la baise chérie, mais ça s’arrête là. Comment veux-tu que je reste un homme si je me commence à me laisser envahir par une femme?

C’est que George s’y connaît bien en femmes. On peut s’en rendre compte dans la manière avec laquelle il traite Madeleine, son amante qui vient de New-York lui rendre visite. Personnage féminin totalement unidimensionnel, elle n’est définie que par rapport au Grand George, qu’elle aime et admire toujours avec la même intensité. A chaque fois qu’elle apparaissait à l’écran, on dirait que sa seule fonction est d’apporter un peu de « légèreté » et de « charme » dans cette histoire d’hommes. Réduite à sa beauté et à son amour pour son amant génial, elle incarne la bonne féminité face à la galerie de garces et de femmes trop masculines qui ont traumatisé le pauvre Jimmy. A la fin, elle saura s’éclipser de la vie de George pour ne pas gêner ce Grand Esprit dans sa Grande Œuvre. Elle se sera contentée de jouer le rôle de parenthèse rafraichissante entre deux entretiens sérieux entre hommes. Une femme bien à sa place quoi.

jimmy14La femme à sa place

Une fois guéri, Jimmy part retrouver sa fille biologique, qu’il n’a quasiment jamais vue de sa vie, mais dont il est bien entendu le seul père légitime (vous avez dit « mystique du gène » ?[4]). Bien évidemment, après s’être entendu dire pendant 2 heures que Jimmy n’a été dans sa vie qu’une pauvre victime des femmes, il ne nous vient pas à l’idée de questionner sa légitimité à se pointer comme une fleur des années après (sa fille elle-même ne trouve visiblement rien à redire). C’est pas grave Jimmy, c’était pas ta faute tout ça, on te pardonne.

Au même moment où une association masculiniste telle que SOS Papa pose les pères divorcés en martyrs victimes de la domination féminine, Desplechin nous sort un film mettant en scène un homme dominé par les femmes et séparé de sa fille, qui finit par s’en sortir grâce à une relation fraternelle avec un autre homme. Avec en prime pour conclusion, les retrouvailles du père avec sa fille, sous la bénédiction de la mère qui regrette tout ce qu’elle a fait à Jimmy et lui supplie de prendre soin de leur enfant[5].

jimmy15Dis bonjour à Papa.

Jimmy et les gentils Blancs

En même temps que l’on voit les images de Jimmy retrouvant sa fille, on entend en voix-off George faire le bilan de sa relation avec Jimmy lors d’une séance avec son propre psychanalyste. Ses paroles sonnent comme la conclusion du film, voire même comme la « morale de l’histoire » (morale qui ne peut être énoncée que par le Blanc bien sûr, car lui seul possède le savoir et le recul lui permettant de surplomber la situation). Quand son analyste lui demande s’il ressent une culpabilité vis-à-vis de Jimmy, George répond : « Je ne me sens pas coupable des crimes de l’Amérique envers les Indiens. Je ne suis responsable que devant moi-même, pour mes actes. Je récuse la communion des saints tout autant que celle du mal. Je n’ai pas aidé Jimmy Picard parce qu’il était un Indien, mais parce qu’il était en mon pouvoir de l’aider. Ce qui est arrivé entre Jimmy et moi ne concerne que nous : deux hommes de bonne volonté, à la recherche d’un sens commun. Bien sûr, nous sommes différents ! Tous, nous jouissons différemment. N’empêche, nous devrions tous pouvoir nous asseoir au banquet des dieux. »

Plusieurs choses me gênent dans cette conclusion, qui n’est pas seulement celle de George à mon avis, mais aussi celle du film et de son réalisateur, puisque rien ne vient la remettre en question ou la relativiser, et qu’elle est prononcée par le personnage qui est présenté depuis le début comme celui qui sait.

 J’y vois d’abord un pseudo-universalisme qui se donne des airs antiracistes (« Blancs et Indiens, on est tous main dans la main sans considération pour la couleur de peau ») pour mieux naturaliser le masculin comme l’universel. En effet, comme j’ai essayé de le montrer, ces hommes qui s’entraident et se lient d’amitié par-delà-leurs-différences ont tout de même un point commun de taille : ce sont précisément des hommes. Et la chose est loin d’être anecdotique, puisque tout l’enjeu pour Jimmy est justement de s’affirmer en tant qu’homme, contre les femmes, grâce à cette communauté masculine. Ainsi, il y a fort à parier que le « banquet des dieux » dont parle George à la fin de son discours lyrique ne sera pas un modèle de parité…

Ensuite, je ne peux m’empêcher de voir dans ce genre de discours exaltant les bienfaits de la « déculpabilisation des Blancs vis-à-vis de leur passé colonial » une manière de refuser de s’interroger sur les conséquences concrètes de ce passé sur notre société d’aujourd’hui, encore traversée de rapports d’oppression entre les « races ». Pour moi, ce discours à base de « il faut que les Blancs arrêtent de s’auto-flageller pour des crimes commis par leurs ancêtres » a pour fonction principale de légitimer le néo-colonialisme, en présentant celleux qui le critiquent comme des névrosé-e-s masochistes en perpétuelle recherche d’auto-culpabilisation. Dans une version plus passe-partout, ce discours s’évertuant à ignorer les rapports de domination existants entre les « races » peut prendre la forme du fameux : « ce sont les gens qui parlent sans cesse du racisme qui reproduisent le racisme, alors que si on se contentait de faire abstraction de la couleur de peau des individus pour les voir avant tout comme des humains, il n’y aurait plus de racisme ». On retrouve à mon avis exactement la même logique dans le discours de George lorsque celui-ci déclare qu’il « ne se sent pas coupable des crimes de l’Amérique envers les Indiens », et qu’il « n’a pas aidé Jimmy Picard parce qu’il était Indien » mais parce qu’il a vu avant tout leur relation comme celle de « deux hommes de bonne volonté  à la recherche d’un sens commun ».

A côté de ça, le film mobilise un schéma néocolonialiste qui se rapproche à mon avis beaucoup du trope du « sauveur blanc » (que l’on trouve par exemple dans des films comme Avatar, Atlantide l’empire perdu, Oblivion, La couleur des sentiments, etc.[6] ). En effet, notre pauvre Indien ne peut guérir que grâce à la science de l’homme blanc. Et le film oppose d’ailleurs explicitement cette science aux croyances indiennes, certes pittoresques, mais inefficaces lorsqu’il s’agit de comprendre le mal dont souffre Jimmy (« Les Blackfoot pensaient que les rêves prédisent l’avenir. Nous pensons que les rêves éclairent un peu le passé », déclare George à son « frère inférieur »).

jimmy16L’Indien patauge

jimmy17Le Blanc explique

Le film en rajoute d’ailleurs une bonne couche en présentant tous les éminents docteurs de l’hôpital comme autant de « sauveurs blancs » mus par des idéaux universalistes (« nous n’avons pour l’instant soigné aucun indien, mais nous avions au départ conçu ce lieu comme un refuge pour tous les hommes, alors accueillons ce pauvre diable à bras ouvert et sauvons-le de sa misère »). On a beau dire, ils sont gentils quand même ces hommes blancs…

jimmy18La Congrégation des Gentils Hommes Blancs

Alors que le titre du film (« Psychothérapie d’un Indien des plaines ») laissait espérer une relative déconstruction des prétentions à l’universalité de la psychanalyse, le film s’y vautre au contraire complètement en nous ressortant tout l’attirail théorique bien normatif sans aucun recul (« L’enfant se voit tout naturellement remplacer le père mort dans la couche parentale. Quelle déception quand il découvre sa mère dans les bras d’un autre ! « C’est ma place ! » L’enfant voit le pénis de l’amant. Il ne peut se détourner du fascinum. Je ne crois pas que le petit garçon désire ce pénis. Il est Hamlet, il désire la place de l’amant ! », déclare par exemple George à ses collègues enthousiastes, ou encore : « Le thème central de cette séance fut l’élément agressif dans le comportement sexuel. Il est intéressant de noter que le patient nia que le bébé fût mort parce qu’il n’avait pas de trou. Cette observation souligne l’angoisse de castration du patient »).

La chose est d’autant plus dommage que le début laissait espérer des analyses un peu plus intéressantes, comme par exemple lorsque George demandait à Jimmy de lui traduire des mots en blackfoot et semblait s’intéresser à sa culture dans le but de mieux comprendre ses rêves et ses névroses. Mais finalement, la prétention à l’universalité de la psychanalyse (et en particulier l’idée qu’elle serait la science du psychisme humain, pensé comme immuable et identique) n’est jamais fondamentalement remise en cause par le film. Bien au contraire, c’est sous le signe de cette « universalité » que les deux hommes se rencontrent par-delà-leurs-différences et que l’homme blanc guérit l’Indien des plaines. Ainsi, la psychanalyse sert ici à évacuer toute considération du contexte social dans lequel évolue Jimmy. Au lieu de prendre en compte son statut de néo-colonisé   (comme tentait de le faire par exemple Franz Fanon à la même époque en d’autres lieux[7]), le film valorise au contraire dans la figure de Devereux une psychothérapie s’avère au final totalement aveugle à ce rapport d’oppression.

Desplechin s’inscrit ainsi pleinement dans une tendance qui consiste à utiliser le discours psychanalytique pour dépolitiser totalement l’analyse de phénomènes qui ont le plus souvent une dimension politique. Il suffit par exemple de penser au nombre incalculable d’articles que les magazines « psy » consacrent aux « pervers narcissiques » sans qu’aucune allusion soit jamais faite au patriarcat ou à la domination masculine, alors même que les stratégies des « pervers narcissiques » en question ressemblent étrangement aux violences psychologiques exercées par les hommes sur les femmes[8], et que les féministes les ont depuis longtemps analysées comme des moyens de contrôle et de domination (mais ça, visiblement, ça n’est pas prêt d’avoir à droit un dossier de dix pages dans Psychologie Magazine  ou Le Cercle Psy…). L’effet politique concret de ce genre de discours (encore archi-dominants aujourd’hui) est d’atomiser, d’individualiser les problèmes, de déconnecter totalement les comportements ou souffrances individuelles des systèmes d’oppression dont les individus sont partie prenante (en n’en recherchant les causes que dans l’entourage proche, et en premier lieu la famille, dont la structure est conçue comme universelle et anhistorique).

Ce genre de discours psychanalytique est non seulement dépolitisant, mais il contribue aussi souvent à légitimer les violences masculines (dont sont victimes femmes et enfants sous le patriarcat[9]) et à « pathologiser » tou-te-s celleux qui s’écartent de la norme hétéro-cis (les trans, les homosexuels, bisexuels, asexuels, etc.). Ce genre de violences parsème l’histoire de la psychanalyse[10] jusqu’à aujourd’hui (il suffit par exemple de penser aux arguments mobilisés récemment par un grand nombre de psychanalystes pour s’opposer au PACS, puis au mariage pour tou-te-s et à l’homoparentalité[11]). En ressortant « le complexe d’Œdipe » ou « l’angoisse de castration » pour asseoir son propos misogyne et masculiniste, le film de Desplechin apporte sa pierre à cet édifice violemment normatif.

En résumé, au lieu de valoriser un type de psychothérapie qui s’éloignerait un tant soit peu de la psychanalyse orthodoxe, Jimmy P. fait au contraire l’apologie de sa forme la plus étroitement universaliste et normative.

jimmy19Crise de LOL avec Amalric qui fait le Sigmund

Grâce à ses concepts universels permettant de comprendre le fonctionnement-universel-du-psychisme-humain, la science de l’homme blanc permet donc à celui-ci de sauver l’Indien dominé par les femmes et en crise profonde dans sa masculinité, qui peut ainsi retrouver son statut de père légitime-parce-que-biologique. Voilà une histoire dont nous avions bien besoin en ces temps tourmentés…

Paul Rigouste


[1] J’imagine que ce lapsus de Jimmy est censé nous faire comprendre que celui-ci voyait Jane comme une femme masculine (semblable en ce sens à sa sœur et sa mère, ces « femmes au cœur viril »), face à laquelle il était dans une position « féminine », c’est-à-dire dominée.

[2] Dans son article « Les discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l’égalité entre les sexes : histoire d’une rhétorique antiféministe » (que l’on peut trouver dans le numéro 25(1) des Cahiers du genre intitulé « Les antiféminismes »)

[3] En plus de la période actuelle, Dupuis-Déri étudie le cas de l’Angleterre au XVIIème, de la France au moment de la Révolution de 1789, ou encore de la fin du XIXème et le début du XXème en Occident.

[4] Cf. sur ce site l’article consacré à Starbuck (2011) : « Les gênes, y a que ça de vrai »

[5] Avant de mourir, celle-ci lui avait envoyé une lettre où elle écrivait : « Mon amour, j’aimerais n’être pas mariée et t’épouser encore et encore. Mon cœur t’appartient. Tu es le seul homme qui ait compté. S’il m’arrivait quelque chose, prends soin de notre fille, Jane. »

[7] Cf. par exemple : « En 1946, il part étudier la médecine à Lyon, avant de s’orienter vers la psychiatrie. C’est après sa thèse, soutenue en 1951, qu’il publie Peau noire, masques blancs. Dans ce livre, qu’il décrit comme une « étude clinique », il analyse « l’aliénation » du colonisé, et plus particulièrement du Noir antillais. Pour le jeune psychiatre martiniquais, cette aliénation est inhérente au système colonial. « Le colonialisme exerce une violence psychique, son discours : le colonisé est “laid”, “bête”, “paresseux”, a une sexualité “maladive”, explique la politologue Françoise Vergès. Et pour Fanon, le colonisé finit par intégrer ces discours de stigmatisation, le sentiment d’être inférieur, il finit par mépriser sa culture, sa langue, son peuple, il ne veut plus alors qu’imiter, ressembler au colonisateur. (…)

Cette aliénation qu’il décrit chez le Noir antillais, Fanon l’observe également chez les colonisés d’Afrique du Nord à partir de 1953, alors qu’il occupe le poste de médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Désormais, toute son énergie et sa pensée seront consacrées à cette question : comment guérir le colonisé de son aliénation, lui permettre de devenir libre, d’accomplir son humanité ? » (http://www.scienceshumaines.com/frantz-fanon-contre-le-colonialisme_fr_28199.html)

Ou encore : « Ensuite, Il fait une expérience décisive chez Tosquelles à St Alban et devient un disciple engagé de la psychiatrie institutionnelle. Son maître dira de lui que sa vigilance paranoïde est en fait une méfiance à l’égard de tous les discours normatifs. A la différence des élèves de Tosquelles de l’époque, il se refuse à l’expérience psychanalytique mais prépare le médicat des hôpitaux psychiatriques.

En novembre 1953, un poste se libère en Algérie, à Blida. Dans l’hôpital qui porte maintenant son nom, il va faire l’expérience de l’impasse identitaire dans laquelle sont plongés les colonisés, ici les Algériens, ailleurs les Antillais : « Parler une langue, c’est assumer un monde et sa culture. » Dans cet hôpital sous-équipé, il va pourtant inventer un travail commun : il sera le rassembleur passionné de ce qui lie les hommes entre eux malgré leurs différences, en mettant en œuvre ce qu’il a appris à St Alban. Il aura pour alliés les internes et les infirmiers, à une époque où la psychiatrie officielle (représentée par le Pr Porot) voyait en « l’indigène nord-africain un être primitif à l’évolution cérébrale défectueuse et génétiquement fixée ». Il pratique à Blida une psychiatrie ouverte mais il fait aussi l’expérience de l’échec d’une sociothérapie à base occidentale dans ce pays musulman dont il tentera sans cesse de prendre en compte la culture, et cet échec relatif nourrira sa pensée théorique. » (http://1libertaire.free.fr/FFanon04.html)

« Fanon n’allait pas tarder à avoir l’occasion de mettre en pratique à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville où il sera nommé en 1953, les principes des sociothérapies institutionnelles pratiquées à Saint Alban. Une psychiatrie accessible au doute, respectueuse des personnes, et dont les difficultés allaient témoigner qu’elle se mettait à l’épreuve du contexte colonial de son exercice car elle s’adressait aux femmes et aux hommes réels » (http://www.espaces-marx.net/spip.php?article201)

[9] Cf. les exemples que donne Patrizia Romito dans Un silence de mortes (dont le tristement fameux « Syndrome d’Aliénation Parentale »)

[10] Cf. par exemple ce que raconte Jonathan Ned Katz dans L’invention de l’hétérosexualité. Ou encore Didier Eribon dans En finir avec la psychanalyse.

[11] Voir par exemple ceux que cite Didier Eribon dans son livre Sur cet instant fragile

Oblivion (2013) : Tom Cruise et ses drones de dames

oblivion

Comme à son habitude, la critique française autorisée a totalement ignoré la dimension politique de ce blockbuster sorti l’an dernier sur nos écrans. Télérama n’y voit qu’un « gloubiboulga d’action comme les autres » puisque, de toute façon, « une superproduction avec Tom Cruise ne doit pas être un film de SF original »[1]. De leur côté, Libération et Les Inrocks vident le film de son sens politique en se réfugiant dans des abstractions parfois à la limite du compréhensible, et qui réduisent finalement Oblivion à une fable « sur la mémoire » (ça c’est du concret…)[2]. Les Cahiers du cinéma n’ont quant à eux même pas daigné consacrer une ligne à ce blockbuster piloté par un vulgaire technicien spécialisé dans les effets spéciaux, trop occupés qu’ils étaient à confectionner un énième dossier à la gloire de ce temple de l’auteurisme qu’est le festival de Cannes. Or il me semble pourtant que ce film mérite un peu plus d’intérêt que cela, en particulier d’un point de vue politique.

J’essaierai de montrer ici  que si ce film a le mérite de tenir une position assez clairement anti-impérialiste, celle-ci prend place à l’intérieur d’un dispositif profondément misogyne et masculiniste, articulé à une peur de la modernité technologique. J’essaierai aussi de montrer en quoi ce film est symptomatique de certaines des inquiétudes relatives à l’utilisation exponentielle des drones par l’armée américaine, en m’appuyant sur les analyses de Grégoire Chamayou dans son livre Théorie du drone.

C’était pas ma guerre

Oblivion nous fait  d’emblée adopter le point de vue du personnage principal, Jack Harper (Tom Cruise). C’est lui qui nous explique en voix-off les événements qui ont mené à la destruction quasi-totale de tout ce qui peuplait la surface de la Terre :

«  14 mars 2077. (…) Ça fait un demi-siècle que les charognards ont détruit notre lune. Forcés de quitter leur planète mourante, ils sont venus s’emparer de la nôtre. Sans la lune, la Terre a connu le chaos. Les séismes ont tout détruit en quelques heures. Les tsunamis ont balayé ce qui restait. Puis, ce fut l’invasion. On a fait ce qu’on devait faire. On a sorti l’arsenal nucléaire. On a gagné la guerre, mais perdu la planète. Elle était contaminée. Presque complètement inhabitable. Ce qui restait de l’humanité a dû quitter la Terre. On a construit le Tet, notre centre de contrôle de mission. Une station spatiale temporaire avant la migration vers Titan, la plus grande lune de Saturne. Tout le monde est là-bas maintenant. Presque tout le monde. Jusqu’à la fin de notre mission, Vika et moi faisons notre travail. On protège les hydroforeuses, qui convertissent l’eau de mer de la Terre en énergie de fusion pour la colonie. La survie de l’humanité en dépend. Ce qu’il reste de l’armée des charognards perturbe encore les opérations. Ils attaquent nos drones la nuit et essaient de me tuer le jour. Ils veulent encore se battre, mais j’ignore pourquoi. Le centre de contrôle dit qu’on fait du bon travail. Qu’on est une équipe efficace. Vika est mon agente des communications. Elle garde un œil sur moi. Je m’occupe de l’entretien des drones. Les drones surveillent tout. »

Visiblement rien de très original donc. Juste une énième version du scénario où les Etats-Unis se fantasment attaqués par une puissance extérieure menaçante (les « charognards »), qui les oblige à sortir la grosse artillerie (ici le nucléaire) pour défendre-le-monde-libre-contre-les-barbares-venus-d’ailleurs. Avec en prime la mention des drones comme derniers remparts contre le chaos, on peut légitimement s’attendre à un beau pamphlet impérialiste et militariste. Or Oblivion s’avère au contraire assez critique sur la politique extérieure états-unienne et la multiplication exponentielle des drones dans l’armée.

Alors que d’autres films auraient conféré automatiquement à la parole du héros blanc américain une valeur de vérité objective, Oblivion va à l’inverse s’attacher à montrer que cette vision des événements est totalement biaisée et a pour unique fonction de justifier une politique impérialiste-colonialiste basée sur l’extermination des populations, le pillage des ressources et l’appropriation des territoires. En ce sens, le film pointe clairement du doigt l’impérialisme économique et militaire américains, ainsi que le changement de paradigme qui s’est opéré dans le domaine de la stratégie militaire.

Comme l’explique Grégoire Chamayou, le paradigme militaire dominant jusqu’à la fin des années 2000 était celui de la « contre-insurrection », au sein duquel l’arme aérienne était marginalisée. En effet, la stratégie « contre-insurrectionnelle » cherche avant tout à gagner la population pour que l’ennemi se trouve isolé, ce qui nécessite d’être présent sur le terrain. L’idée est d’éviter d’attiser la haine des populations locales, ce que produisent inévitablement les bombardements aériens. Or ce paradigme stratégique (qu’il faut bien entendu distinguer de la réalité des pratiques militaires états-unienne) a été récemment détrôné par un autre : le « paradigme anti-terroriste », dont le drone est l’arme par excellence. Chamayou explique ce qui distingue ces deux paradigmes :

Alors que la contre-insurrection est essentiellement politico-militaire, l’anti-terrorisme est fondamentalement policiaro-sécuritaire. Cette divergence d’orientation fondamentale se traduit par plusieurs autres traits distinctifs.

Différence d’abord dans la façon de concevoir l’ennemi. Là où le premier paradigme considère les insurgés comme étant les « représentants de revendications plus profondes au sein de la société », dont il faut s’efforcer, pour les combattre, de saisir la raison d’être, le second, en les étiquetant comme « terroristes », les conçoit avant tout comme des « individus aberrants », des personnalités dangereuses, si ce n’est comme de simple fous, ou de pures incarnations du mal. (…)

Là où la stratégie contre-insurrectionnelle implique, outre la force brute, compromis, action diplomatique, pressions et accords sous la contrainte, l’antiterrorisme exclut tout traitement politique du conflit. « On ne négocie pas avec des terroristes » est le mot d’ordre d’une pensée radicalement a-stratégique.

La chasse à l’homme dronisée représente le triomphe, à la fois pratique et doctrinal, de l’anti-terrorisme sur la contre-insurrection. Dans cette logique, on décompte les morts. La liste des trophées de chasse se substitue à l’évaluation stratégique des effets politiques de la violence armée[3].

Avec son armée de drones qui sillonnent le ciel à la recherche de « charognards » à exterminer, Oblivion met en scène cette victoire du paradigme anti-terroriste sur le paradigme contre-insurrectionnel. Et pour le critiquer, il opère un déplacement de point de vue, qui nous fait passer avec le personnage principal du camp impérialiste au camp des insurgé-e-s. Du point de vue de ces derniers, les drones apparaissent alors pour ce qu’ils sont : les « armes d’un terrorisme d’Etat »[4].

Mais revenons à notre héros américain, Jack Harper. Dès le début, le récit qu’il fait de l’histoire du conflit entre terriens et charognards est empreint de doutes. Contrairement à sa partenaire, il sent bien que tout n’est pas clair et qu’il lui manque des éléments pour comprendre les enjeux réels du conflit auquel il participe (« Elle ne se pose pas les mêmes questions que moi. Elle n’a pas les mêmes doutes que moi »). Les intentions de l’ennemi continuent de lui paraître obscures (« Ils veulent encore se battre, mais j’ignore pourquoi »). Un dernier indice qui nous met déjà la puce à l’oreille est la mention par le héros d’une « suppression obligatoire des souvenirs » il y a cinq ans de cela (le titre « Oblivion » signifie « oubli » en anglais[5]). Le film nous indique donc d’entrée de jeu que la « version officielle » des événements est loin d’être à l’abri de tout soupçon, en ce qu’elle « oublie » très probablement des informations essentielles.

Même s’il se pose quelques questions, Jack n’en continue pas moins à faire son boulot. La séquence introductive insiste ainsi sur la routine dans laquelle est pris le héros. Si ses rêves de la nuit l’ont un peu déstabilisé, sa mission de soldat le remet rapidement sur les rails : prendre sa douche, boire un petit café, enfiler son uniforme, charger son arme, prendre les commandes de son vaisseau de combat. La musique répétitive et cyclique redouble cette impression de routine, qui permet au héros d’arrêter de penser, de continuer à remplir sa fonction sans réfléchir aux conséquences de ses actes et à sa place dans un conflit dont il ne comprend pas les enjeux.

 oblivion01Jack le hamster

Tout l’enjeu pour Jack pendant la plus grande partie du film sera de prendre conscience qu’il est au service de la puissance impérialiste et non du côté de la résistance, contrairement à ce qu’il croyait. Les moments clés de cette prise de conscience sont à chaque fois très symboliques. Il y a d’abord sa découverte d’un livre dans les ruines d’une bibliothèque. Certes, l’ouvrage en question est loin d’être un sommet de pacifisme (du moins les lignes qui en sont citées[6]), mais il permet en tout cas au héros de prendre du recul par rapport à la guerre à laquelle il participe en se donnant le temps de la réflexion.

 oblivion02Tom Cruise sur le point d’ouvrir un livre, on nage en pleine science-fiction…

Le chef des résistants lui confiera d’ailleurs plus tard que c’est lorsqu’il l’a vu se saisir du livre qu’il a commencé à croire en lui. Méditer sur quelques-unes de ses lignes permettra au héros de conquérir sa liberté en changeant de camp pour lutter contre le véritable envahisseur, le Tet. Il fera d’ailleurs explicitement référence au livre lors de son héroïque sacrifice final. Même si, comme on le verra plus bas, cette référence prend place dans un dispositif à la fois viriliste et profondément misogyne, reste que le symbole du livre demeure assez parlant lorsqu’il s’agit de dénoncer l’abrutissement idéologique du soldat.

Un autre moment clé de la prise de conscience du héros est celui où il assiste impuissant à l’exécution de plusieurs humains par les drones dont il assure la maintenance. Alors qu’il ne vivait jusqu’ici la guerre qu’à distance en se contentant principalement d’entretenir les drones, le soldat est mis en face de la réalité concrète du crime de masse auquel il participe. Le film se révèle ainsi plutôt critique envers l’introduction de ces nouvelles technologies dans l’armée, pointant le risque de déréalisation et de distanciation des opérateurs de drones vis-à-vis des meurtres qu’ils perpétuent[7].

Les drones étaient déjà apparus comme des armes menaçantes dans des scènes précédentes (notamment celle où l’un d’entre eux manque de peu d’abattre un chien, que Jack sauve in extremis[8]). Mais c’est seulement après avoir vu de ses propres yeux les drones massacrer ses semblables que le héros se positionne explicitement contre eux et contre les intérêts qu’ils servent : pour les empêcher de pulvériser le corps de la dernière survivante, il s’interpose alors entre la machine de guerre et sa victime.

Alors qu’il ne faisait qu’un avec sa fonction de soldat, Jack s’en dissocie donc progressivement. Dans cette  scène, c’était vis-à-vis de ses propres armes (les drones) qu’il ressentait un sentiment d’aliénation. L’étape suivante sera franchie lorsqu’il aura à se battre contre lui-même, au sens métaphorique et littéral. En effet, Jack découvrira au fur et à mesure qu’il n’est qu’un clone parmi d’autres, produits en chaîne par le Tet pour assurer la surveillance du territoire occupé. Dans ce combat, c’est donc contre sa condition de clone obéissant que le soldat lutte, c’est-à-dire contre sa propre aliénation. Certain-e-s trouveront peut-être la métaphore un peu trop grossière. Personnellement, je la trouve surtout très efficace.

 oblivion03oblivion04Tom VS Tom. Mais que fait Jerry ?

Tout ce propos est appuyé par une insistance sur les numéros figurants sur les uniformes du héros et de ses clones (numéros qui les rapprochent des drones et des hydroforeuses qu’ils entretiennent). Là encore, le film pointe du doigt le formatage que l’armée fait subir aux militaires, les réduisant à de simples numéros, des pions que l’on ne considère pas comme des individus libres et auxquels on interdit de se comporter comme tel. En effet, Jack « est censé ne pas poser de questions et obéir aux ordres sans hésitation. Il est exigé de lui et de sa coéquipière qu’illes se concentrent sur leur mission spécifique – toute curiosité vis-à-vis des enjeux plus globaux du conflit est fortement découragée »[9].

Cette idée est peut-être résumée par une réplique que prononce Jack suite à sa prise de conscience. A Malcolm qui qualifie le drone d’ « arme », il rétorque : « Non, c’est juste une machine, l’arme c’est moi ». En concevant le drone comme rien de plus qu’une « machine », Jack le déresponsabilise des crimes qu’il commet, et se reconnaît (en tant que militaire) comme le seul responsable. Et dans le même mouvement, il reconnaît n’avoir été qu’une « arme » servant aveuglément les intérêts du camp impérialiste. Si le film présente donc les drones armés sous un jour terrifiant, il semble également vouloir rappeler que la racine du problème ne réside peut-être pas tant dans les innovations technologiques en soi que dans le « facteur humain » (à savoir les militaires comme individus hétéronomes obéissants aux ordres de la hiérarchie comme de simples armes aux mains des puissants).

Significativement, c’est en rencontrant ceux qu’il croyait être ses ennemis et en écoutant leur point de vue que Jack va définitivement s’émanciper de sa condition aliénée. Significativement, les représentations que le film donne des « charognards » empruntent à l’imaginaire colonialiste/impéraliste états-unien. On en voit par exemple un observer les pleines de ce Far West qu’est devenue la terre, caché derrière un rocher et attifé de plumes. Ou encore, dans la scène de la bibliothèque, ils ne sont qu’une multitude invisible, tapie dans l’ombre, dont on ne sait jamais quand elle va frapper. Il me semble que ces images évoquent respectivement les indiens d’Amériques et les combattants vietnamiens, c’est-à-dire deux figures qui ont été constituées par les États-Unis comme des « Autres » à exterminer, lors de massacres qui apparaissent aujourd’hui injustifiables.

Dans le même esprit, ce n’est peut-être pas non plus un hasard que le leader des « charognards », donc de la résistance à l’ennemi impérialiste, soit incarné par un Noir américain, en l’occurrence Morgan Freeman. C’est en écoutant la voix de ce dernier, ainsi que celle de sa (véritable) femme, que l’homme blanc parviendra à prendre conscience de ce à quoi il participe et à se retourner contre la puissance impérialiste qui l’a aliénée (au sens littéral du terme, puisque l’on apprendra que Jack Harper était à la base un terrien, que les envahisseurs ont capturé, reformaté et cloné pour en faire leur soldat). Néanmoins, le film est loin d’être un monument de progressisme à ce niveau, puisque la femme et le Noir sont aussi posé-e-s dans le film comme profondément dépendants de l’homme blanc. La première est constamment réduite à l’état de potiche pour laquelle l’homme se sacrifie virilement à la fin, et son seul horizon dans le film est d’être la femme du héros et la mère de son enfant. Tandis que le second a absolument besoin du héros blanc pour gagner la guerre contre l’ennemi impérialiste (ben oui, les dominé-e-s ne peuvent pas s’émanciper tou-te-s seul-e-s, illes ont absolument besoin que des gentils dominants les aident, c’est bien connu…). En ce sens, le film mobilise le trope raciste-colonialiste du « sauveur blanc » [10] (que l’on rencontre encore régulièrement au cinéma, dans des films tels qu’Avatar ou Atlantide l’empire perdu, pour ne citer que deux films analysés sur ce site).

 oblivion05Heureusement que t’es revenu, parce qu’on sait pas comment on s’en serait sorti sans un homme blanc pour nous commander…

Le film a néanmoins le mérite de présenter en même temps le « sauveur blanc » comme le responsable de l’oppression des peuples colonisés. Il montre ainsi le héros blanc prendre difficilement conscience de la domination qu’il exerçait avant de se ranger du côté des dominé-e-s, et s’éliminer en même temps que la puissance colonisatrice (ce qui peut être vu comme le symbole de sa complicité avec cette même puissance). Reste que le film fait une distinction entre la « méchante dominante » (Le Tet/La Femme, à la tête de l’armée impérialiste) et le « bon dominant » (Jack, qui était aliénée par la première, ce qui le dédouane partiellement de ses actes). Ainsi, par le schéma qu’il mobilise, le film reconduit en partie la domination impérialiste/colonialiste qu’il cherche à critiquer.

Malgré ce point regrettable, il est tout de même assez jouissif de voir représenté de manière aussi explicite le pillage des ressources planétaires par une puissance impérialiste profitant de sa supériorité technologique et militaire pour servir ses intérêts économiques dans le mépris des populations qu’elle envahit.

 oblivion06oblivion07Que c’est bon d’être Américain…

Malheureusement, cette dimension relativement anti-impérialiste et « anti-drones » du scénario s’articule intimement à un propos profondément misogyne et masculiniste.

Vika VS Julia

Jack Harper est tout d’abord présenté comme un homme dont la masculinité est menacée par les femmes, qui le dominent aussi bien dans la sphère domestique que professionnelle (les deux étant d’ailleurs intimement liées, puisque Vika est à la fois sa femme et sa coéquipière de mission). Comme il le dit lui-même au début : « Vika est mon agente des communications. Elle garde un œil sur moi ». Ainsi, lorsqu’il part travailler pendant la journée, Jack est perpétuellement surveillé par sa femme, qui assure le lien avec leur supérieure hiérarchique, une autre femme nommée Sally.

Vika correspond au stéréotype misogyne de l’épouse ennuyeuse et étouffante. Elle assomme Jack de ses recommandations (« sois prudent », « fais attention », etc.) alors que celui-ci cherche au contraire un peu d’aventure et d’excitation dans ses missions pour échapper à la routine de son couple et éprouver un peu sa virilité.

Frustré de ne pas pouvoir se retrouver avec d’autres potes, entre mecs, pour vivre des moments de compagnonnage masculin loin des femmes, Jack s’invente même un ami imaginaire : Bob. Avec cette petite figurine collée sur son tableau de bord, le héros simule une relation virile entre buddies.

 oblivion08oblivion09Que reste-t-il de mes buddies ?

Dès qu’il le peut, le héros se soustrait au regard de sa femme pour retrouver son jardin secret : une cabane qu’il a construite de ses mains dans ce qui est apparemment l’un des derniers oasis de nature ayant survécu aux cataclysmes qui ont ravagé la Terre.  C’est ici que Jack vient se ressourcer, loin des femmes et de leur emprise. En tenue décontractée, il peut tranquillement écouter ses vieux vinyles, jouer au basket, ou faire la sieste au bord de l’eau.

 oblivion10oblivion11oblivion12On est quand même mieux sans les femmes, hein Jack ?

Ce paradis s’oppose en tous points au foyer conjugal dominé par Vika, et que le film dépeint comme lieu aseptisé, à l’architecture lisse et froide. Lorsque Jack essaiera d’y amener un peu de vie en offrant une fleur à sa femme, celle-ci la jettera immédiatement par la fenêtre en lui sermonnant que la présence de plantes est contraire au règlement. Le film présente ainsi clairement Vika comme un obstacle à l’épanouissement de Jack, qui aspire à vivre libre et au contact de la nature.

Alors que le héros cherche à s’émanciper de sa condition en élucidant les enjeux du conflit dont il est partie prenante, Vika reste au contraire engluée dans son ignorance, à laquelle elle semble aspirer. Cette asymétrie est posée dès le début par le héros : « Victoria et moi avons été jumelés. Dans deux semaines, notre mission ici sera terminée, et nous rejoindrons les autres. Mais les questions que je me pose, elle ne se les pose pas. Les doutes que j’ai, elle ne les a pas (…). Vika a hâte de partir. Moi, je n’en suis pas sûr. Je ne peux arrêter de penser que la Terre, malgré tout ce qui s’est passé… La Terre, c’est encore chez moi ». Même quand Jack aura découvert la vérité et viendra calmement lui expliquer, elle ne voudra pas écouter. C’est pas possible d’être aussi bornée…

 oblivion13La « crise d’hystérie » de la pauvre femme aliénée

Loin de se satisfaire de son propre abrutissement, Vika tire également Jack vers le bas. On la voit par exemple l’interrompre alors qu’il est en train de lire le vieux livre qu’il a trouvé dans les ruines de la bibliothèque, et l’on comprend que ce n’est que dans sa cabane secrète que le héros peut lire et réfléchir en paix (puisque c’est là-bas qu’il conserve ses livres). De même, lorsqu’il lui parle de ses doutes concernant les motivations des charognards, elle détourne immédiatement son attention grâce à ses « charmes féminins » en l’invitant à faire l’amour dans la piscine.

Cette scène ne se limite pas à présenter la femme comme un corps désirable dont le héros doit se détourner pour pouvoir retrouver le contrôle de sa vie. Elle met également en garde contre les dangers d’une sexualité dans laquelle les femmes auraient trop de pouvoir. En effet, c’est Vika clairement qui prend l’initiative ici, en attirant Jack dehors, puis en le faisant tomber dans la piscine. L’homme n’est donc pas seulement dominé dans son boulot et dans son foyer, mais aussi dans son lit. Cette représentation de la sexualité féminine active comme menaçante s’intègre ainsi parfaitement dans tout ce dispositif masculiniste mobilisé par le film, pour lequel l’homme doit fuir les femmes et le foyer pour retrouver le contact avec son « essence masculine brimée » dans un univers plus proche de « la nature ». Il suffit de repenser à la fin des Valseuses de Bertrand Blier (ce docteur es misogynie) pour voir à quel point ce thème est un classique du discours masculiniste. Heureux de se retrouver entre eux et loin des femmes, les deux héros incarnés par Depardieu et Dewaere déclaraient en effet à la fin du film : « On est pas bien ? Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland. On bandera quand on aura envie de bander »[11]… Comme on l’a vu, Jack Harper aurait lui aussi bien envie de pouvoir se reposer paisiblement à la fraîche au bord de l’eau, et de bander uniquement quand il a envie de bander. Pour lui aussi, Le bonheur est dans le pré

Significativement, sa « vraie femme », Julia, est beaucoup plus soumise que Vika (dans sa relation avec Jack en général et, on imagine, dans le lit aussi). Alors qu’il a été marié de force à la seconde, c’est lui qui avait l’initiative dans sa relation avec la première. En effet, le souvenir qui ne cesse de le hanter est précisément celui de sa demande en mariage. Encore émue, Julia lui rappelle ce moment fondateur de leur couple : « Jack, on était ici. Tu m’as demandé de te rejoindre. Tu m’as emmenée au sommet du monde. Je voyais que tu étais nerveux ce jour-là. Ça s’est passé juste ici, Jack. Tu as dit : « Regarde là-dedans. Je vais te montrer l’avenir » ». Cet « avenir » qu’il lui a montré à travers l’objectif de la longue vue n’était rien d’autre que la bague qu’il allait lui passer au doigt. Car évidemment que Julia a dit « oui » (quelle femme normalement constituée pourrait ne pas vouloir se marier avec Tom Cruise…). A l’époque, c’était donc Jack qui menait la danse avec les femmes (« jvais te montrer ton avenir poupée : ton avenir, c’est d’être ma femme »). Rien à voir donc avec le Jack dominé par Vika et obligé de fuir pour retrouver un peu de liberté.

  oblivion14« Rendez-vous au pied de l’Empire State Building. Tu vas voir ce que c’est qu’une grosse tour »[12]

oblivion15« J’ai ressorti mes lunettes de Top Gun t’as vu ». Bonus virilité : +3 oblivion16« Où t’es papa où t’es ? Je te trouve pas, je suis perdue » (elle met un peu de temps à réaliser qu’il s’est caché derrière ses lunettes)

oblivion17« Viens-là femme. Tu crois quand même pas que je vais bouger un seul de mes orteils de Tom Cruise pour toi… »

oblivion18« Allez, donne-moi la main et suis-moi, je vais t’emmener au sommet du monde… »

oblivion19« Regarde là-dedans bébé, je vais te montrer ton futur »

oblivion20« Oh mon amour, laisse-moi exprimer mes émotions de femme en enlaçant ton corps musclé et impassible d’homme viril ».

Le film oppose donc la mauvaise féminité incarnée par Vika à la bonne féminité incarnée par Julia. Cette dernière est posée comme soumise à l’homme et totalement dépendante de lui. Elle est d’ailleurs introduite dans le film comme une « damoiselle en détresse »[13], belle au bois dormant dans son cercueil, sauvée grâce à un acte héroïque de son chevalier, qui s’interpose courageusement entre son corps fragile et cette machine à tuer qu’est le drone. Jack la sauvera à nouveau lorsqu’elle sera blessée par une balle perdue, et se sacrifiera aussi pour elle à la fin en allant se faire exploser dans le Tet, en la remettant préalablement dans son cercueil… Entretemps, elle se fera également sauver de la mort par un autre homme (Sykes, qui tue un drone avant qu’il ne la tue). Bref…

 « Fuck you, Sally »

Comme je l’ai annoncé, ce n’est pas que dans son couple que Jack est opprimé par une femme, mais aussi dans son boulot. Il est en effet constamment surveillé par Vika, qui semble ne rien faire d’autre de la journée que contrôler le moindre de ses mouvements et en rendre compte à Sally, leur supérieure hiérarchique. Devant son immense écran, elle évoque la figure d’un « big brother » omniscient.

 oblivion21oblivion22Big Sister is watching you

Mais la figure féminine la plus terrifiante est sans doute Sally, qui ne semble être au début que la responsable de l’équipe formée par Jack et Vika, mais qui s’avère au final n’être rien moins que la voix du Tet (= la voix de l’Ennemi). Lorsqu’il aperçoit au loin l’immense vaisseau, Jack lâche un « bonjour patron » derrière lequel on perçoit une certaine amertume…

 oblivion23oblivion24

 Si Jack l’a amer, c’est parce qu’il se situe tout en bas de la hiérarchie et se voit donc obligé d’obéir à des femmes. En faisant de Sally la voix du Tet, le film présente le pouvoir féminin comme une menace pour les hommes. Logiquement, Jack ne pourra s’émanciper qu’en renversant ce matriarcat opprimant. C’est le sens de cette expédition finale où le héros va se jeter dans la gueule du loup pour mieux le faire exploser de l’intérieur. Comme par hasard, c’est entre potes et dans une ambiance de compagnonnage viril (« on a pas peur de la mort nous, parce qu’on est des gros durs ») que ce sacrifice héroïque est accompli.

oblivion25« Comment un homme peut-il mieux mourir … qu’avec son pote et les couilles en avant »

Alors qu’il devait amener le corps de Julia au Tet, Jack a renvoyé la petite à la maison (sans lui dire bien sûr) pour la remplacer par Malcolm, le chef de la résistance. Loin d’être anecdotique, ce détail met en évidence que l’enjeu ici n’est pas seulement la destruction de la menace impérialiste par les résistants, mais également la destruction de la menace féminine par les hommes. Les deux comparses porteront ensemble le coup fatal en tenant tous les deux le détonateur, unis dans cet acte héroïque de résistance face au matriarcat. Au Tet qui lui affirme : « Je t’ai créé Jack, je suis ton Dieu », le héros lâche un ultime « Fuck you, Sally », qui résume à lui seul toute la misogynie du film.

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Grâce à un flashback, on comprend que Sally était la supérieure hiérarchique de Jack au moment où celui-ci a été emprisonné par le Tet pour être cloné. Le matriarcat incarné par le Tet n’est donc pas une puissance extérieure qui serait venu soumettre les Terriens, mais un mal qui rongeait déjà notre civilisation. Lors de sa prise de pouvoir, le Tet n’a fait que reproduire la configuration qui existait déjà au sein de l’équipe de la NASA, où Jack faisait équipe avec une femme sous le contrôle d’une autre femme. Reproduite à l’infini et étendue à la Terre toute entière, cette présence de femmes à des postes de responsabilité se révèle pour ce qu’elle est : un véritable cauchemar. Le film parachève ainsi son discours masculiniste qui présente le pouvoir féminin comme une menace à anéantir pour sauver rien moins que la civilisation.

Machines féminines et féminisantes

Pour finir, ce propos masculiniste et misogyne se retrouve également au sein du discours technophobe tenu par le film. En articulant ainsi peur du féminin et peur de la modernité technologique, Oblivion s’inscrit dans la lignée de nombreux films de SF contemporains, que Charles-Antoine Courcoux a analysé de manière lumineuse dans ses articles[14] (comme exemples de films participant de cette tendance, il cite entre autres The Matrix (1999), la série Star Wars (1999, 2002, 2005), Cast Away (2000), Terminator 3 : The Rise of the Machines (2003), The Last Samouraï (2003), I, Robot (2004) ou encore Spiderman 2 (2004)).

Comme dans I Robot, la machine toute puissante qui menace d’asservir le monde se manifeste sous les traits d’une femme. Ici, il s’agit de Sally, la « patronne » de Jack.

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En faisant exploser le Tet avec son pote Malcolm, Jack se révolte donc à la fois contre le pouvoir des femmes et le pouvoir des machines, les deux étant intimement liés dans le film.

Le Tet ressemble d’ailleurs à un immense utérus renfermant des milliers de clones de Jack et de Vika, tels des foetus en gestation dans une sorte de liquide amniotique[15].

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Ces images ne sont pas sans rappeler celles d’un film comme Matrix, où le monde hors de la Matrice est une sorte d’univers sombre et aqueux, rempli de bulbes placentaires dans lesquels les machines « cultivent » des humains. Et cette ressemblance est loin d’être anecdotique, puisque l’enjeu est le même pour les héros de ces deux films[16]. Dans Matrix, Neo (Keanu Reeves) doit lutter pour sauver son individualité contre la menace d’indifférenciation incarnée par Smith, « élément standardisé qui se démultiplie à volonté ». Comme le dit Courcoux, « son existence d’homme libre, Neo la doit à son combat contre cette « attaque des clones », un combat qui, à sa manière, est aussi celui de l’affirmation de sa singularité masculine, une lutte de l’original contre le copiable (…), du Neo anagramme de one à l’encontre de Smith, le nom le plus commun aux Etats-Unis (1% de la population) »[17]. Si ce combat que l’humain mène contre les machines pour sauvegarder son individualité prend ainsi une tournure misogyne (le combat de l’homme contre le féminin), c’est parce que notre « conception occidentale de la masculinité moderne réside justement dans la capacité du mâle à se singulariser, stratégie individualiste qui prend [entre autres] sa source (…) dans le préjugé profondément enraciné selon lequel l’homme est seul capable de créer et de produire, alors que les femmes sont, comme les machines, condamnées à procréer et à reproduire ». Cette manière de faire de la création une prérogative masculine est sûrement en grande partie héritée de la « dichotomie traditionnelle entre la sphère privée féminine (lieu de la reproduction) et la sphère publique masculine (lieu de la production) »[18].

On retrouve exactement le même schéma dans Oblivion, où une puissance à la fois technologique et féminine menace l’individualité et la virilité du héros, en le réduisant à un clone parmi d’autres et soumis aux ordres des femmes. Lorsque Jack se bat contre un autre de ses clones, il ne combat donc pas que son aliénation de soldat, mais également le processus d’indifférenciation dont il est l’objet.

Pour se libérer de cette menace, le héros masculin devra donc tuer Sally la femme-machine. Par là, le héros retrouve à la fois son individualité et sa virilité. Son individualité, parce qu’il est le seul de tous les clones à se retourner contre la puissance asservissante de la machine. Il se différencie ainsi de la masse des autres clones continuant d’obéir aux ordres. Le film va même jusqu’à suggérer que par cet acte, le clone de Jack redevient en quelque sorte Jack lui-même, l’original, grâce à un montage en parallèle qui juxtapose la mission suicide du clone avec la mission de reconnaissance du « vrai » Jack 60 ans plus tôt. En redevenant le Jack original, le clone peut ainsi accomplir ce que Jack aurait dû faire (mais qu’il n’a pas fait car il n’était pas assez méfiant vis-à-vis de la femme-machine) : exterminer Sally et la menace qu’elle représente. Et comme je l’ai dit, cette reconquête de son individualité est indissociablement pour Jack une reconquête de sa virilité, puisque cette mission suicide se fait dans une ambiance de compagnonnage masculin et consiste à mépriser héroïquement la mort.

Drones, kamikazes et virilité guerrière

Il est d’ailleurs intéressant que cet acte viril prenne la forme d’un « attentat suicide »[19]. En sacrifiant ainsi sa vie au combat tel un kamikaze, le héros exorcise la menace que font peser les drones sur les valeurs militaires, en adoptant une pratique qui lui est totalement opposée sur le spectre des techniques de guerre. Grégoire Chamayou a approfondi cette opposition entre drones et kamikazes dans un chapitre de son livre Théorie du drone :

Le philosophe Walter Benjamin a réfléchi sur les drones, sur les avions radiocommandés que les penseurs militaires du milieu des années 1930 imaginaient déjà. Cet exemple lui servait à illustrer la différence entre ce qu’il appelle la « première technique », remontant à l’art de la préhistoire, et la « seconde technique », caractéristique des industries modernes. Ce qui les distinguait à ses yeux était moins l’infériorité ou l’archaïsme de l’une par rapport à l’autre que leur « différence de tendance » : « La première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain ; celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes »[20].

D’un côté, les techniques du sacrifice ; de l’autre, celles du jeu. D’un côté, l’engagement intégral ; de l’autre, le désengagement total. D’un côté, la singularité d’un acte vivant ; de l’autre, la reproductibilité indéfinie d’un geste mécanique : « Une fois pour toutes — ce fut la devise de la première technique (soit la faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est rien — c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences) »[21]. D’un côté, le kamikaze, ou l’auteur d’attentat-suicide, qui s’abîme une fois pour toutes en une seule explosion ; de l’autre, le drone, qui lance ses missiles à répétition comme si de rien n’était.

Alors que le kamikaze implique la fusion complète du corps du combattant avec son arme, le drone assure leur séparation radicale. Kamikaze : mon corps est une arme. Drone : mon arme est sans corps. Le premier implique la mort de l’agent. Le second l’exclut de façon absolue. Les kamikazes sont les hommes de la mort certaine. Les pilotes de drone sont les hommes de la mort impossible. En ce sens, ils représentent deux pôles opposés sur le spectre de l’exposition à la mort. Entre les deux, il y a les combattants classiques, les hommes de la mort risquée.[22]

Si sa glorification finale du kamikaze permet au film d’exorciser la menace de féminisation que représentent les drones, elle n’est pas sans poser problème puisque, comme le montre Chamayou, le kamikaze est également une figure de repoussoir dans l’imaginaire militaire américain.

 On retrouve aujourd’hui cet antagonisme du kamikaze et de la télécommande. Attentats-suicides contre attentats fantômes. Cette polarité est d’abord économique. Elle oppose ceux qui possèdent le capital et la technologie à ceux qui n’ont plus, pour combattre, que leurs corps. A ces deux régimes matériels et tactiques correspondent cependant aussi deux régimes éthiques — éthique du sacrifice héroïque d’un côté, éthique de l’autopréservation vitale de l’autre. (…)

Richard Cohen, éditorialiste au Washington Post, a livré son point de vue : « Pour ce qui est des combattants talibans, non seulement ils ne chérissent pas la vie, mais ils la gaspillent gratuitement dans des attentats-suicides. Il est difficile d’imaginer un kamikaze américain »[23]. Il insiste : « Un kamikaze américain, ça n’existe pas. Nous n’exaltons pas les auteurs d’attentats-suicides, nous ne faisons pas parader leurs enfants devant les caméras de télévision pour que d’autres enfants les jalousent d’avoir un parent mort. Pour nous, c’est gênant. Ça nous glace. C’est franchement répugnant. » Et d’ajouter, complaisant : « Mais peut-être nous sommes-nous mis à trop chérir la vie »[24].[25]

Comme le commente immédiatement Chamayou, cette vie que « nous chérissons trop » n’est évidemment pas la vie « en général », mais « notre » vie : « La vie, ici, ne saurait se nier elle-même. Et pour cause : elle ne nie que celle des autres »[26]

A partir de là, si « le cas du kamikaze américain est inconcevable », comme Oblivion s’y prend-il pour assumer jusqu’au bout une telle figure ? Tout simplement en inventant un kamikaze qui survit à son attentat suicide ! En effet, si le Jack que nous suivons depuis le début du film se fait bel et bien exploser avec le Tet et ses drones, un de ses clones prendra la relève. On le verra ainsi revenir à la maison et retrouver femme et enfant, comme si c’était le même Jack qui s’était sacrifié héroïquement au combat et qui revenait ensuite au bercail goûter au repos du guerrier. Pour résoudre la contradiction dans laquelle l’a conduit la glorification du kamikaze comme antidote au drone, le film invente donc une figure impossible, celle du kamikaze immortel, qui réunit ces « deux pôles opposés sur le spectre de l’exposition à la mort » que sont le drone et le kamikaze selon Chamayou.

oblivion29Coucou me revoilou ! En fait j’t’explique : je suis lui, donc je suis moi tu vois, donc jsuis pas mort. Mortel hein ?

Comme je l’ai déjà dit, cette métamorphose du réparateur de drones en kamikaze que met en scène Oblivion est une manière de réaffirmer l’importance des valeurs viriles menacées par une technologie qui tend à transformer les soldats en employés de bureau. Comme le fait remarquer Chamayou, il n’est pas anodin que l’introduction des drones dans l’armée américaine ait rencontré des résistances de la part des militaires eux-mêmes, ou du moins de certains d’entre eux :

Symptôme révélateur, les critiques les plus virulentes des drones ne vinrent pas d’abord d’indécrottables pacifistes, mais furent formulées par les pilotes de l’Air Force, au nom de la préservation de leurs valeurs guerrières traditionnelles. Aujourd’hui, ces chevaliers du ciel déchus, derniers représentants d’une caste militaire sur le déclin, entonnent à la guitare des chants vengeurs contre leur concurrent mécanique. Le groupe « Dos Gringos », un « duo de pilotes de combat faisant revivre le genre traditionnel du chant de pilotes », a ainsi composé ce requiem : « Ils ont abattu le Predator / ça en fait déjà un de moins pour moi / Il ont abattu le Predator et mon cœur s’emplit de joie / Ils ont abattus le Predator / Je me demande ce que ça lui fait dans sa tête / à l’opérateur qui a perdu son joujou à roulettes / Il doit se sentir tellement impuissant / Pauvre bébé phoque qu’on tabasse jusqu’au sang ».

Malgré leurs bravades, les pilotes ont perdu. Top Gun est mort, et le lieutenant Maverick, qui se savait déjà depuis un petit moment sur siège éjectable, est en train de finir de s’abîmer définitivement dans les airs au profit d’un autre genre de personnage, bien moins facile à idéaliser sans doute.

Pour dire « avion sans équipage », l’anglais a une expression intraduisible : « unmanned aerial vehicle ». Le péril associé est bien de devenir « unmanned » à tous les sens du terme – littéralement « des-hommé », mais aussi dévirilisé, voire émasculé. C’est aussi la raison pour laquelle les officiers de l’Air Force ont d’abord tant résisté à la généralisation des drones, qui menaçait bien sûr au premier chef leur emploi, leur qualification  professionnelle et leur position institutionnelle, mais aussi, et peut-être plus fondamentalement, leur prestige viril, en grande partie lié à la prise de risques.[27]

Le développement exponentiel de cette nouvelle technologie dans l’armée (le nombre de patrouilles de drones armés américains a augmenté de 1200% entre 2005 et 2011 et on forme aujourd’hui aux Etats-Unis davantage d’opérateurs de drones que de pilotes d’avions de combat et de bombardier réunis[28]) entraine ce que Chamayou appelle une « crise dans l’ethos militaire », c’est-à-dire une crise dans les valeurs guerrières traditionnelles.

L’ethos militaire traditionnel avait ses vertus cardinales : courage, sacrifice, héroïsme… Ces « valeurs » avaient une fonction idéologique claire. Rendre la boucherie acceptable – mieux, glorieuse. Et les généraux ne s’en cachaient pas : « Il faut trouver un moyen de conduire les gens à la mort, sinon, il n’y a plus de guerre possible ; et ce moyen je le connais ; il est dans l’esprit de sacrifice, et non ailleurs »[29].

Etre « prêt à mourir » apparaissait aussi, dans ces conceptions, comme l’un des principaux facteurs de la victoire, le cœur de ce que Clausewitz avait appelé la « force morale ». C’était là un horizon indépassable : « Nous ne devons pas oublier que notre mission est de tuer en nous faisant tuer. C’est un point sur lequel nous ne devons jamais fermer les yeux. Faire la guerre en tuant sans se faire tuer, est une chimère ; faire la guerre en se faisant tuer sans tuer soi-même est une ineptie. Il faut donc savoir tuer, tout en étant prêt à périr soi-même. L’homme qui s’est voué à la mort est terrible »[30]. (…)

Mais qu’advient-il lorsque tout cela n’est plus nécessaire ? Lorsqu’on n’a plus besoin d’exposer ses forces vivantes afin d’infliger des pertes à l’ennemi ? La dialectique du sacrifice se dissout alors en impératif d’autoconservation simple. Avec cette conséquence que l’héroïsme, et le courage avec lui, deviennent impossible. (…)

Le problème (…), c’est que, considéré au prisme des valeurs traditionnelles, tuer par le drone, écrabouiller l’ennemi sans jamais risquer sa peau, apparaît toujours comme le summum de la lâcheté et du déshonneur.[31]

Pour remédier à cette menace pesant sur les valeurs guerrières traditionnelles tout en continuant à « droniser » l’armée américaine, des idéologues pro-drones se livrent à une « vaste opération de redéfinition des vertus guerrières » qui consiste, comme le résume Chamayou, à « conserver les mots » mais en « changeant leur sens » :

Le Pentagone étudiait, en septembre 2012, l’opportunité de décerner des médailles militaires aux opérateurs de drones. Tout le problème était bien sûr de savoir en quoi ceux-ci pourraient bien les mériter, sachant que de telles décorations sont censées récompenser la bravoure au combat. Mais après tout, qu’est-ce que la bravoure ? Tout dépend de la définition qu’on en donne. (…)

Le colonel Eric Mathewson, pilote de drone émérite, a livré son interprétation personnelle de cette notion : « La bravoure, pour moi, cela ne veut pas dire que vous risquez votre vie. La bravoure, c’est faire ce qui est juste. La bravoure concerne vos motivations et les fins que vous visez. C’est faire ce qui est juste pour des raisons justes. C’est ça, pour moi, la bravoure ». Avec ce genre de « définition » à la fois hors sujet, tautologique et réduite à une justification (…) des moyens par les fins, le moins que l’on puisse dire est qu’on est pas très avancé.

Luther Turner, un colonel à la retraite ayant piloté des avions de combat puis des drones en fin de carrière, en suggère une autre, qui permet déjà d’y voir un peu plus clair : « Je crois fermement qu’il faut de la bravoure pour piloter un drone, en particulier quand il vous est demandé d’ôter la vie à quelqu’un. Dans certains cas, vous voyez la chose se dérouler en direct et en couleurs ».

Il faut du courage pour être un assassin. L’idée est en tout cas qu’il y aurait une forme de bravoure liée au fait de tuer, et de tuer en en percevant graphiquement les effets. Un effort sur soi-même est requis afin de surmonter sa répugnance initiale à le faire et à le voir, et peut-être surtout à se voir soi-même en train de le faire.

Si l’on condense les propos de ces deux pilotes de drones, on en arrive à cette idée qu’il peut être valeureux de parvenir à faire quelque chose qui vous apparaît d’abord comme répugnant, non valeureux, à condition de le faire par devoir, au nom de fins supérieures, bonnes et justes en elles-mêmes. Une autre manière de le dire, c’est que la bravoure consiste ici à faire le sale travail.

A ceux qui s’insurgeaient contre une telle perversion du vocabulaire, dénonçant un retournement orwellien du sens des mots, l’œuvre d’une novlangue militaire qui se mettait à appeler « bravoure » ce que des siècles avaient toujours appelé couardise ou ignominie – tuer sans jamais risquer sa peau –, on pouvait répondre : « Je ne crois pas que les pilotes soient réellement « en sécurité ». Wired et NPR rapportent que les pilotes sont soumis à de hauts niveaux de stress et de syndromes de stress post-traumatiques qui pèsent sur leur vie de famille. Les soldats sont en sécurité pour ce qui est des menaces physiques et de la mort, mais pas des blessures psychologiques, qui, elles, ne s’effacent pas ».

(…) Si les opérateurs de drones ne sont pas « braves » au sens classique où ils exposent leur vie physique au combat, ils le seraient en revanche du fait qu’ils y exposent indirectement leur vie psychique (…). Cette redéfinition, en déplaçant l’objet du sacrifice du physique au mental, permettrait de restituer aux opérateurs de drones leur part, devenue introuvable, d’héroïsme. C’est l’invention tendancielle d’une nouvelle vertu militaire, l’héroïsme purement psychique. »[32]

Avant de démonter complètement ce mensonge selon lequel les opérateurs de drone seraient exposés à des risques de « stress post-traumatique », Chamayou note au passage le scandale que constitue cette utilisation du thème des soldats victimes de la violence qu’on les oblige à commettre. En effet, ce thème a émergé « au début du XXème siècle, en réaction à la grande boucherie de 14-18, dans les discours pacifistes et féministes, comme un motif central d’une critique de l’institution militaire ». La récupération militariste qu’en font les idéologues pro-drones en apparait ainsi que d’autant plus scandaleuse. Comme le résume Chamayou :

Là où la mise en évidence des blessures psychiques des soldats visait jadis à contester leur enrôlement forcé par la violence d’Etat, celle-ci sert désormais à restituer à cette forme de violence unilatérale une coloration éthico-héroïque par ailleurs introuvable.[33]

On retrouve à mon avis ce genre de tentative de faire passer l’opérateur de drone pour un soldat courageux et exposé au danger dans un film comme After Earth, où le soldat Will Smith en bave pendant 1h30 derrière son écran d’ordinateur à piloter son drone de fils… (sur ce film, voir ici). Alors que le discours d’After Earth lorgne donc plutôt vers celui des idéologues pro-drones, Oblivion fait au contraire écho aux critiques des militaires américains craignant la disparition de leur prestige viril. Si ces deux positions s’opposent en ce que l’une est pro-drones et l’autre anti-drones, un souci commun les réunit : sauver la virilité guerrière. Si Oblivion est plutôt anti-impéraliste, il n’en reste donc pas moins profondément viriliste et militariste.

Le retour à l’Ordre Naturel

En neutralisant la menace représentée par le pouvoir féminin-technologique, Jack restaure l’Ordre Naturel qui avait été temporairement bouleversé.

Cet Ordre Naturel est d’abord un monde débarrassé des machines où la nature a repris ses droits. C’est le petit oasis de verdure dans lequel Jack a bâti sa cabane, qui fonctionne à l’énergie éolienne mais dans laquelle il y a quand même un frigo (parce qu’on peut pas vivre sans frigo, non, ça c’est pas possible), et où Julia cultive son potager. Ce lieu s’oppose au bunker sans vie du temps où Jack était sous le règne des femmes et des machines. Ici, pas de technologie menaçante, juste une platine vinyle comme au bon vieux temps (car, en effet, le film identifie dans cette conclusion ordre naturel et ordre traditionnel)[34].

Mais cette Nature et ces traditions avec lesquels Jack renoue à la fin ne consistent pas seulement à écouter des vinyles dans une cabane au bord d’un lac : elles concernent également les rapports entre les sexes. L’Ordre Naturel rétablit par Jack et valorisé par le film est en effet ce merveilleux hétéro-patriarcat au sein duquel hommes et femmes coulent de jours heureux et vivent en harmonie depuis la nuit des temps… Patriarcat où l’homme a retrouvé sa virilité (grâce à ses actes de bravoure qu’a parachevé son sacrifice héroïque ultime) et où la femme est soumise et réduite à ses rôles d’épouse et de mère (situation inverse de celle que vivait Jack lorsqu’il était dominé par Vika dans son couple et sous les ordres des femmes dans son travail).

Hétéro-patriarcat de surcroît, dans la mesure où le film pose au fondement de cet Ordre une hétérosexualité naturalisée. Alors que le couplage de Jack et Vika par les machines était totalement stérile sur le plan reproductif, l’attirance réciproque et naturelle entre Jack et Julia donne un bébé dès le premier coït (le miracle de l’Amour…). Comme le leur faisait répéter Sally quotidiennement, Jack et Vika étaient avant tout une « équipe efficace ». Au contraire, Jack et Julia sont un couple naturel, et donc fécond. Cette hétérosexualité-naturelle-parce-que-donnant-la-vie est ainsi opposée à l’autosuffisance féminine incarnée par le Tet, puissance technologique monstrueuse qui produisait des bébés éprouvette à la chaîne. Tout ça c’était pas naturel, et comme toutes les choses pas naturelles, c’est très dangereux. Parce qu’on ne peut pas se passer de l’homme pour faire un bébé, ah ça non. La seule reproduction naturelle, c’est l’homme qui éjacule dans la femme, un point c’est tout…

La preuve que cet Ordre Naturel est voué à perdurer est livrée par le film dans sa dernière scène : la petite fille de Jack est en train de jouer tranquillement à côté de sa maison, et voit arriver au loin un petit garçon de son âge qui lui fait coucou de la main. Cet échange de regard annonce les retrouvailles entre Julia et Jack, qui a parcouru infatigablement le monde pour sa bien-aimée. Ces deux enfants ont à peine trois ans, mais le film les montre déjà comme un couple hétérosexuel en puissance, comme l’avenir de l’humanité, avec chacun bien à sa place (la fille à la maison et le garçon dans le monde).

 oblivion30oblivion31Un garçon + une fille = Amour = bébé… La première Loi de la Nature.

Dommage donc que ce film assez critique vis-à-vis de l’impérialisme américain et de sa « stratégie » militaire se révèle aussi profondément misogyne, masculiniste, hétérosexiste et viriliste. Et en ce sens, Jack Harper est bel et bien le cousin du futur de Jack Reacher

Paul Rigouste



[2] Libération : «Si Oblivion s’étire un peu inutilement dans quelques pompeuses circonvolutions mélos et des accès plus remuants sans grand relief, on ressent combien ces détours relèvent plus de la stricte application d’un cahier des charges de blockbuster que du profond désir du réalisateur, qui semble tendre, lui, plutôt vers une désincarnation totale de tels enjeux. Du film, cette pente désaffectée constitue à la fois la limite à la complète séduction et l’assez intrigante étrangeté. Comme c’était déjà le cas il y a peu dans Looper, autre récente composition de science-fiction ambitieuse, le champ d’exploration d’Oblivion se veut moins futuriste que mental, et le territoire qu’y travaille la fiction n’est pas tant cet avenir au décorum postapocalyptique que celui ramifié, ondoyant et hypercapillarisé de la mémoire, qui du film innerve secrètement tous les ressorts. C’est de ce magma de souvenirs, ici répliqués et à demi-effacés, que jaillit le tour le plus troublant réservé par Oblivion : quand, dans un sursaut reviviscent de son intrigue, soudain se fait jour la mélancolie d’un clone » (http://next.liberation.fr/cinema/2013/04/09/espace-en-voie-de-disparition_894903).

Les Inrocks : «  Mais c’est à sa marge que le film intrigue enfin, lorsqu’il installe une tension mélodramatique entre ses trois survivants aux identités flottantes, tous liés par de vieux désirs refoulés et la conscience d’avoir été réunis ailleurs, dans une autre vie. C’est moins sa pente spectaculaire qui captive dès lors que ce suspens sentimental et mémoriel tissé au cœur d’un triangle amoureux, où chacun tente de se souvenir ce qu’il fut pour l’autre et de recomposer les strates de sa mémoire manquante. Une quête existentielle que troublent encore un peu plus la beauté plastique et l’opacité naturelle de ses acteurs, filmés comme des clones défaillants dans cette relecture du concept de Total Recall de Paul Verhoeven d’où émerge une belle étrangeté. » (http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/oblivion-spectaculaire-mais-previsible/)

[3] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, p. 102-104

[4] Ibid., p.  94-95

[5] « Oblivion » peut aussi signifier « destruction », « amnésie » ou « inconscience ». On retrouve aussi ces autres sens dans le film, puisque le héros a perdu la mémoire (il a subi plus exactement un « brainwashing »), la Terre a subi une série de catastrophes destructrices, et les nouveaux habitants sont inconscients de la réalité du nouveau système politique en place.

[6] “Then out spake brave Horatius, the Captain of the Gate: « To every man upon this earth, death cometh soon or late. And how can man die better than facing fearful odds, for the ashes of his fathers, and the temples of his Gods.” (tiré de Lays of Ancient Rome de Thomas Babington Macaulay)

[7] Comme le dit Grégoire Chamayou, la question n’est pas tant «est-ce que les militaires utilisant ces nouvelles technologies savent qu’ils tuent ? » puisqu’il est évident qu’ils le savent, mais plutôt : « à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? ». Pour lui, « Il y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir » (http://www.liberation.fr/monde/2013/05/19/la-guerre-devient-un-teletravail-pour-employes-de-bureau_904153).

Certes, Jack n’est pas à proprement parler un pilote ou un opérateur de drones, puisqu’il se contente de les réparer, mais il me semble que le film pointe du doigt un même « effet d’amortisseur moral », au sens où Jack maintient en état de fonctionnement des armes redoutables, mais en ne voyant que « de loin » les victimes de ces armes.

[8] Il est peut-être possible de voir dans cette scène une mise en garde vis-à-vis d’une autre dérive de l’utilisation des drones que dénonce Chamayou : « Autre principe du droit : on ne peut cibler directement que des combattants. Mais lorsqu’on remplace les troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. A quoi peut-on reconnaître, depuis le ciel, la silhouette d’un combattant sans combat ? De fait, la plupart des frappes de drones visent des individus inconnus, que leur « forme de vie » signale comme des « militants » potentiels, soupçonnés d’appartenir à une organisation hostile. On ne combat plus l’ennemi, on le tire comme un lapin. Sur le plan du droit, on glisse de la catégorie de combattants à celle, très élastique, de militants présumés. Cela revient à légaliser les exécutions extrajudiciaires. » (http://www.telerama.fr/monde/un-drone-ca-ne-fait-pas-de-prisonniers-gregoire-chamayou-chercheur-au-cnrs,97456.php)

[9]He is expected not to ask questions and to obey orders without hesitation. He and his partner are constantly told to just focus on their specific job at hand – any curiosity about the bigger picture is strongly discouraged” (http://www.dailypaul.com/284114/new-movie-oblivion-the-most-anti-war-movie-to-come-about-in-years-spoilers)

[12] En plus de la dimension phallique de son architecture (qui s’oppose au Tet triangulaire), l’Empire State Building fonctionne aussi comme une référence à King Kong, lourdement appuyée par la présence récurrente du gorille en peluche (d’abord en haut de la tour, puis dans les mains de la petite fille du héros à la fin). Le King Kong ici, c’est Jack, ce gros costaud qui lutte contre l’aviation impérialiste et qui sauve la belle femme amoureuse de la bête.

[14] Voir notamment « Des machines et des hommes. D’une peur de la modernité technologique déclinée au féminin » (publié le livre Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain), « Neo ou la matrice d’intelligibilité d’un nouveau rapport de l’homme à la technologie », ou encore « Elephant Men : la dialectique du pachyderme. Pour une visibilité du genre » (publié dans le numéro 19 de la revue Décadrages)

[15] A cela s’ajoute également la récurrence de la forme triangulaire qui évoque le sexe ou l’appareil génital féminin.

[16] Sur Matrix, voir en particulier l’article de Charles-Antoine Courcoux, « Neo ou la matrice d’intelligibilité d’un nouveau rapport de l’homme à la technologie ».

[17] « Des machines et des hommes », p. 235

[18] Ibid., p. 234-235

[19] Qui évoque un attentat à la voiture piégée, ce « bombardier du pauvre » (http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=20#chapitre2)

[20] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Gallimard, Paris, 1991

[21] Ibid.

[23] Richard Cohen, «  Obama needs more than personality to win in Afghanistan  », The Washington Post, 6 octobre 2009.

[24] Richard Cohen, «  Is the Afghanistan surge worth the lives that will be lost  ?  », The Washington Post, 8 décembre 2009

[27] Théorie du drone, p. 141-142

[28] Théorie du drone, p. 25

[29] Général Cardot, Hérésies et apostasies militaires de notre temps, 1908, p. 89, cité par François Lagrange, « Les combattants de la « mort certaine ». Les sens du sacrifice à l’horizon de la Grande Guerre », Culture et conflits, n°63, 2006, p. 63-81

[30] Dixit le général Dragomiroff, cité par le Comte P. Vassili, La Sainte Russie, Paris, Firmin-Didot, 1890, p. 134

[31] Théorie du drone, p. 138-141

[32] Théorie du drone, p. 145-148

[33] Théorie du drone, p. 148-150

[34] Un autre symbole fort de ce nouveau monde est la présence du tableau Christina’s World de Andrew Wyeth sur un des murs de la cabane. Représentant une femme qui semble vouloir atteindre une cabane désespérément, il évoque la promesse que Jack avait faite à Julia de lui construire une cabane dans laquelle illes passeraient leurs vieux jours. Mais il incarne aussi, en tant qu’œuvre d’art unique par définition, l’antithèse de la reproductibilité menaçante des machines (dont le héros cloné est lui-même une victime).

Deathproof (2007) & Django Unchained (2012) : Tarantino, ou le Boulevard du mépris

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Je me concentrerai ici sur une dimension du cinéma de Tarantino, à savoir sa tendance à exploiter des cultures minoritaires en les déconnectant de leur ancrage politique. Cette pratique me semble éminemment critiquable dans la mesure où le réalisateur ne se contente pas seulement de dépolitiser des mouvements contestataires pour n’en garder qu’une coquille vide, mais il réintroduit en plus bien souvent des schémas rétrogrades au sein d’une imagerie se voulant cool et subversive. Pour argumenter en ce sens, je m’appuierai essentiellement sur les deux films de Tarantino qui me semblent le mieux illustrer cette tendance : Boulevard de la mort (2007) et Django Unchained (2012). Si j’ai choisi ces deux films, c’est parce qu’ils me semblent utiliser à peu près les mêmes mécanismes en les appliquant à deux groupes dominés différents (respectivement les femmes et les noir-e-s).

Je m’inspirerai abondamment d’un article de Maxime Cervulle[1] consacré à Boulevard de mort et paru dans le numéro de la revue Nouvelles Questions Féministes sur les « Figures du féminin dans les industries culturelles contemporaines »[2]. Si ce que je vais dire n’apportera donc rien de fondamentalement nouveau, il me semblait cependant intéressant de contribuer à diffuser ces éléments de réflexion politique sur le cinéma de Tarantino. En effet, celui-ci semble jouir en France d’un statut d’exception qui le met habituellement à l’abri de toute critique politique un tant soit peu approfondie[3]. Deux grands types d’ « arguments » sont fréquemment mobilisés (de manière plus ou moins explicite) pour empêcher de réfléchir à Tarantino d’un point de vue politique : (1) celui de la critique française autorisée qui le place parmi son panthéon d’« auteurs » (probablement depuis qu’il a reçu la Palme d’or à Cannes pour Pulp Fiction en 1994); ainsi que (2) celui de beaucoup de fans pour qui son cinéma n’aurait d’autre prétention que d’être un « pur divertissement ». Personnellement, j’ai du mal à comprendre par quelle magie les œuvres des « auteurs » ou les « purs divertissements » ne véhiculeraient pas des représentations politiques (comme c’est le cas de toutes les productions culturelles), et j’envisagerai donc ses films comme tous les autres, sans traitement de faveur.

Cet article n’a aucune prétention à épuiser toute la richesse du cinéma de Tarantino. Tout d’abord parce qu’il se concentre quasi-exclusivement sur deux des films les plus récents du réalisateur (en laissant de côté le reste de sa filmographie). Mais aussi parce qu’il ne cherche à réfléchir que sur une de ses dimensions, à savoir sa dimension politique. Mon but n’est pas non plus de produire une analyse exhaustive des films dont je vais parler ici, mais juste d’en analyser certains aspects qui me semblent particulièrement problématiques.

Le « post-féminisme » de Boulevard de la mort

En apparence, Boulevard de la mort semble être un film plutôt féministe puisqu’il met en scène l’affrontement  entre des bandes de filles et un tueur-violeur sadique, avec une victoire finale particulièrement jouissive pour les premières. En plus de mettre en scène un très grand nombre de personnages féminins et d’adopter de surcroît leur point de vue pendant la plus grande partie du film[4], certains de ces personnages féminins (en particulier dans la deuxième partie) sont indéniablement des « femmes fortes ». Dans la mesure où les femmes se font d’abord tuer/agresser par un homme (Stuntman Mike, incarné par le légendairement viril Kurt Russell), leur vengeance acquiert par là une dimension explicitement féministe. Ce n’est donc pas sans raison que beaucoup de spectateurs/trices (dont un grand nombre de (pro)féministes) prennent plaisir à regarder ce film, et le considèrent comme féministe.

Il me semble néanmoins que, pour plusieurs raisons que je vais essayer de développer, Boulevard de la mort n’est féministe qu’en apparence. Il me semble en effet que le terme qui conviendrait mieux pour qualifier ce film est celui de « post-féministe ». Ce terme a été forgé pour désigner « une phase historique où les industries culturelles ont digéré le féminisme pour en faire une valeur marchande vidée de sa composante radicale et de sa volonté de transformation sociale »[5]. Cette réduction du féminisme à une imagerie déconnectée des luttes et des rapports de pouvoir réels s’accompagne le plus souvent de l’idée selon laquelle l’égalité hommes/femmes serait déjà acquise,  et la lutte contre la domination masculine rendue ainsi obsolète par la victoire des mouvements féministes historiques. En ce sens, le « post-féminisme » n’a rien de féministe, bien au contraire. Poser que l’égalité est déjà atteinte et que les mouvements féministes actuels n’ont donc plus rien d’utile et de légitime est un classique du discours antiféministe. En partant de ce présupposé, l’imagerie post-féministe ignore donc les rapports de pouvoir patriarcaux encore bien réels qui sous-tendent les représentations qu’elle mobilise, ce qui la conduit ainsi bien souvent à reproduire des schémas sexistes, en laissant en plus dangereusement croire qu’il s’agit là de représentations progressistes.

Avec ses personnages féminins badass qui conduisent des grosses bagnoles et tabassent du violeur, Boulevard de la mort s’inscrit complètement dans cette tendance, et s’avère effectivement beaucoup moins féministe qu’il n’en a l’air dès qu’on commence à gratter un peu…

Une vraie bande de filles ?

Une scène est particulièrement représentative des énormes impensés qui parcourent cette mascarade de féminisme qu’est Boulevard de la mort. Il s’agit de la scène où le deuxième groupe de filles essaie de trouver un moyen de convaincre un paysan un peu white trash sur les bords de leur prêter sa voiture (la Dodge Challenger de Vanishing Point) pour une virée entre cascadeuses. Dans cette scène qui se veut plutôt comique, nous partageons le point de vue des deux filles les plus « masculines » de la bande (qui sont toutes les deux cascadeuses professionnelles). Celles-ci commencent par proposer à l’une des deux autres filles, Abernathy, de rester avec leur amie mannequin Lee pour servir de garantie en échange d’un tour en voiture. Elle aussi attirée par cette virée sauvage, Abernathy négociera un deal avec ses amies cascadeuses : l’autorisation de venir avec elles si et seulement si elle parvient à convaincre le white trash de leur prêter la voiture. Et pour ce faire, Abernathy a une idée hautement féministe qu’elle expose à ses deux amies avant de la mettre en œuvre, à savoir : laisser Lee en garantie en insinuant au white trash  « qu’elle va lui tailler une pipe ».

Et effectivement, Abernathy ira trouver le propriétaire de la voiture, et lui insinuera que Lee, leur amie endormie et en tenue de pom-pom girl, est une actrice porno (sous-entendu une cochonne). Les trois filles partent alors en voiture en laissant leur « amie » seule avec le white trash,  visiblement excité par ce que lui a fait miroiter Abernathy, comme en témoigne son petit ricanement vicieux.

En échange d’une voiture, nos trois filles mettent donc volontairement leur copine dans une situation plus que dangereuse (puisqu’elle risque très probablement d’être violée). La chose est d’autant plus claire que l’acteur qui joue le propriétaire de la voiture avait joué dans Kill Bill vol.1 le camionneur qui avait tenté de violer l’héroïne, Beatrix Kiddo, alors qu’elle était dans le coma.

Le pire avec cette scène, c’est qu’elle se veut drôle. Tarantino nous invite en effet à rire avec les trois filles de cette bonne blague qu’elles ont faite à leur copine.

tarantino01tarantino02Une blague tout bonnement hilarante…

Lorsque Lee se réveille avec le sexe de son (très probable) futur violeur à hauteur de bouche et ses trois amies au volant de la voiture qui lui lancent « A tout à l’heure, et pas de bêtises ! », on voit bien que le réalisateur cherche à nous faire rire. Le petit « gloup » que Lee lâche du fait de sa surprise témoigne d’ailleurs de ce ton humoristique qui imprègne la totalité de la scène.

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Une anecdote de tournage relatée par Rosario Dawson (l’actrice incarnant Abernathy dans le film) confirme à quel point ce genre de schéma tout sauf féministe ne relève pas du simple impensé de la part du réalisateur, mais bien plutôt d’un choix conscient. L’actrice raconte en effet avoir été choquée par cette idée de scène car, pour elles, des filles n’abandonneraient ainsi jamais l’une des leurs à un potentiel violeur. Elle suggéra ainsi à Tarantino des modifications de la scène, comme par exemple de montrer le personnage d’Abernathy lancer en cachette les clefs de leur voiture à Lee pour qu’elle puisse filer en douce et échapper au viol. Mais le réalisateur refusa catégoriquement ces propositions, au motif que « ce n’était pas comme ça que la scène allait se passer »[6].

Face à tout cela, j’ai personnellement beaucoup de mal à parler de féminisme à propos de Tarantino. Ce dernier fait non seulement incarner ses blagues éminemment sexistes par des actrices, mais il refuse en plus catégoriquement d’écouter ces dernières lorsque celles-ci expriment leur point de vue. On a là à mon avis le signe indéniable du fait que Tarantino n’a aucunement envie de sortir de son point de vue masculin, et que la seule chose qui semble l’intéresser est bien plutôt d’imposer son humour et ses fantasmes de mec à tout le monde, et donc entre autres aux femmes.

Mépris du féminin

Tarantino semble souvent donner la parole aux femmes en mettant en scène un grand nombre de personnages féminins plutôt balèzes (Jackie Brown, Beatrix Kiddo de Kill Bill, les filles de Boulevard de la mort, ou encore Shosanna de Inglorious Basterds). Mais loin de leur donner véritablement la parole, il semble plutôt que le réalisateur ne cesse de parler par leur bouche.

On a en effet souvent cette sensation lors des longues discussions « entre filles » de Boulevard de la mort, comme lorsque les deux cascadeuses énumèrent les films de bagnole dont elles disent être fans, alors qu’on sait que le premier à être fan de ces films est Tarantino lui-même. D’ailleurs, lorsque les deux amies plus « féminines »[7] déclarent ne pas connaître ces films, les deux cinéphiles répondent qu’effectivement « la plupart des filles ne connaissent pas ces films ». La plupart des filles ? Mais vous, vous êtes quoi alors ? On voit ainsi apparaître le problème de cette logique qui, « plutôt que d’étendre la sphère conceptuelle du pouvoir pour le conjuguer au féminin, préfère représenter les femmes puissantes comme des hommes comme les autres »[8]. Comme le dit Maxime Cervulle, c’est « comme si la représentation d’une indépendance et d’une puissance féminine se résumait, pour le réalisateur, à figurer des hommes dans des corps de femmes – un fait qui ne peut que souligner à quel point les concepts mêmes de puissance et d’autonomie restent souvent cantonnés à la sphère culturelle du masculin »[9].

Même lorsqu’il met en scène des femmes, Tarantino ne le fait donc que dans un univers où le masculin est supérieur au féminin.  Du coup, les femmes « féminines » sont logiquement beaucoup moins dignes d’intérêt pour le réalisateur que les femmes plus masculines. La pom-pom girl de Boulevard de la mort sera ainsi abandonnée à son triste sort sans que le film ne se préoccupe d’elle le moins du monde. Au lieu de s’intéresser à ce personnage de mannequin et à l’agression sexuelle qu’elle va probablement subir, Tarantino préfère suivre les trois autres filles dans leur épopée qui les mènera à tabasser joyeusement leur agresseur. Et là encore, on peut remarquer que celle des trois qui correspond le plus au canon du féminin (Abernathy) reste la plupart du temps passive sur la banquette arrière de la voiture, prenant beaucoup moins part à l’action que ses camarades cascadeuses (sauf à la toute fin).

On pourrait dire la même chose des filles (encore plus « féminines ») de la première partie qui se font finalement toutes réduire en bouillie par Stuntman Mike. La délectation avec laquelle le réalisateur s’amuse à repasser trois fois et au ralenti le moment de leur meurtre en dit long sur le niveau d’intérêt qu’il porte à ces personnages. Comme pour la pom-pom girl, le film se désintéressa de leur sort de la même manière que le shérif qui déclare en conclusion de la première partie du film qu’il préfère aller regarder des courses de NASCAR à la télé plutôt que de trouver un moyen d’inculper le tueur de femmes.

Au final, des filles « féminines », on en a rien à foutre, sauf lorsqu’il s’agit d’admirer leur plastique (en dessous de la ceinture de préférence), et les regarder parler de leur histoires de cul hétéronormées, faire des lapdances, et se faire tuer/démembrer/violer, spectacle ô combien jouissif (mais pour qui exactement ?).

tarantino04tarantino05tarantino06tarantino07tarantino08tarantino09Lorsqu’on lui demanda à une projection de Boulevard de la mort s’il était fétichiste des pieds, Tarantino répondit : « J’adore les pieds, mais on voit autant les fesses et les jambes à l’écran. En fait, j’aime tout ce qui est en dessous de la ceinture »

Il serait à mon intéressant de réfléchir à ce mépris pour la féminité et les femmes féminines, car il me semble qu’on le retrouve de manière assez récurrente dans le cinéma de Tarantino. Je pense par exemple au personnage de Melanie (Bridget Fonda) dans Jackie Brown, qui se fait buter par Louis (Robert de Niro) sur un parking de supermarché parce qu’il ne supportait plus de l’entendre jacasser, scène de meurtre qui est elle-aussi censée être drôle. Ou encore au personnage de Fabienne (Maria de Medeiros) dans Pulp Fiction, inénarrable niaise qui aimerait bien avoir un bidon parce que c’est sexy chez les filles et demande à Butch qu’il aille lui chercher une tarte aux myrtilles pour le petit déjeuner, mais qui n’est même pas foutue de penser au plus important[10] : la montre sur le kangourou  (« il a fallu que ce soit justement la montre de mon père qu’elle oublie ! Je lui avais bien dit pourtant. La table de nuit. Sur le kangourou. Mot pour mot : oublie pas la montre de mon père !»)[11].

Rape and Revenge

Le fait que Tarantino ne sorte jamais de son point de vue masculin transparaît aussi à mon avis dans la manière dont il mobilise le schéma classique des « rape and revenge films ». Ce schéma original me semble déjà problématique en soi, dans la mesure où il consiste à projeter sur des femmes des fantasmes typiquement masculins de vengeance et de violence. Ce n’est probablement pas un hasard si ce genre de films est produit et consommé avant tout par des hommes. Peut-être que l’on peut y voir un signe que ces films n’adoptent pas du tout un point de vue féminin sur le viol et ses conséquences, mais au contraire un point de vue masculin consistant à s’imaginer dans la position de la victime d’un viol pour se demander « qu’est-ce que je ferais si un homme me violait ? » (la réponse étant : « j’irai me venger de ces salauds en leur défonçant la tronche »).

Je ne cherche pas ici à condamner ce genre de films en soi, mais juste à souligner un de leurs aspects qui me semble critiquable. En effet, se contenter de dire que les « rape and revenge » ne sont qu’une glorification des valeurs masculines serait profondément réducteur, car ces films sont à mon avis profondément ambivalents. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler qu’il n’y a pas que des spectateurs masculins qui apprécient ce genre de films, mais aussi un certain nombre de femmes, et en particulier des féministes. Peut-être qu’une des raisons à ce plaisir réside dans le fait que ces films mettent en scène des femmes victimes d’une oppression patriarcale qui se réapproprient, pour se venger de leur agresseurs, d’une prérogative masculine : la violence. Peut-être les féministes prennent-elles ainsi plaisir à ce spectacle d’un empowerment féminin, qui se conclut en plus souvent par un succès et non par une punition (c’est le cas dans Boulevard de la mort en tout cas). N’étant pas une femme, je ne suis pas le mieux placé pour comprendre exactement la nature du plaisir que peuvent prendre ces dernières à la vision de ces films, donc je m’arrêterais là pour les conjectures hasardeuses. Je tenais juste à préciser que la question du « rape and revenge » est complexe et ne peut donc pas être expédiée en cinq lignes, comme je donnais peut-être l’impression de le faire. Je ferme donc  la parenthèse pour revenir au film qui m’intéresse ici en particulier.

Même s’il n’y a aucun viol à strictement parler dans le film de Tarantino, les agressions de Stuntman Mike au volant de sa voiture sont représentées de manière assez explicite comme autant de viols. Après que le cascadeur a pénétré de son bolide la voiture de la première bande de filles, le shérif confie à son « fils n°1 » et aux spectateurs/trices que le seul motif qu’il trouve à cet acte est d’ordre « sexuel » : « Impact à haute vitesse, torsion du métal, explosion du verre, quatre vies interrompues exactement en même temps. Y a probablement que comme ça que ce dégénéré diabolique prend son pied ». De même, dans la deuxième partie, le plan qui introduit Stuntman Mike montre clairement que celui-ci utilise l’avant de sa voiture comme un substitut phallique.

tarantino10Mike et son engin 

Cette symbolique sera reprise quand l’agresseur commencera à rentrer dans la voiture des trois héroïnes à coup de pare-chocs tout en leur hurlant « tu veux mouiller ? Et bien suce-moi un peu ça, salope ! »[12].

tarantino11Viol automobile par derrière

Or lorsqu’elles vont se venger de leur agresseur, les trois copines vont reproduire exactement le même comportement, puisqu’elles lui rentrent elles-aussi dedans par derrière en criant des choses du genre : « Oh oh oh, tu remues ton gros cul devant moi, fumier ? / Oh bon Dieu de merde, tu sais que tu m’excites mon chéri ! / Elle va me filer un orgasme cette virée sur les routes / Pas question que tu t’en tires sans que je t’ai bourré le cul ! Etc. »[13]. Dans cette scène jubilatoire, on voit bien ici que l’on ne sort pas des mêmes schémas masculins (tu me violes, donc je te viole en retour).

tarantino12tarantino13

En plus de reprendre la structure problématique des « rape and revenge films », Boulevard de la mort en mine de surcroît la dimension « féministe » (même si, comme je viens de l’expliquer, ce « féminisme » est pour moi à relativiser sérieusement). En effet, rien ne lie le groupe de filles violées/démembrées par Stuntman Mike dans la première partie et celles qui lui font la peau dans la seconde. Ces dernières prennent donc leur revanche pour elles-mêmes, pour l’agression qu’elles ont subie elles. Comme le dit Maxime Cervulle : « Malgré les appels explicites de Tarantino pour une interprétation de son film suivant les lignes narratives du rape and revenge, le meurtre de Jungle Julia et ses amies restera impuni. Ce qui apparaît ici en filigrane, et qui semble parfaitement correspondre à une certaine culture post-féministe qui a imprégné les représentations populaires, est le délitement de la solidarité entre femmes comme levier politique et l’effacement des espaces collectifs comme lieux de formation de l’action. Les femmes de Boulevard de la mort ne manifestent aucune solidarité les unes à l’égard des autres, ne luttent que pour elles-mêmes et ignorent totalement les vies de ces autres femmes, et victimes du cascadeur, qui côtoient leur espace filmique. C’est aussi en cela que Boulevard de la mort est dépolitisant, en ce qu’il représente le féminisme comme une résistance individuelle totalement déconnectée de tout mouvement social et collectif »[14].

Pour bien voir en quoi l’usage que fait Tarantino du schéma « rape and revenge » est dépolitisant, on peut comparer Boulevard de la mort à un autre film qui reprend ce schéma, mais d’une manière plus intéressante politiquement à mon avis, à savoir la trilogie Millénium (je veux parler de la version suédoise, et non de la version américaine édulcorée que David Fincher réalisa en 2011). En effet, Lisbeth Salander est violée par son tuteur, puis se venge en le violant à son tour. Or la forme que prend cette vengeance et le propos plus général du film font que cette scène ne se réduit pas, à mon avis, à la projection de fantasmes masculins sur une héroïne féminine.

Déjà, si Lisbeth se venge pour elle-même, elle donne aussi en même temps une dimension féministe à son action en tatouant sur le ventre de son agresseur « Je suis un porc sadique et un violeur ». Par là, on comprend que ce n’est pas seulement ce qu’elle a subi individuellement qu’elle veut punir, mais tout ce que cet homme a pu infliger (et pourrait encore infliger) à toutes les femmes. De plus, le viol est replacé dans le cadre du système patriarcal. Le violeur n’est pas un sadique isolé qui surgit la nuit au coin d’une ruelle (ou au coin d’une route comme dans Boulevard de la mort), mais c’est un homme « comme les autres », un proche (le tuteur ou le parent), ce qui correspond beaucoup plus aux réalités statistiques des violences envers les femmes[15]. Le viol dans le film est un acte d’autant moins isolé qu’il prend place au sein d’un ensemble de violences faites aux femmes, qui apparaissent du coup comme différentes incarnations d’un même rapport de domination (le tuteur, les agresseurs dans le métro,  l’organisation de proxénètes, leurs avocats, leurs clients, le tueur en série, etc.). D’ailleurs, la manière dont le tuteur se sert du pouvoir juridique et économique qu’il a sur l’héroïne (il peut lui supprimer son argent et la renvoyer en hôpital psychiatrique s’il le désire) pour la violer montre bien le lien qui existe entre le viol et le rapport de pouvoir patriarcal qui le sous-tend et le permet. Enfin, Lisbeth ne se contente pas de se venger violemment, mais elle arrive aussi, avec l’aide de son avocate, à faire reconnaître son viol aux yeux de la justice. Acte hautement symbolique quand on sait que la majorité des viols commis chaque jour ne sont pas jugés[16], et qui évite de réduire les représailles à de la pure vengeance. Ce genre d’éléments est totalement absent de Boulevard de la mort, et c’est ce qui fait qu’il n’y a à mon avis pas grand-chose de féministe dans l’usage que fait Tarantino du schéma « rape and revenge ».

Le spectacle de la violence féminine

A cela s’ajoute à mon avis une tendance chez Tarantino à l’érotisation de la violence féminine, que l’on retrouve dans beaucoup d’autres films aujourd’hui[17], et qui ne sort pas non plus du point de vue et des fantasmes masculins. En effet, les héroïnes de Boulevard de la mort fonçant à 300km/h au volant de leur voiture et tabassant longuement leur agresseur s’inscrivent dans « un univers fantasmatique masculin où le pouvoir est sexualisé »[18]. Il n’est en effet pas anodin que les femmes violentes et armées que l’on voit apparaître de plus en plus au cinéma soient assez systématiquement présentées en même temps comme des objets de désir (plastique parfaite, vêtements moulants ou très courts mettant en valeur les formes de l’actrice, postures plutôt érotiques, etc.). C’est sûrement là le signe que cette violence féminine est avant tout un spectacle offert au regard hétérosexuel masculin[19].

tarantino14tarantino15tarantino16tarantino17

Au passage, un film comme Millenium ne tombe à mon avis jamais dans ce genre d’écueil. Si Lisbeth recourt parfois à la violence physique, elle le fait juste pour se défendre de ses agresseurs, de la manière la plus efficace possible (un coup de taser, un coup de genou dans les couilles, et c’est réglé). Cette violence est donc purement défensive et recherche avant tout l’efficacité (et pas le spectaculaire). C’est pour cette raison qu’elle relève à mon avis pleinement de l’autodéfense féministe (comme c’est aussi le cas dans Sleeping with the Enemy et Someone’s watching me, pour citer deux autres films analysés sur ce site), et non d’un érotisme à destination du public masculin hétéro comme c’est le cas dans Boulevard de la mort.

La fonction principale de cette érotisation est à mon avis de neutraliser le potentiel subversif de ces figures en les réintégrant à un rapport de domination classique des hommes sur les femmes (où ces dernières sont avant tout des objets érotiques pour le regard masculin[20]).

De plus, il faut bien garder à l’esprit que les hommes qui vont au cinéma pour se délecter de ce spectacle d’une violence féminine dirigée contre un homme ont choisi de le faire. Ils jouissent ainsi d’un privilège de dominant, pour qui subir une violence de la part des dominées reste de l’ordre du fantasme auquel on se soumet délicieusement quand on en a envie, et surtout « pour de faux ». Les femmes n’ont pas accès à ce genre de petits plaisirs. Pour elles, la violence est avant tout « pour de vrai », que ce soit en acte ou sous la forme d’un possible qui pèse en permanence sur elles.

Dans la mesure où, dans notre société patriarcale, les hommes ont le monopole quasi-exclusif de la violence (ce dont les femmes sont les premières à pâtir), les films qui représentent la violence masculine à l’égard des femmes comme jouissive ne peuvent donc pas être mis sur le même plan que ceux qui inversent les rôles comme Boulevard de la mort. Le fait que les premiers soient beaucoup plus nombreux que les seconds est déjà un indice de leur fonction sous le patriarcat : banaliser et encourager la violence des hommes envers les femmes, moyen particulièrement efficace de maintenir la suprématie masculine. On peut les voir ainsi rivaliser de misogynie, fantasmant à chaque fois des femmes toutes plus méchantes et/ou insupportables les unes que les autres pour mieux les mater à la force du poing. Killer Joe, Drive, Moi, moche et méchant 2, Le bonheur est dans le pré ou Le Transperceneige (pour ne citer que des films analysés sur ce site) n’offrent que quelques exemples parmi tant d’autres de cette violence rituelle par laquelle les hommes réaffirment en permanence leur domination sur les femmes. Lorsque ces dernières sont face à de tels films, leur situation n’a donc absolument rien à voir avec celle des hommes qui vont se délecter de la violence d’un film comme Boulevard de la mort. Car pour elles, cette violence n’est pas un fantasme auquel elles peuvent décider ou non de s’adonner, mais une réalité qui leur est imposée. A l’inverse, les hommes ont l’opportunité de « se laisser aller aux délices d’une soumission choisie »[21] sans que cela ne remette le moins du monde en cause leur position de pouvoir dans la réalité.

L’art de la tarantinade

Avant de passer à Django, il me semble important de dire quelques mots sur la posture adoptée par le cinéaste. Celle-ci se caractérise à la fois par une ironie, une réflexivité et un jeu sur les citations, dans un mélange que certain-e-s qualifient de « postmoderne »[22]. Comme le remarque Cervulle, c’est cette posture qui fait la marque de l’ « auteur Tarantino » pour la critique cinéphilique type Cahiers du cinéma. Il y a donc quelque chose là-dedans qui plait bien à tous ces hommes blancs bourgeois qui tartinent de leur prose les pages de ces revues prestigieuses. Mais quoi donc ?

Peut-être d’abord l’élitisme qui sous-tend le jeu sur les références qu’affectionne tant le cinéaste. Comme le note Cervulle, cette manière de parsemer ses films de clins d’œil à d’autres films « le situe dans une approche élitiste de la cinéphilie bien loin de la culture populaire qu’il revendique »[23]. En effet, le sentiment de supériorité que peut procurer le fait d’identifier une référence que la masse des spectateurs communs n’a pas saisie est sûrement une grande source de plaisir pour beaucoup de cinéphiles.

Mais c’est peut-être surtout la posture distanciée que ce type de cinéma invite à adopter qui plaît tant à ces érudits qui fuient la politique comme la peste. Avec son jeu sur les références, le postmodernisme tisse un univers où les représentations renvoient avant tout à d’autres représentations, un univers qui aspire à se refermer sur lui-même pour ne plus avoir de rapport direct avec la réalité. On entend d’ailleurs souvent ce genre d’ « arguments » dans la bouche des défenseurs de cinéastes « postmodernes » comme Tarantino : « mais Jackie Brown est un hommage à la blaxploitation et pas un film politique », « mais Boulevard de la mort est un hommage aux films de voiture et au rape and revenge et pas un film politique », « mais Django Unchained est un hommage aux westerns spaghetti et à la blaxploitation et pas un film politique », etc. Or cette manière de renvoyer les représentations à d’autres représentations est un moyen bien commode de ne pas s’interroger sur les représentations en question, une manière parmi d’autres de continuer à produire (pour Tarantino) et à jouir (pour ses fans) de certaines représentations sans s’interroger sur leur sens politique.

Cervulle analyse également la manière dont l’ironie et la réflexivité de Tarantino « lui ont permis de se jouer des critiques qui lui furent adressées et de déjouer les attaques à son encontre »[24]. Un exemple qu’il prend pour illustrer cela est la figurine « Rapist N°1 » à l’effigie du réalisateur. Cette figurine représente le soldat interprété par Tarantino dans Planète Terreur (le film de Robert Rodriguez constituant un diptyque avec Boulevard de la mort), qui tentait de violer l’héroïne avant de se faire transpercer les yeux. Comme l’analyse Cervulle, cette scène du film (et la figurine qui lui correspond) parodient les analyses des féministes qui accusent certaines représentations (et donc certains réalisateurs) de contribuer à la perpétuation des violences masculines sur les femmes. Au lieu de prendre ces critiques au sérieux, Tarantino préfère les tourner en dérision en incarnant un violeur agressant l’une des actrices (dont il met en scène le meurtre violent dans Boulevard de la mort). Par ce geste, c’est comme si le réalisateur riait au nez des critiques féministes en revendiquant (sur un mode réflexif et ironique) son statut de « réalisateur-violeur » (c’est-à-dire de réalisateur complice de l’objectification/oppression des femmes), de ce rire décomplexé de l’homme content de ses privilèges, qui n’a strictement aucune envie de commencer à les mettre un tant soit peu en question.

tarantino18tarantino19« Rapist n°1 »

On retrouve à mon avis ce même mépris dans une des premières scènes de Jackie Brown, où Ordell (Samuel L. Jackson) montre à Louis (Robert De Niro) des publicités dans lesquelles des femmes en maillots de bain vantent les mérites de diverses armes à feu. Tarantino met alors dans la bouche de son personnage une caricature des discours critiquant la glorification de la violence, omniprésente dans un grand nombre de films destinés à un public masculin, dont ceux de Tarantino lui-même : « Tu sais, tu fous ça dans un film, tout le monde en veut un. Sérieux comme un infarctus ! Quand les films de Hong Kong sont sortis, tous les négros voulaient un .45. Et pas un : deux ! Ils se croyaient tous chez John Woo. Ce que les films te disent pas, et qu’ils savent pas, c’est que le .45 s’enraye tout le temps. Moi, je les oriente vers le .9, c’est presque pareil et ça s’enraye presque jamais. Mais tu connais ces cons. Tu peux rien leur dire. Le « Killer » de John Woo a un .45, ils veulent un .45. »[25]. Là encore, le réalisateur tourne en dérision des critiques qui lui furent adressées (à propos de ses films précédents, Reservoir Dogs et Pulp Fiction) pour éviter de s’y confronter sérieusement.

Ce genre de blagues, que je propose d’appeler « tarantinades » pour rendre hommage à l’humour hilarant du réalisateur (mais hilarant pour qui ?), lui permet ainsi de continuer à faire son beurre de représentations politiquement nauséabondes en toisant avec mépris celles ou ceux qui osent émettre une critique à son égard.

Je ferme la parenthèse sur la posture de Tarantino, pour revenir maintenant aux deux films que je me suis proposé d’examiner ici. Après avoir tenté d’esquisser une analyse politique de Boulevard de la mort, je me propose maintenant de montrer en quoi Django Unchained mobilise le même genre de schémas.

Django, le noir au-dessus des noir-e-s

On peut à mon avis facilement faire un parallèle entre la manière par laquelle Tarantino se réapproprie, exploite et dépolitise le féminisme dans Boulevard de la mort et sa posture vis-à-vis  des mouvements noirs  dans Django Unchained. Je ne m’attarderai pas autant sur ce film car une brève a déjà été publié à son sujet sur ce site. Mais je voudrais juste essayer ici de mettre en évidence quelques similitudes avec Boulevard de la mort.

De la même manière que Boulevard de la mort atomise les femmes et ne représente jamais leur émancipation comme un acte collectif[26], Django Unchained atomise les noir-e-s et se concentre sur l’émancipation d’un (seul) noir, qui est en plus posé comme exceptionnel. Comme l’explique Camille Rougier : « L’idée de l’exceptionnalité de Django vient au départ de Candie qui avance la thèse selon laquelle que parmi la masse des « nègres » inférieurs il existerait des exceptions, quelques « nègres » capables de s’élever à un niveau supérieur, « un nègre sur 10000 ». Django reprendra cette idée à la fin lorsqu’il achèvera Stephen, en disant qu’il est « le nègre sur 10000 ». Les noir-e-s ne s’émancipent pas ensemble contre l’oppression qu’illes subissent en tant que groupe. Mais un seul, un être exceptionnel, au-dessus de la masse, se révolte face à cette oppression. La seule possibilité de révolte que le film entrevoit (mais ne montre jamais) est donc celle menée par un leader charismatique, au-dessus de la masse des dominés, et qui est au-dessus d’eux parce qu’il a été en contact avec les dominants (ici Schultz le blanc) qui lui ont permis de s’élever à ce niveau supérieur. A la fin, lorsqu’il repart chercher sa femme et délivre au passage 3 esclaves noirs, l’un d’entre eux le regarde avec admiration et émotion, comme une sorte de messie (avec la musique lyrique qui va avec). Il reconnaît ainsi en lui un être supérieur, et donc un potentiel leader. »

tarantino20tarantino21Django donne des ordres aux noirs inférieurs…

tarantino22tarantino23… qui le regardent avec la larme à l’œil quand il part seul, au galop, sur une musique lyrique

Il est à mon avis important d’insister sur le fait que c’est « parce qu’il a été en contact avec les dominants » que Django est exceptionnel. A départ, Django n’est qu’un noir parmi d’autres. Docteur Schultz arrive et le fait littéralement « sortir du lot ». L’esclave ne joue d’ailleurs qu’un rôle périphérique dans les premières scènes, qui sont centrées autour de la figure de Schultz et permettent ainsi à l’acteur Christoph Waltz d’enchainer les morceaux de bravoure. Au début, le noir n’existe donc quasiment pas dans ce film de blanc (Tarantino) qui tourne autour d’un Blanc (Schultz/Waltz). Et ce ne sera que par l’intermédiaire du blanc que le personnage de Django prendra progressivement de l’ampleur jusqu’à devenir le centre du film dans la deuxième partie.

C’est d’abord en l’éduquant que Schultz permet à Django de devenir quelqu’un dans le film. Ce schéma maître/disciple est non seulement regrettable parce qu’il rend le noir totalement dépendant du blanc dans sa tentative d’émancipation, mais aussi parce qu’il s’appuie ici sur le stéréotype raciste du noir un peu primitif qui a besoin d’apprendre à maîtriser son tempérament naturellement impulsif et sauvage. Schultz apprend à Django à se contrôler, à être patient et à ne pas rentrer direct dans le lard des esclavagistes (comme il le fait au début dans la scène où il retrouve les frères Brittle).

Le film aiguise bien cette opposition entre les deux héros. En effet, le Docteur Schultz ne cesse de différer le moment où il va conclure son action. Il passe son temps à parler, en empruntant à chaque fois mille détours. Face à lui, Django ne parle presque pas. Il est direct et brutal. Cette opposition entre les deux personnages recoupe d’ailleurs assez souvent la distinction raciste qui associe le noir au corps et le blanc à l’esprit. Dans le premier plan où il est libéré par Schultz de ses chaînes, Django dévoile son corps musclé, sur lequel le film s’attarde par un ralenti. S’il s’agit par là de mettre en évidence les cicatrices ornant le dos de Django, la fascination pour la musculature du noir intervient aussi dans ce plan à mon avis, comme plus tard dans les scènes de combats de mandingues. Ainsi, la représentation que donne le film de Django (et des autres noirs) s’ancre souvent dans l’imaginaire collectif blanc qui tend à réduire le noir à son corps. Or, face à cette « force noire », Schultz incarne au contraire l’esprit, la culture et le verbe raffiné.

Django apprendra de Schultz à contrôler sa nature impulsive de noir. La manière par laquelle il abat Stephen dans la dernière scène a beaucoup plus la « Schultz touch » que lorsqu’il tue sauvagement les frères Brittle au début.

tarantino24Django au début en mode sauvage

tarantino25Et à la fin, avec la « Schultz touch »

Certes, Schultz aussi apprendra de Django, puisqu’il finira par mettre sa raison de côté pour suivre ses impulsions  en tuant Candie de manière totalement inattendue (« Désolé, je n’ai pas pu résister »). Si l’on peut donc légitimement considérer que l’enseignement va ici dans les deux sens, il ne faut pas oublier que les deux types de « savoirs » ne sont pas exactement mis au même niveau : le savoir du noir mène le blanc à la mort (certes classe et valorisée par le film, mais mort quand même), alors que le savoir du blanc conduit le noir à la victoire. A quoi s’ajoute évidemment le caractère profondément raciste de cette dichotomie qui associe le noir aux impulsions (c’est-à-dire à la sauvagerie et à l’animalité), et le blanc à la raison (c’est-à-dire à l’humanité et à la civilisation).

Mais ce n’est pas seulement en éduquant Django à la raison et au langage que Schultz lui permet d’exister, c’est aussi en donnant sens et valeur à sa quête. Comme l’a fait remarquer Fanny dans un commentaire[27], il est significatif que ce soit par l’intermédiaire du regard de Schultz le blanc que Django devient exceptionnel. Alors qu’il n’était au début intéressant aux yeux du blanc que dans une perspective purement utilitaire, l’esclave acquiert une nouvelle dimension lorsqu’il lui confie que sa femme se prénomme Broomhilda. Plus tard, au coin du feu, l’érudit docteur racontera à Django la légende de Siegfried allant sauver sa princesse Brünhild, pour ensuite lui proposer de l’aider dans sa quête : « Pour un allemand, rencontrer Siegfried dans la vraie vie ce n’est pas rien. En tant qu’allemand, je suis obligé de t’aider dans ta quête pour sauver ta bien aimée Broomhilda ».

tarantino26tarantino27Tel un père face son fils attentif, Schultz initie Django à la Culture

C’est donc en reformulant la quête de Django l’esclave noir dans les termes d’une légende européenne que le film achève de lui donner sens et valeur. La violence symbolique au cœur de cette opération mérite d’être soulignée, car non seulement le noir est dépossédé d’une culture propre qui pourrait donner sens à son émancipation, mais il est en plus posé comme dépendant du blanc à ce niveau aussi.

Le film fonctionne en cela à mon avis selon la même logique que Boulevard de la mort, dans lequel les femmes n’avaient de valeur que lorsqu’elle embrassait des valeurs et comportements masculins (vengeance, violence physique et grosses bagnoles). De la même manière, le noir n’a ici de valeur que dans la mesure où il est « blanchi » par l’éducation que lui donne Schultz et par la reformulation de sa quête en des termes occidentalo-centrés. De tout-e-s les noir-e-s, seul-e-s Django et Broomhilda sont intéressants du point de vue de Schultz et du film, parce que ce sont les plus proches des blanc-he-s et de leur culture[28]. Les autres noir-e-s sont quant à elleux beaucoup moins dignes d’intérêt, quand ils ne font pas tout simplement partie du décor[29].

Et encore, quand je dis que seul-e-s Django et Broomhilda sont intéressants pour le film, il faut préciser que le premier l’est beaucoup plus que la seconde. Celle-ci est en effet réduite au statut de demoiselle en détresse totalement passive, qui sera finalement sauvée par le héros dans la plus grande tradition sexiste. Tarantino se complait dans cette imagerie en montrant à plusieurs reprises Django s’imaginer l’objet de sa quête au sein des paysages qu’il est en train de traverser.

tarantino28tarantino29Je t’attends mon beau chevalier, prête à m’offrir à toi

Ce n’est pas de son point de vue à elle que nous vivons les violences qui lui sont infligées (elle est violée, fouettée, séquestrée, etc.), mais du point de vue de Django. Comme dans le trope de la « femme dans le réfrigérateur »[30], le sort du personnage féminin n’intéresse pas en lui-même, mais sert juste à approfondir la psychologie du héros masculin (torturé par la souffrance et par le désir de vengeance).

tarantino30La souffrance de la femme…

tarantino31… est avant tout une souffrance pour l’homme

Broomhilda est également instrumentalisée pour magnifier le héros masculin. C’est avec une admiration sans limite qu’elle l’attend et le regarde. Lorsqu’il réapparaît pour venir la sauver, elle est tellement sous le choc qu’elle tombe évanouie. Django est ainsi rendu aussi exceptionnel au détriment de celle qui l’adore, et qui n’existe dans le film qu’en tant que celle qui admire l’homme et se fait sauver par lui. Alors qu’on pouvait en douter dans le cas de Boulevard de la mort, cela ne fait aucun doute ici : Django est avant tout un « film de mecs ».

Broomhilda n’est donc que la femme de Django. De son point de vue, le film se fout éperdument, comme de la spécificité de l’oppression qu’elle subit et de son émancipation en tant que femme noire. Si une émancipation collective des esclaves noirs n’est jamais envisagée par le film, celle d’une émancipation des esclaves noirEs l’est encore moins. Je pense notamment à cette scène où l’on voit deux d’entre elles faire de la balançoire dans un décor idyllique, sans se préoccuper le moins du monde du sort d’une de leur sœur de misère, sur le point de se faire fouetter parce qu’elle a cassé des œufs. Significativement, c’est Django qui sauvera virilement la malheureuse du supplice qu’elle allait subir.

tarantino32tarantino33tarantino34L’homme, ce sauveur

Le corps de l’Autre

Pour revenir à l’analogie entre les deux films, un autre rapprochement qui me semble intéressant de faire entre Boulevard de la mort et Django Unchained concerne la manière dont sont mis en scène les corps des dominé-e-s. Alors qu’il adopte explicitement une posture antisexiste/antiraciste, Tarantino abonde perpétuellement dans le sens de l’imaginaire patriarcal/raciste qui ramène les dominé-e-s à leur corps. Comme je l’ai déjà noté, les filles de la première partie de Boulevard de la mort sont objectifiées en permanence, et ce pour le plaisir du public masculin hétérosexuel. Or on retrouve la même logique dans la manière dont le réalisateur met en scène les esclaves noirs dans Django Unchained. C’est flagrant dans la première scène, qui valorise la musculature dorsale du héros par un ralenti, comme dans la scène du combat de mandingues :

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Contrairement à la scène où un esclave est déchiqueté par des chiens, qui se concentre sur le regard de ceux qui assistent à cette exécution en laissant la violence hors-champ, le passage du combat de mandingues comprend de nombreux plans qui permettent au public d’assister au spectacle organisé par les esclavagistes. Pourquoi Tarantino a-t-il fait le choix d’intégrer ces combats au décor de son film ? Pourquoi a-t-il fait le choix de nous montrer un de ces combats ? Et surtout, pourquoi a-t-il fait le choix de nous le montrer de cette manière, en s’attardant à plusieurs reprises sur les corps noirs musclés en action ? Est-ce que le réalisateur n’est pas là en train de mobiliser le même genre de représentations que celles qui ont servi à légitimer (et servent encore à légitimer) la domination d’une classe d’individus sur une autre ?

On pourrait rétorquer que ce genre de scène a uniquement pour but de mettre les spectateurs/trices devant les horreurs que les blancs ont pu faire subir aux noirs afin de provoquer chez elleux un sentiment de révolte, et les faire désirer la vengeance de Django dans la deuxième partie du film. Déjà, je trouve ce procédé éminemment critiquable dans la mesure où la violence des dominants envers les dominé-e-s sert à justifier le déferlement de violence en sens inverse (des dominé-e-s envers les dominants), et ne fait donc que continuer à fantasmer de la domination au lieu de chercher à en sortir. Mais en plus, on peut se demander pourquoi le réalisateur ne s’est pas contenté alors de laisser cette violence en hors-champ ? Les bruits et les regards des autres personnages auraient suffi produire l’effet recherché, comme c’est le cas dans la scène où l’esclave est déchiqueté par les chiens. Qu’est-ce que cela apporte de plus ? Pour moi, la seule chose que ce genre de mise en scène apporte de plus, c’est la possibilité de jouir du spectacle de cette violence.

Il est intéressant de remarquer au passage que le traitement de la violence infligée aux femmes dans Boulevard de la mort et celle infligée aux noirs dans Django Unchained n’est pas mise en scène exactement de la même façon. Dans la scène où Stuntman Mike massacre les quatre copines de la première partie en leur fonçant dessus à pleine vitesse, Tarantino met en place tout un dispositif qui invite clairement le spectateur à prendre plaisir à cette violence, notamment grâce à la musique. La preuve en est qu’il s’attarde avec délectation sur le sort de chacune des quatre filles en repassant plusieurs fois la scène au ralenti pour qu’on puisse bien profiter du spectacle. On voit ainsi Jungle Julia se faire démembrer, avec un plan de sa jambe rebondissant sur le bitume, Butterfly se faire broyer la tête par une roue, etc. Or les scènes équivalentes de Django Unchained (l’exécution de l’esclave par les chiens et le combat de mandingues) n’invitent pas de manière aussi claire à jouir de la violence infligée aux dominé-e-s. S’il laisse à mon avis cette possibilité dans la seconde, son but affiché semble être plutôt de provoquer le dégoût. Ainsi, si Tarantino ne se permet pas de glamouriser une scène où un esclave noir se fait déchiqueter par des chiens, il ne se prive pas de le faire lorsque des femmes se font démembrer, en repassant la scène 4 fois, sous 4 angles différents, et au ralenti…

Il y aurait sûrement beaucoup d’autres choses à dire sur ces deux films. J’espère seulement avoir commencé à  esquisser un parallèle entre les mécanismes à l’œuvre dans Boulevard de la mort et dans Django Unchained, qui me semblent éminemment problématiques politiquement, pour ne pas dire franchement nauséabonds. Si vous avez d’autres idées à propos de ces films (ou d’autres films de Tarantino), n’hésitez pas à les partager en commentaire…

Paul Rigouste


[1] Qui s’inspire lui-même de critiques et de travaux anglo-saxons.

[2] Nouvelles Questions Féministes, Volume 28, n°1, 2009

[3] Il suffit, pour se rendre compte du sacrilège que représente pour beaucoup le fait de critiquer les films de Tarantino d’un point de vue politique, de jeter un œil à l’avalanche de commentaires indignés et/ou haineux qu’a pu susciter les quelques paragraphes que Camille Rougier a consacré sur ce site à l’analyse politique de Django Unchained lors de sa sortie (d’autant que nous avons déjà supprimé en amont un grand nombre de commentaire ne contenant qu’insultes et mépris).

[4] Ce qui lui permet ainsi de passer le fameux « Bechdel test » (http://en.wikipedia.org/wiki/Bechdel_test)

[5] Cervulle, p. 36

[6] « J’en ai parlé à Quentin à plusieurs reprises, raconte Dawson, parce que cela me posait vraiment problème de laisser cette fille. Je lui ai dit : « Il n’est pas question que je l’abandonne. J’adore cette fille, on est copines ». Quentin a dit non. Je lui ai demandé : « Est-ce que je peux au moins lui lancer les clefs de la voiture ? ». Il m’a répondu : « Non, ce n’est pas comme ça que la scène va se passer » (Dépêche de World Entertainment News, « Rosario Dawson « Upset » with Death Proof Rape Scene », cité par Cervulle, p. 46)

[7] Je mets cet adjectif entre guillemets pour expliciter le fait que la « féminité » dont il est question ici n’est pas une propriété essentielle ou naturelle commune aux femmes (au sens biologique), mais juste un ensemble de normes qui leur sont imposées dans notre société patriarcale, un construit social… qui peut donc être déconstruit.

[8] Cervulle, p. 38

[9] Cervulle, p. 37

[10] Cette montre est d’autant plus importante qu’elle constitue un héritage patriarcal de grande valeur pour Butch, transmis précieusement par des hommes à d’autres hommes, parfois au péril de leur virilité…

[11] Le traitement du personnage de Bridget von Hammersmark (Diane Kruger) dans Inglourious Basterds, qui finit étranglée par le colonel SS Hans Lada (Christoph Waltz) relève peut-être aussi du même mépris (ce qui apparaît peut-être encore mieux quand on compare ce personnage à celui de Soshanna (Mélanie Laurent) dans le même film).

[12] “You wanna get hot? Then suck on this for a while, bitch!”

[13] “Oh, you ‘re gonna wiggle your ass at me, gonna wiggle it at me? / Oh, yeah, gonna bust a nut up in this bitch right now! / Oh, I’m the horniest motherfucker on the road! / Oh, you know I can’t let you go without tapping that ass”

[14] Cervulle, p. 46

[15] Cf. par exemple « Violence contre les femmes », Nouvelles Questions Féministes, Vol. 32, n°1 (2013), p. 5 ou Patrizia Romito, Un silence de mortes : La violence masculine occultée (2006), p. 34-44

[16] En particulier lorsqu’ils sont commis par l’élite blanche et bourgeoise. Cf. par exemple « Les viols en justice : une (in)justice de classe ? » de Véronique Le Goaziou, dans Nouvelles Questions Féministes, Vol. 32, n°1 (2013), p. 16-28.

[17] Les Tomb Raider, Catwoman, Sucker Punch, Charlie’s Angels, Resident Evil, Underwolrd, etc.

[18] Cervulle, p. 38

[19] Je ne dis pas là qu’il n’existe aucune autre lecture possible de ce genre de films ni aucun plaisir pris par d’autres publics que le public masculin hétérosexuel. Mais ce dernier est à mon avis le premier public visé par ces productions, et constitue effectivement la grande majorité du public qui va voir et apprécie ces spectacles de violence féminine.

[21] Cervulle, p. 39

[22] Cervulle, p. 47

[23] Cervulle, p. 47

[24] Cervulle, p. 43

[25] “But let me tell you though, man. You put this bad boy in a flick, every motherfucker out there want  one. l’m serious as a heart attack. When them Hong Kong flicks came out, every nigger had to have a .45. They ain’t want one, they want two, ’cause they want to be  »the killer ». But what them flicks don’t tell you and what they don’t know is that a .45. got a serious fucking jamming problem. Now l try to steer my customers toward a 9mm ’cause it ‘s near the same weapon and it ain’t got half the jamming problems. But you know how them niggers is out there. You can’t tell them shit. They want a .45. The killer had a .45. They want a .45”

[26] Il s’avère par là beaucoup moins intéressant que plusieurs « blaxploitation westerns », auxquels il tente pourtant de rendre hommage. Cf. http://www.slate.fr/story/67111/blaxploitation-williamson-tarantino-django-unchained

[28] L’autre personnage noir à se distinguer dans le film est Stephen, qui est lui aussi « blanchi », mais du côté obscur de la force…

[29] Il n’est peut-être pas anodin que Tarantino ait pu susciter l’hostilité de certain-e-s specteurs/trices noir-e-s lors d’une projection de son film. Cf.  http://www.etatdexception.net/?p=3173 et http://www.theroot.com/views/django-unchained-postracial-epic?page=0,1

Monstres Academy (2013) : vive le capitalisme patriarcal !

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Conçu comme un préquelle de Monstres et Cie (produit par Pixar en 2001), Monstres Academy (Monsters University en VO) nous ramène au temps où Bob et Sulli arpentaient les couloirs de l’université pour devenir des « terreurs » (nom donné aux employés de l’usine chargés d’effrayer les enfants afin de récolter l’énergie produite par leurs cris). Or, loin de n’être un retour en arrière que d’un point de vue chronologique, ce nouvel opus l’est aussi et surtout d’un point de vue idéologique. Il articule en effet de manière totalement décomplexée un propos à la fois ultra-libéral, pro-capitaliste, élitiste, viriliste et masculiniste.

C’est précisément cette dimension politique que je me propose d’analyser ici, en essayant entre autres de mettre en relief ce qui l’éloigne des velléités progressistes du premier (que j’ai déjà analysé sur ce site avec un autre angle d’approche, à savoir les représentations qu’il donne de la paternité et de la virilité).

Monstres et Cie, ou la « moralisation du capitalisme »

Si Monstres et Cie était loin d’être un film anticapitaliste, on pouvait néanmoins y trouver quelques éléments de critique à ce sujet. Tout le mouvement du film consiste en effet à substituer à un capitalisme « sauvage » et « débridé » un capitalisme plus « moral » et « humain ». Alors qu’au début l’entreprise produisait de l’énergie en terrorisant des enfants, Sullivan substitue à cette exploitation un mode de production où la souffrance a été remplacée par le plaisir (puisqu’il s’agit maintenant de les faire rire au lieu de les faire pleurer). De plus, la mise en concurrence des employés et la hiérarchie au sein des équipes de travail semblent avoir disparu. On ne voit plus de tableau indiquant le classement des monstres les plus performants, et certains de ceux qui étaient des assistants au début (comme Bob) peuvent occuper le poste prestigieux de « terreur » qui leur était inaccessible auparavant. Le travail à l’usine ressemble alors à une sorte de fête perpétuelle où tout le monde s’active dans la joie et la bonne humeur, sous le regard paternel et bienveillant de Sulli, le nouveau patron.

monstres01monstres02Le capitalisme comme une immense fête supervisée par papa

En trouvant l’idée qui allait permettre d’augmenter la productivité de l’entreprise (le rire produit 10 fois plus d’énergie que la peur), Sulli a sauvé « Monstres et Cie » de la faillite, ce que son cupide prédécesseur n’avait pas réussi à faire.

On est donc très loin d’une remise en question du capitalisme. Au méchant patron prêt à tout pour faire des bénéfices (même torturer des enfants) s’est juste substitué le gentil patron qui veille sur ses employés comme un père sur ses enfants. Le chemin parcouru par Sulli au sein de l’entreprise recoupe en ce sens sa trajectoire de « nouveau père », puisque sa relation avec la petite Bouh lui a justement appris à devenir doux en laissant derrière lui tout son attirail de « terreur n°1 ». En promouvant ainsi un capitaliste paternaliste, le film ne remet donc aucunement en cause l’idée selon laquelle il faut des chefs et de la hiérarchie, bien au contraire. Du début à la fin, Sulli reste la star, celui qui se distingue de la masse des prolétaires abrutis, et Bob le débile, tellement débile qu’il ne se rend même pas compte de son infériorité. C’est d’ailleurs l’objet d’une blague, qui nous montre le petit monstre vert ravi de figurer sur « la couverture d’un magazine », alors que son visage est complètement caché par un code barre :

monstres03monstres04L’abruti content, parce que tellement abruti qu’il ne comprend même pas quand il est humilié

En reprenant à la fin cette blague qui ouvrait le film, les scénaristes nous font bien comprendre que rien n’a changé malgré les apparences, et qu’il existe encore un fossé entre les idiots comme Bob et les êtres exceptionnels comme Sulli. Celui-ci commandera et les autres se soumettront, puisqu’ils sont très manifestement beaucoup trop limités pour gérer eux-mêmes et collectivement leur usine.

Au lieu d’être remis en question en tant que système fondé sur l’exploitation et la souffrance, le capitalisme est sauvé par le film en étant « moralisé ». Tout est bien qui finit bien : les patrons commandent, les ouvriers se font exploiter dans la joie, et la croissance a repris de plus belle. Que demande le peuple ?

monstres05La sainte croissance donne sa bénédiction au capitalisme moralisé

Personnellement, je trouve ce genre de discours prônant la « moralisation » du capitalisme totalement mystificateur, puisqu’il revient à nous faire croire qu’il est possible de moraliser une exploitation (la bonne blague…). En tant qu’il participe de cette idéologie (dont le but principal est à mon avis de sauvegarder un système pourtant responsable de la souffrance de l’immense majorité de la population mondiale), Monstres et Cie reste un film profondément nauséabond politiquement. Néanmoins, on peut lui reconnaître le mérite de montrer le capitalisme comme un système produisant de la souffrance (dans la première partie du moins) et d’amorcer un début de critique conduisant à une « alternative » un peu plus respectueuse des individus. Or de ces bribes de remise en cause il ne reste plus rien dans le second volet des aventures de Bob et Sulli…

Monstres Academy, ou l’apologie du capitalisme

Monstres Academy revient donc sur ces quelques éléments de critique pour proposer une véritable apologie du capitalisme et de ses valeurs. Lorsque ses camarades sont découragés parce qu’on leur a bien fait comprendre qu’ils n’étaient pas faits pour jouer en « première division » (c’est-à-dire devenir des « terreurs »), Bob sait comment les faire rêver : il les emmène sur le toit de l’usine pour aller voir en vrai ce que c’est que d’être un ouvrier chez Monstres et Cie. Pendant toute la scène, le public est ainsi encouragé à partager le regard ému des héros, qui bavent devant cette panacée de l’épanouissement humain qu’est l’exploitation capitaliste. Dans un premier plan, on nous invite à admirer l’usine de l’extérieur et de nuit sur fond de musique lyrique avec plein de trompettes. Alors même qu’il est entouré d’une clôture barbelée (ce qui aurait pu lui donner un air de prison ou de camp de travail forcé), le bâtiment est magnifié avec insistance, avec en arrière-plan une multitude de cheminées qui crachent leur fumée (parce qu’on bosse la nuit dans ce paradis qu’est Monstres et Cie). Puis les visiteurs vont observer ce qui se passe à l’intérieur. Les yeux exorbités et le sourire aux lèvres, ils s’extasient devant les ouvriers travaillants à la chaîne et le tableau indiquant les scores réalisés par les plus performants d’entre eux.

monstres06monstres07monstres08monstres09Ouaaaaah, le travail à la chaîne et la mise en concurrence des employés, c’est vraiment le rêve !

Tels des fans devant leurs stars favorites, les terreurs en herbe reconnaissent même leurs idoles d’enfance (« Regardez, c’est « Earl The Terror Thompson » ! Il a détenu le record de terreur pendant 3 ans !!! »). Comme dans Monstres et Cie, les employés les plus performants jouissent donc du statut de star, dans un monde où la compétition capitaliste est médiatisée de la même manière que le foot dans notre société (il existe même des cartes à collectionner à l’effigie des « terreurs » les plus célèbres…). En faisant ainsi la concurrence au sein de l’entreprise à une sorte de compétition sportive excitante, le film glamourise à l’extrême ce qui est et restera toujours par définition une exploitation[1]. On ne remerciera jamais assez Pixar de faire rêver nos enfants avec une si belle utopie…

En plus d’être ainsi glamourisé, le travail au sein de l’entreprise Monstres et Cie est présenté comme le seul horizon possible pour les héros. A aucun moment du film ne se dessine ne serait-ce que l’esquisse d’une alternative un peu attrayante pour eux. Alors même qu’ils n’ont aucune disposition pour devenir des « terreurs », les bras cassés qui recueillent Bob et Sulli dans leur fraternité n’envisagent jamais un autre avenir professionnel (et ne remettent jamais en cause ce système qui les exclut de manière pourtant si violente). La seule alternative pour eux, c’est soit avoir un boulot prestigieux à Monstres et Cie, soit avoir un boulot de merde à Monstres et Cie. En dehors du capitalisme, point de salut.

Cette idéologie selon laquelle il n’existe aucune vie digne de ce nom hors de l’ordre social dominant (que ce soit le système scolaire élitiste ou le système capitaliste) est constamment réaffirmée pendant le film grâce à une opposition récurrente entre le « dedans » et le « dehors ». Lorsqu’il visite pour la première fois l’usine Monstres et Cie avec son école (parce que c’est comme ça qu’on éduque les enfants dans le monde merveilleux de Pixar…), Bob est sommé de ne pas franchir la ligne qui marque l’entrée de l’atelier, ce qu’il fera, témoignant ainsi son désir de faire partie de cette grande famille. On retrouvera la même symbolique quand il arrivera à l’Université des monstres, puis quand il s’en fera exclure. Le film insistera d’ailleurs sur la honte que constitue le fait d’être ainsi en dehors du système : alors que Bob se résigne en déclarant finalement  se satisfaire d’être juste « ordinaire » (« I’m ok just being ok »), Sulli le regarde avec un air dépité. Etre ordinaire et pas au-dessus des autres, quelle horreur ! Comme Les Indestructibles, Monstres Academy crache sur « les médiocres » et glorifie ceux qui se distinguent de la masse de par leur exceptionnalité. Contre l’égalité et pour la hiérarchie entre les individus, Pixar persiste et signe.

monstres10monstres11Etre comme les autres et pas au-dessus d’eux ? Oh non, déconne pas Bob, tout mais pas ça…

Heureusement, à force de travail et d’ambition, Bob retrouvera son honneur en se faisant employer à Monstres et Cie et en grimpant les échelons pour devenir une « terreur ». Le film se conclut ainsi par un plan montrant notre héros franchir fièrement la ligne séparant les gens « ordinaires » et sans valeur des gens exceptionnels qui comptent en ce bas monde…

monstres12De la honte d’être dehors…

monstres13… à la fierté d’être dedans

A côté de cela, Monstres Academy semble parfois critiquer l’individualisme compétitif et le culte de la performance. A la première épreuve des « Scare Games », Bob et Sulli manquent de peu de faire perdre leur équipe parce qu’ils jouent trop « perso ». Ils prendront alors conscience que l’union fait la force et qu’il vaut mieux « travailler en équipe », et parviendront ainsi à arriver jusqu’en finale. Mais si les valeurs de coopération et de solidarité sont ainsi valorisées, c’est uniquement dans le cadre plus général d’une compétition qui oppose des équipes entre elles. La seule collaboration que le film envisage est donc le travail d’équipe qui permet de devenir plus forts pour écraser les autres

monstres14Coopérer…

monstres15… pour écraser les autres.

C’est toujours à l’intérieur de ce cadre idéologique que le film fera l’apologie du travail en équipe. Alors qu’ils se bousculaient dans leur chambre le matin au réveil, Bob et Sulli finissent par coordonner parfaitement leurs mouvements. Le duo est ainsi devenu une machine bien huilée, plus performante, et ainsi prête à servir les intérêts du capitalisme de la manière la plus optimale.

Aucune contradiction avec l’apologie du capitalisme et de ses valeurs donc, bien au contraire. En affirmant la nécessité de travail en équipe pour être plus performant et écraser la concurrence, le film ne fait que relayer une idéologie qui est depuis longtemps un pilier de la philosophie managériale de nombreuses entreprises.

Le pouvoir aux biens nés et aux méritants

De plus, cette coopération que le film valorise est loin de placer tous les individus sur un pied d’égalité. Au sein de l’équipe des Oozma Kappa, la hiérarchie semble s’imposer tout naturellement. Bob et Sulli sont en effet présentés dès le début comme supérieurs à leurs autres camarades, ce qui leur confère automatiquement le pouvoir au sein du groupe. Loin de critiquer ce schéma où certains semblent voués à commander et d’autres à obéir par nature, le film le présente comme un ordre souhaitable et harmonieux qui satisfait les dominants comme les dominés.

Parce qu’il sait toujours mieux que tout le monde, Bob devient le coach de l’équipe. Il passe ainsi son temps à donner des ordres à ses partenaires et à superviser les entraînements pour les « Scare Games ».

monstres16C’est MOI qui commande, OK ?

monstres17On avance quand JE dis d’avancer

monstres18On se tait quand JE dis de se taire

monstres19On lève les genoux quand JE dis de le faire (moi j’ai pas besoin…)

monstres20On fait des pompes sous la pluie parce que JE l’ai dit

monstres21Et tu m’écoutes quand JE t’explique comment te servir de ton corps (parce que JE le sais mieux que toi)

Si le film semble tenir au début un regard plutôt critique sur le leadership de Bob, c’est seulement parce qu’il cherche aussi en même temps à poser Sulli comme indispensable. Dans la scène de la bibliothèque, Bob manque en effet de faire perdre son équipe parce qu’il est trop prudent, et il faudra l’audace de Sulli (qui entrainera avec lui le reste de l’équipe) pour leur permettre de se qualifier. Si Bob sait mieux que tout le monde, il lui manque (et lui manquera toujours[2]) ce tempérament sanguin qui fait le véritable homme d’action, et que seul Sulli possède.

En effet, Sulli est présenté comme supérieur aux autres Oozma Kappa du fait de ses capacités physiques et de sa plus grande virilité, qui font de lui une véritable « terreur née ». Contrairement à Bob qui a acquis ses compétences par le travail et la volonté, Sulli les possède par hérédité, parce qu’il est « le fils Sullivan ». Il existe donc deux types de chefs légitimes pour le film : les leaders naturels (qui possèdent des dispositions héréditaires dont le commun des mortels sera toujours privé) et les méritants (qui se distinguent de la masse par leur persévérance et leur ambition).

Monstres Academy concocte ainsi sa petite idéologie à l’usage des enfants, qui pioche aussi bien  dans le culte de la hiérarchie naturelle que dans le mythe libéral promettant gloire et réussite aux plus travailleurs. Et pour nous faire passer sa pilule réactionnaire, le film lui donne la forme d’une belle-amitié-entre-deux-êtres-complémentaires-qui-doivent-chacun-apprendre-l’un-de-l’autre. Sulli doit apprendre de Bob que l’hérédité ne suffit pas mais qu’il faut aussi travailler dur pour développer ses dispositions naturelles, et Bob doit apprendre de Sulli qu’il faut parfois savoir reconnaître ses limites et se contenter de la place qui nous est destinée dans la belle hiérarchie capitaliste.

Difficile de ne pas voir là-dedans une autojustification par les dominants de leur place à l’intérieur du système capitaliste. Le seul qui peut prétendre légitimement à occuper la place la plus prestigieuse au sein du système est l’héritier (Sulli), celui qui a tout ce qu’il faut parce qu’il l’a reçu de papa à la naissance. Voilà une thèse qui a dû bien plaire à Arnaud Lagardère et ses copains du MEDEF. Mais en même temps, comme cette apologie de l’hérédité et de la reproduction sociale est un peu trop manifestement injuste pour être avancée d’une manière aussi décomplexée, le film l’agrémente d’un petit couplet libéral et méritocratique : « il y a des chefs par nature, mais attention, ceux-ci doivent mériter leur place ! ». On retrouve ici le même genre de discours que dans Le Roi Lion, dans lequel on nous répète que Simba est le seul leader légitime parce qu’il est le fils de papa, mais qu’il doit tout de même mériter sa place en montrant qu’il a le sens des responsabilités et les couilles nécessaires pour être un vrai chef (en dégageant Scar l’usurpateur dans un affrontement viril), au lieu de se la couler douce à la Hakuna Matata. Un beau cocktail idéologique quoi…

Une des grosses mystifications qui s’opère également ici consiste à évacuer toute considération pour les exclus et les dominés de ce système élitiste. On voit finalement nos deux héros méritants gravir l’échelle sociale à force de travail et de volonté, mais on entend bizarrement plus du tout parler des autres Oozma Kappa…

monstres22Oui on te donnera de nos nouvelles nous les winners, mais par contre de comment tu vas finir toi le looser on s’en fout. Allez, bye bye les nazes, on vous reverra pas du film parce que ceux qui « réussissent » pas, on s’en fout chez Pixar…

De même, la nature hiérarchique de la relation entre Sulli et Bob est subtilement dissimulée. J’ai l’impression que le film reste ambivalent sur ce point, et que l’on peut analyser cette relation de deux façons différentes, aussi horribles l’une que l’autre puisqu’il s’agit soit d’une relation hiérarchique dans laquelle Bob domine, soit une relation hiérarchique dans laquelle Sulli domine. D’un certain point de vue, on peut considérer que l’on a affaire ici à une revalorisation du personnage de Bob, totalement méprisé dans le premier volet. Celui-ci n’est plus l’assistant insignifiant de Sulli la superstar, mais son « coach », qui lui permet de développer tout son potentiel. Sulli reconnaît d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il doit tout à Bob, et le film nous l’illustre sans ambiguïté dans la scène du dortoir. Or la manière dont ce rapport coach/athlète est développé par le film ressemble fort à une dichotomie esprit/corps. Bob, qui a le cerveau mais pas les muscles, commande en disant ce qu’il doit faire à Sulli, qui a les muscles mais pas le cerveau. Cette opposition entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent me semble fonctionner essentiellement comme une justification de l’organisation hiérarchique au sein de l’entreprise capitaliste.

Mais on peut aussi faire une autre lecture de cette relation « complémentaire » entre Bob et Sulli, en y voyant une façon de dissimuler la supériorité de Sulli la star, un discours mystificateur faisant passer une inégalité pour de la « complémentarité ». Alors que dans Monstres et Cie, la supériorité de Sulli la star sur Bob le larbin était affirmée sans complexe (et même objet de blagues dont on était censé-e-s rire), elle serait devenue ici un peu trop dérangeante. Monstres Academy tente ainsi de nous présenter le poste d’assistant qu’occupe Bob comme étant aussi prestigieux que celui de Sulli, alors que seules les « terreurs » ont été glorifiées depuis le début du film. Cette pirouette peu convaincante a ainsi pour fonction de nous faire oublier que dans le système hiérarchique valorisé par le film (aussi bien à l’université qu’à l’usine), il y a certaines places beaucoup plus enviables que d’autres, et donc des larbins qui sont cantonnés aux tâches ingrates et méprisées (comme fabriquer les bouteilles servant à recueillir les cris par exemple).

monstres23monstres24Le cours des loosers pour devenir un minable fabriquant de bombonnes

Après avoir dévalorisé ces postes subordonnés pendant une heure et demie, le film nous explique qu’en fait chaque individu à une égale importance au sein de l’entreprise et qu’il s’agit pour chacun de « trouver sa place ». Difficile de faire plus hypocrite…

Jamais Monstres Academy ne remettra en question l’idée de hiérarchie. Certaines pistes intéressantes avaient pourtant été lancées vers le milieu du film. Bob explique par exemple aux bras cassés d’Oozma Kappa qu’il existe autant de manières d’être terrifiant qu’il existe d’individus. Lors des séances d’entrainement qu’il supervise, il les encourage ainsi à découvrir le potentiel qui se cache en chacun d’eux et à développer leurs aptitudes personnelles. Cette manière de valoriser les différences en montrant que tout le monde peut être compétent à sa manière, dans son registre propre, représentait un pas notable vers une conception plus égalitariste de l’organisation sociale. Mais le film fera finalement marche arrière en posant une valeur comme absolue et indépassable (ici le fait d’être une « terreur »). Seul Sulli parviendra ainsi à réaliser son rêve, Bob devra quant à lui apprendre à connaître ses limites (et je ne parle même pas des autres bras cassés dont on entend plus parler, mais dont on se doute bien qu’elles ne deviendront pas des stars comme Sulli l’héritier). Parce qu’il refuse de sortir du cadre du capitalisme et de ses valeurs (concurrence, individualisme, performance, etc.), le film ne peut donc donner suite à ses velléités égalitaristes, et finit par réaffirmer les bonnes vieilles valeurs hiérarchiques (avec une petite touche d’hypocrisie qui lui permet de ne pas se poser la question de l’échec et des exclus/dominés que ce système produit en masse).

L’importance d’être un gros dur et pas une petite fiotte

Comme je l’ai dit, le rêve de tous les protagonistes masculins du film est de devenir une « terreur », donc non seulement un mec qui fait peur et intimide les autres, mais aussi un mec qui écrase les autres pour être le meilleur (puisque, je le rappelle, le fonctionnement de l’usine est basé sur une mise en concurrence perpétuelle des employés). Pour bien mesurer le recul que constitue cette glorification de la masculinité capitaliste-patriarcale par Monstres Academy, il faut se rappeler à quel point le projet idéologique de Monstres et Cie lui était opposé. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs sur ce site, le premier opus valorisait l’évolution de Sulli qui devenait un père doux et affectueux en luttant contre les injonctions à la virilité et sa propre intériorisation des normes masculines traditionnelles. Plus rien de tout cela ici : être un homme, c’est être la plus terrifiante de toutes les terreurs. Point.

L’incapacité du film à se détacher de ces valeurs donne d’ailleurs lieu à une scène assez ridicule. Je veux parler du moment où Bob et Sulli disent adieu à leurs amis des Oozma Kappa. Alors que ceux-ci n’ont absolument rien d’effrayant, Bob leur déclare en les quittant : « Vous êtes les monstres les plus effrayants que j’ai jamais rencontré. Ne laissez personne vous dire le contraire ». La musique larmoyante qui accompagne la scène nous invite à nous émouvoir de cette soumission totale aux idéaux virils. Ce qui est censé être beau ici, c’est de continuer à croire en ces belles valeurs alors même qu’elles nous sont inaccessibles. Et même pire : de se convaincre soi-même et de convaincre les autres qu’on les incarne contre ceux qui diront le contraire. Au lieu de reconnaître que les Oozma Kappa sont plus mignons que terrifiants et de les valoriser ce sens, le film préfère montrer comme touchant le déni de Bob, qui persiste à ne vouloir considérer ses amis qu’au regard des normes viriles dominantes. Monstres Academy se révèle ainsi totalement incapable d’envisager d’autres types de masculinités que la bonne grosse masculinité traditionnelle[3]. En dehors de la virilité, point de salut.

Ce virilisme est martelé tout au long du film, en présentant tout ce qui peut ressembler à quelque chose de « féminin » comme absolument honteux pour nos héros. Pour les humilier, les autres fraternités les bombardent ainsi de paillettes et de fleurs, avant de lâcher sur eux des animaux en peluche. Dans le même esprit, Bob connaît le sommet de sa crise existentielle lorsqu’il s’aperçoit que des petites filles le trouvent mignon et veulent lui faire des câlins. Et Sulli est quant à lui profondément dégouté quand il s’aperçoit que son camarade lui a fait des bisous sur la main pendant son sommeil…

monstres25monstres26monstres27Pouah ! T’embrassais ma main ? T’es pédé ou quoi ?

Au lieu de déconstruire les injonctions normatives qui répètent aux garçons qu’ils doivent à tout prix se distinguer des filles (ces êtres inférieurs), Monstres Academy préfère en rajouter dans la stigmatisation de ceux qui s’écartent de la norme.

Par une pirouette finale, Monstres Academy parvient même à intégrer Bob à son apologie de la virilité. La chose était loin d’être gagnée d’avance, car même si celui-ci a tenu pendant tout le film le rôle du chef qui donne des ordres à tout le monde, son physique n’est pas vraiment celui d’un Stallone ou d’un Schwarzenegger… Lorsque les deux héros se font virer de l’université et que Bob a pris conscience qu’il ne pourra jamais être une terreur, Sulli comprend ce qui fait la véritable valeur de son pote : « Mike, tu n’es pas effrayant. Pas le moins du monde. Mais tu n’as peur de rien ! ». Ouf, nous voilà rassuré-e-s, ce n’est pas parce que Bob n’est pas une terreur que c’est forcément une fiotte. C’est sûr que c’est toujours mieux d’être le plus fort et le plus viril (la star reste Sulli, ne l’oublions pas), mais c’est pas grave si on y arrive pas… à condition d’avoir tout de même des couilles !

Devenir des hommes loin du matriarcat

Le film nous fait suivre l’itinéraire des deux héros qui tentent de devenir des « terreurs », c’est-à-dire des hommes virils. Tout l’enjeu pour eux ainsi est de faire leurs preuves en la matière, au sein d’un univers qui s’avère peu propice à l’épanouissement de leur masculinité[4] : l’université. Comme par hasard, celle-ci est dépeinte comme une sorte de matriarcat gouverné de main ferme par la terrifiante doyenne Hardscrabble.

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Celle-ci est d’ailleurs introduite par une blague qui montre bien à quel point elle est une menace pour les hommes. On voit un professeur se présenter en cherchant à intimider les élèves : « Je suis sûr que vous deviez être les monstres les plus terrifiants dans votre ville. Mauvaise nouvelle : vous êtes dans MA ville maintenant, et on ne m’effraie pas facilement ». Alors qu’il vient tout juste de finir sa phrase, le professeur sursaute de peur, effrayé par la doyenne qui fait alors son entrée.

monstres29monstres30monstres31Qui a peur de la doyenne Hardscrabble ?

Dans le même esprit, la bibliothécaire est elle-aussi une figure féminine explicitement castratrice. Impitoyable, elle fait régner la terreur sur son royaume en y imposant un silence de mort.

monstres32monstres33Le matriarcat tentaculaire

Au lieu de se soumettre à son autorité, les Oozma Kappa la provoqueront en improvisant un concert destiné à faire tourner la vieille femme en bourrique. Par cette séquence jubilatoire, le film valorise ainsi la rébellion de nos héros masculins face au matriarcat castrateur. Ils chantent à tue-tête, tapent du pied, hurlent, shootent dans les affaires des autres étudiants, etc., comme s’ils pouvaient enfin exprimer leur masculinité brimée.

La troisième figure féminine qui empêche les terreurs en herbe de « s’épanouir dans leur virilité » est la mère de Squishy. Celle-ci n’est pas autoritaire et terrifiante comme le sont la doyenne et la bibliothécaire, mais son emprise sur les héros s’avère tout aussi néfaste. Elle est en effet une mère envahissante, qui ne laisse pas à son fils et ses copains l’espace dont ils ont besoin pour « explorer leur masculinité » entre hommes. Un gag la montre ainsi gêner le bon déroulement du rituel d’initiation de Sulli et Bob dans la fraternité des Oozma Kappa en faisant bruyamment la lessive juste à côté.

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Notons au passage que ces trois femmes castratrices sont les seuls personnages féminins à être individualisés[5]. Les étudiantes des sororités concourant pour les « Scare Games » ne sont en effet que des exemplaires d’un même stéréotype. C’est flagrant pour les « Pinks Nu Kappa », sortes de bimbos rose bonbon habillées en pom-pom girls qui ricanent comme des niaises.

monstres39Les femmes, ces êtres interchangeables…

De leur côté, les « Hyènes Si-Si », sortes de gothiques introverties, sont  représentées comme différentes les unes des autres, et possèdent donc un peu plus d’invidualité que les bimbos (même si elle n’ont pas non plus droit à la parole, faut pas pousser). Mais le film ne les posera jamais comme digne d’intérêt pour nos héros masculins (à la différence de « Pinks Nu Kappa » qui sont présentées comme objets de désir). Apparait ici l’étroitesse des normes de beauté féminines qui ne tolèrent qu’un seul type de physique… impossible à atteindre. Au lieu de profiter du fait qu’il met en scène un univers de « monstres » pour valoriser des physiques qui sortent de la norme sexiste dominante, Pixar préfère ajouter sa pierre à l’oppression.

monstres40Mille façons d’être moche…

monstres41… mais une seule façon d’être belle.

Mais revenons à nos héros brimés par le matriarcat castrateur. C’est uniquement en fuyant ce monde dominé par les femmes que nos deux héros pourront enfin devenir des hommes. Une étape cruciale est franchie dans la scène où Bob s’aventure dangereusement dans le « vrai monde ». Ce moment intervient après la finale des Scare Games. Si les Oozma Kappa ont officiellement gagné, Bob déchante rapidement lorsqu’il découvre que Sulli avait truqué le simulateur pour optimiser son score. Notre héros est profondément blessé, non seulement parce qu’il ne mérite pas sa coupe, mais aussi et surtout parce que cela signifie qu’il n’est pas la terreur qu’il pensait être. Il décide alors d’aller « éprouver sa virilité » dans le monde réel (celui des humains), pour être fixé sur sa vraie valeur.

Après avoir atterri dans un dortoir en pleine forêt, il tente d’effrayer des enfants… en vain. La scène tourne au cauchemar lorsqu’il se retrouve encerclé par une horde de petites filles qui veulent lui faire des câlins.

monstres42monstres43Susciter des câlins au lieu de susciter des pleurs et des cris : le cauchemar

Le traumatisme est tel que Bob semble totalement anéanti lorsque Sulli le retrouve. On le voit abattu, à genoux au bord d’un lac en train de contempler son visage avec horreur. Le film nous invite ainsi à éprouver de l’empathie envers ce personnage qui souffre d’être mignon alors qu’il préfèrerait avoir une gueule de tueur. Au lieu de contribuer à déconstruire les normes viriles qui encouragent les physiques puissants et imposants chez les garçons (en montrant par exemple un homme assumer un corps « ingrat »), Monstres Academy préfère s’attarder sur la douleur de ceux qui n’ont pas la chance de correspondre à ces normes (sans jamais suggérer que le problème pourrait résider dans ces normes elles-mêmes, et non dans le fait de ne pas y correspondre…).

Cela donne lieu à un pur moment de masculinisme où les deux héros se confient mutuellement leur souffrance d’être des hommes. Bob se plaint de son incapacité à correspondre aux normes de virilité, tandis que Sulli y va de son couplet en se larmoyant sur sa condition de dominant (« c’est si dur d’être un héritier, on a tant de pression à supporter, il faut être à la hauteur de ce qu’on attend de nous, dur dur… »). Bien évidemment, seule la souffrance masculine fait l’objet d’un tel traitement ici. On nous invite de manière insistante à éprouver de l’empathie pour ces pauvres hommes qui souffrent du patriarcat, mais des femmes on se fout royalement, comme toujours chez Pixar d’ailleurs. Non, la seule chose qui intéresse les hommes de chez Pixar, ben c’est les hommes, leur point de vue, leurs exploits et leurs souffrances. Etonnant non ? La seule et unique fois (en 27 ans d’existence et 17 longs métrages) où le studio a mis en scène une héroïne féminine, c’était dans Rebelle.  Certes, Mérida avait le droit de parler un peu de sa souffrance, mais pas trop quand même, parce que toutes ces salades féministes c’est un truc de petite « orgueilleuse » et « égoïste » qui font de la peine à maman (voir ici). Par contre, Bob et Sulli ils sont pas égoïstes eux, ils souffrent vraiment…

monstres44monstres45Dur dur d’être des hommes…

Cette scène est absolument centrale, puisque c’est après ce moment de connivence masculine que les deux héros vont pleinement réaliser la force de l’amitié qui les lie (« Pourquoi ne m’as-tu jamais dit ça avant ? » « Parce que nous n’étions pas amis avant »). Merci Pixar de centrer comme ça un de ses films autour d’une belle histoire d’amitié masculine, c’est tellement rare (après tout y a que deux Cars et trois Toy Story…), et puis on croule tellement sur les histoires d’amitié féminines (euuuuh attendez je cherche… y a ptet euuuuh… Mérida eeeet… ben non, y en a pas une seule en fait).

Forts de leur complicité masculine, les deux hommes vont retrouver la force nécessaire pour se sortir de là, en montrant qu’ils en sont dans le pantalon. Sur une idée de Mike, ils élaborent un dispositif qui leur permet d’effrayer tout un groupe de policier, et parviennent ainsi à réactiver la porte pour retourner dans leur monde.

monstres46monstres47Tu la sens ma grosse virilité ?

Le retour en arrière par rapport à Monstres et Cie est vraiment flagrant ici. En effet, le premier opus condamnait sans ambiguïté ce comportement agressif de Sulli en montrant la petite Bouh pleurer et et reculer devant ce spectacle d’ultra-virilité. Cette réaction jouait ainsi le rôle de déclic chez le héros, qui décidait à partir de là de délaisser totalement son attirail viril pour devenir un homme doux et affectueux. Or dans Monstres Academy, ce comportement agressif et dominateur n’est plus du tout critiqué. Il est même totalement glorifié.

En unissant leurs forces, Bob et Sulli ont ainsi redoré le blason de leur masculinité, en montrant leur supériorité sur la femme qui les dominait jusqu’ici, la doyenne Hardscrabble. De l’autre côté de la porte, celle-ci ne comprend pas ce qui lui arrive. Toutes les bombonnes de la pièce se remplissent simultanément et explosent dans tous les sens tellement l’énergie générée par nos deux héros est énorme. Devant ses yeux ébahis, ils finissent par passer à travers la porte dans une explosion à laquelle seule Bruce Willis pourrait survivre en vrai… Elle s’approche d’eux, presque choquée, et avoue son incompréhension (« comment avez-vous fait ça ? »). Cette démonstration de virilité permet ainsi aux deux hommes de remettre la femme à sa place, c’est-à-dire en bas, elle qui osait les dominer alors qu’elle ne leur arrive pas à la cheville.

monstres48monstres49La femme ébahie devant le spectacle de la puissance masculine

Cette scène est d’autant plus symbolique que la doyenne Hardscrabble est présentée depuis le début comme la détentrice du « record de peur », c’est-à-dire comme celle qui a récolté le plus d’énergie en un seul coup. Ce record est matérialisé par une bombonne poussiéreuse qu’elle expose comme la preuve de sa légitimité à diriger l’université. Or ce n’est pas une bombonne que Sulli et Bob lui renvoient à la figure, mais des dizaines. Détrônée la matriarche. Humiliée.

Et ce n’est pas non plus un hasard si c’est en pleine forêt, dans le « monde réel », que les deux hommes sont enfin parvenus à « exprimer pleinement leur virilité ». Car pour le film, c’est seulement là qu’on peut devenir un homme, dans le monde sauvage et dangereux, et pas dans celui, artificiel et sécurisé, de l’université. En plus d’être dominé par des figures féminines, ce dernier est rempli de machines qui ne font que simuler la réalité et empêchent les hommes d’avoir une juste idée de leur valeur (c’est-à-dire de leur virilité). Pour « réussir », nos deux hommes devront finalement quitter l’université pour le vrai monde, celui de l’entreprise. Si le film semble parfois critiquer l’université, c’est  donc seulement dans une perspective ultra-libérale, pour valoriser le travail en entreprise, seul lieu où les hommes pourront s’épanouir et montrer toute l’étendue de leurs capacités.

Tout le trajet des héros consiste ainsi à devenir l’élite de l’élite. Si le film donne parfois l’impression de critiquer l’élitisme des fraternités et sororités en adoptant le point de vue de ceux qui en sont exclus (les bras cassés de Oozma Kappa), il se complait en même temps dans le spectacle des élites s’affrontant entre elles pour déterminer qui est la crème de l’élite (les « Scare Games »). Bob et Sulli ne quittent pas l’enseignement universitaire classique puis l’université elle-même parce qu’ils en refusent l’élitisme, bien au contraire. Les « Scare Games » leur permettent en effet de se révéler comme des élites parmi les élites. Et de la même manière, leur départ de l’université pour le monde de l’entreprise leur permet lui aussi de s’affirmer comme supérieurs aux autres, en faisant leur chemin par eux-même dans l’entreprise comme de parfaits self-made men. Ils apparaissent donc finalement comme l’élite de l’élite de l’élite. De quoi donner la nausée…

Le film se conclut ainsi sur un sommet de propagande libérale, dans lequel on voit nos deux héros commencer tout en bas de l’échelle, à trier le courrier, puis gravir les échelons à force de travail et de volonté pour enfin réaliser leur rêve : devenir des terreurs.

monstres50Gravir les échelons à la sueur du front, pour enfin serrer la main du patron et tomber la secrétaire

En récompensant les héros parce qu’ils se sont donnés à fond pour l’entreprise, le film parachève son apologie de la « valeur travail ». J’entends par là cette manière de valoriser le travail en soi, sans jamais se demander si ce travail est épanouissant ou pas. On retrouve le même propos dans les scènes où Bob réveille Sulli tous les matins pour aller bosser, et où celui-ci finit par y prendre goût puisque c’est lui qui finit par réveiller Bob pour aller en baver. Le film aurait pu distinguer entre un travail qui permet de s’épanouir (en créant des choses, en échangeant avec les autres, en apprenant, en améliorant nos conditions de vie, etc.) et un travail aliénant, abrutissant et inintéressant. Mais à la place de cela, il préfère faire l’apologie du « travail pour le travail », discours qui sert bien évidemment les intérêts du capitalisme.

Grâce au compagnonnage masculin, les deux hommes ont donc finalement pu s’extraire du matriarcat qui brimait leur sacro-sainte virilité pour s’épanouir dans le monde merveilleux de l’entreprise capitaliste, où les meilleurs par nature et les plus méritants trônent aux postes les plus prestigieux tandis que les médiocres lavent le carrelage et transportent les bombonnes. Si c’est pas le rêve tout ça, alors qu’est-ce que c’est ?

Paul Rigouste


[1] Cette glamourisation de l’exploitation capitaliste opère simultanément à deux niveaux. Premier niveau : dans le fait de montrer comme un lieu attrayant une usine où des employés travaillent à la chaîne et de nuit, sans avoir aucun pouvoir de décision  et sans être les propriétaires de leurs moyens de production (donc accomplissant un travail aliénant, au sens marxiste classique). Deuxième niveau : dans le fait de dépeindre comme quelque chose d’excitant et d’épanouissant la mise en concurrence des employés (notamment ceux qui occupent les postes les plus prestigieux dans l’entreprise) en dissimulant toutes les souffrances que ce mode de fonctionnement génère (pour les employés eux-mêmes, mais aussi et surtout pour tous ceux qui sont dominés au sein de la hiérarchie de l’entreprise ou qui ne sortent pas vainqueurs de cette grande compétition)

[2] Comme le montreront plus tard les scènes où Sulli tentera de coacher Bob pour qu’il « laisse parler la terreur qui se cache au fond de lui », en vain…

[3] Il ne s’agit pas de sous-entendre ici que « redéfinir la masculinité » pourrait être un moyen d’en finir avec le patriarcat. En effet, je pense que le seul moyen d’arriver à ce but serait plutôt d’abandonner la différence binaire et exclusive entre « hommes » et « femmes » et ses dérivés, dont l’opposition « masculinité/féminité ».

[4] Encore une fois, il ne s’agit en aucun cas de sous-entendre qu’il existerait en tout homme (au sens biologique) quelque chose comme « la masculinité », qui ne demanderait qu’à s’épanouir comme une fleur dans un champ en été, tout naturellement… Non, pour moi (et je n’invente rien ici, mais ne fait que reprendre les positions des féministes matérialistes), les normes de la masculinité (qui sont d’ailleurs multiples) sont apprises socialement, et n’ont aucun fondement naturel.

[5] A l’exception de l’institutrice de Bob au début et de la co-présentatrice des « Scare Games », qui restent des rôles anecdotiques.

Sleeping with the Enemy (1991) : le cauchemar de Pretty Woman

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Dans un article intitulé “Sleeping with the Enemy as Pretty Woman, Part II? Or what happened after the princess woke up”[1], la chercheuse féministe Jane Caputi proposait de lire le film Sleeping with the Enemy (1991) comme une suite cauchemardesque de Pretty Woman, sorti un an plus tôt. La présence en tête d’affiche de l’actrice Julia Roberts, la révélation de Pretty Woman, était presque déjà une invitation à faire ce rapprochement.

Cette perspective semble d’autant plus légitime que Sleeping with the Enemy commence là où Pretty Woman finit, et où finissent d’ailleurs la plupart des comédies romantiques : par le mariage de l’héroïne avec l’homme de ses rêves. Ce n’est évidemment pas juste par convention scénaristique que l’immense majorité des films romantiques finissent ainsi. L’idée qui sous-tend ce genre de conclusion est que le mariage est un aboutissement après lequel il ne se passe plus rien, à part une vie faite de bonheur et d’amour pur, comme le résume le traditionnel « happily ever after » qui conclut tant de contes de fée (et dont l’équivalent français est le fameux « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants »).

Or, derrière ce discours qui idéalise l’Amour et le mariage, la réalité est beaucoup moins rose, surtout pour les femmes. De nombreuses féministes ont déjà bien montré le rôle que joue ce genre de discours dans la consolidation de l’hétéro-patriarcat, c’est-à-dire concrètement sur le pouvoir que les hommes exercent sur les femmes. Le mariage (et plus largement toute relation de couple qui en reprend les principes) institutionnalise différents rapports de pouvoir où l’homme est toujours gagnant (par exemple : l’inégale répartition des tâches domestiques, qui n’est rien moins qu’une exploitation des femmes par leurs maris, puisque celle-ci accomplissent gratuitement un travail qui n’est ni valorisé, ni rémunéré ; ou encore l’appropriation du corps des femmes, dont les viols et meurtres conjugaux ne sont que l’expression la plus extrême)[2].

C’est de cette réalité dont parle Sleeping with the Enemy, comme l’indique son titre on ne peut plus éloquent (traduit en français par « Les Nuits avec mon ennemi »). Alors que Pretty Woman se terminait sur la réalisation du fantasme de Vivian la prostituée (qui rêvait depuis toujours de « vivre le conte de fée » en  étant sauvée de sa condition par un chevalier héroïque), Sleeping with the Enemy commence lorsque la princesse se réveille de son rêve pour se rendre compte que derrière ces belles histoires se cache quelque chose de beaucoup moins idyllique, et même de franchement cauchemardesque.

Film assez  peu connu, Sleeping with the Enemy mérite à mon avis de l’être, car il constitue un parfait antidote à ce poison qu’est Pretty Woman

Et elle vécue malheureuse et eut beaucoup d’emmerdes : une démystification de Pretty Woman 

Dans son article sur Sleeping with the Enemy, Jane Caputi dit s’inspirer des travaux d’une certaine Sonja Peterson-Lewis ayant étudié les comportements de maris violents :

« Celle-ci montre que, dans beaucoup de cas, les mêmes comportements qui ont attiré la femme dans la première phase de la relation sont intimement liés aux comportements ouvertement abusifs qui caractérisent la deuxième phase de la relation, lorsque les amants sont engagés l’un envers l’autre. De tels comportements incluent, par exemple, la jalousie (qui, au début, fait que la femme se sent spéciale et objet d’attention, mais qui catalyse ensuite la violence physique du mari) ; l’attention particulière que l’homme porte aux vêtements et aux particularités de comportement de celle qu’il aime (qui se manifeste plus tard sous une forme obsessionnelle dans le besoin de contrôler tous les aspects de son apparence) ; le fait que l’homme ait un rôle de « protecteur », prêt à user de la violence contre les autres (signe qu’il pourra être porté à tourner cette violence contre elle), et la femme un rôle de « protégée » (le conduisant plus tard à réclamer d’elle une éternelle gratitude). »[3]

Cette remarque est particulièrement intéressante dans sa manière d’attirer l’attention sur ce que renferment « en puissance » les comportements masculins communément érotisés (notamment dans les films). Lorsqu’on réfléchit à ces « qualités » masculines qui sont souvent présentées aux femmes comme désirables, on s’aperçoit en effet qu’elles sont très souvent des qualités de dominants. En invitant les femmes à être attirées par de tels comportements, les films ou autres discours qui véhiculent ce genre de représentations érotisent donc clairement un rapport de domination. Et cela marche évidemment dans les deux sens : de la même manière que les femmes sont invitées à désirer des hommes dominateurs, les hommes sont aussi invités à désirer des femmes soumises et faibles (ou en situation de faiblesse).

Pour Jane Caputi, Sleeping with the Enemy est un film particulièrement intéressant dans sa manière de démystifier ce genre de représentations, dont Pretty Woman est un condensé particulièrement réussi. Elle montre ainsi en quoi les comportements d’Edward (Richard Gere) érotisés dans Pretty Woman correspondent chez le Martin de Sleeping with the Enemy à des comportements de mari violent. Les liens sont d’autant plus faciles à faire que le second film semble souvent faire directement allusion à des détails ou des motifs célèbres du premier.

Un de ces clins d’œil les plus symboliques est le fait que, comme Edward, Martin appelle le personnage incarné par Julia Roberts « princesse ». Alors que dans le premier film, ce surnom participait du fantasme romantique de l’héroïne qui rêvait depuis toute petite qu’elle était une princesse qu’un courageux chevalier viendrait sauver de sa prison, il devient dans le second un moyen de mettre en évidence l’oppression qui se cache derrière ces rêves dont la société patriarcale abreuve les femmes depuis leur plus jeune âge. Quand la princesse se réveille de son rêve, le château est devenu prison, et le prince charmant un homme qui la terrorise, la frappe et la viole.

Contrôle de l’apparence 

Un des parallèles les plus évidents entre les deux films concerne l’attitude des deux hommes vis-à-vis de l’apparence de leur femme. La scène la plus célèbre de Pretty Woman est sous aucun doute celle où Edward amène Vivian faire du shopping sur Rodeo Drive. On le voit alors donner son approbation ou son veto devant les tenues qu’essaye sa protégée, ce qui apparaît tout à fait louable dans le cadre du film puisque la prostituée est posée comme totalement ignorante du bon goût (cf. l’article consacré à Pretty Woman sur ce site). Le même scénario se reproduit lorsqu’Edward loue pour elle un collier au prix indécent. A chaque fois, la mise en scène est organisée autour du regard masculin (« male gaze »[4]) : on voit Edward regarder Vivian et Vivian se donner à Edward comme un objet de contemplation (soit dans le même plan, soit grâce à un champ/contrechamp). Toutes scènes sont présentées comme absolument jouissives pour le personnage féminin, ravie qu’un homme s’occupe ainsi de son apparence en l’aidant à devenir encore plus désirable.

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Sleeping with the Enemy reprend le même dispositif en rendant visible le rapport de domination qui le traverse. Comme Edward, Martin dit à sa femme comment elle doit s’habiller et lui offre les robes qu’il désire la voir porter. Mais loin d’être montré comme quelque chose de charmant et d’attentionné, ce comportement est au contraire présenté ici comme opprimant. La première fois où Martin impose ainsi ses désirs à Laura est mise en scène d’une manière très suggestive. On voit d’abord Laura se préparer, seule, devant le miroir de sa chambre, puis Martin surgir subitement dans le miroir pour l’observer et finalement guider son choix de robe. L’homme est ainsi explicitement posé par la mise en scène comme celui qui contrôle les apparences de sa femme. Celle-ci ne peut pas être à la fois sujet du regard qu’elle porte sur elle-même, sujet de sa propre apparence, mais est au contraire mise de force dans la position d’objet du regard masculin.

pretty02Le maître de l’apparence

La manière dont le film montre l’emprise que Martin a sur sa femme est assez subtile. On ne le voit pas lui donner explicitement un ordre de manière autoritaire. Au contraire, il se contente de lui faire une suggestion, enrobée d’un compliment (« C’est une jolie robe, mais je n’aurais pas pensé à celle-là… »). Laura semble émettre des réserves par rapport à la robe noire que lui suggère Martin (« C’est un dos nu, et il risque de faire froid ce soir »), mais celui-ci lui répond avec un petit sourire qui semble dire : « cela ne t’empêchera pas de la porter puisque tel est mon désir ». Et effectivement, le plan suivant nous montre le dos dénudé de Laura qui a manifestement cédé à la requête de son mari.

pretty03Propriété privée

Par cette manière qu’il a de poser sa main sur le dos de Laura, Martin la désigne comme sa propriété. Elle n’est qu’une poupée qu’il habille à sa guise pour l’emmener dans des soirées mondaines où son seul rôle est de faire joli. Edward faisait la même chose avec Vivian dans Pretty Woman, et cela donnait lieu à une scène à la fois comique et émouvante (celle du rendez-vous d’affaire au restaurant avec les Morse). Rien de tout cela ici : Laura n’a pas envie d’y aller à cette réception et s’y ennuie profondément, comme en témoigne le moment où elle demande à Martin s’ils peuvent rentrer (« J’ai été sociable assez longtemps ? »).

La deuxième scène qui tourne autour du contrôle qu’exerce Martin sur l’apparence de sa femme va encore plus loin. La violence qui sous-tend le comportement du mari y est beaucoup plus palpable, notamment parce qu’on vient de le voir frapper violemment Laura par jalousie dans la scène précédente. Martin offre alors une nuisette à sa femme pour se faire pardonner, et s’empresse de la déshabiller pour lui faire essayer. Comme le pressent manifestement  Laura, cet essayage se conclura par un viol conjugal.

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En montrant ainsi le viol comme la continuité du contrôle qu’exerce Martin sur l’apparence de Laura, le film met en évidence le fait que c’est le même rapport de domination qui s’exerce dans les deux cas. A chaque fois, l’homme s’approprie le corps de sa femme en lui imposant ses désirs. Celle-ci n’est pas considérée comme un sujet, mais comme un objet que dont on peut disposer à guise.

Sexualité patriarcale

 Les scènes de sexes sont elles aussi une démystification de celles que l’on peut voir dans Pretty Woman. La première scène de sexe entre Vivian et Edward a lieu dans la chambre d’hôtel. Vivian est en train de manger des fraises sur la moquette en regardant la télé, pendant qu’Edward passe des coups de téléphone pour son travail (comme il le fait pendant la quasi-totalité du film, homme si important qu’il est).

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L’ambiance créée par la mise en scène n’est pas du tout glauque, mais au contraire assez sympathique, notamment parce que Vivian s’amuse comme une folle devant son émission.  Lorsqu’il en a fini avec son travail, Edward s’assoit sur le fauteuil à côté d’elle pour la regarder s’amuser. Vivian s’approche alors de lui, se déshabille, et lui fait une fellation.

Certes, cette scène n’est pas présentée comme un moment romantique mais au contraire comme une relation purement sexuelle (les seules paroles qu’ils échangent consistent à se dire qu’ils ne s’embrasseront pas sur la bouche). Néanmoins, ce moment de sexe n’est absolument pas montré sous un jour défavorable, au contraire. Or ce qui se joue ici est pourtant loin d’être innocent. Des rapports de domination traversent cette première relation sexuelle entre Edward et Vivian, mais le film prend bien soin de ne pas les montrer comme problématiques.

Déjà, alors qu’il s’agit d’un rapport sexuel tarifé entre un client et une prostituée, donc d’un rapport où une femme se soumet aux désirs d’un homme contre de l’argent, le film nous montre Edward dans une position passive, presque surpris par ce qui lui arrive. Vivian prend en effet toutes les initiatives, à un point où on a presque parfois l’impression que c’est plus elle que lui qui a envie de cette fellation.

De surcroît, la mise en scène qui précède l’acte érotise le rapport de pouvoir qui existe entre Edward et Vivian. La prostituée est en effet clairement infantilisée (elle est assise par terre, mange des fruits et rigole devant une émission comique) tandis qu’Edward la regarde d’un air attendri après avoir fini son travail, comme un père regarderait sa fille. La différence d’âge entre les deux acteurs (de presque 20 ans d’écart) ainsi que les inégalités de capital culturel et économique qui caractérisent les deux personnages vont dans le même sens.

A l’exact opposé, Sleeping with the Enemy met en évidence ce rapport de domination que Pretty Woman invisibilise. La première scène de sexe a lieu au retour de la réception pour laquelle Martin a obligé Laura à porter la robe qu’il désirait. Alors que Laura est en train de sortir des fraises du frigo (clin d’œil à Pretty Woman qui montrait Julia Robert grignoter des fraises devant la télé), Martin surgit alors par derrière et se saisit de Laura sans lui demander son avis.

pretty09pretty10pretty11Prendre femme

Comme à chaque fois qu’il veut ainsi « prendre sa femme », Martin a auparavant mis le disque de la Symphonie Fantastique de Berlioz.  En plus de donner une tonalité oppressante à la scène, ce geste symbolise également la position de pouvoir de Martin, qui est le véritable chef d’orchestre de l’acte sexuel[5]. On le voit ainsi poser Laura sur la table, lui enlever sa culotte et la tirer vers lui par les pieds. Après l’avoir transportée dans la pièce, il la prend contre le mur. Et on voit bien à son visage que Laura ne prend aucun plaisir à se faire pénétrer si violemment.

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Le film présente ainsi clairement cet acte sexuel pour ce qu’il est : un viol conjugal. Et ce dernier n’est absolument jamais érotisé. L’ambiance est on ne peut plus glauque, et le film nous place du point de vue de Laura, qui manifeste sa souffrance dès que Martin ne la regarde pas. Le schéma sera exactement le même dans la deuxième scène de viol, dans laquelle Martin apparaîtra clairement comme étant conscient de la violence qu’il exerce sur sa femme en lui imposant un rapport sexuel qu’elle ne désire pas. En effet, le matin, elle avait manifesté une réticence devant ce qu’elle croyait être une invitation au coït (« Il n’est pas un peu trop tôt pour cela »). Martin reprendra ses mots le soir avant de la violer en lui disant : « Il n’est pas trop tôt pour cela ? ». Par cette réplique, le film montre que Martin a conscience d’imposer à sa femme un rapport sexuel non-consenti. Et il semble même que Martin prenne un plaisir à forcer ainsi sa partenaire, comme en témoigne son petit sourire lorsqu’il prononce cette phrase.

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Il est à mon avis particulièrement intéressant de comparer cette scène à la deuxième scène de sexe de Pretty Woman, puisque le même rapport de pouvoir (qui permet à l’homme de forcer la femme à un rapport sexuel qu’elle ne désire pas) y est clairement érotisé. Il s’agit de la scène qui a lieu dans la salle de concert l’hôtel. Lorsque Vivian arrive, Edward est en train de jouer un morceau de piano avec virtuosité. Là encore, l’homme est le chef d’orchestre, le Maître, mais dans Pretty Woman, cela est censé le rendre désirable. Lorsque Vivian vient vers lui, Edward demande aux gens présents de quitter la pièce, et ceux-ci exécutent immédiatement, ce qui semble exciter Vivian qui lui demande « les gens font toujours ce que tu leur dis ? ». Edward ne lui répond pas, mais la prend dans ses mains puis la baise sur le piano, en silence. Toute cette scène, qui est conçue comme le sommet romantique du film, repose donc sur l’érotisation du pouvoir d’Edward, sur sa capacité à imposer sa volonté à autrui, et donc entre autre à sa partenaire sexuelle.

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Outre cette érotisation du rapport de domination (qui participe à ce que des féministes appellent la « culture du viol »), les scènes de sexe de Pretty Woman ont un autre point commun : elles sont très clairement phallocentrées. La première consiste en une fellation et la deuxième semble s’orienter vers une pénétration des plus classiques en position du missionnaire, avec bien sûr l’homme dessus et la femme en dessous. Ce genre de sexualité qui tourne avant tout autour de l’homme et de son plaisir n’est pas du tout présenté comme problématique par le film. Pretty Woman reconduit ainsi la représentation dominante de la sexualité sous le patriarcat, à savoir une sexualité hétérosexuelle et phallocentrée qui ignore totalement le plaisir féminin[6].

Or Sleeping with the Enemy pointe précisément cette sexualité comme problématique. Les deux scènes de sexe entre Martin et Laura consistent en une pénétration vaginale à laquelle la femme ne prend très visiblement aucun plaisir. Contrairement aux films (avec le porno en tête) qui montrent les femmes jouir dès qu’un homme les pénètre (voire les effleurent), Sleeping with the Enemy  s’attarde par des gros plans sur l’absence de plaisir que Laura retire de cette sexualité patriarcale.

Un autre mérite de Sleeping with the Enemy à ce niveau est de montrer la violence conjugale là où elle est habituellement niée : dans les classes supérieures et blanches. Cette immense entreprise d’invisibilisation est particulièrement flagrante en France. En effet, aujourd’hui comme hier, « les violences sont attribuées par les milieux dominants aux classes populaires et exclusivement à elles, à ceci près que les classes populaires sont aujourd’hui perçues à travers les personnes issues de l’immigration et que le classisme s’est teinté de racisme ». « Les médias, si prompts à l’indignation lorsque les violences sont situées dans les quartiers populaires ou les milieux pauvres (voir les débats sur les « tournantes »), se font silencieux ou fait preuve d’un remarquable esprit de corps lorsque riches ou puissants sont en cause » (cf. les affaires Cantat, Polanski ou DSK[7]). « Dans le même temps, l’appareil judiciaire qui ne condamne que rarement les auteurs de violence, condamne d’abord, voire uniquement, les hommes pauvres et racisés »[8]. On retrouve ce genre de tendance au cinéma, et encore aujourd’hui (voir par exemple le récent et tristement fameux Killer Joe), mais Sleeping with the Enemy évite cet écueil classiste, en nous montrant pour une fois la violence conjugale là où elle est si souvent niée.

 Tableau d’une oppression domestique

En plus d’érotiser le contrôle qu’exerce l’homme sur l’apparence de sa femme et sa domination pendant l’acte sexuel, Pretty Woman valorisait également le tempérament jaloux d’Edward. Alors qu’elle veut le quitter parce qu’il a dit à son avocat qu’elle était une prostituée, Vivian se ravise quand elle apprend qu’il était alors sous l’emprise de la jalousie (il venait de la voir discuter avec un autre homme). Au lieu de voir là une raison supplémentaire de partir, Vivian semble voir dans la jalousie d’Edward quelque chose d’attirant (ou du moins de pardonnable), sûrement parce que cette attitude est censée être une preuve d’amour. Pour Pretty Woman, l’homme attirant pour une femme est donc celui qui veut faire d’elle sa propriété exclusive et qui ne supporte pas qu’elle fréquente d’autres hommes (voire même leur adresse la parole). Sleeping with the Enemy démystifie ce discours en montrant Martin frapper violemment Laura parce qu’il la soupçonne d’avoir échangé des regards avec un autre homme par la fenêtre. Le vrai visage de cette jalousie apparaît donc : elle n’est qu’une volonté de possession exclusive qui ne considère la femme que comme un objet, sans désir propre.

De la même manière, Martin tente clairement de maintenir son emprise sur Laura en limitant au maximum ses contacts avec l’extérieur (il refuse qu’elle travaille à temps plein à la bibliothèque et l’empêche de voir sa mère comme elle le voudrait). Il tente ainsi de l’assigner au maximum à l’intérieur du foyer en la faisant culpabiliser lorsqu’elle veut en sortir (« Ton amour pour notre foyer n’est-il pas aussi grand que celui que tu portes aux livres ? »). On le voit médiatiser les rapports avec l’extérieur pendant qu’elle reste à l’intérieur pour réaliser les tâches domestiques (faire à manger, ranger, laver, etc.). Lorsque le médecin vient les saluer en bateau, c’est lui seul qui sort pendant qu’elle le regarde par la fenêtre en préparant le repas.

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Dans Pretty Woman, Vivian s’imaginait princesse de conte de fée qu’un chevalier viendrait délivrer, et la dernière nous montre Edward réaliser ses rêves en venant la chercher dans sa limousine pour l’emmener vivre avec lui. Sleeping with the Enemy renverse ce schéma en montrant le mariage comme la véritable prison dont l’héroïne doit alors s’échapper, toute seule. On voit ainsi à plusieurs reprises Laura regarder à travers les fenêtres de la prison de verre dans laquelle elle est emprisonnée, lieu à l’écart du monde, à l’architecture froide, qui l’isole du monde et des autres.

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Loin de se contenter de l’enfermer au sein du foyer, Martin ne cesse de la tyranniser dans toutes les tâches qu’elle y accomplit. L’exemple le plus mémorable est sa manière d’exiger que tout soit toujours en ordre (les serviettes doivent être alignées dans la salle de bain, les boîtes de conserves bien rangées dans les placards de la cuisine, etc.). Or cette façon qu’à l’homme de tout contrôler n’était pas du tout montrée comme problématique dans Pretty Woman, car cela faisait partie de la caractérisation d’Edward comme un homme de pouvoir (il est un chef d’entreprise performant qui règne de main de maître sur son empire), pouvoir qui est montré comme désirable du point de vue de Vivian la prostituée fauchée qui n’a connu jusqu’ici que des « minables » selon ses propres mots.

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Dans Pretty Woman, le contrôle perpétuel qu’exerce Edward sur Vivian est tout à fait « normal », puisque lui seul sait comment elle doit se comporter de par son appartenance à la classe supérieure.  Cette manière qu’il a de toujours donner des ordres à Vivian apparaît même souvent comme bienveillante (il veut l’aider à bien paraître), voire paternelle (lorsqu’il ouvre sans prévenir la porte de la salle de bain pour vérifier que Vivian ne se drogue pas, pour son bien évidemment…).

pretty23pretty24pretty25Ne t’agites pas, souris, et tout se passera bien. Fais confiance à l’homme.

Un des techniques auxquelles recourt Pretty Woman pour blanchir Edward consiste à renvoyer tous les comportements explicitement dominateurs sur le personnage de l’avocat (celui-ci méprise Vivian parce qu’elle est une prostituée et tente de la violer). A côté, Edward apparaît certes comme un puissant, mais un puissant bienveillant, celui qui sauve la pauvre femme de la misère et la respecte toujours (sauf quand il est jaloux mais là on peut pas lui en vouloir, c’est un homme après tout…).

Sleeping with the Enemy nous montre la vérité d’Edward : il est un Martin en puissance. Mais de ça, Pretty Woman ne parle pas, et Vivian le découvrira toute seule, douloureusement, lorsqu’elle se réveillera après sa lune de miel. Les répliques que Jane Caputi met en exergue de son article synthétisent bien tout le travail de démystification opéré par Sleeping with the Enemy :

 « Et qu’arrive-t-il après qu’il a escaladé la tour et qu’il l’a sauvée ? »

Edward, dans Pretty Woman

« Elle a fini par quitter son mari. C’était un homme horrible ; il la battait. Oh, il n’avait pas toujours été comme ça. Au début il était charmant et tendre, mais tout avait changé après la lune de miel. »

Laura, dans Sleeping with the Enemy[9]

Histoire d’une émancipation féminine, ou comment la princesse se délivre toute seule

Sleeping with the Enemy ne se contente pas de démystifier le propos de Pretty Woman grâce à un portrait sans concession de l’oppression d’une femme par son mari, mais il montre aussi et surtout l’émancipation de cette femme, qui trouve le courage de quitter son mari et de recommencer une nouvelle vie loin de lui. Pour réussir à s’enfuir, Laura doit apprendre à vaincre ses peurs. Intelligemment, le film symbolise et cristallise toutes les craintes de Laura par la peur qu’elle a de l’eau. On la voit ainsi plusieurs fois regarder l’océan qui s’étend devant sa prison, elle qui ne sait pas nager.

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Son plan d’évasion est simple : se faire passer pour morte en tombant à la mer lors d’une virée en bateau avec son mari. On apprend en effet que celui-ci la force régulièrement à l’accompagner au large alors qu’elle n’en a pas envie. La scène où elle met son plan à l’œuvre est ainsi d’autant plus jouissive qu’elle intervient à un moment où Martin use de manière particulièrement arbitraire de son pouvoir (sur un mode « je te mets en danger parce que je le veux »).

Pour pouvoir s’échapper, Laura doit donc apprendre à nager en secret, sans le dire à son mari, pour que celui soit persuadé qu’elle n’a pas survécu et ne cherche pas à la retrouver. On la voit ainsi prendre des cours de natation pour vaincre sa peur, encouragée par d’autres femmes. Si le passage est très bref, il est à mon avis important car c’est le seul moment où l’on voit qu’une solidarité féminine a été absolument essentielle dans l’émancipation de Laura[10].

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Je trouve cette métaphore de la peur de l’eau plutôt bien trouvée, car elle fait écho à des techniques de domination classiquement utilisées par les hommes pour garder les femmes sous leur domination : (1) monopoliser les compétences et les savoir-faire et (2) empêcher les femmes d’avoir confiance en elles. Laura doit lutter contre tout cela pour conquérir son indépendance, elle doit apprendre à maîtriser une technique (nager) et à avoir assez confiance en elle pour affronter seule ce qui l’attend (ne plus avoir peur de l’eau). Symboliquement, elle se rebaptisera Sara Waters lorsqu’elle recommencera une nouvelle vie en Iowa.

Pour pouvoir quitter son mari, Laura doit non seulement en être capable, mais elle doit en plus se sentir légitime de le faire. Le film indique au détour d’une réplique à quel point cela est loin d’aller de soi. Il s’agit du passage où l’héroïne discute avec une passagère du bus qui l’emmène loin de Martin. Significativement, elle commence par parler d’elle à la troisième personne (« j’allais rendre visite à une amie qui a quitté son mari parce qu’il la battait »). Peut-être cherche-t-elle par là à rester incognito, pour ne laisser aucun indice pouvant permettre à Martin de savoir qu’elle est encore en vie. Mais le film nous indique quelques secondes plus tard que ce n’est sûrement pas la seule raison. En effet, Laura semble avoir honte de quitter ainsi son mari. Lorsque la passagère lui dit de cette amie imaginaire qu’elle est « une fille courageuse », elle lui répond au contraire qu’elle « pense être lâche ».

Cette auto-stigmatisation de l’héroïne qui se trouve lâche parce qu’elle n’a pas eu le courage de rester avec son mari est un effet de l’idéologie patriarcale qui pèse sur les femmes, et selon laquelle celles-ci doivent se dévouer à leur mari corps et âme. Une femme battue que l’on voit témoigner dans le documentaire La domination masculine de Patric Jean explique par exemple être restée avec son mari en se disant qu’elle allait « s’y habituer », réussir à « le changer », à « faire évoluer les choses », avant de se rendre compte que cet homme était en train de la détruire. Cette tendance à l’abnégation par laquelle les femmes en viennent à supporter l’insupportable n’a rien d’inné ou de naturel, elle est le produit de l’éducation des filles dans notre société, éducation à laquelle participent entre autres les films, dessins-animés, clips[11], etc. Un des exemples les plus célèbres est sûrement La Belle et la Bête de Walt Disney, qui nous raconte l’histoire d’une femme séquestrée par un homme violent, mais qui finit par transformer ce monstre en prince charmant à force de patience, d’amour et de compréhension. Pretty Woman reprend ce genre de schéma en nous montrant Edward comme un homme ayant des « problèmes émotionnels » (notamment à cause de son père), que Vivian va sauver en lui apportant de l’amour. Lorsqu’il est venu la sauver de sa condition de prostituée tel un chevalier héroïque et demande à Vivian qu’elle est la suite de l’histoire (« Que se passe-t-il après ? Il escalade la tour pour la sauver… »), elle lui répond : « Elle le sauve en retour ». Sleeping with the Enemy montre une conséquence possible de cette apologie de la dévotion féminine : la honte pour une femme battue de ne pas avoir le « courage » de rester, et de faillir ainsi à ce qu’on lui répète être son devoir de femme.

Mais ces obstacles à son empowerment ne sont pas les seuls que Laura à affronter pour retrouver la liberté et le bonheur, car Martin lui-même la poursuivra jusque dans sa nouvelle vie pour la punir de l’avoir quitté. Loin d’être délirant, ce scénario correspond à une triste réalité, puisque de nombreuses femmes meurent chaque année assassinées par leur mari parce qu’elles essayaient de le quitter[12]. Les violences subies par les femmes ont ceci spécifique par rapport à celles auxquelles sont exposés les hommes qu’elles sont le plus souvent perpétrées par des proches (parents, amis, compagnons, etc.). Au contraire, « lorsqu’un homme est agressé, c’est la plupart du temps par d’autres hommes qui lui sont inconnus. La distinction est d’importance, car elle signifie que les femmes sont exposées de façon récurrente aux violences de leur agresseur et qu’il leur est difficile de s’y soustraire »[13]Sleeping with the Enemy rend bien compte de cette spécificité des violences faites aux femmes en montrant toutes les dimensions de l’emprise qu’a Martin sur sa femme.

Les scènes qui précèdent l’affrontement final entre Laura et Martin sont parmi les plus terrifiantes du film. Alors qu’elle est heureuse dans sa nouvelle vie et sa nouvelle maison, Laura est hantée par son ancien oppresseur. On la voit par exemple terrifiée à l’idée de découvrir les boîtes de conserves rigoureusement alignées lorsqu’elle ouvre son placard, comme si son « chez soi » menaçait toujours de lui devenir étranger (« J’ai peur de ne jamais retrouver le contrôle de ma vie », confiera-t-elle à Ben). De même, on la voit incapable de faire l’amour avec Ben, comme si sa sexualité était condamnée à être hantée par les viols répétés qu’elle a subis.  Par ce genre de scènes, Sleeping with the Enemy cherche sûrement à mettre en évidence les traumatismes psychologiques profonds qui résultent le plus souvent des violences conjugales subies par les femmes. Laura ne peut pas si facilement tirer une croix sur ce qu’elle a enduré et passer à autre chose. Ses anciens démons la poursuivent, et la poursuivront peut-être toujours.

Tout oppose cette nouvelle vie que Laura se construit à celle qu’elle endurait sous la domination de son mari. Après avoir été isolée du monde dans sa cage de verre bordant l’océan, Laura retrouve le contact avec les autres en déménageant dans une petite ville où semble régner un sympathique esprit de communauté. Sa maison chaleureuse est elle aussi aux antipodes du bunker de Martin à l’architecture anguleuse et aux couleurs froides. On la voit d’ailleurs la repeindre et la réaménager selon ses goûts, se réappropriant l’espace domestique qui était pour elle totalement aliénant lorsqu’elle vivait avec Martin, puisque celui-ci y régnait comme le maître des lieux.

pretty28pretty29De chez lui…

pretty30pretty31… à chez elle.

Laura rencontrera aussi un nouvel homme : son voisin Ben. La manière par laquelle elle entre pour la première fois en contact lui fait explicitement écho à la scène de jalousie de Martin au début du film, qui lui avait valu de se faire battre violemment. Elle l’observe en effet par la fenêtre de sa chambre alors qu’il est en train de danser et chanter dans son jardin en arrosant ses plantes. Ce moment est particulièrement jouissif car c’est la première fois que l’on voit Laura redevenir le sujet de ses désirs (plus de Martin pour la battre quand elle regarde un autre homme par la fenêtre). La mise en scène appuie d’ailleurs cette émancipation en inversant le dispositif sexiste classique où l’homme est sujet du regard et la femme objet (dont Pretty Woman est sursaturé).  Ici, c’est au contraire la femme qui est sujet du regard, et l’homme objet.

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Laura apprendra également à redevenir pleinement le sujet de son apparence (contre l’emprise de Martin qui en faisait son objet), notamment dans la scène où Ben l’emmène essayer des costumes (il est prof de théâtre à l’université). Cette scène est un clin d’œil explicite à la célèbre scène de Pretty Woman pendant laquelle Julia Roberts essaye des vêtements dans une boutique de Rodeo Drive sur la chanson « Pretty Woman » de Roy Orbison. Dans Sleeping with the Enemy, la chanson est aussi un hommage à l’actrice (« Brown Eyed Girl » de Van Morrison), mais la scène a un sens totalement différent. En effet, le plaisir retiré ici par l’héroïne dans cet essayage n’est pas du tout le plaisir de se conformer aux goûts du personnage masculin ou d’avoir accès à des vêtements au prix indécent, mais il est plutôt un plaisir de se travestir, de jouer avec son apparence. Cette scène ne se comprend pleinement que si on la met en rapport avec l’oppression que subissait Laura lorsqu’elle était avec Martin. En s’amusant à essayer des habits, l’héroïne se réapproprie une dimension de son identité qui était aliénante lorsqu’elle vivait sous l’emprise de son mari[14].

pretty34pretty35pretty36pretty37Et qui c’est le chevalier maintenant ?

Cette scène est d’autant plus importante dans le film que c’est la première où Julia Roberts redevient Julia Roberts (c’est-à-dire celle que le public attend), avec son célèbre sourire, qui connote naturel et spontanéité, alors que ses sourires n’étaient que simulés lorsqu’elle était avec Martin. L’évolution de sa coupe de cheveux va elle aussi dans le même sens, d’une manière qui prend le contrepied total de Pretty Woman. En effet, Vivian domestiquait progressivement sa longue chevelure rousse et frisée au fur et à mesure qu’elle se soumettait aux désirs d’Edward. Ses cheveux désordonnés étaient ainsi lissés ou attachés pour correspondre aux désirs de son pygmalion.

pretty38Vivian avant…

pretty39… et après

A l’inverse, Laura commence par avoir les cheveux lisses ou attachés lors qu’elle est sous la domination de Martin, pour devenir enfin la Julia Roberts « naturelle » aux cheveux roux et frisés lorsqu’elle s’émancipe et recommence une nouvelle vie.

pretty40Laura avant…

pretty41… et après

On retrouve l’usage du travestissement (jubilatoire dans la scène du théâtre) lorsque Laura va rendre visite à sa mère incognito à la maison de retraite. Avec l’aide de Ben, elle se travestit en homme, et peut ainsi échapper à Martin qui rôde dans les couloirs de l’institut.

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Ce n’est que travestie en homme que Laura est vraiment libre de ses mouvements. Peut-être que le film cherche ici à rendre sensible les privilèges dont jouissent les hommes sous le patriarcat, en montrant comment un simple changement d’identité de genre ouvre à l’héroïne des possibilités qui lui était fermées en tant que femme. Mais sans aller jusque-là, cette scène est peut-être tout simplement un pied de nez jouissif adressé à Martin, puisque Laura utilise une fausse moustache qui évoque celle de son oppresseur, incapable de la reconnaître.

Comme on l’a vu, Ben joue un rôle essentiel dans la nouvelle vie de Laura. Son métier de professeur de théâtre l’y prédispose d’ailleurs fortement : il est celui qui aide l’héroïne à s’écrire une nouvelle histoire et à se choisir une nouvelle identité (comme le symbolise son rôle de superviseur dans les deux scènes de travestissement). En plus d’être son unique confident et objet de désir, c’est aussi lui qui permet à Laura d’acquérir une indépendance financière, en lui trouvant un job à la bibliothèque de l’université. Le fait que le film donne autant de place à ce personnage masculin est assez problématique politiquement, car cela donne l’impression qu’une femme ne peut se (re)construire qu’avec un homme. D’autant plus qu’à l’omniprésence de Ben répond l’absence totale d’amies femmes aux côtés de Laura. Le seul moment de solidarité féminine est la scène dans le bus où une passagère offre une pomme à Laura, écoute son histoire et l’encourage. Si émouvante que soit cette rencontre, elle n’aura néanmoins pas de suite, et on ne verra plus jamais l’héroïne en compagnie de femmes. En ce sens, le film ne s’écarte pas des représentations patriarcales dominantes qui invisibilisent les relations d’amour et d’amitié féminines, et présentent la relation d’amour hétérosexuelle comme la condition nécessaire et suffisante de l’épanouissement d’une femme.

Finalement, ce n’est qu’en tuant Martin que Laura réussira à s’en débarrasser totalement. Le film pointe clairement ici l’incompétence (pour ne pas dire la complicité) des institutions policière et judiciaire vis-à-vis des maris violents. On apprend en effet que Laura avait déjà tenté de faire appel à la police et à un avocat avant de penser à s’échapper, mais que cela n’avait rien donné. Martin est d’ailleurs parfaitement conscient du fait que ces institutions sont de son côté lorsqu’il enjoint Laura d’appeler la police pour régler le problème. Mais celle-ci n’est plus dupe. Elle appelle alors le commissariat, mais pour signaler qu’elle vient de tuer un cambrioleur… avant de tirer sur Martin[15].

La question soulevée ici est importante, puisqu’elle est celle de la double oppression que subissent les femmes victimes de violences conjugales. Non seulement celle-ci sont victimes de violences physiques et psychologiques répétées, mais ces violences ne sont en plus que très rarement reconnues comme telles. C’est tout l’objet de l’excellent livre de Patrizia Romito, Un Silence de mortes : la violence masculine occultée, dont je recommande vivement la lecture à toute personne intéressée par le sujet.

De Martin à Ben

Comme je l’ai dit, Laura tente de refaire sa vie avec Ben, son voisin professeur de théâtre à l’université. Celui-ci se distingue clairement de Martin par sa gentillesse et par sa manière de considérer Laura comme une égale (et pas comme une chose à façonner selon ses désirs). On le voit également s’occuper d’un enfant lors de la scène de la fête foraine, ce qui fait de lui un parfait « nouveau papa » en puissance…

pretty43Ben, la promesse d’une famille

Néanmoins, le film lance quelques pistes qui rapprochent Ben de Martin. La première fois où il adresse la parole à l’héroïne, Ben vient de la surprendre en train de cueillir des pommes sur un de ses arbres pour faire une tarte. Au lieu d’être gentil avec elle, il préfère profiter de la position de pouvoir que lui confère la situation pour tenter de lui faire peur et de l’humilier. S’il viendra s’excuser juste après pour sa mauvaise blague en toquant à la porte de Laura, reste que ce premier contact l’a plus rapproché que distingué de Martin[16] (celui-ci venait d’ailleurs lui aussi s’excuser a posteriori après avoir frappé Laura). De la même manière, il insistera lourdement pour que l’héroïne lui en dise plus sur son identité, malgré les réticences de cette dernière, manifestement exaspérée par son comportement.

Dans la scène romantique au théâtre du lycée, Ben occupe la place du chef d’orchestre (comme Martin avec sa Symphonie Fantastique). C’est lui qui allume les projecteurs et fait tomber la neige sur Laura.

pretty44pretty45Laisse-toi faire, l’homme est aux commandes

Si la scène d’essayage s’oppose, par son ambiance ludique, à la tyrannie qu’exerçait Martin sur l’apparence de Laura, Ben est tout de même bien présent. Et il tente même souvent de lui mettre sur la tête des chapeaux qu’elle ne veut visiblement pas essayer. Certes, tout cela a lieu dans une ambiance décontractée où les taquineries font partie du flirt, mais reste que cette manière qu’à Ben de superviser les opérations fait tout de même signe vers le comportement de Martin.

C’est aussi dans cette scène  que Laura redevient l’objet du regard de l’homme, dans une succession de champs/contrechamps qui n’ont rien à envier à Pretty Woman :

pretty46pretty47Lâche-toi ! Et moi je me rince l’œil…

De la même manière que l’on voyait Martin mettre son disque de Berlioz avant de violer Laura, on voit Ben mettre sa cassette de Dion and the Belmonts avant de donner à cette dernière un cours de rock and roll surprise. Cette scène résonne d’autant plus avec Martin que l’on sait que celui-ci a appris à danser à sa femme lors de leur lune de miel.

pretty48pretty49Listen my sound baby !

Lors des scènes horrifiques pendant lesquelles Martin menace de surgir à tout moment dans la nouvelle maison de Laura, c’est souvent Ben qui apparaît, provoquant la peur de l’héroïne et des spectateurs/trices. Ce rouage éculé du film d’horreur qui donne à la fin du film une ambiance « slasher de série B » tend donc également rapprocher Ben de Martin en en faisant une menace (qui s’avère certes illusoire, mais tout de même).

Le film tisse ainsi par tout un ensemble de détails de ce genre un lien sous-terrain entre Martin et Ben, qui tend à faire du second un mari violent en puissance. Comme tout cela est très peu approfondi, le propos reste donc relativement ambigu (beaucoup plus que dans le livre de Nancy Price dont le film est tiré, qui suggérait de manière beaucoup plus explicite la misogynie et le potentiel violent de Ben[17]). De manière regrettable, le film ne va donc pas jusqu’à montrer  explicitement  la violence des hommes envers les femmes comme partie prenante d’un système d’oppression (le patriarcat) dont tous les hommes tirent les bénéfices et pas seulement une poignée de « malades » ou d’individus particulièrement violents[18].

Au contraire, plus le film avance, plus il tend à faire de Martin un fou, qui serait ainsi un peu à part des autres hommes (alors qu’il était un personnage beaucoup plus « commun » dans la première partie). Cela passe essentiellement par le jeu d’acteur de Patrick Bergin, qui fait de Martin un fou aux yeux constamment exorbités.

pretty50pretty51Le malade

En ce sens, Sleeping with the Enemy tend à individualiser un problème social. Ce genre de procédé, très fréquemment utilisé au cinéma, a au moins deux inconvénients. En présentant des comportements relevant d’un rapport social de domination comme les produits d’une démence individuelle, il empêche de s’interroger sur leurs causes véritables et donc de les combattre efficacement. De plus, en renvoyant à une poignée de psychopathes un système de domination auxquels participent toute une classe d’individus (par exemple ici, la classe des hommes), il permet à un grand nombre de dominants de ne pas se poser la question de la domination qu’ils exercent (d’une façon plus banale et moins spectaculaire, mais tout aussi réelle).

Malgré cette légère tendance à déconnecter la question des violences conjugales du système d’oppression patriarcal, Sleeping with the Enemy reste tout de même à mon avis un film assez exceptionnel sur le sujet, en plus d’être une suite de Pretty Woman particulièrement jouissive d’un point de vue féministe.

Paul Rigouste

Idées de lecture sur la question de violences masculines envers les femmes :

– Patrizia Romito, Un silence de mortes : la violence masculine occultée (éd. Syllepse, 2006)

Nouvelles Questions Féministes, « Violence contre les femmes », Vol. 32, n°1, 2013

– Christine Delphy (coord.), Un troussage de domestique (Syllepse, 2011)

– Jalna Hamner, « Violence et contrôle social des femmes » (1977), republié dans le recueil Questions féministes, 1977-1980 (Syllepse, 2012)

Sur Pretty Woman, voir aussi sur ce site l’article de Julie Gasnier : Pretty Woman et le complexe de Cendrillon

[1] Jane Caputi, “Sleeping with the Enemy as Pretty Woman, Part II? Or what happened after the princess woke up”, Journal of Popular Film and Television 19:1, 1991, p. 2-8

[3] “She argues that in many those same behaviors that attract the woman in the first phase of relationships are firmly related to subsequent, overtly abusive behaviors that characterize the committed phase of the relationship. Such behaviors include, for example, jealousy (which at first makes the woman feel special and cared about, but later catalyzes his physical his physical violence); a man’s remarkable attention to his lover’s dress or mannerisms (later manifesting as obsessiveness and a need to control all aspects of her presentation); his role as “protector”, willing to use violence against others (indicating that he might be wont to turn that violence against her); her role as “protégé” (leading him later to claim her undying gratitude)” (Caputi, p. 4)

[5] On peut aussi y voir un clin d’œil à Pretty Woman, dans lequel Edward initie Vivian à la « grande musique » en l’emmenant à l’opéra. Dans le contexte de cette scène de sexe, le fait que Martin mette cette musique fait signe vers le rapport de domination au cœur de leur relation (qui s’exprime entre autres par une inégalité de capital culturel).

[6] Pour des critiques féministes de cette sexualité patriarcale, voir par exemple Refuser d’être un homme de John Stoltenberg ou les écrits d’Andrea Dworkin (ceux-ci ne sont malheureusement pas traduits en français pour l’immense majorité d’entre eux. Pour une introduction à son œuvre, voir par exemple ce qu’en dit Christine Delphy dans les deux derniers chapitres de Un universalisme si particulier intitulés « In Memoriam » et « Andrea Dworkin »).

[7] Sur le traitement médiatique de l’affaire DSK, voir l’excellent livre coordonné par Christine Delphy, Un troussage de domestique, paru en 2011 aux éditions Syllepse.

[8] Nouvelles Questions Féministes, « Violence contre les femmes », Vol. 32, n°1, 2013, p. 7

[9] “So, what happened after he climbed up the tower and rescued her?” (Edward, in Pretty Woman); “She left her husband. He was a terrible man; he used to beat her. Oh, it wasn’t always like that. At first he was charming and tender, but it all changed after the honeymoon” (Laura, in Sleeping With the Enemy)

[10] Cette solidarité féminine reste cependant très embryonnaire, puisque l’on comprendra par la suite que Laura n’a pas confié à ses amies du cours de piscine ce qu’elle vivait avec son mari (du moins à l’une d’entre elle, qui fait la gaffe de révéler à Martin ce secret).

[11] Voir par exemple l’analyse sur ce site du clip réalisé par Joseph Kahn pour la chanson « Love the way you lie » d’Eminem et Rihanna : http://www.lecinemaestpolitique.fr/eminem-rihanna-love-the-way-you-lie-2010-la-souffrance-deminem/

[12] Cf. Patrizia Romito qui rappelle par exemple que, « aux Etats-Unis, 74% des femmes assassinées par leur partenaire le sont après la séparation ou le divorce » (Un silence de mortes, p. 41-42)

[13] Nouvelles Questions Féministes, « Violence contre les femmes », Vol. 32, n°1, 2013, p. 5

[14] Pour une analyse de cette dimension, voir aussi le livre d’Helen Hanson intitulé Women in Film Noir and the Female Gothic Film (de la page 183 à la page 187 en particulier)

[15] Ben tente de l’aider mais se fait rapidement assommer par Martin. L’émancipation finale de Laura est ainsi indépendante de tout homme.

[16] Sur le lien que peuvent avoir des plaisanteries avec la violence envers les femmes, Jalna Hanmer écrit par exemple : « Sous sa forme la plus voilée, la menace de la violence ou la violence elle-même peuvent provenir de comportements qui se présentent comme amicaux ou plaisantins. Ann Whitehead, dans son étude d’un village du Heredfordshire, donne plusieurs exemples d’utilisation abusive de la plaisanterie ; l’une de ces plaisanteries avait pour but de rappeler à une femme qu’elle était indésirable dans le pub du village, lieu de rencontre de la clique mâle à laquelle appartenait son mari, tandis qu’une autre plaisanterie marquait la désapprobation de l’intérêt extra-conjugal que manifestait une femme envers un homme. » (« Violence et contrôle social des femmes », article republié dans le recueil Questions Féministes 1977-1980 paru aux éditions syllepses, p. 97)

[17] Cf. Jane Caputi, p. 4

[18] Comme le dit Jalna Hanmer dans son article fondateur « Violence et contrôle social des femmes » : « Le fait d’interpréter la violence conjugale, y compris le viol, et les diverses agressions dont les femmes sont victimes sur la voie publique, comme des actes perpétrés par des hommes individuels au nom de tous les hommes peut-il paraître osé, ou même absurde, tellement nous avons individualisé ce phénomène social important » (Questions féministes, 1977-1980, p. 96). Cf. aussi Patrizia Romito, p. 50 et suivantes. Par exemple : « Loin de ne représenter que la conséquence  de problèmes psychologiques et sociaux de tel homme violent, singulier, ou l’expression d’une déviance particulière, la violence des hommes représente un instrument rationnel destiné à maintenir la domination masculine ; un instrument qui, pour fonctionner efficacement, nécessite un système organisé de soutiens réciproques et de vastes complicités au niveau social » (p. 50), ou encore : « En dépit des faits évoqués jusqu’ici, on ne peut affirmer que tous les hommes soient violents. Ils ne le sont pas tous en effet, même si l’observation nous porte à conclure que tous pourraient l’être, s’ils le voulaient, avec une relative impunité. En revanche, il s’avère que tous les hommes, y compris ceux qui ne sont pas violents, récupèrent certains avantages de la violence exercée contre les femmes. Avantages tels que la facilité d’accès aux relations sexuelles, gratuité des services domestiques, accession privilégiée à des postes de travail plus élevés ou mieux rétribués, avec tous les bénéfices psychologiques qui en découlent » (p. 54)

Gravity (2013) : Femme à la dérive appelle Clooney désespérément

GRAVITY

Gravity nous embarque pendant une heure et demie dans la peau d’une astronaute, Ryan Stone (Sandra Bullock), qui voit une simple mission de maintenance sur le télescope spatial Hubble se transformer en un véritable cauchemar. Les problèmes commencent lorsqu’un amas de débris en orbite fonce droit sur elle et les deux autres membres de l’expédition. L’un des deux se prend un caillou sur le casque et finit avec un glaçon à la place de la tête, mais heureusement, le lieutenant Matt Kowalsky (George Clooney) a quant à lui survécu (sacré George…). Certes, tout ça démarrait plutôt mal, mais il n’y avait pas non plus de raison pour que ça empire. Nos deux astronautes auraient très bien pu rentrer tranquilles à la maison en Soyouz et tout est bien qui finit bien. Mais les ennuis ne font que commencer. Des ennuis tellement gros que George est même obligé de se sacrifier pour sauver Ryan alors qu’on en est qu’à une demi-heure de film. L’héroïne devra alors se débrouiller toute seule et finira, après maintes péripéties, par réussir à regagner la Terre.

Loin de se résumer à une suite de scènes d’action (plus angoissantes les unes que les autres), le film articule à tout cela une dimension psychologique qui en fait un véritable drame intimiste. L’enjeu pour Ryan n’est pas seulement de sauver sa peau, mais aussi de réussir à faire le deuil de sa fille, dont la mort accidentelle l’a plongée dans un profond vide existentiel. Comme elle l’explique à George au début, sa vie ne consiste plus désormais qu’à se réveiller le matin pour aller au boulot, et à rouler au volant de sa voiture, sans prêter attention à ce qui passe à la radio. Une existence sans but, uniquement mue par l’inertie. Ce qui lui arrive au cours de cette aventure spatiale fait ainsi directement écho à ce qu’elle doit affronter dans sa vie. Et finalement, le cauchemar qu’elle est en train de vivre se révèlera une épreuve libératrice, qui lui permettra de recommencer à avoir une prise sur cette existence qui lui échappait.

Une des grandes forces du film est à mon avis de parvenir à nous faire éprouver physiquement les angoisses de l’héroïne, et ce en utilisant à fond toutes les possibilités offertes par ce décor exceptionnel. Vide, solitude, manque d’air, perte des repères sensoriels, inertie : nous voilà plongé-e-s à la fois dans l’espace infini et dans la tête de Ryan, forcée d’affronter ses démons. Chose assez exceptionnelle pour un blockbuster de cette envergure, le point de vue adopté  est exclusivement celui d’une femme, et le film se concentre sur l’évolution intérieure de cette dernière. Les spectateurs/trices sont ainsi encouragé-e-s à s’identifier et à éprouver de l’empathie pour un personnage féminin approfondi et positif, ce qui est assez rare pour être noté. Or, au lieu de mettre en scène une femme trouvant en elle-même les ressources pour surmonter les épreuves qu’elle rencontre, le film la rend totalement dépendante d’un homme, dont la sagesse et les compétences lui permettront de sauver sa peau et de redonner un sens à sa vie.

***

Dès la première scène, ce dispositif sexiste est déjà bien en place. La femme est d’emblée caractérisée comme perdue. Elle parle difficilement et semble assez irritable (elle demande à George d’éteindre la musique qu’il est en train d’écouter). Son pouls est faible et elle déclare avoir des difficultés à se retenir de vomir. Le film nous fait éprouver son état nauséeux  grâce un plan étourdissant qui met à mal nos repères sensoriels. On apprend également qu’il s’agit de sa première sortie dans l’espace. En faisant d’elle une novice inexpérimentée, le film la met ainsi dès le début dans une position de dépendance par rapport au personnage masculin. En effet, celui-ci se caractérise au contraire par sa grande expérience. C’est un baroudeur de l’espace qui accomplit alors sa dernière mission après une carrière visiblement prestigieuse (« c’était un honneur de travailler avec vous », lui dit un opérateur de Houston). Il passe son temps à raconter avec humour des anecdotes, parce qu’il en a vécu des choses le George, comme par exemple s’être fait tromper par la femme qu’il aimait alors qu’il risquait sa vie en mission. Quelles salopes ces femmes tout de même… Mais George raconte ça avec détachement et humour. Quelle sagesse. Quelle maturité. Sacré George. Alors que Ryan est accrochée au télescope Hubble, qu’elle est en train d’essayer de réparer, George se balade autour d’elle comme un poisson dans l’eau (un pschitt à droite, un pschitt à gauche). La femme est ainsi entrainée dans des mouvements qu’elle ne contrôle pas, tandis que l’homme maîtrise totalement ses trajectoires et domine l’espace. Pourquoi le film n’a-t-il pas autorisé Ryan à avoir elle-aussi un jet pack ? Mystère…

Comme Ryan galère un peu (même quand elles sont des « génies », le bricolage ça reste pas évident pour les femmes…), George vient lui donner un coup de main. Et il fait bien, car lorsqu’elle laisse s’échapper une vis de ses mains, il est là pour la rattraper avant qu’elle n’aille se perdre au fin fond de l’espace. Ce passage annonce ce qui va se passer quelques minutes plus tard, puisque Ryan (parce qu’elle n’a pas obéit immédiatement à George, ce dont elle s’excusera plus tard) va elle-aussi se mettre à dériver en tournoyant sans pouvoir s’arrêter lorsque les débris viendront percuter Hubble, et sera finalement sauvée par ce sacré George (ah les hommes, heureusement qu’ils sont là). Cette scène nous fait adopter le point de vue de l’héroïne, notamment par l’usage de la caméra subjective. Nous éprouvons avec elle la perte totale de repère et la peur de dériver ainsi à l’infini. Et comme nous partageons son angoisse, nous partageons aussi son soulagement lorsque se fait entendre la voix rassurante l’homme qui vient la sortir de là.

A partir de là, George va remettre la femme paumée sur les rails. Au début, ça la secoue un peu, ballotée qu’elle est au bout du câble par lequel il la tire vers la lumière. Mais tout l’itinéraire de cette femme  consistera justement à s’approprier et à faire sienne la sagesse du grand George, son mentor cosmique. La libération passera ainsi pour elle par une obéissance totale à la voix de l’homme. Comme on le verra, elle devra même intérioriser cette voix et écouter le George en elle pour voir enfin définitivement la lumière. Femmes, lorsque vous êtes perdues et que vous ne voyez pas d’issue, écoutez la voix rédemptrice de l’homme. Vous avez toutes un George qui sommeille en vous…

Même lorsque la situation est critique et que Ryan panique totalement jusqu’à perdre tous ses moyens, George reste serein et posé. Quand une pluie de débris lui fonce dessus, George a encore le sang-froid et la présence d’esprit pour dire calmement à la femme ce qu’elle doit faire. La scène la plus hilarante à ce niveau est indéniablement celle où il se sacrifie héroïquement pour la sauver. George est un homme, un vrai, et les vrais hommes n’ont pas peur de la mort. Alors même qu’il sait qu’il doit mourir, il donne à Ryan la clé qui lui permettra de s’en sortir : « Tu dois lâcher prise ». La pauvre femme ne comprend pas, submergée qu’elle est par ses émotions de femme. Elle crie « Non George ne fais pas ça ! », mais George lui il sait ce qui doit être fait, et il le fait. La musique lyrique magnifie ce moment d’héroïsme masculin, au cas où on n’ait pas encore compris à quel point George est un Grand Homme. C’est vrai qu’on manquait cruellement de ce genre de représentations. Des hommes qui se sacrifient virilement pour leur femme c’est tellement rare au cinéma. Y a bien eu Pacific Rim ou Elysium cet été, mais c’était des films à petit budget et pas très médiatisés… Du coup c’est bien qu’un film comme Gravity ait le courage de nous montrer tels que nous sommes, nous les hommes : des êtres tournés vers autrui qui passent leur temps à se sacrifier, en particulier pour les femmes… Bref.

Ryan se retrouve donc toute seule. La malheureuse panique complètement, et on la comprend : comment une femme pourrait-elle bien s’en sortir sans son homme ? Ce serait de la pure science-fiction. Mais heureusement, George est toujours là. Par radio, il rassure Ryan et lui explique comment elle doit faire pour entrer dans la station (parce qu’elle ne le sait pas, évidemment) et comment elle devra faire à partir de là pour regagner la Terre (parce qu’elle ne le sait pas non plus, évidemment). Ouf, nous voilà rassuré-e-s, l’homme a tout bien expliqué à la femme, elle va peut-être pouvoir s’en sortir.

Après avoir regagné l’intérieur de la station, l’héroïne peut enfin se débarrasser de son encombrante combinaison. Le film nous offre ainsi (et par nous, j’entends avant tout le public masculin hétéro, premier public visé ici) une scène de strip-tease en apesanteur qui emprunte autant à Alien de Ridley Scott[1] qu’au générique de Barbarella de Roger Vadim[2], deux purs moments de féminisme s’il en est… Si George n’est plus là pour profiter du spectacle, nous pouvons quant à nous constater avec satisfaction que Sandra Bullock est très bien conservée (je ne sais pas pourquoi, mais j’ai comme l’impression qu’on n’aurait pas eu droit à la même scène si l’astronaute avait été incarnée par Melissa McCarthy, ou même par George Clooney…). En nous montrant ainsi l’astronaute en tee-shirt moulant et culotte noire (un « shorty » pour être plus précis) se mettre en position fœtale, le film achève de la construire comme un être fragile et vulnérable. Dans sa combinaison, elle restait une scientifique en mission, qui porte en plus un nom d’homme (parce que son père voulait un garçon). George lui fera d’ailleurs remarquer (« Ryan, qu’est-ce que c’est que ce nom pour une femme ? »). En la déshabillant, le film ramène ainsi l’héroïne à une féminité absolument inoffensive pour les hommes, construite par et pour le regard masculin[3].

Au passage, on ne peut pas non plus dire que ce personnage féminin ait eu à un moment ou à un autre du film une force ou une indépendance qui la rende un tant soit peu menaçante pour l’ordre patriarcal. Si elle est une scientifique brillante, elle est aussi profondément névrosée. Une femme qui se consacre à son travail et y excelle ne peut pas être équilibrée, elle a forcément un problème (dans le même genre, la Carrie Mathison de la série Homeland est elle-aussi un beau spécimen). Et son problème est évidemment lié à sa « nature de femme » (plus précisément ici, à sa maternité contrariée). Ryan n’est donc pas du tout à sa place dans ce monde masculin (celui de la conquête (spatiale) et de la science). Sa place à elle, c’est sur la Terre Mère (« Mother Earth », comme dit George à un moment). Cette manière (ô combien originale et progressiste) de définir ce personnage féminin avant tout par sa maternité était d’ailleurs un choix conscient de la part des scénaristes. Pire, c’était même la raison principale du combat de ces derniers pour imposer une femme dans le rôle principal : « Il a toujours été important pour nous que le personnage principal soit une femme, parce que nous estimions qu’il y avait une connexion discrète mais essentielle entre sa présence maternelle et la Terre Mère en toile de fond »[4].

C’est d’ailleurs aussi sûrement à cause de sa névrose que Ryan ne tombe pas dans les bras de George, qui la drague pourtant explicitement (dans une sorte de caricature de lui-même en vieux beau séducteur qui, parce qu’elle manifeste un début de conscience de soi, lui permet de rester lui-même et de continuer à jouer tranquillement le phallocrate[5]). Quand celui-ci tourne autour d’elle en lui faisant son numéro, on voit bien qu’elle n’a pas la tête à ça. Elle n’a même pas remarqué la couleur des yeux de Clooney, chose impensable pour une femme normalement constituée… C’est qu’elle doit d’abord parvenir à se décentrer, à sortir de ses problèmes, pour pouvoir enfin redevenir une femme équilibrée, c’est-à-dire une femme qui pourra tomber amoureuse d’un mec comme George. Ainsi, s’il peut sembler rafraichissant politiquement de ne pas se voir infliger une énième et incontournable romance hétéro ou scène de sexe en orbite, la raison à cela n’a à mon avis rien à voir avec un quelconque parti pris pro-féministe des scénaristes (il n’y a d’ailleurs qu’à regarder le reste du film pour s’en convaincre…).

Mais revenons aux tribulations de notre héroïne. Un peu plus tard, lorsqu’elle a réussi à monter à bord du Soyouz dans lequel elle espère rejoindre la station chinoise (une idée de George), Ryan s’aperçoit que celui-ci est à court de carburant. Ça y est, cette fois c’est la bonne, elle va y passer. L’homme n’est plus là pour lui dire quoi faire, alors il ne reste plus qu’une chose à faire pour la femme : pleurer. Et le film ne se contente pas de nous la montrer verser une petite larme. Elle craque complètement au point de se transformer en chien qui jappe et hurle à la mort, avant de tenter de se suicider. Mais voilà que George tape au hublot ! Il entre, détend un peu l’atmosphère avec son humour hilarant, allume la lumière et sort la vodka. C’est tout de suite plus sympa. Quand Ryan se montre pessimiste sur leurs chances de survie, il lui coupe la parole et lui explique la vie sur un ton bien autoritaire (tais-toi femme, et écoute, l’homme va te dire c’est quoi ton problème). Il trouve même comment propulser le Soyouz vers la station chinoise. Une astuce à laquelle elle n’avait pas pensé, submergée qu’elle était par ses émotions la pauvre femme. Et là surprise, on s’aperçoit qu’en fait, George n’était pas vraiment là, et que Ryan était juste en train de le fantasmer[6]. Sacré George, même quand il est mort, il est encore là pour sauver les femmes. Ryan parvient ainsi à s’en sortir définitivement en écoutant le George en elle. Alors qu’elle était comme attirée par le vide, ce qui la sauve est l’esprit de ce Grand Homme, qui la tire du côté de la vie alors qu’elle aspirait à la mort.

Elle finira par revenir sur la Terre ferme, où l’attend une dernière épreuve : sortir de sa capsule et enlever sa combinaison (chouette, une autre scène de strip-tease) pour ne pas finir noyée au fond du lac sur lequel elle a amerri en catastrophe. Après avoir enfin échappé au vide et à l’inertie de son existence, Ryan doit maintenant lutter contre la gravité qui la tire vers le bas alors qu’elle doit se dresser sur ses jambes et affronter enfin la vie.

***

Certains ont poussé le délire interprétatif jusqu’à faire de Gravity un « grand film féministe »[7]. Personnellement, j’ai du mal à qualifier de « féministe » un film qui construit volontairement un personnage féminin faible, paumé et dépendant et qui nous le montre se faire sauver, re-sauver, et re-re-sauver par un homme… et pas n’importe lequel en plus.

Si ça c’est féministe, alors Tom Cruise est le fils spirituel d’Andrea Dworkin…

Paul Rigouste


[3] Pierre Berthomieu, dans la critique qu’il fait du film pour la revue Positif, parle ainsi du film comme une « ode au corps féminin et musclé de Sandra Bullock ». Le degré de dépolitisation de la « critique » française ne cessera jamais de me stupéfier…

[4] “When Alfonso Cuaron previewed the film at Comic-Con this past summer he revealed that the studio executives wanted him to make the lead character a man.  But he fought for it because as he says in the press notes “it was always important to us that the central character be a woman, because we felt there was an understated but vital correlation of her being a maternal presence against the backdrop of Mother Earth.” (http://www.forbes.com/sites/melissasilverstein/2013/10/04/gravity-a-step-forward-for-women-onscreen/)

[5] On retrouve à mon avis le même genre de stratégie chez un Jean Dujardin (même s’il faut distinguer l’humour politiquement intéressant du très réussi OSS 117 : Rio ne répond plus de la misogynie et du masculinisme décomplexés du récent Les Infidèles), et même parfois (quoique dans un style un peu différent) chez un Tom Cruise, qui réussit l’exploit de faire passer des pamphlets misogynes et phallocrates tels que Knight and Day ou Jack Reacher comme des auto-parodies pleines de second degré auprès d’un certain public masculin. Rappelons tout de même au passage qu’un phallocrate conscient de l’être n’en est pas moins phallocrate pour autant…

[6] On pourrait se dire que cette scène est du coup beaucoup moins horrible politiquement puisque l’héroïne a trouvé elle seule la solution et le courage pour se sortir de là. Mais le fait qu’elle ait besoin de convoquer l’esprit de l’homme (et même pire, de se fantasmer dominée par l’homme) pour s’auto-émanciper me semble encore plus glauque politiquement. Comme si les femmes aspiraient elles-mêmes à ce rapport de domination même lorsqu’il n’existe pas. La scène aurait pu être intéressante si cette intériorisation de la domination masculine avait été critiquée par le film, mais elle est au contraire ici totalement glorifiée…

Insaisissables (2013) : Qui est in ? Qui est out ?

insaissables

Insaisissables (Now you see me en VO) raconte l’histoire d’un quatuor de magiciens surdoués, les « Quatre Cavaliers », poursuivis par le FBI et Interpol car leurs tours de magie ultra-médiatisés consistent à voler de l’argent aux riches pour le redistribuer au peuple (c’est du moins ce que l’on croit être leur motivation au début).

Tout le film consiste en une succession d’affrontements virils dans lesquels des individus exceptionnels comparent leurs grosses intelligences pour déterminer qui fait partie de la masse des médiocres et qui fait partie du club des génies. Et vous n’allez pas le croire, mais à la fin les génies et ben c’est presque que des hommes blancs hétéros supra-intelligents. Et face à eux, ceux qui s’agitent pathétiquement dans leur médiocrité, et ben c’est comme par hasard la femme, le Noir, et le peuple. C’est fou comme la nature est bien faite…

Atlas VS Merritt

 Le premier de ces duels a lieu entre les deux fortes têtes des « Quatre Cavaliers » : Daniel Atlas (Jesse Eisenberg) et Merritt McKinney (Woody Harrelson). Les deux personnages n’arrêtent pas de s’envoyer des piques en jouant à qui sera le plus drôle et le plus « cassant » (avec le plus souvent la fille du groupe en spectatrice passive mais enthousiaste de leurs blagues agressives).

insaissables01Super-malin n°1 balance une super-vanne à Super-malin n°2

insaissables02Super-malin n°2 rétorque avec une super-contre-vanne à Super-malin n°1

insaissables03Et Super-cruche rigole parce qu’elle trouve évidemment que tout ça est super-drôle

On retrouve ici le duo comique qui avait fait le succès de Zombieland, avec un Woody Harrelson dans le même genre de rôle, à savoir celui du mec grande gueule, viril et un peu ringard (dans Zombieland, il avait exceptionnellement le droit d’exprimer ses émotions, mais pas ici visiblement…). En revanche, le personnage incarné par Jesse Eisenberg diffère pas mal de son rôle dans le même film (où il était un jeune homme timide et introverti) pour se rapprocher plus du type de celui qu’il tenait dans The Social Network : celui d’un mec génial mais profondément méprisant, et par là un peu antipathique, mais qui est tellement génial qu’on passe outre ses défauts pour se dire au final qu’il est quand même trop cool.

Je trouve personnellement ce genre de héros (dont Dr House, Sherlock ou Iron Man sont d’autres exemples célèbres) absolument nauséabonds  d’un point de vue politique. Le problème repose pour moi principalement dans la manière dont ils sont présentés par les films et séries qui les mettent en scène, et donc dans le regard que l’on est invité à porter sur eux.  Ces hommes (puisqu’il s’agit bien sûr toujours d’hommes) sont absolument ignobles et méprisants envers leur congénères, mais on est tout de même encouragé-e-s à les admirer pour leur génie. On leur pardonne ainsi leur comportement détestable sous prétexte qu’ils sont tellement brillants que c’est bien normal qu’ils soient un peu « asociaux » (euphémisme assez courant pour les qualifier et qui en dit long sur la négation des rapports de domination dans l’analyse habituelle de ces figures). Personnellement, je trouve absolument nauséabonde cette manière de glorifier des gros dominants imbus d’eux-mêmes en posant l’intelligence comme la valeur suprême[1].

Alors qu’il était dans Zombieland et The Social Network un jeune homme ne sachant pas trop « s’y prendre » avec les femmes, Jesse Eisenberg est ici un don juan dont le surnom au sein des « Quatre Cavaliers » est significativement « The Lover ». Dans les premières scènes, on le voit ainsi séduire une fille grâce à un tour de magie spectaculaire, puis au moment de coucher avec elle, la jeter comme une merde car il a en fait mieux à faire (ses trucs de grand magicien génial).

insaissables04Quand on est super-magicien, on l’est aussi au lit.

insaissables05Enfin… sauf quand on a mieux à faire. « Allez dégage s’il te plait femme »

Le pire c’est que l’on est invité à rire de ce qu’il fait subir à cette femme, comme on sera invité à rire avec lui tout au long du film des blagues sexistes qu’il lancera à son ex-assistante et partenaire, Henley Reeves (Ilsa Fisher), tournant autour de son poids (« t’étais tellement grosse que t’arrivais pas à passer dans la trappe», « ah t’as maigri dis donc », etc.).

Henley la potiche

 Cette dernière fait partie des deux personnages  secondaires du groupe des « Quatre Cavaliers », avec Jack Wilder (Dave Franco) le pickpocket. Celui-ci n’a certes pas beaucoup d’épaisseur, mais il a au moins l’honneur de connaître une évolution pendant le film. Alors qu’il apparaît au début comme un « gamin » en admiration devant Atlas, son idole, il devient finalement un homme lors d’une longue scène d’action (bagarre puis poursuite en voiture). Ce « troisième cavalier » a donc non seulement une trajectoire personnelle (si simple soit-elle), mais cette trajectoire est en plus valorisée comme un accès à une masculinité accomplie, puisque le jeune garçon a prouvé sa virilité les couilles en avant.

Rien de tout cela pour le personnage d’Henley. Celle-ci n’a aucune trajectoire personnelle, aucune épaisseur, et n’a quasiment aucun rôle dans l’équipe, à part celui de potiche.

insaissables06D’abord le grand illusionniste génial fait naître une bulle dans ses mains.

insaissables07Après il met la potiche dedans…

insaissables08… comme ça elle peut faire des jolies figures avec son corps, vu qu’elle est jolie ça tombe bien.

insaissables09Mais après oh lala la bulle elle éclate et la femme elle tombe.

insaissables10Heureusement, l’homme est là pour la rattraper…

insaissables11… et lui balancer une petite blague sur son poids ! Qu’est-ce qu’on se marre…

Introduite comme l’ex-assistante d’Atlas, elle restera pendant tout le film à sa place d’assistante, secondant les héros masculins charismatiques dans leurs exploits. Significativement, la scène qui introduit son personnage la montre se trémousser en bikini avant de se jeter, enchaînée, dans un bocal où seront lâchés des dizaines de piranhas. Elle se met donc elle-même en scène avant tout comme un corps, dans un dispositif sadique digne des films d’horreur les plus basiquement sexistes.

insaissables12Les femmes elles aiment bien se foutre à poil…

insaissables13… et les mecs ils adorent ça, ça tombe bien.

insaissables14Et c’est encore mieux si elle se fait bouffer par des piranhas… Aussi rigolo que Piranhas 3D !

Dès la première scène où les magiciens sont réunis pour la première fois, sa place sera clairement définie, elle sera la-femme-entre-deux-Grands-Hommes. Il n’est question d’elle que comme d’un objet de désir : l’un l’a baisée (mais la trouvait quand même un peu trop grosse…), l’autre veut la baiser. Pendant tout le film, Merritt le mentaliste s’ingéniera à tenter d’« entrer dans sa tête » pour pouvoir « se glisser dans sa petite culotte », comme il le dit lui-même. Et malgré le comportement ignoble qu’Atlas a envers elle pendant tout le film, Henley restera toujours amoureuse de son ancien « maître », comme le devine facilement Merritt-qui-ne-se-trompe-jamais (« manifestement, tu éprouves des sentiments pour Daniel, lesquels sont non réciproques et… plutôt désolants, à cause de son manque de disponibilité émotionnelle. Par conséquent, tu es très sérieusement euh…comment te dire ça… frustrée »).

Dylan VS Alma

 Le personnage d’Alma Dray (Mélanie Laurent) semble au début contrebalancer le sexisme qui étouffe le personnage d’Henley. Elle est une agent d’Interpol qui mène activement l’enquête et qui a systématiquement le dessus sur son coéquipier du FBI, Dylan Rhodes (Mark Ruffalo), qui ne cesse quant à lui de se ridiculiser publiquement.

Cela ne l’empêche pas d’être le plus souvent inutile : elle est présentée comme inexpérimentée et passe son temps à feuilleter des bouquins de magie en répétant à Dylan qu’il doit faire un acte de foi, sans plus d’arguments que cela. Elle n’ouvre presque pas la bouche lors des interrogatoires. Et elle est même parfois contreproductive, comme lorsqu’elle insiste pour avoir une discussion avec son partenaire à un moment où elle ferait mieux d’agir (au début de la course poursuite en voiture). Si elle tient parfois tête à Dylan, elle se soumet aussi à lui alors même qu’elle n’a aucune raison de le faire (comme lorsqu’elle s’excuse de lui avoir fait une clé de bras). Malgré le fait que le film la valorise clairement par rapport à son coéquipier, elle est donc loin d’être le personnage le plus féministe de l’année…

insaissables15Hihihi, je sers à rien, mais je rigole aux blagues des mecs, ils sont si drôles…

insaissables16Sinon moi je crois pas en la logique parce que je suis une femme, tu comprends Dylan.

insaissables17Et puis je m’excuse aussi quand j’ose remettre un homme à sa place alors qu’il le méritait, parce que c’est les hommes qui commandent, et ça c’est important tu sais Dylan.

insaissables18Sacré Dylan, t’es vraiment trop drôle et trop intelligeeeent, jsuis trop in love de toi tsé

Le problème avec ce personnage de femme « forte » (attention spoiler),  c’est que tout le film prend son sens dans un retournement final où l’on s’aperçoit que Dylan a berné tout le monde (et en particulier Alma, qui était la plus proche de lui et donc la plus à même de percer son secret). En effet, c’est lui qui avait élaboré tous les tours de magie des « Quatre Cavaliers » et qui tirait toutes les ficelles depuis le début. A la fin, les 4 magiciens géniaux s’inclinent devant son intelligence supérieure. Dieu parmi les mortels, il est une véritable légende, puisqu’il est le représentant de « L’œil », cet ordre ancestral qui élit une fois par siècle des magiciens exceptionnels se distinguant de la masse des médiocres.

La pauvre femme, qui s’était tant moquée de son collègue, ne s’est pas un seul instant doutée que c’était elle la truffe, et qu’elle était en train de se croire supérieure à Dieu en personne. Le film se chargera de la remettre à sa place, à savoir celle de spectatrice éblouie par le génie de son Maître. Elle tombera évidemment amoureuse de lui, remise ainsi à sa place inférieure et soumise de femme  par ses sentiments. Tout au long du film, elle est lourdement associée au domaine de la foi, de la croyance, de l’intuition et de l’illusion, pendant que les hommes occupent le domaine du savoir, de l’intelligence, de la logique et de la vérité. Ces deux domaines sont aussi présentés par le film comme ceux qui sépare les spectateurs des magiciens. Ainsi, alors qu’elle croyait être l’actrice principale de l’enquête, la femme s’aperçoit qu’elle a été en fait totalement dominée par un homme et finit par aspirer (de par sa nature de femme) à la position de spectatrice (admirative et amoureuse de surcroît).

Dylan VS Thaddeus

 Le vrai grand duel n’a donc pas lieu entre Dylan et Alma (la pauvre femme ne fait vraiment pas le poids), mais entre Dylan et Thaddeus Bradley (Morgan Freeman), un ex-magicien qui gagne sa vie en révélant les secrets des autres magiciens dans des émissions télé, et qui poursuit les « Quatre Cavaliers » pour tenter de percer leurs secrets. C’est le seul Noir, et ce n’est à mon avis pas un hasard. Ce qui caractérise en effet ce personnage, c’est qu’il ne croit pas à la magie, et qu’il utilise même toutes ses forces pour la détruire. Or selon une dichotomie raciste digne de l’époque coloniale, les Noirs sont associés à la magie et à l’irrationalité tandis que les Blancs ont quant à eux le monopole de la science et de la raison. En voulant démystifier les tours des magiciens, Thaddeus cherche donc à échapper à sa condition de Noir et à s’élever au niveau des Blancs. Le malheureux sera sévèrement puni pour son affront.

Une scène abonde dans le sens de ce propos raciste d’une manière toute ironique. Il s’agit de cette scène se déroulant à la Nouvelle-Orléans dans une boutique de grigris, où Thaddeus est en train d’enregistrer sa nouvelle émission. Le décor raciste est planté dès le départ, notamment par la phrase sur laquelle le présentateur Noir finit son speech : « [Les Quatres Cavaliers] réussiront-ils à échapper à la loi et à la justice comme ils l’ont fait à Las Vegas ? Ou bien le sombre mysticisme (dark mysticism) de ces terres du Sud baignées de marais triomphera-t-il d’eux ? ».

insaissables19insaissables20Le Noir qui ose se foutre de la gueule de la magie, des superstitions et des grigris. Mais rira bien qui rira le dernier…

Arthur Tressler (Michael Caine)[2] interrompt alors le tournage pour venir menacer Thaddeus, et s’empare d’ une poupée vaudou qu’il agite dans sa main. Thaddeus lui dit alors : « Oups. Vous n’auriez pas dû faire ça. Il y a une superstition qui dit que celui qui se sert d’une poupée pour exprimer sa colère finira par attirer aussi la colère sur sa propre personne ». Ce à quoi Arthur répond : « C’est très amusant. Je croyais que vous ne croyiez pas à la magie ». Et en effet, c’est très amusant, car même s’il a raison en ce qui concerne ce qui arrivera à court terme à Tressler [3], le Noir qui est en train d’essayer de jouer au plus malin ne se rend pas compte que son ironie se retournera au final contre lui, puisque c’est lui qui, à force de se servir des autres (magiciens) pour exprimer sa colère (de ne pas être un grand magicien), finira par « attirer la colère sur sa propre personne ».

En effet, comme on le comprend à la fin, tous les tours exécutés par les « Quatre Cavaliers » n’avaient pas pour but de redistribuer l’argent des riches aux pauvres (les billets qui pleuvent sur la foule dans la scène finale sont des faux), mais uniquement de tendre un piège fatal à Thaddeus Bradley, qui finit vaincu en prison. Si Dylan voulait ainsi punir Thaddeus d’une manière si violente, c’est parce qu’il est en réalité le fils de Lionel Shrike, un magicien d’exception qui mourut de la révélation publique par Thaddeus de ses secrets de magicien. Avec émotion, le film nous montre en flashback le père faire ses derniers adieux à son fils avant son ultime numéro. Le Noir n’a non seulement pas su rester à sa place de Noir, mais il a en plus osé menacer l’ordre patriarcal-blanc. Il sera doublement puni par une humiliation et un emprisonnement.

insaissables21insaissables26Le Noir médiocre qui aura toujours un train de retard sur le génie Blanc. Et même quand on lui explique il comprend toujours pas…

Les médiocres VS Les génies

Comme le percera à jour Merritt-qui-ne-se-trompe-jamais, Thaddeus n’était mu, dans sa quête de démystification de la magie, que par le ressentiment vis-à-vis de la caste des êtres supérieurs dont il ne fait pas partie : « Je vois un petit garçon. Il rêve de devenir un Grand Magicien un jour. Et s’il est doué, il n’est tout de même pas assez doué. Il finit donc en bas de la chaîne alimentaire du divertissement, se nourrissant de ceux qui ont le talent qu’il n’a jamais eu ».

Le film abonde dans le sens de cette idéologie élitiste qui veut que certains soient supérieurs à d’autres par nature en faisant de la légende de « L’œil » une réalité. L’Etre supérieur vient ainsi élire ceux qui se distinguent de la masse par leur génie, et les invite à rejoindre la caste des « élus ». Pas de déterminismes sociaux, pas de privilèges de classe, de sexe, ou de « race », seulement des dons que certains ont et que d’autres n’ont pas. Or étrangement, les médiocres par nature se trouvent être comme par hasard un Noir et une femme, tandis que les hommes blancs composent les rangs de la classe des êtres supérieurs par nature (avec une petite exception pour Henley la potiche, parce qu’il faut bien une assistante pour seconder et admirer tous ces génies…).

insaissables22insaissables23« Eh ouais mec t’as vu ! Bienvenue au club des super-malins ! »

Au passage, cette symbolique de « L’œil » ainsi que les épreuves initiatiques que doivent accomplir les magiciens pour être acceptés dans le cercle des êtres supérieurs fait fortement penser à certains rituels de sociétés secrètes. Les quatre élus doivent se soumettre sans poser de question aux ordres  pour pouvoir entrer dans ce club des élites, et le film valorise totalement cette soumission volontaire et aveugle au grand chef invisible.

 insaissables24Se soumettre aveuglément aux ordres du chef, le passage obligé pour faire partie des initiés. Une belle idée hein ? 

Dans la même logique, la dernière scène oppose les Grands Magiciens au peuple[4], cette masse de gens médiocres qui n’aspirent pas au savoir mais à l’illusion (contrairement à ce que soutenait Thaddeus qui affirmait que « le désir de savoir est plus important que celui d’être trompé »). Alors que l’on pouvait croire au début que les magiciens étaient populaires parce qu’ils redistribuaient l’argent des riches au peuple, on s’aperçoit à la fin que le peuple s’en fout de toute cette politique, et que la seule chose qu’il veut c’est du divertissement à l’américaine[5], qui glamourise l’argent dans une ambiance Las Vegas où les billets tombent du ciel. Dans le dernier tour, les billets sont des faux, mais le peuple est quand même content, parce que la seule chose qu’il veut au fond c’est du spectacle, de l’illusion.

insaissables25Le bonheur des masses

Comme le dit Alma à la fin : « certaines choses doivent rester des mystères ». Après avoir fait allusion à plusieurs reprises aux banques et aux compagnies d’assurance en faisant mine de les critiquer, le film se termine ainsi sur une apologie de la mystification, qui sonne comme un véritable plaidoyer contre la transparence, où le peuple est présenté comme une masse d’individus médiocres qui désirent être trompés par des êtres naturellement supérieurs. Difficile de faire plus puant politiquement…

Paul Rigouste


[1] J’ai l’impression qu’une autre dimension récurrente de ce genre de personnages (qui est relativement absente chez Atlas) est que leur génie est très souvent présenté comme nécessaire, parce qu’il y a un crime qu’il faut absolument résoudre (Sherlock), un malade qu’il faut absolument sauver de la mort (Dr House), le monde qu’il faut absolument sauver du chaos (Iron Man), etc. Ces films/séries posent ainsi ces surhommes méprisants et géniaux, ces gros dominants imbus d’eux-mêmes, comme des êtres nécessaires sans qui tout s’écroulerait.

[2] On peut remarquer au passage à propos de ce personnage qu’il reproduit le trope de l’« anglais méchant », un classique du cinéma américain, dont l’origine réside probablement dans l’histoire du rapport entre États-Unis et la Grande-Bretagne : cf. http://www.h2g2.com/approved_entry/A891155

[3] Et en ce sens, le film confirme les clichés racistes qu’il avait mis dans la bouche du Noir (même si celui-ci les mobilisait de manière ironique).

[4] Si Thaddeus est en un sens du côté des médiocres parce qu’il n’a pas et n’aura jamais le génie des « Quatre Cavaliers », il est en un autre sens du côté des élites du fait de sa position de surplomb par rapport au peuple (en tant qu’être exceptionnel qui tente de protéger les masses de leur propre crédulité).

[5] Je ne suis pas sûr, mais il me semble que le film s’amuse à jouer sur une opposition américains/français dans laquelle les premiers sortent vainqueurs. Outre les blagues gentiment anti-françaises qui parsèment le film, on peut remarquer que les deux acteurs français qui apparaissent dans le film ont les rôles de cobaye enthousiaste (José Garcia) et de spectatrice émerveillée (Mélanie Laurent). Ce sont les deux personnages qui croient le plus à la magie, et qui sont ainsi les spectateurs les plus fascinés par le grand spectacle de l’illusion à l’américaine. Peut-être que le blockbuster hollywoodien est-il en train de réaffirmer par là son hégémonie dans le monde du divertissement (notamment face aux français et leur cinéma d’auteur prestigieux qui ne fait pas rêver les foules) ? Le fait que le réalisateur du film soit un français expatrié et spécialiste des blockbusters à l’américaine (The Transporter 1 & 2, The Incredible Hulk, Clash of the Titans) n’y est peut-être pas pour rien…

After Earth (2013) : Drones et terroristes

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Je voudrais ici avancer une hypothèse concernant le film After Earth, dont j’ai par ailleurs essayé d’analyser le propos viriliste et masculiniste dans un autre article sur ce site (auquel je renvoie pour un résumé du scénario). L’idée est qu’After Earth est travaillé par des questions soulevées par le développement et l’utilisation récente par l’armée des drones dit « chasseurs-tueurs ». Certes, il n’est jamais explicitement questions de drones dans After Earth[1], et nous n’en voyons que très peu à l’écran (seulement quelques-uns que le personnage incarné par Will Smith envoie en repérage).  Mais il me semble cependant que beaucoup de choses dans ce film y font écho, et même que le film tente de résoudre (sur un mode fantasmatique, puisqu’il s’agit d’une fiction) certains « problèmes » (réels) nés de l’introduction de cette technologie dans l’armée.

Dans son livre Théorie du drone[2], Grégoire Chamayou réfléchit aux conséquences de cette innovation sur la manière de concevoir et de faire la guerre.

En permettant à un militaire de tuer un ennemi sans courir le moindre risque d’être blessé ou tué, le drone remet par exemple en question le principe de réciprocité sur lequel la guerre est fondée :

 « La guerre se définit comme un moment durant lequel, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Si l’on concède à l’ennemi le droit de nous tuer impunément, c’est parce que l’on entend avoir le même droit à son égard. Cela se fonde sur un rapport de réciprocité. Mais que se passe-t-il lorsque cette réciprocité est annulée a priori, dans sa possibilité même ? La guerre dégénère en abattage, en exécution. »[3]

Ce genre de technologie instaure également entre cellui qui tue et sa victime une distance physique qui risque fort de faciliter les stratégies psychologiques de « mise à distance » par lesquels les militaires se dissocient des actes qu’illes commettent :

« Il y a en effet tout un discours qui critique la «mentalité Playstation» des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un cliché, j’essaie d’affiner l’analyse. Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : «Ils ne savent pas qu’ils tuent». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question, c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? En quoi cette technique produit-elle une forme d’expérience spécifique de l’homicide ? Il y a des effets d’amortisseur moral : on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre. C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir. »

La virilité traditionnellement associée au combat militaire en prend alors inévitablement un coup :

 « Le drone apparaît comme l’arme du lâche, celui qui refuse de s’exposer. Il ne requiert aucun courage, il désactive le combat. Cela provoque des crises profondes dans les valeurs guerrières » (…)

« La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de bureau, très loin des images à la Top Gun. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les premières contestations du drone aient été le fait de pilotes de l’Air Force. Ils refusaient la déqualification de leur travail, mais ils luttaient aussi pour le maintien de leur prestige viril…(…)

[Les noms techniques donnés aux drones] sont révélateurs. Predator, c’est le prédateur, Reaper, la faucheuse. Ce sont des images de bêtes de proie. Il y a aussi ce tee-shirt à la gloire du Predator sur lequel on peut lire : «Vous pouvez toujours courir, mais vous mourrez fatigué.» En anglais, drone se dit unmanned vehicle, ce qui signifie littéralement «des-hommé», mais on pourrait dire aussi «dévirilisé». Il est en effet cocasse qu’une catégorie de drones ait été baptisée «Male», pour Medium Altitude Long Endurance en anglais (moyenne altitude et longue endurance en français). »

Or il me semble que l’on retrouve dans After Earth des échos de toutes ces problématiques, même si ça ne prend pas une forme systématique et explicite.

Tout le film semble en effet fondé sur le fantasme de la « guerre à zéro mort » (entendez « zéro mort chez nous », car le but reste de faire des morts en face, bien évidemment)[4]. C’est tout le sens du « ghosting » : en devenant invisible aux yeux de l’ennemi, le militaire peut tuer sans être vu, donc sans être lui-même menacé d’être tué. Pour exorciser la menace de dévirilisation qui plane sur ces guerriers invisibles (les « ghosters » dans le film ou les pilotes de drones dans la réalité), After Earth fait de cette technique de combat une prouesse virile : seuls ceux qui ont totalement dominé leur peur peuvent « ghoster ». Cette idée résout ainsi magiquement les contradictions dans lesquelles sont pris les militaires ayant à utiliser ces armes, puisqu’elle permet à la fois d’atteindre l’idéal d’une « guerre à zéro mort » tout en conservant le prestige viril conféré par le combat militaire.

Le dispositif scénaristique avec d’un côté le fils sur le terrain et de l’autre le père qui le « télécommande » depuis la salle de contrôle fait lui aussi penser aux drones. Et là encore, il me semble que le film cherche à exorciser la menace de féminisation que cette nouvelle technologie fait peser sur les militaires. Loin d’être hors d’atteinte derrière son poste de commande, papa Will souffre de plus en plus au fur et à mesure que son fils affronte les différentes épreuves qui se présentent à lui (il a en effet été blessé lors du crash, et son état ne cesse de s’aggraver). Grâce à cet artifice scénaristique, le « pilotage de drone » devient un acte viril, puisque le pilote essuie lui aussi de sérieuses blessures et lutte héroïquement pour survivre.

En remplaçant le drone par un être humain (le fils du pilote), le film réintroduit là aussi de la virilité dans un dispositif militaire où elle était sévèrement menacée. La violence au contact de l’ennemi est célébrée dans la figure du fils (la seule arme utilisée est significativement une arme blanche, qui nécessite donc un tel corps à corps). Le film conçoit même une telle violence comme un « acte de création », comme en témoigne ce conseil que le père donne au fils lorsque celui-ci est confronté à son premier ennemi : « Reconnaît ta puissance, ce sera ta création » (Reconize your power, this will be your creation). Peut-être y a-t-il dans ce genre de phrase l’idée qu’un militaire en chair et en os sera, en tant que « créateur » de sa propre puissance, toujours supérieur à une machine. Concevoir les militaires comme des sortes d’« artistes de la violence », il fallait l’oser…

Significativement, les quelques drones que l’on voit au début s’avèrent n’avoir qu’un très petit rôle dans l’histoire. Le père s’en sert pour faire quelques repérages, mais leur utilité s’arrête là. Le film laisse ainsi toute la place au guerrier pour combattre l’ennemi au corps à corps, sans aucune aide des machines (qui féminisent les hommes en les empêchant déployer et fortifier leur virilité[5]). Mieux, on voit le fils s’émanciper progressivement d’un état qui rappelle celui des drones. En effet, le père lui ordonne au début tout ce qu’il doit faire comme s’il n’était qu’un vulgaire robot télécommandé. Ainsi, lorsqu’il refuse d’obéir à son père en sautant du haut de la falaise, c’est comme si le fils s’émancipait de sa « condition de drone » pour devenir un vrai combattant, et donc un vrai homme (conformément au propos viriliste tenu par le film).

After Earth valorise ainsi au final une conception du combat militaire traditionnelle, tout en fantasmant une « guerre à zéro mort » qui resterait tout de même virile…[6]

La manière dont le film caractérise ces ennemis redoutables que sont les Ursas est elle aussi intéressante. Comme le dit le héros, ces créatures sont « techniquement aveugles », elles ne possèdent pas d’yeux. Difficile de ne pas penser ici aux « effets d’amortisseur moral » dont parle Grégoire Chamayou à propos des meurtres par drone (« on voit juste assez pour tuer, mais pas tout : ni le visage, ni les yeux. Surtout, on ne se voit jamais dans le regard de l’autre »). Sauf que dans le film, ce ne sont pas les armes ou techniques de combat qui « dépersonnalisent » l’ennemi, mais c’est l’ennemi lui-même qui, par nature, n’est pas une « personne » (sans visage et sans regard). Le glissement est essentiel puisqu’il évacue le fait que cette réduction de l’ennemi à une « chose » (différente par nature d’une « personne ») est le résultat d’une construction idéologique et technologique destinée à justifier et faciliter un meurtre, et non un état de fait.

Le film déroule ainsi son propos impérialiste et militariste de manière totalement décomplexée : alors qu’ils sont en train de coloniser gentiment une autre planète, les pauvres humains sont attaqués par des monstres qui se nourrissent de leur terreur (des « terroristes » en somme), et seul un déferlement  de violence armée et de virilité menée par le patriarche Will Smith pourra sauver l’humanité. Un beau programme politique…

Paul Rigouste

Du même auteur, sur After Earth, voir aussi sur ce site :


[1] Contrairement à un film comme Oblivion par exemple, qui traite beaucoup plus frontalement les questions soulevées par ces innovations technologiques.

[2] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Ed. La Fabrique, avril 2013

[4] « Le drone aéroporté, qui comme nous l’avons vu était initialement utilisé pour des missions d’espionnage, de renseignement ou de surveillance, est donc aujourd’hui devenu une machine à tuer volante équipée de caméscopes haute résolution et de missiles. Selon ses promoteurs, il permettrait stratégiquement de projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité, car à la distance de portée de l’arme s’additionne la distance qui sépare l’opérateur de l’arme qu’il télécommande, réduisant par la même l’ennemi à une simple cible.

Pour évoluer dans un environnement hostile telle qu’une zone irradiée ou une planète inhospitalière, on utilise un engin télécommandé à distance par un être humain situé lui dans une zone sûre. Le corolaire avec les drones chasseurs-tueurs est pour le moins évident. Conséquence directe : le théâtre de la violence s’en trouve disloqué, divisé en deux zones : une zone hostile et une zone sûre. Le corps vital et le corps opératoire étant complètement dissociés, la vulnérabilité de l’agent est préservée par le retrait du corps vulnérable de l’environnement hostile. C’est ce que certains théoriciens dénomment (comme un oxymore) la guerre à zéro mort. » (http://lestroboscope.net/rhetorique-du-drone-et-rationalites-politiques-16/)

[5] Le film s’inscrit en ce sens dans une tendance que l’on retrouve dans beaucoup d’autres films récents, et qui consiste à représenter la technologie comme une menace de féminisation pour les hommes, dans un esprit à la fois viriliste et masculiniste. Charles-Antoine Courcoux développe notamment cette hypothèse dans son article « Des machines et des hommes. D’une peur de la modernité technologique déclinée au féminin », publié dans le livre Les Peurs de Hollywood. Phobies sociales dans le cinéma fantastique américain. Comme exemples de films qui mobilise ce schéma, il cite The Matrix (1999), la série Star Wars (1999, 2002, 2005), Cast Away (2000), Terminator 3 : The Rise of the Machines (2003), The Last Samouraï (2003), I, Robot (2004) ou encore Spiderman 2 (2004) (ou encore dans Elephant de Gus Van Sant, cf. son article publié dans le numéro 19 de la revue Décadrages). On retrouve aussi à mon avis un même propos dans Skyfall (cf.  http://www.lecinemaestpolitique.fr/skyfall-2012-pour-que-bond-rebande/)

[6] Il me semble que l’on retrouve ici des échos du double discours viriliste et masculiniste que tient par ailleurs le film (cf. http://www.lecinemaestpolitique.fr/after-earth-2013-tu-seras-un-homme-mon-fils/). Dans une perspective viriliste, la « vraie guerre » (au corps à corps avec l’ennemi) est un moyen pour les hommes de conquérir et développer leur sacro-sainte virilité. Alors que dans le discours masculiniste, elle est aussi présentée comme l’une des lourdes responsabilités que l’homme a à assumer, presque une malédiction. Or il me semble que l’on retrouve ce double discours dans le fait de fantasmer une « guerre à zéro mort » qui préserverait les hommes de ce fardeau qu’est pour eux la guerre (masculinisme) tout en valorisant la guerre et le combat militaire « à l’ancienne » (virilisme).

After Earth (2013) : tu seras un homme mon fils

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Pour changer un peu des représentations dominantes, After Earth nous raconte une histoire d’hommes (original non ?), et plus précisément, une histoire de transmission des valeurs masculines de père en fils. On assiste ainsi avec émotion à l’éducation du jeune garçon, qui devient un homme sous la poigne virile de papa, en finissant par voler de ses propres ailes pour devenir lui aussi un dominant. Un beau récit initiatique pour faire rêver les pères et leurs fils quoi… (parce que les filles et les mères, on s’en fout). Pour couronner le tout, ce sont Will Smith et son fils Jaden qui incarnent les deux personnages principaux[1]. Comme ça on a l’impression de voir pour de vrai papa Will apprendre à Jaden à devenir un homme. Si c’est pas émouvant tout ça…

after01« Regarde mon fils, c’est ça le patriarcat, c’est cool hein ? »

C’est papa qui a la plus grosse et c’est lui qui commande

Le scénario (assez minimaliste) est le suivant : après avoir rendu la Terre invivable, les humains vont s’installer sur une autre planète, Nova Prime. Mais des créatures redoutables, les Ursas, les menacent d’extinction. Aveugles, les Ursas ne peuvent percevoir les humains que par l’intermédiaire des phéromones que ceux-ci sécrètent quand ils sont effrayés. Alors que l’humanité est sur le point d’être anéantie par les Ursas, la rédemption vient d’un individu exceptionnel, Dieu parmi les hommes : le commandant en chef Cypher Raige (vous l’avez reconnu, c’est Will « bad boy » Smith). Si Will est si exceptionnel, c’est qu’il est le premier à avoir réussi à « ghoster », c’est-à-dire à supprimer toute trace de peur en lui, ce qui le rend invisible aux yeux des Ursas. Sur une musique lyrique, on le voit ainsi traverser le champ de bataille, impassible, puis trancher la gorge d’un Ursa. Dès le début, on comprend bien que papa Will est pas là pour rigoler ou pour faire des câlins…

after02« Kesta à sourire bêtement ? T’es gay ou quoi ? »

De son côté, le pauvre Jaden qui voulait être un « ranger » comme son père (c’est le nom donné aux militaires dans le film) échoue à l’examen d’entrée parce qu’il n’a pas assez de couilles lorsqu’il est sur le terrain. Quand papa rentre le soir de son expédition militaire, Jaden a le malheur de lui tenir tête en soutenant qu’il méritait le statut de ranger, et veut même quitter la table pour aller dans sa chambre, le petit insolent. Alors là papa Will s’énerve, et on comprend qu’il faut pas le faire chier papa Will, né né né. Plus tard dans la soirée, maman explique à papa que le fiston « a besoin d’un père et pas d’un commandant en chef » (au passage, il faut bien en profiter de maman, car on la reverra plus beaucoup dans le film…). On se met alors à rêver d’un Will Smith qui arrêterait d’être aussi insupportablement autoritaire, qui démissionnerait de l’armée pour s’occuper de son fils pendant que maman va travailler, et ensemble ils se feraient des câlins, ils se parleraient de leur ressentis, de leurs émotions, sans oublier d’aller faire les courses et de préparer à manger… mais né… né né né. Être un père c’est pas ça visiblement pour Will Smith et M. Night Shyamalan. Être un père c’est aller voir son fils et lui dire : « prépare tes bagages, demain je t’emmène avec moi en mission, ça va te faire la bite ».

after03« Reste derrière femme, parce que là ça rigole pas, il en va de sa virilité »

Après avoir dit adieu à maman, nos deux gaillards partent dans leur vaisseau spatial en direction d’Iphitos. Alors qu’ils sont presque arrivés à destination, un champ de météores les oblige à atterrir en  catastrophe sur la Terre, qui est devenue une planète extrêmement dangereuse depuis le départ des humains. Will et Jaden sont les deux seuls survivants du crash… ou presque. En effet, un Ursa qui était à bord du vaisseau a profité de l’accident pour s’échapper, et court ainsi dans la nature. Pour repartir sur leur planète, nos deux héros doivent mettre la main sur un émetteur qui se situe à environ 100km. Et comme le pauvre papa Will a eu les deux jambes cassées lors du crash, c’est Jaden qui va s’y coller. L’essentiel du film va ainsi nous faire suivre l’aventure du jeune garçon, affrontant mille dangers dans une nature hostile pour aller chercher l’émetteur, et coaché par son père depuis le vaisseau.

Le comportement ultra-autoritaire du père est légitimé par la situation critique dans laquelle se trouvent les héros. Pas le temps de rigoler, les heures sont comptées, alors t’as intérêt de faire ce que je te dis quand je te le dis et comme je te le dis. Le dispositif scénaristique et la mise en scène appuient cette justification d’une autorité paternelle toute puissante en faisant de Jaden une véritable marionnette dans les mains de papa Will, qui donne les ordres depuis sa salle de contrôle.

Like in a video game!

Cette configuration où le père « télécommande » son fils à distance en restant immobile derrière son écran fait d’ailleurs fortement penser à un jeu vidéo (comme la nature de la « mission » à accomplir : aller d’un point A à un point B en un temps limité, en explorant un univers inconnu et en faisant face à des ennemis de plus en plus redoutables jusqu’au « boss final », le Ursa).

after04Un itinéraire à parcourir

after05Des points de vie

after06Une arme chargée avec 22 configurations possibles

after07C’est comme dans un jeu vidéo tsé ![2]

En cela, After Earth participe à une tendance qui me semble de plus en plus prégnante dans le cinéma d’action actuel, et qui consiste à intégrer dans les films des schémas qui viennent des jeux (vidéos ou non). Une société comme Hasbro va même jusqu’à produire des films inspirés de ses propres jeux (les Transformers, les G.I. Joe et Battleship)[3]. L’intérêt commercial de ce genre de références (qui va d’ailleurs aussi dans l’autre sens, puisque beaucoup de jeux s’inspirent de films) me semble assez évident : c’est le même public masculin qui est à chaque fois visé en premier lieu dans ce type de scénarios qui tournent autour de la violence, du combat, de la conquête, etc[4].

Le fait que le public masculin soit le premier visé par ce genre de jeux et de films n’est évidemment pas étranger à la construction d’une masculinité virile et violente chez les jeunes garçons, et donc à la reproduction de la domination masculine. L’immense majorité d’entre eux valorisent, voire glorifient, l’usage de la violence. Et avec son scénario qui tend tout entier vers la confrontation héroïque de Jaden avec le Ursa, After Earth s’inscrit totalement dans cette tendance.

after08after09after10

Dans les jeux vidéo « pour garçons », la violence est d’ailleurs le plus souvent le mode principal (voire unique) par lequel le joueur est invité à entrer en interaction avec l’univers virtuel dans lequel il est plongé. Il s’agit soit d’exercer directement la violence (avec de préférence une panoplie d’armes toutes plus meurtrières les unes que les autres), soit d’accéder à cette violence (par exemple en créant et développant son empire pour ensuite pouvoir détruire les autres empires). Rares sont les jeux qui obligent systématiquement à résoudre les problèmes par le recourt à la parole, la diplomatie et la non-violence.

Non seulement valorisée, la violence y est aussi déréalisée. Le fait que les individus que l’on exécute soient virtuels permet de « se lâcher » et de jouir pleinement de l’exercice de la violence. La possibilité de recommencer indéfiniment de nouvelles parties même lorsque notre avatar virtuel a perdu la vie contribue aussi sûrement à cette déréalisation. Or, si cette violence s’exerce effectivement en un sens « pour de faux », les moments où les garçons se projettent dans ces jeux ne sont pas déconnectés de leur vie, et en ce sens la violence s’exerce toujours « pour de vrai ». Chaque année, les statistiques des violences masculines (dont les femmes sont les premières à pâtir) confirment que cette éducation à la violence (qui passe aussi par d’autres vecteurs, comme le sport) a malheureusement très bien porté ses fruits.

Si le cinéma n’a pas attendu les jeux vidéo pour glorifier et déréaliser l’exercice de la violence, cette colonisation récente des films par l’univers du jeu  y contribue à mon avis beaucoup. En jouant à ces jeux et en regardant ces films, les garçons apprennent non seulement à faire de la violence une dimension de leur être (dimension essentielle de leur statut de dominants sous le patriarcat), mais ils développent en plus un rapport « ludique » à la violence. Celle-ci est déconnectée de ses conséquences concrètes et intégrée à des fantasmes qui la déréalisent. Le délire autour du « ghosting » dans After Earth me semble sur ce point assez exemplaire : « si tu arrives à éliminer toute trace de peur en toi, tu acquiers le super-pouvoir d’invisibilité, et tu deviens ainsi quasiment invincible ». Difficile de mieux lier exaltation de la virilité et déréalisation de la violence.

Devenir un homme

Tout l’enjeu pour le fils dans cette aventure est devenir un homme en montrant ce qu’il vaut sur le terrain, sous le regard du père. L’accès à une masculinité accomplie passe donc ici par un parcours du combattant où le garçon doit faire preuve de courage et d’endurance. Cette épreuve du feu a lieu dans la nature sauvage, hors du foyer, loin des femmes.

after11C’est là qu’on devient un homme tsé, dans la jungle, avec sa bite et son couteau. Pas en restant à la maison à téter la gougoutte à maman.

Entre eux, les hommes se transmettent ainsi leur précieux héritage patriarcal. Jaden apprendra ainsi à faire sienne la voix du père : alors qu’il entend au début son père lui parler grâce à un système de communication à distance, leur contact est rompu accidentellement en plein milieu du périple, et Jaden finit donc le voyage seul en se rappelant les conseils de papa, que l’on entend résonner dans sa tête comme la voix de la sagesse et du savoir. C’est donc seulement en intériorisant le discours et les valeurs du père que le jeune garçon peut se passer de lui et devenir réellement un homme  à part entière.

after12De la soumission…

after13… à la liberté

Cette liberté que le fils doit conquérir pour devenir un homme n’a donc rien à voir avec une émancipation des normes viriles, qui seraient ainsi condamnées par le film. Malgré la virilité et l’autoritarisme caricatural du père, l’enjeu ici n’est pas du tout de remettre en question la masculinité traditionnelle incarnée par papa Will. Au contraire, devenir libre va consister pour le fils à devenir lui aussi un dominant dans la plus grande tradition patriarcale. Évacuant totalement la question de la domination des hommes sur les femmes, le film ne peut proposer qu’une redéfinition interne (et d’ailleurs bien légère) de la virilité traditionnelle, sans jamais remettre en question le statut de dominant dont jouissent les hommes sous le patriarcat. Devenir libre pour Jaden consiste simplement à s’émanciper de la domination de son père pour devenir lui-même un dominant.

Même pas peur

Mais c’est surtout en éradiquant le féminin en lui que Jaden parvient à devenir un homme. Comme lui explique papa Will : « le danger est réel, mais la peur est un choix ». L’idéologie libérale n’a décidément aucune limite… Contrairement aux femmes, qui « font le choix » de l’émotion, les hommes (les vrais je veux dire) « font le choix » de ne pas avoir peur. Contrairement aux femmes qui « font le choix » d’être soumises à leur corps et aux circonstances, les hommes « font le choix » de garder le contrôle, de dominer leurs sentiments et leur vie. Pas de déterminismes sociaux, d’éducation sexiste ou d’intériorisation des normes genrées dans After Earth, juste des gens qui font des choix…

Or, bizarrement, si tout le monde a le choix, on ne voit aucune femme capable de « ghoster », et l’armée semble d’ailleurs quasi-exclusivement masculine (du moins ce qu’on en voit[5]).

after14Apprendre à « ghoster » entre hommes

Les femmes seraient-elles  donc par nature moins capables de « choisir » que les autres ? Cette naturalisation à peine voilée des normes de genre s’accommode ainsi assez difficilement de l’idéologie ultra-libérale véhiculée par le film, et il en résulte un magma idéologique aussi contradictoire que réactionnaire.

De plus, dans ce délire viriliste de papa Will (et de M. Night Shyamalan), la peur est uniquement vue comme une faiblesse, une émotion féminine qui causerait notre perte. En montrant l’espèce humaine sauvée de l’extinction par un individu exceptionnel ayant réussi à dominer sa peur, le film va même jusqu’à mobiliser un schéma explicitement « darwiniste », faisant de papa Will, l’homme viril et sans peur, le stade suivant l’humanité sur la chaîne de l’évolution. Cette manière de présenter l’ultra-virilité comme un stade supérieur de l’évolution est non seulement puante politiquement en ce qu’elle cherche à naturaliser des valeurs dont l’origine est purement sociale (à savoir, le rapport de domination construit par la classe des hommes pour dominer la classe des femmes), mais elle est en plus totalement imbécile, car s’il y a un sentiment qui nous permet de survivre, c’est bien la peur, qui nous fait fuir le danger et agir avec prudence.

Une phrase du film résume bien ce « darwinisme » caricatural, qui plaque sur la nature ses idéologies libérale et viriliste. Il s’agit d’une réplique de papa Will qui explique à son fils que la Terre est devenue un lieu plein de dangers : « Tout ce qui vit sur cette planète a évolué pour tuer les humains ». Le titre « After Earth » fait peut-être lui-aussi allusion à cette idéologie pseudo-darwiniste : l’« après Terre » est ce nouveau monde plein de dangers où l’homme doit nécessairement muter pour survivre, en se transformant en machine super-virile ne laissant transparaître aucune émotion.

after15Plus aucune trace d’émotion sur le visage, Jaden est enfin devenu un (sur)homme comme papa. Youpi !

Sister in refrigerator

Pour éradiquer le féminin (la peur) en lui, Jaden devra aussi « couper le cordon » avec les femmes qui l’ont élevé, et l’ont ainsi empêché de devenir pleinement un homme. On le comprend grâce aux multiples flashbacks qui parsèment le parcourt initiatique du jeune garçon. Un souvenir traumatique lui revient constamment en mémoire : quand il était petit, un Ursa a pénétré dans le foyer familial, et pour le protéger, sa sœur l’a mis sous une bulle de verre afin que le monstre ne puisse pas sentir ses phéromones. A l’abri du danger, Jaden a assisté impuissant à la mort de sa sœur (bien incapable de dominer sa peur, c’est une femme après tout…).

Pour symboliser cet « état infantile » duquel le jeune garçon doit absolument s’émanciper pour devenir un homme, le film recourt à cette imagerie patriarcale et essentialiste qui associe traditionnellement le féminin à tout ce qui évoque l’état prénatal (et que l’on retrouve abondamment dans la psychanalyse). La bulle dans laquelle Jaden a été mis par sa sœur évoque ainsi une sorte de membrane ou de poche amniotique renfermant un fœtus, et sa dimension protectrice en fait ainsi une sorte de cocon maternel.

after16L’œuf et la poule

On retrouvera d’ailleurs ce genre d’évocations dans la structure de la carcasse du vaisseau de laquelle Jaden s’extrait lorsqu’il commence son parcourt initiatique[6].

after17Naître homme

Pour devenir un homme, Jaden doit donc sortir de cet étouffoir dans lequel les femmes l’ont enfermé pour le protéger. Et c’est ce qu’il fera lorsqu’il sautera de la falaise en criant à son père qu’il « n’est pas un lâche », désobéissant ainsi à ses ordres qui continuaient à brimer sa virilité comme le firent autrefois les ordres de sa sœur exigeant qu’il reste à l’abri du monde extérieur, dans sa bulle de verre. Ainsi, malgré son indiscutable virilité, papa Will reproduisait l’attitude étouffante des femmes en voulant trop protéger son fils. Le faible n’avait pas encore réussi à totalement tuer le papa poule en lui. Car pour le film, le « devenir homme » du fils n’est  possible qu’à condition que le père reste viril dans sa paternité. La virilité ne peut naître que de la virilité. Les papas efféminés ne produisent quant à eux que des lopettes…

Pour le film, cet état infantile est avant tout un état d’impuissance dans lequel le petit d’homme est incapable de « protéger ses femmes » (il n’a pas pu sauver sa sœur de l’attaque du Ursa). La mère de Jaden dit d’ailleurs au début à papa Will à propos de leur fils qu’il « se blâme lui-même à propos de ce qui est arrivé à Senshi ». Le personnage de la sœur est ainsi instrumentalisé par le film pour servir son discours glorifiant le patriarcat. Ce sacrifice d’une femme permettant à un personnage masculin de gagner en importance et en complexité correspond à un motif sexiste récurrent que certaines critiques féministes ont nommé le trope de la « femme dans le réfrigérateur (woman in refrigerator) »[7].

C’est sur cet événement traumatique que se fonde la trajectoire du héros, et il me semble que la référence récurrente à Moby Dick d’Herman Merville vise à en rajouter dans ce sens. En effet, on apprend que papa Will lisait ce livre avec sa fille lorsqu’elle était jeune, et l’on voit Jaden se le réapproprier à son tour. Or ce n’est peut-être pas seulement parce que ce livre était associé à sa sœur que Jaden le dévore, mais aussi parce qu’il y reconnaît sa propre histoire. Melville raconte en effet la quête d’un capitaine de navire (Achab) obsédé par un cachalot blanc (Moby Dick) qui lui a arraché une jambe par le passé et dont il veut se venger. De la même manière, Jaden est comme mû par un désir de vengeance contre les créatures qui lui ont arraché sa sœur (équivalent de la jambe du capitaine Achab dans le livre), les Ursas. Comme Moby Dick, After Earth se termine par un face à face entre l’homme et la bête. Sauf que, à la différence du livre qui porte un regard critique sur l’obsession du capitaine et dépeint le combat final comme une absurde boucherie dont le narrateur est le seul survivant[8], After Earth nous montre le héros sortir grandi de cet affrontement victorieux avec le monstre, glorifiant précisément ce que le livre critique, et ce en parfaite cohérence avec son propos ultra-viriliste.

after18after19Affronter et soumettre la bête

Si la sœur joue ainsi le rôle d’une « sister in refrigerator », elle a par ailleurs cependant l’immense privilège de ne pas être réduite à ce trope, puisqu’elle joue également pour son père le rôle de « daughter in refrigerator »…

Un père qui souffre

Lorsqu’il saute de la falaise, Jaden reproche à papa Will de ne pas avoir été là pour protéger sa famille au moment du drame. Et cette phrase elle lui fait mal au cœur à papa Will, parce que c’était pas sa faute à lui s’il a jamais été là pour sa famille. Il aurait bien aimé être là, mais il avait ses devoirs d’hommes à accomplir vous comprenez, il fallait qu’il sauve le monde (parce que c’est pas les femmes qui vont le faire ça). Dur dur d’être un homme… Les femmes c’est facile pour elles, elles ont juste à rester tranquille au chaud à la maison, mais nous les hommes il faut qu’on soit à la fois là pour protéger notre famille (et éventuellement faire un cadeau à l’anniversaire, mais pas plus) et en même temps accomplir notre œuvre dans le monde. On est tiraillés vous comprenez, condamnés à souffrir. Quelle dure condition que celle des dominants…[9]

Le jeu mono-expressif de Will Smith appuie ce propos masculiniste en nous montrant un homme qui semble perpétuellement en souffrance. Dans quasiment toutes les scènes du film, papa Will semble porter le poids du monde sur ses épaules, à un point où l’on se demande si M. Night Shyamalan a donné d’autres instructions à l’acteur que « là il faut bien que tu montres que tu souffres hein, n’oublie pas »…

after20Je souffre dans ma tête

after21Même quand je regarde un truc je souffre  after22Je souffre mais j’encaisse tsé, parce que jsuis pas un pédé 

after23Beuaaaaaaargh

after24Gnnnnnnnnnn

Heureusement, tout se finit bien, et y a même un double happy ending. Déjà, Jaden devient un homme en maîtrisant sa peur et en tuant le Ursa, et ça c’est super, parce que ça veut dire qu’il a réussi à se dominer lui-même et à dominer l’Autre, donc qu’il est enfin devenu un vrai dominant. Youpi !

after25« Je te domine, donc je suis »

Mais en plus, nos deux héros se retrouvent et, dans une embrassade émouvante, et se disent qu’ils ont envie de rentrer et de travailler avec maman à l’usine. On pourrait ainsi voir dans cette fin une critique de tout ce qui a précédé : les deux hommes regretteraient d’avoir été aussi virils, et réaffirmeraient la supériorité des valeurs féminines en invoquant « Maman » et en se faisant un câlin. Sauf qu’à mon avis, une telle interprétation est tellement en contradiction avec la débauche de virilisme qui nous a été infligée à longueur de bobines qu’elle est difficilement tenable. On ne revient pas sur 1h30 de matraquage viriliste en deux phrases et une embrassade. Né né né…

A mon avis, cette fin s’inscrit plus dans le propos masculiniste tenu par le film : l’homme est un être qui souffre de sa dure condition et n’aspire en fait qu’à revenir au bercail pour y couler des jours heureux en compagnie de sa famille (mais attention, seulement après avoir accompli les exploits virils qui garantissent sa supériorité d’homme). De même, les hommes souffrent de ne pas pouvoir exprimer leurs émotions et se faire des câlins, et l’embrassade finale est ainsi une récompense bien méritée pour nos deux héros, qui en ont bien bavé d’être des hommes, les pauvres… (là encore, ce moment reste placé sous le signe de la virilité, comme en témoignent les grognements de souffrance de papa Will qui en chie pour se lever devant son fils, homme blessé qu’il est).

Le discours du film oscille ainsi entre, d’un côté, un virilisme bien gras qui glorifie la violence, le courage, la domination, (etc.) en présentant la (sur)virilité comme le stade supérieure de l’évolution de l’humanité ; et d’un autre côté, un masculinisme on ne peut plus classique qui insiste lourdement sur la souffrance des pauvres hommes prisonniers de leur dure condition de dominants. Un beau cocktail quoi…

Paul Rigouste
Du même auteur, sur After Earth, voir aussi sur ce site :

[1] Selon M. Night Shyamalan, Will Smith avait au départ pensé ce film uniquement comme un vehicle pour son fils, mais décida finalement de jouer le père lorsqu’il apprit que le réalisateur était intéressé par le projet : “I loved the idea of the traditional roles flipping and the boy having to save his father, and I just said, ‘I’ll make the movie. I committed there and then,” says Shyamalan. “Will thought I was joking but then he said he had originally intended it as a project just for Jaden but if I directed it he would play the father.” (http://www.telegraph.co.uk/culture/film/10077922/M-Night-Shyamalan-interview-for-After-Earth-I-offer-originality.html)

[4] Que le public visé soit avant tout masculin n’empêche bien évidemment pas certaines femmes d’apprécier ces films et ces jeux, se réappropriant ainsi des œuvres qui ne leur étaient pas destinées.

[5] Il me semble que les seules femmes militaires sont celles qui courent au début entre deux groupes d’hommes lors du footing. Elles sont de dos et n’apparaissent que 2 secondes à l’écran. De plus, le film prend bien soin de les séparer des hommes, comme s’il était rebuté par l’idée d’une mixité dans l’armée (on est loin des Starship Troopers ou autres Battlestar Galactica…).

[6] Peut-être le titre « After Earth » peut-il se comprendre en ce sens. Si la Terre est conçue comme une mère nourricière, un univers féminin et protecteur, l’« après Terre » est au contraire le monde masculin de l’aventure et du danger où le garçon devient un adulte, un homme (papa Will explique ainsi longuement à Jaden que la Terre n’est plus ce qu’elle était, qu’elle s’est transformée en un monde hostile où chaque espèce « a évolué pour tuer les humains ».

[9] On retrouve ce discours masculiniste décomplexé dans les films Taken & Taken 2, où l’on reproche au pauvre Liam Neeson de ne pas s’être occupé de sa fille, alors qu’il avait des bougnoules à aller abattre pour défendre le monde libre contre la barbarie. Quelle ingratitude… Cf. l’analyse anti-masculiniste de ces films sur ce site :  http://www.lecinemaestpolitique.fr/le-masculinisme-de-taken-et-taken-2/

 

2012 en affiches : (II) Katniss et Bella parmi les hommes

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J’analyserai dans cette deuxième partie (pour lire la première, voir ici) les affiches des 9 films restants : Madagascar 3, L’âge de glace 4, The Amazing Spider-Man, Men in Black 3, Hunger Games, Twilight, chapitre 4 : Révélation, ainsi que des trois grands succès français de l’année (Sur la piste du marsupilamiLa vérité si je mens 3, et Astérix et Obélix : au Service de Sa Majesté). Je conclurai enfin par un bilan de ce passage en revue.

Animaux animés : Madagascar 3 & L’âge de glace 4

madagascar00Sur l’affiche de Madagascar 3, les héros apparaissent au sein de l’univers du cirque, qui sera effectivement le décor du film. L’image se veut rigolote : les quatre compères se trouvent dans un canon sur le point d’être allumé par un pingouin et ne semblent pas très rassurés à l’idée de ce qu’il va advenir d’eux dans les prochaines secondes… Ce sont surtout les grimaces que font les quatre animaux qui donnent à l’image une dimension comique. Si les personnages ont l’air un peu effrayés, l’ambiance de l’affiche reste « bon enfant », parce qu’avant tout humoristique.

Cette affiche (comme d’autres dans le même esprit, cf. plus bas) donne donc globalement la même vision du cirque que le film, qui en fait un endroit plein d’aventures et d’excitation pour les animaux[1]. Je résume rapidement le scénario : nos quatre héros (la girafe, l’hippopotame, le lion et le zèbre) sont au début en pleine savane, lieu où ils sont censés s’épanouir (ce sont des animaux sauvages après tout…). Mais non, la liberté c’est visiblement pas le bonheur pour eux, puisqu’ils ne rêvent que d’une chose : retourner dans leur cher zoo à New York où ils étaient des stars et coulaient des jours heureux. Ils prennent donc la route, et sur leur chemin, ils tombent sur un cirque (cette « grande famille », comme n’arrêtent pas de le répéter les animaux « travaillant » pour ledit cirque).  Ils le rachètent et montent leur propre show entre animaux afin de se faire repérer par un producteur susceptible de leur financer une tournée aux États-Unis. Le spectacle est un succès et les compagnons peuvent donc retourner dans leur cher zoo. Mais une fois là-bas, l’euphorie de la piste leur manque, et ils finissent par repartir avec leurs amis artistes pour vivre de grandes aventures dans ce milieu si épanouissant pour les animaux.

Le film laisse croire à un moment que les animaux vont s’émanciper de l’exploitation qu’ils subissent de la part des humains, puisqu’ils se réapproprient le cirque, créent un spectacle 100% animal en criant le slogan « fur power !» (« pouvoir à la fourrure ! »). Mais finalement, l’émancipation consiste juste à faire le même type de numéros avec « plus de passion ». S’ils ne subissent plus d’exploitation visible, puisqu’ils font ces numéros de leur plein gré et en recueillent les bénéfices, les animaux continuent donc à se donner en spectacle pour les humains exactement comme avant. Du coup, j’ai l’impression que le film ne déconstruit nullement l’oppression spéciste que subissent les animaux dans les cirques, mais qu’il contribue au contraire à la rendre acceptable (et même jouissive) en en donnant une vision totalement mystificatrice. Même quand ils n’ont plus personne pour les y forcer, les animaux ne rêvent que d’une chose : faire les « bêtes de cirque » pour les humains. C’est bien connu, un tigre ne rêve que d’une chose lorsqu’il vient au monde : sauter dans des cerceaux sous les applaudissements du public… En résumé, Madagascar 3  explique à nos enfants que les animaux sauvages s’emmerdent grave lorsqu’ils sont tous seuls dans la savane, alors qu’ils sont bien plus heureux au zoo, et encore plus heureux au cirque à faire des numéros ! [2]

Outre cette dimension fondamentalement spéciste de l’affiche, on peut remarquer que le lion occupe une place plus centrale que ses compagnons (sa tête apparaît au milieu de l’affiche et il semble un peu écraser les autres sur les côtés du canon), à l’image de la place qui lui est accordée dans le film. Normal, c’est le chef. Parce qu’évidemment, il faut un chef. Un groupe de quatre individus ne peut pas décider collectivement, il lui faut nécessairement un leader (comme nous avons nécessairement besoin de leader nous gouverner et décider à notre place ce qui est bon pour nous…). Comme par hasard, c’est le lion qui assume ce rôle. Quelle originalité. En même temps, ça faisait longtemps qu’on nous avait pas asséné cette bonne vieille vision anthropocentrée et hiérarchique d’une nature gouvernée par son chef naturel, le fameux « roi des animaux ». Disney ne nous l’avait pas assez faite…

Evidemment, le chef est un mâle, on ne va pas laisser les femelles commander tout de même. Les femelles, il n’y en aura d’ailleurs pas des masses dans ce film, qui compte en tout et pour tout 3 personnages féminins pour une bonne vingtaine de personnages masculins. Ces 3 personnages sont (1) Gloria, la fille du groupe (pour les quotas…) et amoureuse de Melman la girafe, (2) Gia, la jaguar amoureuse du héros, et (3) la méchante diabolique qui ne rêve que de décapiter notre héros (décidément, ça tourne beaucoup autour de lui ce film…).

Le seul personnage féminin à être mise en avant sur les affiches du film est Gloria l’hippopotame. Le choix de cet animal pour incarner le personnage féminin est intéressant, car il prend le contrepied des normes de beauté féminines martelant aux femmes qu’elles doivent être minces et gracieuses (la girafe semblait la candidate idéale pour le rôle). Le problème, c’est que les affiches (et les films) prennent bien soin de contrebalancer cet écart de Gloria par rapport à la norme en l’affublant en permanence de signes qui attestent de sa féminité (signes qui sont bien entendus tous plus anthropocentrés les uns que les autres) :

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Sur la première, on peut remarquer que Gloria n’a pas oublié de mettre son mascara. Rien de bien étonnant pour une hippopotame…  Sur la deuxième, tutu rose et ombrelle sont de rigueur. Et sur la dernière, Gloria est comme par hasard la seule à manifester sa peur par une posture toute féminine. Décidément, les hommes et les femmes ça fait vraiment tout différemment…

Ce type de « détails » (malheureusement assez fréquents dans le cinéma d’animation mettant en scène des animaux) témoigne à mon avis d’une crainte panique que la frontière étanche entre les genres (masculin et féminin) puisse être brouillée. Même le simple fait de ne pas pouvoir distinguer au premier coup d’œil les « hommes » et des « femmes » semble être quelque chose d’intolérable pour le patriarcat. C’est qu’il y a là un enjeu de taille : « la » différence sexuée binaire et exclusive entre d’un côté « les hommes » et de l’autre « les femmes » est le fondement de la domination masculine. Pour qu’une classe de sexe puisse en dominer une autre, il faut que la frontière entre les deux soit claire et nette. C’est la raison pour laquelle notre société patriarcale s’acharne tant à différencier « hommes » et « femmes », tout en présentant cette différence entre les sexes comme « naturelle ». Les individus dont le sexe est ambigu ou pas assez facilement identifiable sont des menaces pour l’ordre patriarcal, il faut donc les mettre de toute urgence dans une case. Et des cases il n’y en a pas 36, il y en a deux, un point c’est tout. Donc du mascara, un tutu et une ombrelle pour Gloria, et que ça saute, la domination masculine ne va pas se reproduire toute seule…

iceage04La première chose qui frappe sur l’affiche « principale » de L’âge de glace 4 est l’absence totale de personnages féminins. En effet, celles-ci avaient pris de plus en plus d’importance dans les deuxième et troisième volets, avec l’introduction des personnages de Ellie et Peaches, respectivement femme et fille de Manny le mammouth. Or, de la même manière que le film les mettra au second plan pour se concentrer essentiellement sur les 3 héros masculins, Ellie et Peaches n’apparaîtront sur aucune des affiches du film (à ma connaissance du moins).

Lorsque, dans le film, hommes et femmes seront séparé-e-s par la force des choses, il est évident pour tout le monde que ce sont les premiers qui partiront à la recherche des secondes et non l’inverse. Manny hurle ainsi à ses femmes : « Peu importe le temps que cela prendra, je vous retrouverai ». Et Ellie s’accommode très bien de cette assignation à la passivité, puisqu’elle rassure Peaches en lui disant : « Ton père est le plus borné des mammouths que j’ai rencontré, il reviendra pour nous, c’est promis ». Le programme est posé : les femmes attendront sagement le retour de leur héros, qui braveront avec courage tous les dangers pour pouvoir les retrouver. L’aventure, c’est un truc d’hommes. Les femmes, ça attend à la maison.

L’âge de glace 4 est un film très majoritairement masculin non seulement parce que c’est une « aventure » (les héros perdus au milieu de l’océan), mais aussi parce qu’il met en scène un affrontement physique entre deux clans. Cette deuxième dimension apparaît sur d’autres affiches, comme celle-ci (à gauche) :

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L’affiche est organisée de manière symétrique, avec d’un côté les méchants et de l’autre les gentils. Cette opposition est appuyée par un jeu de couleurs qui permet d’identifier très nettement les deux clans au premier coup d’œil (blanc/gris/noir/rose pour les méchants, et brun/orange/beige pour les gentils). Cette manière de mettre en scène les deux camps m’évoque personnellement un affrontement entre deux équipes de sport (avec maillots de couleur différente), voire un affrontement entre deux peuples, pour ne pas dire deux « races », tant l’appartenance de chacun des personnages à son clan semble être inscrite dans son physique même (la couleur du pelage en particulier).

Comme l’indique la deuxième affiche (à droite), un des personnages passera d’un clan à l’autre : Shira. Ce destin semble être inscrit dans sa biologie pour deux raisons. Tout d’abord parce que c’est une femme, et que seules les femmes sont assez fourbes et versatiles pour trahir leurs alliés, c’est bien connu… Mais aussi parce que Shira est, comme Diego, un smilodon (sorte de tigre aux dents longues), ce qui la rapprochait « génétiquement » d’un des membres du camp opposé. Hétérosexisme oblige, les deux « âmes sœurs » finiront donc ensemble, sous le signe de l’ « Amour » (le seul, l’unique).

Les affiches qui se focalisent sur chacun-e des trois héros les associent à chaque fois avec un personnage du camp opposé :

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Opposant les deux chefs de clan (parce qu’ici aussi, il faut nécessairement qu’il y ait des chefs…), la première affiche est la seule à reproduire le schéma de l’affrontement (gentils VS méchants). Les deux leaders se défient  virilement du regard. Cette image annonce l’inévitable combat final qui opposera les deux chefs, dans le but de déterminer qui a la plus grosse trompe… Les deux adjectifs choisis pour synthétiser les personnalités des deux personnages sont significativement « wild & woolly » (« sauvage et laineux »). Le gentil est celui qui n’est pas « sauvage » mais domestiqué, celui qui a su fonder une famille (le duo gagnant couple-famille semble en effet être la destinée inéluctable des trois héros du film, et si Sid n’a toujours pas ici rencontré la femelle opossum de son cœur, il est fort probable que cela se produise dans un Âge de glace 5 ou 6, à moins qu’il soit décrété trop « bizarre » pour  y aspirer…).

L’adjectif « woolly » associé à Manny  insiste quant à lui sur le côté tendre et bienveillant du personnage. Le film opposera ainsi le bon chef qui veille sur ses subordonné-e-s (Manny) au mauvais chef qui les utilise pour conserver ou étendre son propre pouvoir (Gutt). L’avantage de cette alternative (que l’on retrouve de manière récurrente dans les films d’animation, cf.  l’opposition Mufasa/Scar dans Le Roi Lion par exemple)  est qu’elle permet de faire passer le rapport de domination « bon chef bienveillant » / « gentils subordonnés soumis et reconnaissants » pour la panacée de l’organisation politique entre les individus. Dire qu’il vaut mieux des chefs gentils que des chefs méchants permet évidemment de faire oublier de manière bien commode que le mieux reste quand même qu’il n’y ait pas de chefs du tout…

Cette opposition est explicitée dans le film par la bouche de Diego, lorsque celui-ci émancipe Shira la femelle en lui faisant prendre conscience d’à quel point elle est aliénée (heureusement que des hommes sont là pour faire voir la lumière à ces pauvres femmes qui n’ont même pas conscience de la domination qu’elles subissent…). Celle-ci croit être épanouie sous le commandement du méchant Capitaine Gutt, mais elle comprendra que la vrai liberté, c’est d’être sous le commandement de Manny, il est tellement plus sympa… Ce discours mystificateur sur le gentil chef et son infinie bienveillance est d’ailleurs également mobilisé par le film lorsqu’il est question de la relation entre Manny et sa fille. Le père ne cesse d’interdire à sa fille de faire ceci ou cela, mais c’est au fond parce qu’il s’inquiète des dangers qu’elle pourrait courir. Que c’est touchant… Le refrain n’est pas nouveau, La Petite Sirène et Aladdin nous expliquaient déjà que les pères abusant de leur pouvoir ne veulent en fait que le bien de leur filles, et Moi, moche et méchant 2 nous a fait cette année une petite piqure de rappel au cas où on ne l’ait pas encore bien compris.

L’affiche mettant en scène Diego et Shira est déjà un peu plus intéressante politiquement. On y voit notre mâle viril servir d’accoudoir à sa femelle, plutôt décontractée. Son regard un peu ahuri montre qu’il ne sait pas trop comment réagir à cette situation peu orthodoxe (une femelle qui ose tenir ainsi tête aux mâles, quelle chose étrange…). Le « sweet & sour » (« aigre-doux ») en rajoute une couche, puisqu’on se doute, au vu de l’image, que Diego est le « doux » en question. Mais qu’on se rassure, le film remettra tout cela à l’endroit, puisqu’après avoir été un peu surpris par la forte personnalité de Shira, Diego reprendra le dessus en la dominant d’abord physiquement (en la plaquant sur le dos et en la traitant de « kitty »), puis en la domptant définitivement par l’amour (ça marche à tous les coups, demande à Simba…).

La troisième affiche met en scène Sid, le bouffon de service, qualifié de « clueless » (ignorant) et associé à un autre personnage tout aussi « allumé ». Sid est débile donc, et les films comme les affiches prennent bien soin de nous le rappeler en permanence. Comme les minions de Moi, moche et méchant, Sid est donc un personnage qui appelle la domination qu’il subit. Son absence d’intelligence le rend en effet totalement dépendant de Manny (cf. l’affiche au-dessus où celui-ci le sauve de la mort), et c’est donc pour son bien qu’il reste sous la domination de ce dernier. Les films ont beau déclarer régulièrement que le « clan » de Manny, Diego et Sid se distingue des vulgaires « meutes »[3] parce qu’ils se soutiennent mutuellement et ont tous besoin les uns des autres, ces belles phrases ne cachent que très difficilement le caractère profondément hiérarchique de la relation entre les 3 héros[4].  Tout va bien donc, ceux qui sont par nature voués à commander commandent, et ceux qui sont par nature voué à obéir obéissent. La vie la vraie quoi…

The Amazing Spiderman & Men in Black 3 : des hommes et des hommes… et des hommes… et des hommes…

De manière assez prévisible, un grand nombre d’affiches de The Amazing Spider-man nous montre l’homme araignée dans des positions acrobatiques, évoluant avec agilité au-dessus de la  ville (cf. par exemple ci-dessous à gauche). Ce serait « la femme araignée », elle attendrait passivement que l’ennemi vienne se prendre dans sa toile pour le tuer. Mais comme c’est un homme, et que l’homme est actif et conquérant, il saute d’immeuble en immeuble et pourchasse ses ennemis.

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Les deux autres affiches présentent quant à elles le personnage comme un être plutôt sombre et violent. Des traces de griffes ornent son torse, preuve que notre homme ne fait pas que voltiger dans les airs, mais se bat au corps à corps avec des ennemis redoutables. Sur la troisième, il sert les poings et ses muscles sont mis en évidence. Qu’on se rassure donc, la virilité du jeune adolescent ne fait aucun doute.

D’autres affiches (cf. ci-dessous) nous le montrent sans sa cagoule, mais dans des poses tout aussi viriles. La posture « de dos la tête de profil et un peu inclinée en avant » cherche peut-être à insister sur le poids qu’il porte sur ses épaules (« un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », et les responsabilités sont un fardeau c’est bien connu… ce lourd fardeau de l’homme blanc hétéro viril…).

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Sur ces affiches, Spider-man domine la ville. Il est un être exceptionnel qui protège le peuple des dangers qui le menacent. Avec le nombre de films de super-héros qui sortent chaque année, on commence à connaître la chanson…

Enfin, Gwen Stacy (la petite amie de notre héros) a l’honneur d’apparaître sur une affiche. Elle est dans les bras de son homme, les mains sur ses pectoraux d’acier, la bouche entrouverte (elle n’en revient pas de ce qui lui arrive la ptite dame). Elle n’a d’yeux que pour son chéri, qui la fait monter au septième ciel. Rien de nouveau sous le soleil de l’hétéropatriarcat donc…

Les affiches de Men in Black 3 sont elles aussi d’une originalité politique à couper le souffle :

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Sur la première (affiche « principale » du film), trois hommes incarnant une masculinité on ne peut plus traditionnelle : impassibilité en costard cravate et lunettes noires. On sent que ce ne sont pas des rigolos, mais des professionnels. Notons tout de même cette évolution par rapport au second volet : ils étaient deux, ils sont maintenant 3. Vivement Men in Black 4… Sur la deuxième, Will Smith se la joue « j’ai trop la classe avec mes lunettes tsé ». La virilité a vraiment la vie dure de nos jours… Mais que fait Eric Zemmour ??? Et pour achever le tableau, la dernière nous montre le héros roulant à fond dans un véhicule futuriste. Vitesse, puissance, action, etc., etc., etc.

Le tableau ne serait pas complet sans les gros flingues de papa, on est dans MEN in black après tout, pas dans une gay pride…

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Comme quoi il est possible d’être plus inexpressif que le Bond de Daniel Craig. Qui l’eut cru…

Hunger Games & Twilight chapitre IV, Révélation : des femmes au premier plan

hg00 Au cœur de cette véritable fête de la saucisse, l’affiche de Hunger Games me semble exceptionnelle à plus d’un titre. Tout d’abord, de toutes les affiches que j’analyse dans cet article, c’est la seule à être centrée sur un unique personnage féminin[5], alors même que les affiches centrées sur un ou plusieurs hommes ne manquent pas (cf. Skyfall, The Dark Knight Rises, Le Hobbit, Men in Black 3, L’âge de glace 4, The Amazing Spiderman, et les trois « blockbusters » français). Mais surtout, elle me semble éviter les poncifs sexistes que l’on a retrouvés en masse dans les représentations des autres personnages féminins rencontrés dans ce panorama. En effet, elle n’est ni sexualisée/érotisée (comme Catwoman ou la Veuve Noire), ni représentée comme une incarnation de l’éternel féminin, pure et maternelle (comme Galadriel ou Bella).

On y voit l’héroïne en train de tirer à l’arc, avec un gros plan sur son visage. Contrairement aux personnages féminins ultra-sexualisés qui sont ramenés à leur corps, c’est ici le visage qui est mis en valeur. En plus, ce visage témoigne d’une grande concentration. Il ne renvoie donc pas à lui-même, mais aux qualités « intérieures » de l’héroïne. Le visage de Katniss n’est donc pas ici un objet offert au regard masculin pour sa beauté (elle ne minaude pas comme le fait Catwoman par exemple), mais la fenêtre vers un véritable sujet.

Certes, l’actrice est jeune et belle (ce qui est appuyé par une coiffure maquillage discrets mais savamment étudiés), et Hunger Games n’échappe pas de ce point de vue aux normes dominantes de la représentation des femmes au cinéma. Mais il me semble quand même que la beauté n’est pas ce qui est mis en premier en avant chez le personnage.

Enfin, le fait que l’héroïne tire à l’arc est aussi un détail intéressant. Le maniement des armes est un privilège traditionnellement masculin, rarement usurpé par les femmes au cinéma. Et quand c’est le cas, c’est souvent sur le fond d’une imagerie érotique destinée en premier lieu au spectateur masculin. Il ne me semble pas que ce soit vraiment le cas ici (pas en premier lieu en tout cas). La manière dont Katniss utilise l’arme n’est pas vraiment érotisée (notamment  grâce au gros plan), et cette sobriété met donc en avant l’efficacité et la compétence du personnage en la matière.

Ces qualités se retrouvent sur les autres affiches du film :

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Sur la première, l’héroïne semble encerclée par des flammes, et donc évoluer dans un univers dangereux. Son regard est plein de défi et de détermination. La posture « de dos avec la tête retournée » me semble quant à elle un peu plus ambivalente. A première vue, elle ressemble à une pose tendant vers l’érotisme (notamment par sa mise en valeur de la chevelure de l’actrice, descendant sur sa nuque, avec quelques mèches s’entremêlant le long de l’oreille), pouvant être  interprété comme un « suis-moi je te fuis » (un jeu de séduction hétéronormé donc).

Mais en même temps, le regard sévère de l’héroïne n’encourage pas vraiment ce genre de lecture. Il me semble donc que cette posture souligne plutôt le côté rebelle et revêche du personnage. Elle ne s’offre pas face à l’objectif, mais elle lui tourne au contraire le dos, se contentant de se retourner pour le toiser avec un air de défi. Katniss ne se donne pas à regarder, elle se confronte au regard de ceux qui la regarde. Cette attitude me semble d’ailleurs assez fidèle au comportement de Katniss dans le film, qui rechigne à se donner en spectacle aux public des Hunger Games, et ne le fait qu’à contrecœur, que parce qu’elle comprend qu’il en va de sa survie.

La deuxième affiche est elle aussi assez exceptionnelle. Déjà parce que l’héroïne y apparaît de dos et dans des vêtements amples (qui ne mettent donc pas ses formes en valeur) : difficile de contrecarrer plus efficacement le processus d’objectification dont les stars féminines sont si souvent les victimes. De plus, elle apparaît ici en train de regarder la cérémonie des Hunger Games (avec les affiches d’elle et de Peeta , le public et les projecteurs). Encore plus clairement que sur les autres affiches, elle est donc ici sujet du regard. Et l’objet de ce regard est cette mascarade dans laquelle elle sera embarquée contre son gré, et à laquelle elle tentera d’échapper au maximum. Là encore, l’affiche me semble cohérente avec le film, qui tente de susciter un regard critique vis-à-vis de ce divertissement éminemment politique que sont les Hunger Games, et ce par l’intermédiaire du regard de Katniss (pour une analyse du film sur ce site, voir ici).

La troisième affiche est celle dédiée spécifiquement à Katniss. En effet, chaque personnage important du film a droit à une telle affiche :

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L’affiche de Katniss se distingue un peu de celle des autres personnages. L’héroïne est en effet beaucoup plus éclairée, et elle regarde vers la droite (alors que tou-te-s les autres regardent vers la gauche). Même si ce traitement différentiel reste très discret, cette série d’affiches tend donc à souligner le caractère exceptionnel de Katniss, qui la distingue des autres personnages et fera qu’elle se retrouvera plus qu’aucun-e autre sous le feu des projecteurs. Cette dimension se retrouve dans le film sans être véritablement l’objet d’une réflexion critique[6]. Je pense par exemple à cette scène où l’héroïne se retrouve l’inspiratrice de la révolte du district 11 suivant la mort de Rue. Mais bon, on est tout de même loin des affiches (et des films) mettant en scène des individus exceptionnels dans le rôle d’avant-garde éclairant les masses sans qu’il n’y ait jamais aucun recul sur ce genre d’idéologie (cf. par exemple La Planète des singes, les Origines ou Avatar).

Si les posters de Twilight chapitre 4, Révélation mettent eux-aussi en avant une figure féminine, celle-ci n’a pas grand-chose à voir avec la Katniss de Hunger Games (pour une analyse politique de la saga, voir ici). Déjà, elle n’apparaît pas seule sur l’affiche « principale » (ni sur les affiches secondaires d’ailleurs), mais toujours accompagnée d’autres personnages. On la voit ainsi souvent encadrée par les deux personnages masculins principaux : Edward et Jacob.

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 Si Bella part au combat sur la première affiche, elle reste escortée par deux hommes, courant à ses côtés comme deux gardes du corps assurant sa protection. Edward court un peu en avant, sûrement parce qu’il est « l’homme de Bella », celui qui lui montre la voie. Jacob est quant à lui un peu en arrière, prêt à lui porter secours s’il le faut.

On retrouve le même genre de configuration sur la deuxième affiche. Bella est cette fois en avant, mais dans une posture et une attitude plutôt neutre, voire passive. Au contraire, Jacob sert le poing et gonfle ses muscles, tandis qu’Edward tient le bras de sa femme, geste qui montre à la fois qu’il la tient bien en main et qu’elle est sa propriété.

La troisième introduit le personnage de Renesmee, fille de Bella et Edward,  et positionnée sous (l’autorité de) son père. Elle s’appelle Renesmee Cullen en même temps, pas Renesmee Swan ou Cullen-Swan. On rigole pas avec les traditions patriarcales dans Twilight… Avec à droite la sainte trinité papa-maman-bébé bien blanche de peau et à gauche l’ami un peu « basané », cette affiche distingue physiquement des autres personnages la famille nucléaire sacrée, qui sera isolée sur  d’autres posters promotionnels :

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La première définit par un simple jeu de regards la norme des rôles genrés au sein de la famille nucléaire hétérosexuelle. Edward regarde au loin, vers l’extérieur du foyer, protégeant sa famille de ce qui la menace. A l’inverse, Bella a les yeux tournés vers l’intérieur, veillant sur sa fille (au sens du « care ») comme se doit de le faire toute « bonne mère ». Sur la deuxième, Bella se met devant sa fille pour la protéger (l’« instinct maternel » sûrement), mais Edward est là pour la ramener à la raison d’une main ferme. La troisième reconduit le même genre de représentation : la mère pose ses mains sur son enfant chérie tandis qu’Edward veille sur la famille entière, entourant ses femmes de ses bras protecteurs (mais pas trop chaleureusement quand même, car un homme se doit de rester viril…).

Twilight met donc aussi un personnage féminin en avant, sans que celui-ci soit sexualisé (seulement un peu érotisé), mais c’est bien la seul chose qui le rapproche d’Hunger Games. Contrairement à Katniss, Bella est toujours représentée dans une posture de dépendance vis-à-vis des hommes, et ramenée à la maternité. Elle est soit une femme entre deux hommes, soit la « Mère » au sein de la famille nucléaire hétérosexuelle, ce pilier de notre civilisation…

Blockbusters à la française

Contrairement aux blockbusters américains, les grosses productions françaises ne sont généralement accompagnées à leur sortie que d’une seule affiche, celle qui figurera sur le frontispice des cinémas. Leur diffusion est cependant assez importante pour qu’on y porte aussi attention. Voici les affiches des trois films français ayant réussi à se placer dans le top 10 du box-office français en 2012 :

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La première chose qui frappe sur ces trois affiches est le nombre incalculable de femmes qui y figurent. Encore une preuve que l’égalité hommes / femmes est maintenant atteinte et que le féminisme n’a vraiment plus aucun sens aujourd’hui…

Plus sérieusement, outre l’écrasante majorité de personnages masculins, c’est le motif de l’amitié masculine qui semble être le gros point commun entre ces trois films. A chaque fois, les affiches nous montrent une équipe d’hommes, qui auront à unir leur force pour triompher.

Si la virilité des personnages masculins n’est pas autant mise en avant que celle des héros américains, celle-ci est tout de même au cœur des films. Dans Sur la piste du marsupilami, les deux héros commencent dans une position d’humiliation, par rapport aux femmes notamment (la directrice de Dan Geraldo et la fille de Pablito), mais ils parviendront à réaffirmer leur valeur au cours de leur aventure. Dans Astérix et Obélix : au service de sa majesté, les deux gaulois réaffirmeront la valeur de leur masculinité virile et de l’homosocialité masculine en se confrontant à toute une série d’« Autres », dont les femmes, les homosexuels et ses efféminés d’anglais… (pour une analyse détaillée sur ce site, voir ici). La vérité si je mens 3 se passe de commentaire tellement tout y est à vomir, il n’y a qu’à regarder l’affiche pour se douter du caractère hautement féministe du propos…

Un autre point commun de ces trois affiches (et des films qu’elles annoncent) me semble être leur racisme primaire. Le plus flagrant est peut-être Sur la piste du marsupilami, avec sa tribu exotique de « Payas » qui dansent en bas de l’image. La vérité si je mens 3 nous ressort les clichés habituels sur les juifs, avec en prime un affrontement entre nos héros et des grossistes chinois qui envahissent leur marché (le générique donne une idée du sexisme et du racisme décomplexés véhiculés par ce film, personnellement je ne m’en suis toujours pas remis…). Enfin, Astérix et Obélix assume son ethnocentrisme en annonçant gauloisement : « Ils sont fous ces anglais !». Je ne sais pas pourquoi ce genre de représentations racistes passe comme une lettre à la poste. Si c’est parce qu’elles sont volontairement « pittoresque », je rappellerai tout de même que du racisme pittoresque reste du racisme…

Bilan

Ce qui se dégage d’abord de ce panorama, c’est l’omniprésence des hommes blancs hétéros, qui occupent quasi-systématiquement le haut de l’affiche. Cette domination symbolique s’explique évidemment par la domination réelle de ce groupe sur les autres groupes « minorisés » (dans le monde du cinéma comme dans la société en général) et contribue en même temps à légitimer cette domination. Cette « survisibilisation » des hommes blancs hétéros a bien sûr pour corollaire une invisibilisation des dominé-e-s. Si les femmes et les non-blancs n’apparaissent quasiment pas sur ces affiches, les femmes non-blanches n’existent tout bonnement pas. Les homo/bi/pan/transsexuel-lle-s et transgenres connaissent le même sort[7]. Seule Catwoman semble être très évasivement envisagée comme homo/bi/pansexuelle. Mais cette piste ne sera pas creusée par le film, loin de là, puisque son amie Jen (inexistante sur les affiches) sera évacuée de l’histoire à l’arrivée du viril Batman, dans les bras duquel la femme-chat finira le film.

Les affiches « principales» des films analysés ici comptent donc 90% d’hommes et 10% de femmes, mais les configurations dans lesquelles apparaissent ces hommes et ces femmes sont elles aussi très significatives. Sur un total de 13 films (et donc 13 affiches) se dégage les combinaisons suivantes :

Personnages masculins seuls : 4 / Personnages féminins seuls : 1

Groupe (très) majoritairement masculin : 3  / Groupe majoritairement féminin : 0

Groupe exclusivement masculin : 5 / Groupe exclusivement féminin : 0

Aucune affiche ne met en scène deux femmes (ou plus) dans une éventuelle relation d’amitié, les femmes y apparaissent toujours isolées, et le plus souvent perdues au milieu d’hommes (sauf Katniss, seule tête d’affiche d’Hunger Games). Ce constat est révélateur d’une stratégie récurrente du patriarcat, consistant à invisibiliser les amitiés et complicités féminines. Si les hommes ont à leur disposition un grand nombre d’histoires d’amitiés et de solidarités masculines, les femmes en sont quant à elle privées[8]. Rien de bien étonnant à cela, le patriarcat atomise les dominé-e-s pour contrecarrer au maximum l’émergence de liens de solidarité entre elles,  tandis que la solidarité entre dominants (le plus souvent contre les « Autres ») est quant à elle glorifiée de films en films.

Si les femmes sont « minorisées » d’un point de vue quantitatif, elles le sont aussi d’un point de vue qualitatif. Le plus souvent personnages secondaires n’existant que par rapport au personnage masculin, elles sont du surcroît réduites à des stéréotypes sexistes : soit réduites à leur corps, sur-érotisées et sexualisées pour satisfaire les désirs du spectateur masculin hétérosexuel (la Veuve Noire ou Catwoman), soit présentées comme des incarnations de l’éternel féminin, pures et/ou maternelles (Galadriel ou Bella). Mamans ou putains, les personnages féminins offrent ainsi aux spectatrices une grande diversité de figures auxquelles s’identifier… Un corollaire à cela est évidemment que les personnages masculins sont beaucoup plus complexes et approfondis que les personnages féminins, pauvres et unidimensionnels.

En nous assénant perpétuellement ce genre de représentations, ces films et leurs affiches contribuent ainsi à l’immense entreprise de naturalisation du masculin blanc hétéro comme universel, et consolident ainsi ces rapports de domination en les légitimant.

 Paul Rigouste


[1] Les affiches sont moins claires que le film à ce niveau. Si certaines nous montrent bien les animaux s’amuser au sein de l’univers du cirque (cf. plus bas celle du milieu, ou toutes les affiches « individuelles », que je n’ai pas toutes mises ici pour ne pas surcharger l’article), d’autres sont plus ambiguës, puisqu’on voit nos 4 héros visiblement terrifiés (cf. l’affiche « principale », ou encore celle ci-dessous à droite). La raison est, je pense, le mélange au sein de ces affiches de deux problématiques : 1/ le cirque, et 2/ la chasse dont les 4 héros sont la proie et qui est menée par la méchante, la « Capitain » Chantal DuBois, que l’on voit à l’arrière-plan de la première affiche. La pose des trois animaux au fond à droite sur cette même affiche est ainsi plus représentative de l’idée que le film se fait de l’épanouissement des animaux sauvages au sein du cirque.

[2] Contrairement à un grand nombre de films d’animation qui utilisent des animaux pour ne parler en fait que des humains (Le Roi Lion, Robin des bois, Chicken Little, Basil, détective privé, etc.), Madagascar 3 traite aussi ses héros animaux comme des animaux, en abordant notamment la question du rapport humain-e-s/animaux. Il se rapproche ainsi d’autres films d’animation comme La Belle et le Clochard, Les 101 Dalmatiens ou Frère des ours.

[3] La version originale oppose ainsi « horde » et « pack ».

[4] Cf. par exemple cette « blague » de Manny à la fin du 2, qui témoigne bien de l’idée qu’il se fait de la différence de statut entre lui et Sid. Lorsqu’Ellie lui dit, à propos de Sid et Diego, qu’il « ne doit pas préférer l’un de ses enfants », le mammouth répond : « [Sid] n’est pas mon enfant, ce n’est même pas mon chien. Si j’avais un chien, et que mon chien avait un petit, et que ce petit avait un animal de compagnie, ça serait Sid ».

[5] Je parle ici des affiches « principales » des films, celles qui sont le plus diffusées, et non certaines affiches « secondaires » se focalisant sur certains personnages (La Veuve Noire de The Avengers, Catwoman de The Dark Knight Rises, Galadriel de The Hobbit ou Gloria de Madagascar 3 par exemple)

[6] Peut-être que celle-ci émergera plus clairement dans les autres volets, espérons-le en tout cas… Mais déjà, on est assez loin ici d’un schéma à la Batman où Bruce Wayne s’autoproclame super-héros et sauve le peuple du chaos social. En effet, Katniss devient une héroïne malgré elle, et ne désire donc pas du tout le statut d’être exceptionnel qu’elle gagne dans cette aventure, ni le pouvoir qui va avec.

[7] Parfois, la sexualité de certains personnages n’est pas définie. Mais quand elle l’est, elle est systématiquement hétérosexuelle.

[8] Et quand de telles amitiés sont exceptionnellement l’objet d’un film, elles reçoivent un traitement très différent de celui des amitiés masculines (cf. sur ce site l’article « Bromances VS Womances »)

2012 en affiches : (I) Bilbo, Bond, Batman, et la bande à Banner

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Le but de cet article en deux parties (pour la deuxième, voir ici) est de passer en revue les affiches des plus grands succès de l’année dernière et d’en esquisser à chaque fois une analyse politique. Ce genre de décryptage me semble avoir son utilité, notamment parce que ces affiches connaissent une très large diffusion (nous les rencontrons dans la rue, dans le métro, sur les arrêts de bus, sur les bus, dans les gares, dans les magazines, etc.). Si les films ne sont pas vus par tout le monde, il me semble plus difficile d’échapper à leur affiches promotionnelles, qui s’imposent à nous au sein de l’espace public, qu’on le veuille ou non (comme n’importe quelle autre publicité). Les représentations politiques qu’elles véhiculent sont donc beaucoup plus intrusives et méritent donc elles-aussi d’être l’objet d’un regard critique.

J’ai choisi, en guise d’« échantillon représentatif », les films figurant dans le Top 10 du box-office mondial et du box-office français de l’année 2012. En effet, si ces films ont réalisé de si gros scores au box-office, c’est en partie parce qu’ils ont fait l’objet de campagnes de publicité gigantesques, dont les affiches promotionnelles ne sont qu’une partie (il faut aussi mentionner les bandes annonces, et surtout toutes les émissions ou articles de magazines qui, sous couvert de « journalisme », participent en réalité bien plus à la promotion des films qu’à leur critique). Ainsi, ce n’est pas un hasard si la majorité des films qui réalisent le plus d’entrées au box-office sont aussi ceux qui ont coûté le plus d’argent[1] (et comptent réaliser le plus de bénéfices). Les films en tête du box-office 2012 sont les suivants[2] :

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Je conclurai le passage en revue de toutes ces affiches par un bilan statistique. Mais j’annonce d’ores et déjà quelques chiffres qui me semblent assez représentatif : si l’on fait le total des stars en tête d’affiche de ces films, on comptabilise 26 hommes et 3 femmes (ou 33 personnages masculins et 4 personnages féminins, si on prend en compte les films d’animation), soit environ 90% d’hommes et 10% de femmes[3]. Les femmes constituent plus de la moitié de la population mondiale, mais elles ne sont visiblement pas assez dignes d’intérêt pour figurer dans ces « films d’envergure » (qui sont, je le rappelle au passage, absolument tous réalisés par des hommes)[4]. Ce genre de constat numérique est édifiant, mais il ne suffit bien évidemment pas à comprendre tout ce qui se joue d’un point de vue politique dans les représentations véhiculées par ces affiches.

Je me concentrerai dans cette première partie sur les affiches des quatre plus gros succès mondiaux au box-office 2012 (The Avengers, Skyfall, The Dark Knight Rises et Le Hobbit), qui sont probablement les films ayant fait l’objet des plus grosses campagnes promotionnelles (pour l’analyse des autres films et le bilan de ce panorama, voir la deuxième partie ici).

The Avengers : cherchez la femme

avengers 00Dans un décor de ville en feu qui mobilise à fond l’imagerie « 11 septembre », les super-héros de The Avengers  sont disposés en cercle, comme le dernier rempart protégeant les Etats-Unis de l’Envahisseur.

Au centre, Iron Man (Robert Downey, Jr.) lève sa main tel un gardien de la civilisation. « Vous ne passerez pas », semble-t-il lancer à l’Ennemi avec un regard intransigeant. Sa main, qui arrive au premier plan et au milieu de l’affiche, brandit une arme atomique comme ultime recourt contre le chaos. Toute sa posture semble ainsi signifier que l’usage que les Etats-Unis prétendent faire de l’arme nucléaire est purement défensif (ce qui est évidemment une vaste mystification destinée à dissimuler le caractère agressivement impérialiste de leur politique extérieure). Le super-héros qui est ici mis en avant comme une force positive et défensive est donc celui qui incarne l’industrie de l’armement américaine (Iron Man/Tony Stark est en effet, dans les comics et les films qui lui sont consacrés, un industriel fabricant d’armes à la tête de « Stark Enterprises »). Propagande dites-vous ? Mais non, ce n’est que du cinéma…

A ses côtés, Thor (Chris Hemsworth) et Hawkeye (Jeremy Renner) incarnent peut-être les deux « qualités » fantasmées de la puissance de frappe états-unienne : force et précision. Le premier est en effet armé de son marteau à la force légendaire, tandis que l’autre tient un arc, arme de précision par excellence. Eux-aussi sont dans une posture défensive. L’un regarde à droite, l’autre à gauche, tous deux vigilants face à une irruption imminente de la Menace qui rôde dans le « hors-champ ».

Un peu plus haut, Captain America (Chris Evans) regarde vers le ciel en arborant les couleurs des Etats-Unis. Alors qu’Iron Man et ses deux acolytes au premier plan incarnent un usage « pragmatique » de la force, Captain America est au contraire la personnification des « idéaux » américains, le représentant de l’«américanité » et de ses valeurs. En position de surplomb, il semble veiller sur la scène, fonctionnant ainsi comme une sorte de garantie morale à cette débauche de violence.

Au milieu et à l’arrière-plan de l’affiche, Nick Fury (Samuel L. Jackson) semble occuper le centre du cercle formé par les super-héros. Directeur du SHIELD, agence gouvernementale d’espionnage à l’origine de l’union des Avengers, il est l’homme de l’ombre sans qui cette armée providentielle n’aurait pas existé, le fédérateur.

Dernier élément de ce cercle vertueux, Hulk semble quant à lui dans une posture un peu plus agressive. Peut-être incarne-t-il la face sombre de la puissance militaire et technologique américaine, son côté monstrueux. Ce super-héros se caractérise en effet par son incapacité à contrôler sa force lorsqu’il est sous l’emprise de la colère. Il serait ainsi ce monstre que l’armée américaine risque à chaque instant de devenir si elle perd de vue ses « nobles idéaux »… Ce personnage peut ainsi être vu comme un embryon de critique interne de ce dispositif idéologique profondément militariste et impérialiste. Mais d’un autre côté, il fonctionne aussi à mon avis comme une pièce centrale de ce dispositif. En effet, il est celui qui peut exploser à tout moment et infliger des représailles sans commune mesure avec l’agression qu’il a subie. Il incarne ainsi une dimension essentielle de la stratégie états-unienne en termes de politique extérieure : l’intimidation. Un exemple de ce genre de politique est donné par Noam Chomsky dans son livre sur les rogue states[5] :

« Le Stratcom (US Strategic Command), pour répondre aux menaces de ce qu’on appelle « terrorisme international » de la part des Etats voyous (« rogue states »), recommande de faire peur, d’effrayer l’ennemi, non seulement avec la menace de guerre nucléaire qu’il faut toujours laisser peser, au-delà même du bioterrorisme, mais surtout en donnant à l’ennemi l’image d’un adversaire (les Etats-Unis donc) qui peut toujours faire n’importe quoi, comme une bête, qui peut sortir de ses gonds et perdre son sang-froid, qui peut cesser d’agir rationnellement, en homme raisonnable, quand ses intérêts vitaux sont en jeu.

Il ne faut pas se montrer trop « rationnels », dit la directive, dans la détermination de ce qui est le plus précieux à l’ennemi. Autrement dit, il faut se montrer aveugle, faire savoir qu’on peut être aveugle et bête dans la détermination de cibles, juste pour faire peur et faire croire qu’on agit n’importe comment, qu’on devient fou quand des intérêts vitaux sont touchés. Il faut feindre d’être capable de devenir fou, insensé, irrationnel, donc animal. Il est « nuisible » (it hurts), dit une des recommandations du Stratcom, de nous dépeindre nous-mêmes comme trop pleinement rationnels et de sang-froid. « Il est“bénéfique” (beneficial) au contraire, pour notre stratégie, de faire apparaître certains éléments comme “hors de contrôle” (out of control).  »[6].

Enfin, la seule femme de cette armée super-héroïque, la Veuve Noire (Scarlett Johansson) semble avoir une place un peu à part dans ce dispositif : elle ne fait pas partie du cercle (constitué par Iron Man, Hawkeye, Hulk, Captain America et Thor), et elle n’en occupe pas non plus le centre (comme Nick Fury). Elle semble avancer à l’intérieur de ce cercle, sans être véritablement coordonnée au reste du groupe. Du coup, j’ai l’impression que l’affiche ne lui donne pas exactement le même statut que ses partenaires masculins. En effet, c’est comme si ceux-ci la protégeaient de l’extérieur en constituant une sorte de bouclier humain autour d’elle, comme si elle était plus vulnérable, une chose un peu plus fragile qu’il faudrait protéger.

Si elle semble aussi concentrée et déterminée que les autres et porte comme eux des armes, elle se distingue néanmoins de ses partenaires masculins par l’érotisation dont elle est l’objet. On retrouve cette érotisation de manière encore plus prononcée dans d’autres affiches promotionnelles, comme celle-ci :

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Elle est ici le seul personnage qui semble tourner le dos à l’ennemi (que l’on suppose dans le hors-champ, étant données les attitudes des autres super-héros). Sa posture est ainsi plus une pose esthétique qu’une attitude de combat. La femme est ici un spectacle érotique offert au regard masculin, un objet plus qu’un sujet.

Son érotisation/sexualisation apparaît de manière encore plus flagrante sur les affiches qui lui sont exclusivement consacrées (tous les personnages ont ainsi eu droit à de telles affiches personnalisées) :

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La première met en évidence les fesses, les seins et la chevelure de l’actrice. Sur la deuxième, elle semble plus active, mais sa tenue ultra-moulante nous permet tout de même d’admirer la perfection de sa plastique. La fermeture éclair de sa combinaison est légèrement entrouverte, comme pour nous indiquer que le plus intéressant chez ce personnage est ce qu’il y a en dessous de ladite combinaison, au cas où ce ne soit pas déjà assez manifeste. Enfin, la troisième érotise elle-aussi clairement l’actrice : bouche entrouverte, jambes écartées, main nonchalamment posée sur la cuisse et combinaison encore entrouverte. La juxtaposition entre ses yeux mi-clos et l’explosion au second plan donne presque à la scène une dimension orgasmique… Pas facile d’être une femme forte au pays des super-héros… (sur le même sujet, voir aussi ici sur ce site)

 

Skyfall : ma virilité, mon flingue et moi

La plupart des affiches de Skyfall n’ont pas cherché à faire dans l’originalité. La recherche d’une certaine épure était d’ailleurs cohérente avec le propos du film, reposant sur une nostalgie pour le bon vieux temps (celui de la bonne vieille virilité traditionnelle, comme j’ai essayé de le développer ailleurs sur ce site).  Pas de surenchère graphique donc, pas de femmes à moitié nues ou d’explosions dans tous les sens : juste « l’Homme », seul face à lui-même.

Cette série d’affiches centrées sur le personnage de Bond a pu ainsi permettre à Daniel Craig de montrer toute l’étendue de son talent d’acteur, allant de l’incarnation d’une masculinité ultra-virile à l’incarnation d’une masculinité méga-virile, en passant par l’incarnation d’une masculinité supra-virile…

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 Dur dur pour les jeunes garçons d’aujourd’hui de trouver des modèles pour devenir des hommes… Y a plus de « points de repère masculins » j’vous dis…

A côté de ces affiches transpirant une virilité sans faille, d’autres illustrent un autre aspect du film : son propos masculiniste. Skyfall nous montre en effet un Bond qui souffre, parce que dominé par des femmes et menacé de féminisation (voir ici). Ce dispositif masculiniste, qui fantasme une « crise de la masculinité » pour mieux réaffirmer les valeurs patriarcales traditionnelles, transparaît ainsi sur certaines affiches :

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Sur la première, le pauvre Bond a vraiment une sale gueule. Mal rasé, la bouche entrouverte et le regard un peu ahuri, on sent que 007 a des gros soucis dans sa vie. Et comme par hasard apparaît face à lui la figure de M, représentante d’un pouvoir féminin à l’origine des souffrances de notre mâle viril (elle devra d’ailleurs mourir dans le film pour que le temps béni du patriarcat puisse advenir). La phrase d’accroche, qui ancre le tout dans une nostalgie pour le bon vieux temps, parachève le tableau.

Sur la deuxième, la posture de Bond est entre virilité décontractée et « masculinité en crise ». Sa cravate est dénouée et sa chemise déboutonnée, comme s’il avait besoin de respirer parce que trop oppressé. Un peu penché vers l’arrière, comme s’il s’appuyait sur quelque chose, il paraît aussi plus passif que sur les affiches précédentes, presque fatigué. Son regard n’a pas non plus la détermination des affiches plus « viriles ». Il semble regarder au loin, un peu mélancolique.

La troisième affiche joue à fond sur la nostalgie pour le bon vieux temps en ressortant l’Aston Martin légendaire, pilotée par Sean Connery en son temps, le tout dans un Londres historique (je n’analyse pas Big Ben comme un symbole phallique, mais je le pense très fort quand même…).

The Dark Knight Rises : le Justicier, « La Femme », et le méchant révolutionnaire

De tous les films dont je passe en revue les affiches ici, The Dark Knight Rises est peut-être celui qui a été l’objet de la plus grosse campagne promotionnelle. Le nombre d’affiches différentes qui ont été conçues pour annoncer le film est proprement hallucinant. Il est difficile de les dénombrer précisément car les fans du film ont elleux-aussi produit une grande quantité d’affiches s’apparentant à des originaux[7]. Les trois grandes figures sur lesquelles la promotion du film s’est concentrée sont Batman (l’homme providentiel), Bane (le méchant révolutionnaire) et Catwoman (« la Femme »). Pour plus de détails sur l’histoire et une analyse politique de ce film, voir les articles qui lui sont consacrés sur ce site, ici et ici.

La plupart des images et des slogans jouent sur la thématique de la chute (« fall ») et de l’ascension (« rise »), ou dans une autre version de cette même opposition, sur celle de la fin (« end ») et du (re)commencement (« begin »). C’est logiquement dans la verticalité de l’image que cette thématique s’illustre graphiquement. Prenons par exemple ces affiches jouant sur le couple « fall »/« rise » :

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Sur la première, Batman est incliné et regarde vers le bas, tandis que l’arrière-plan connote une certaine confusion (soleil en contrejour, flou artistique et décor qui « mouvant » qui donne l’impression que le héros est en train de chavirer). Au contraire, la deuxième montre un Batman érigé vers le ciel, ses super-pectoraux en avant, la tête redressée contre la pluie et les débris d’explosion qui tombent tout autour de lui.

Il est intéressant de noter que si la chute est l’objet d’un questionnement (« Why do we fall ? »), l’ascension n’en soulève quant à elle aucune (« RISE », en méga-majuscules). Un peu comme si l’acte même de s’imposer comme l’individu le plus puissant contenait en lui-même sa propre justification.

La troisième affiche est quant à elle beaucoup ambiguë. Elle peut soit être interprétée dans un sens révolutionnaire, avec un peuple qui tente de sortir de l’ombre et de faire tomber l’empire financier qui le maintien dans la misère. Dans ce cas, les « méchants » qui « meurent » et les « villes » qui « tombent » dont il est question dans le slogan sont les capitalistes et leurs buildings, symboles de leur domination économique. Et les « héros » qui « s’élèvent » seraient alors les représentants du peuple, voire le peuple lui-même comme en témoignent les bras levés des révolutionnaires en colère. Mais cette interprétation s’avère au final difficilement tenable si l’on a vu le film, totalement antirévolutionnaire dans son propos. Le peuple que l’on voit sur l’affiche est ainsi sûrement plus conçu comme une populace grouillante et informe, menée par des « méchants » qui doivent « mourir » avant de réussir à faire « tomber » la « ville » dans le chaos et l’anarchie (le grand épouvantail du film…). Ainsi, les « héros », ces êtres exceptionnels au-dessus du peuple, pourront « s’élever » et ainsi sauver l’humanité du péril révolutionnaire (cf. l’ombre de Batman qui trône en haut du building).

Le héros n’est pas le seul à « s’élever » sur les affiches. Parfois c’est le feu révolutionnaire qui s’élève (« the fire rise »), demandant ainsi l’intervention du héros pour rétablir l’Ordre sacré (« a fire will rise »):

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Le héros ne « s’élève » ainsi comme une puissance supérieure que de manière défensive, pour s’opposer à une autre puissance (néfaste celle-là) qui menace de d’anéantir l’ordre social. Comme on le voit sur la troisième affiche, le couple «fall »/«rise » est aussi mobilisé dans ce sens, comme une justification du recours à la force par une instance supérieure : la ville s’écroule et appelle directement dans sa chute même (« fall ») l’intervention du super-héros, qui doit s’élever (« rise ») au-dessus de la masse pour la protéger et maintenir l’ordre.

Comme je l’ai dit, une variante du couple « fall »/« rise » est le couple « end »/«begin ». On le retrouve sur des affiches comme celles-ci :

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Sur la première, Batman trône au sommet de la ville, comme un ange bienveillant qui a su s’écarter lorsqu’il le fallait (à la fin du 2), mais qui est prêt à reprendre du service s’il le faut (dans le 3). Le slogan « the legend ends » a ainsi plusieurs sens : (1) Batman a mis un terme à sa légende, mais saura revenir sur sa décision pour (2) écrire la fin de sa légende en sauvant le peuple entier, le tout en (3) risquant sa vie comme jamais, tant l’ennemi est redoutable. La deuxième affiche inquiète ainsi du fait de l’absence de Batman (la moto est sans conducteur). Catwoman n’y est représentée (comme dans le film) que par rapport à Batman, elle n’a pas d’existence autonome. Lorsqu’il n’est pas là, elle est perdue, la main sur sa moto, attendant passivement son homme.

A cette menace de « fin », d’autres affiches opposent un « (re)commencement ». C’est le cas de la troisième, où Batman semble réapparaître lorsqu’on ne l’attendait plus. La présence de Catwoman (qui encore une fois n’existe que par Batman) donne en même temps à l’affiche une « ambiance jeu érotique » (« let the games begin »).

A chaque fois, le message est donc le même : la « fin » ou la « chute » du héros est une tragédie, et celui-ci doit donc « s’élever » à nouveau, comme à ses « débuts », pour vaincre la menace révolutionnaire et sauver le peuple du chaos social.

Comme on a commencé à le voir, Catwoman apparaît déjà sur les affiches comme profondément dépendante de Batman. Le film la réduit en effet à une simple sidekick du héros qui finit par se soumettre à ses ordres en même temps qu’elle succombe à son charme (au passage convertie à l’hétérosexualité alors qu’elle semblait plutôt homo/bi/pansexuelle, ou en tout cas homosociale, au début)[8]. Les affiches symbolisent déjà cette domination :

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Qu’elle soit derrière lui (première affiche) ou à ses côtés (deuxième affiche), Catwoman n’est que la subordonnée de Batman, et non une ennemie à sa mesure (comme elle l’était par exemple dans le Batman returns de Tim Burton). La troisième affiche est même ornée d’une empreinte de rouge à lèvres, accompagnée d’un XX, parce que « La Femme » en pince forcément pour le héros aux gros pectoraux, comment pourrait-il en être autrement ?…

Enfin, lorsqu’elle est seule sur les affiches, Catwoman est sursexualisée au possible, vêtue d’une combinaison latex quasi-identique à celle de la Veuve Noire des Avengers. Décidément, les blockbusters nous offrent une vraie diversité de personnages féminins…

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 Dans la famille « sexualisons les femmes fortes », je voudrais en 1 « montre-moi ton cul et tes seins dans une combinaison moulante », en 2 « fais-moi un sourire coquin avec plein de rouge à lèvres », et en 3 « déhanche-toi avec tes seins bien en évidence, et un flingue dans la main pour être encore plus sexy  ».

Comme pour la Veuve Noire des Avengers, la seule femme forte du film est ainsi réduite à un objet de désir pour le regard masculin. Le peu de potentiel subversif qu’elle pouvait avoir est ainsi neutralisé en étant réintégré dans le jeu de séduction hétéronormé. Certes, cette Catwoman est à ce niveau un peu moins horrible que celle de Burton ou de Pitof, mais son esthétique recourt toujours à la même mécanique sexiste.

De son côté, Bane apparaît sur les affiches comme l’apôtre du chaos social :

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La première affiche condense tout le propos antirévolutionnaire du film. Sur fond de destruction et d’explosion, Bane avance les bras écartés en proclamant : « Take control of your city » (« Prenez le contrôle de votre ville »). Voilà donc  à quoi mènent nécessairement les incitations à la révolte sociale : chaos et anarchie.

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Monstre ultra-musclé, Bane incarne une pure force physique, qui ne semble pouvoir n’être détruite que par l’usage d’une force supérieure. Les affiches qui mettent en scène Batman et Bane les montrent ainsi dans une sorte de bras de fer viril. Cette débauche de puissance et de virilité plante ainsi le décor idéologique du film : au final, seul l’usage (légitime) de la force peut sauver l’ordre social menacé.

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Dans ce combat ultra-viril entre les forces du Bien et les forces du Mal, les femmes n’ont évidemment pas un grand rôle à jouer. Il est ainsi intéressant de comparer le traitement que font les affiches des personnages masculin et du personnage féminin. La différence sexuée des corps y est exacerbée au possible avec une Catwoman sexy et féline, à laquelle s’opposent des hommes sur-virils et sur-musclés. Alors que les attitudes des hommes sont actives et agressives, celle de Catwoman est fuyante, combinant grâce et érotisme.

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 Le Hobbit, un voyage inattendu : partir à l’aventure entre hommes

bilbo01C’est cette affiche qui fut choisie pour figurer sur le frontispice des cinémas lors de la sortie du film (aux Etats-Unis et en France du moins). Le héros y figure seul, alors qu’il est accompagné dans son aventure par une bonne douzaine d’acolytes. Cet « individualisme » tellement banal qu’on ne le remarque plus n’a rien de bien étonnant quand on connaît l’histoire. Ce qui l’est un peu plus, c’est l’attitude du héros sur l’affiche, qui dégage à la fois assurance et résolution (son regard est déterminé, ses mains tiennent fermement le manche de l’épée, et son corps occupe quasiment tout l’espace de l’affiche). En effet, Bilbo est loin d’être un « héros par nature ». Le film nous le présente au contraire comme un Hobbit pantouflard et peureux, qui se retrouve embarqué un peu malgré lui dans une aventure dangereuse, au côté d’une bande de guerriers virils et téméraires. Peut-être que je me trompe, mais j’ai l’impression du coup que cette image de Bilbo qui est ici mise en avant n’est pas vraiment la plus représentative du personnage (du moins dans ce premier film). Peut-être y a-t-il derrière ce choix une raison commerciale ? Peut-être que les responsables de la promotion du film ont eu peur qu’un héros pas assez héroïque n’attire pas autant les amateurs de films d’aventure que ne le ferait un héros plus classique ?

D’autres affiches plus fidèles à la dimension « anti-héroïque » du personnage existaient pourtant, et ont aussi servi à la promotion du film, même si elles furent beaucoup moins diffusées que la première :

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Sur la première, Bilbo semble effrayé par sa propre arme. La contre-plongée ajoute un sentiment d’écrasement, accentué par les montagnes et le ciel nuageux à l’arrière-plan. Contrairement à l’affiche analysée plus haut, le héros n’occupe que très peu de place à l’intérieur de l’image. Sur la deuxième, il semble surpris devant l’apparition d’un danger. La manière dont il tient son épée et son costume très « habillé » rendent manifeste son inexpérience en matière de combat. Là encore, il apparaît comme dépassé par les événements, comme un « héros malgré lui » qui n’est vraiment pas à sa place dans un film d’aventure ultra-viril. Enfin, la troisième affiche le montre en train de lire un manuscrit (dans une posture plus intellectuelle-passive que physique-active donc). Qui a vu le film sait qu’il s’agit là du contrat par lequel Bilbo peut s’engager ou non dans la quête, contrat qu’il hésite longuement à signer, effrayé qu’il est par les dangers qu’il aura à affronter. Cette dernière affiche nous montre donc un Bilbo passif et hésitant, là encore à l’opposé de la détermination de l’affiche retenue finalement pour orner nos cinémas lors de la sortie du film en salles.

En même temps, le choix d’une affiche plus « héroïque » n’était pas non plus en totale contradiction avec l’esprit du film, puisque tout l’enjeu pour notre héros est précisément de devenir ce héros qu’il n’est pas. Dans une des dernières scènes du film, il affrontera et vaincra un Orque en véritable guerrier, avec juste sa bite et son épée.

On retrouve cette ambiance ultra-virile dans une grande partie des affiches promotionnelles, en particulier les affiches « personnalisées » se concentrant sur chacun des redoutables guerriers accompagnant le Hobbit :

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Ouf, heureusement que de la bonne grosse virilité vient contrebalancer les quelques affiches de Bilbo en anti-héros. Je commençais à avoir peur que les jeunes garçons manquent de « points de repère masculins »…

A côté de ces affiches qui associent la masculinité à la violence, aux armes et au combat, d’autres insistent plus sur le côté aventure, lui-aussi intimement réservé à la masculinité dans notre société patriarcale :

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La première est hautement symbolique en ce qu’elle met en scène le geste inaugural par lequel la masculinité se constitue en opposition à la féminité : la sortie de l’intérieur du foyer vers l’extérieur. Le motif omniprésent du cercle évoque bien sûr l’anneau, intimement associé dans le film à la quête du héros. Pour devenir véritablement un homme, le Bilbo casanier du début doit donc commencer par sortir de chez lui en s’aventurant dans le monde, à l’extérieur du foyer (associé au féminin). Les deux autres affiches mettent précisément en scène ce monde que les hommes ont à explorer, conquérir et dominer.

Comme on l’a compris, c’est quasi-exclusivement d’hommes dont il sera question ici (l’aventure et le combat, c’est pas un truc de filles…). Plus précisément, le film met en scène une communauté exclusivement masculine, dans laquelle Bilbo devra trouver sa place et se faire accepter pour devenir lui-même un homme. Certaines affiches jouent pleinement sur cette dimension :

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On est quand même bien entre hommes, que ce soit pour boire de l’alcool et se goinfrer de boustifaille ou pour se battre côte à côte. Ambiance coups de boule et grosse déconnade, avec tout de même une petite séquence chant lyrique (mais viril !) devant la cheminée en fumant la pipe.

Logiquement, l’unique femme du film (Galadriel), qui n’apparaît que quelques minutes à l’écran dans un film qui dure presque 3 heures, ne se voit octroyée que très peu de place sur les affiches promotionnelles. Voici quelques exemples représentatifs de la manière dont elle est mise en scène :

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Lorsqu’elle est seule sur l’affiche, celle-ci est d’une blancheur immaculée (qui contraste avec les couleurs sombres des affiches mettant en scènes les guerriers). Et lorsqu’elle apparaît avec d’autres personnages, elle est entourée d’une aura et contraste ainsi avec le reste de l’image. Elle ne prend pas part à l’action mais semble veiller sur les héros d’une manière toute maternelle. Ce traitement en fait ainsi une incarnation de « l’éternel féminin » : elle est belle, pure, maternelle. « La Femme » quoi…

 Paul Rigouste

[Cliquez ici pour lire la suite de cet article]

[3] Les choses ne s’arrangent pas vraiment lorsqu’on prend en considération tou-te-s les hommes et femmes qui apparaissent sur toutes les affiches que j’ai collectées ici (à l’exception de celleux qui font partie du décor, comme l’armée de Bane (par ailleurs 100% masculine) sur une affiche de The Dark Knight Rises ou les « Payas » sur celle de Sur la piste du marsupilami). On arrive à un total de 70 hommes pour 17 femmes (soit 80% d’hommes et 20% de femmes), sachant bien sûr que ces 20% de femmes ont dans leur immense majorité des rôles secondaires.

[4] Dans le même ordre d’idées, les têtes d’affiches comptent 25 Blanch-e-s et 4 non-Blancs (les femmes non-Blanches ça n’existe pas), soit environ 86% de Blanc-he-s et 14/ de non-Blancs.

[5] Noam Chomsky, Rogue States. The Rule of Force in World Affairs, 2000

[6] Je cite ici le résumé que donne Jacques Derrida de cette idée dans l’article intitulé « Le loup oublié de Machiavel » (Le Monde Diplomatique, septembre 2008)

[7] J’espère d’ailleurs ne pas avoir pris ici des affiches de fans pour des affiches officielles, car je m’intéresse ici surtout à la publicité élaborée par le studio lui-même. Mais analyser les affiches de fans serait par ailleurs très intéressant, car cela donnerait peut-être une idée de la manière dont les fans se sont réapproprié-e-s l’imagerie et le propos politique du film.

Astérix et Obélix, Au service de sa Majesté (2012) : Virilix et Misogynix sont sur un bateau…

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Pour le quatrième opus de la série des Astérix et Obélix, les réalisateurs déclarèrent avoir voulu recentrer l’intrigue sur les deux Gaulois, que les deux films précédents avaient relégués au second plan. « L’idée était d’interroger leur amitié, de se demander pourquoi ils étaient ensemble et pourquoi l’un ne quitterait pas l’autre », explique Grégoire Vigneron, co-scénariste[1]. On a donc ici affaire à un film dans lequel deux hommes (Laurent Tirard et Grégoire Vigneron) nous racontent l’histoire de deux hommes (Astérix et Obélix), et plus précisément l’histoire de leur amitié masculine indestructible. A cela, le film articule un questionnement sur l’identité masculine (qu’est-ce que cela signifie que d’être un homme ?). On le comprend dès les premières scènes, où l’on apprend qu’Abraracourcix a confié aux deux héros son neveu Goudurix pour qu’ils « fassent de lui un homme ».

Le programme est donc le suivant : il s’agira de s’interroger à la fois sur la masculinité et sur l’amitié masculine. Pour ce faire, le film confrontera les deux hommes et leur conception de la masculinité à toute une galerie d’« Autres », jouant à la fois le rôle de menace et de repoussoir : le jeune, les Normands, Les Britanniques, les homosexuels, et bien sûr les femmes. C’est en se confrontant à tous ces « Autres » que les Gaulois redéfiniront leur propre masculinité et réfléchiront à leur amitié. En fait de redéfinition il ne sera question qu’en apparence, car tout le film ressemble finalement bien plutôt à une vaste entreprise de réaffirmation de la valeur de la masculinité traditionnelle et de l’homosocialité masculine.

Rappeler au petit con qui commande grâce à la méthode d’éducation « à l’ancienne »

Dans les premières scènes où Astérix et Obélix tentent d’apprendre à Goudurix à devenir un homme, on sent très nettement une nostalgie pour ce bon vieux temps où l’on n’avait pas peur de recourir à l’autorité et à la violence pour éduquer les jeunes garçons. Le film oppose deux conceptions de l’éducation : la méthode « nouvelle », consistant à user de « pédagogie » et à « accompagner le jeune » avec « bienveillance », et la méthode « à l’ancienne », consistant à lui foutre des baffes quand il ouvre un peu trop sa gueule. Astérix est le porte-parole de la première méthode, Obélix de la seconde. Tout le but de ces premières scènes sera de montrer que la bonne vieille méthode reste la meilleure, l’usage de la pédagogie ne produisant que des jeunes efféminés insolents. Alors qu’il critiquait au début Obélix lorsque celui-ci voulait frapper Goudurix, Astérix finira par reconnaître que son ami avait raison et frappera à son tour le neveu d’Abraracourcix, « pour son bien » évidemment.  Comme l’explique Grégoire Vigneron à propos de son ami Laurent Tirard (réalisateur et co-scénariste du film) : « Laurent aime, dans son cinéma, opposer deux types d’hommes: le fragile, l’intellectuel, face à l’homme viril, sûr de lui. Néanmoins, souvent, le premier est égocentré et le second pas si naïf. »[2]. Revaloriser l’homme « viril » contre l’homme « fragile » et « intellectuel », en voilà un beau projet…

asterix01L’échec de l’intellectuel et de sa méthode douce

Il est intéressant de s’attarder sur ces scènes introductives, car elles désignent clairement le premier ennemi qui menace la conception traditionnelle de la virilité qu’incarnent Astérix et Obélix : le jeune. Le problème avec le jeune c’est qu’il est né dans une société qui a perdu le contact avec les bonnes vieilles traditions. Cette opposition entre modernité et tradition est redoublée d’une opposition entre ville et campagne. Goudurix vient de Lutèce, c’est-à-dire de la grande ville, alors qu’Astérix et Obélix vivent dans une région plus rurale, et par là plus proche des traditions.

Dans cette opposition, le film se positionne clairement du côté de la tradition et de la virilité à l’ancienne, en ne prenant jamais le personnage de Goudurix au sérieux. Celui-ci est constamment insolent vis-à-vis d’Astérix et Obélix, qu’il traite avec mépris de « ploucs », de « bouseux » ou encore de « blaireaux ». Le film le dépeint volontairement comme un individu ridicule, et qui n’a en plus même pas conscience d’être ridicule. Lorsqu’il se prend successivement trois grosses baffes par les héros, on est donc invité à rire de lui, en se disant que ce petit con les avait bien méritées.

La première baffe, il se la prend parce que c’est un jeune d’aujourd’hui, c’est-à-dire un jeune qui fait la grasse matinée jusqu’à pas d’heure et qui ne respecte pas l’autorité paternelle. Le dialogue qui motive cette première baffe donnée par Obélix mérite d’être cité, car il y apparaît clairement le mépris qu’ont les scénaristes pour les discours s’écartant de l’éducation patriarcale traditionnelle, totalement ridiculisés dans la bouche d’Astérix en étant assimilés à de l’assistanat. Dans cette scène, Astérix et Obélix tentent de sortir le jeune du lit pour aller lui apprendre comment devenir un homme :

Astérix (d’une voix douce) : Goudurix… Gouduriiiiiix… On se lèèève.

(Goudurix pousse un grognement de désapprobation)  

Obélix : Bon, on commence ?

Astérix : On commence quoi ?

Obélix : Ben à lui donner des baffes.

Astérix : Mais enfin Obélix, notre chef Abraracourcix nous a confié son neveu Goudurix pour qu’on prenne soin de lui.

Obélix : Mais pour qu’on en fasse un homme il a dit. Et je vois pas comment on peut en faire un homme si on commence pas par lui donner des baffes.

Astérix : Obélix, ces méthodes d’un autre âge ce ne sont pas les nôtres. Patience, pédagogie, accompagnement du jeune, bienveillance, fermeté : voilà ce que nous préconisons. Tu verras que  ce jeune va devenir un homme responsable et solide dont nous serons fiers.

Obélix : Ça veut dire qu’on lui met des baffes ou pas ?

Astérix : Non. (A Goudurix) Bon Goudurix, c’est le matin, on se lève tôt à la campagne.

Goudurix (qui se lève brusquement) : Ouais ben moi je viens de Lutèce, et à Lutèce c’est l’heure à laquelle on se couche, alors maintenant foutez-moi la paix les blaireaux, je bougerai pas de ce lit.

Autant dire que le petit jeune a bien mérité sa première raclée. Y vraiment plus de respect pour l’autorité de nos jours…

asterix02Le jeune insolent

Sa deuxième baffe, Goudurix se la prend parce qu’il est aussi coquet qu’une gonzesse et qu’il ose mépriser la violence physique, un des piliers de la masculinité traditionnelle. On voit ainsi Astérix et Obélix l’attendre devant la salle de bain, où il s’est enfermé pendant deux heures pour s’habiller et se coiffer. Certes, il s’agit de se coiffer pour produire un « effet pas coiffé », mais peu importe, au bon vieux temps les hommes ne perdaient pas leur temps dans la salle de bain. Le pire c’est que Goudurix ne se contente pas d’être efféminé, mais il méprise en plus la violence lorsqu’Astérix et Obélix lui annoncent qu’ils vont maintenant aller taper du romain : « Pfff, la violence c’est vraiment l’expression des faibles ». Une deuxième raclée elle-aussi bien méritée.

asterix03asterix04Des baffes, y a que ça de vrai, et puis c’est tellement marrant de frapper les petits cons

Enfin, Goudurix se prend une dernière baffe de la part d’Astérix parce qu’il a défendu une idée de la masculinité un peu trop « douce ». Lorsque les héros l’interrompent, alors qu’il est en train de draguer (avec succès) une jolie blonde, pour lui rappeler qu’il n’est « pas là pour jouer aux jolis cœurs mais pour qu’on fasse de lui un homme », il répond : « Bon écoutez les ploucs, être un homme ça veut pas dire forcément être une brute épaisse. Un homme c’est aussi quelqu’un de sensible, quelqu’un qui n’a pas peur de dire « je t’aime », quelqu’un qui n’a pas peur de pleurer ». Si, comme on le verra, le film prendra ce discours un peu au sérieux (mais pas trop quand même, faut pas déconner) lorsqu’il le mettra dans la bouche d’Ophélia, il est ici la goutte qui fait déborder le vase.

Le regard moqueur avec lequel le film toise « le jeune » dans toutes ces scènes est clairement celui des hommes de l’« ancienne génération » (celle des réalisateur et co-scénaristes du film), défenseurs de la vraie bonne masculinité contre sa déliquescence actuelle chez les jeunes générations.

« Deux hommes qui vivent ensemble avec un petit chien »

Après avoir ainsi ridiculisé la figure du jeune, incarnation d’une masculinité qui a perdu le contact avec la virilité traditionnelle, le film met nos deux héros face à une nouvelle menace, plus terrifiante que la première en ce qu’elle vient « de l’intérieur ». C’est Goudurix qui leur fait prendre conscience de cette menace lorsqu’il rétorque à Astérix, qui vient de lui dire que ce n’était pas en braillant qu’il allait devenir un homme : « Mais ça veut dire quoi « devenir un homme » exactement ? Ça veut dire devenir comme vous : deux hommes qui vivent ensemble avec un petit chien ? ». Ce que Goudurix sous-entend ici, c’est que nos deux Gaulois ressemblent à un couple de gays.

En plus de voir leur bonne vieille masculinité virile dévoyée par les jeunes, les hommes ne peuvent même plus vivre leur homosocialité masculine tranquille, puisque pèse sur eux un soupçon d’homosexualité. Astérix est bien conscient de l’enjeu qui sous-tend ces insinuations, et il en tirera les conséquences en partant désespérément à la recherche d’une femme, afin de réaffirmer son hétérosexualité à la face du monde. Je ne suis pas sûr que le film nous invite à rire de la réaction homophobe d’Astérix, mais j’ai plutôt l’impression que ce qui est censé être drôle, c’est avant tout le fait que les deux Gaulois puissent passer pour des gays (la honte tsé…). L’aventure qu’ils vont vivre permettra d’ailleurs à nos deux héros de s’assurer de leur hétérosexualité (Obélix en ayant une relation électrique avec Miss Macintosh, et Astérix un ticket avec la Reine d’Angleterre).

asterix05Être pris pour des pédés, la honte absolue

Le repoussoir Normand

Le soupçon d’homosexualité aura mis ceci en évidence : les hommes virils doivent accepter les femmes d’une manière ou d’une autre s’ils veulent sauvegarder leur identité masculine. Le contre-exemple des Normands est ici essentiel en ce qu’il met en évidence un excès dans lequel les Gaulois ne doivent pas tomber.

Peuple ultra-viril, les Normands semblent vivre exclusivement entre hommes.

asterix06asterix07asterix08No women allowed

Tout leur malheur est de ne jamais avoir connu la peur, donc d’être privé d’une part « féminine ». Trop virils, ils mourront de ne pas avoir su accepter le féminin en eux. Dans une scène éminemment symbolique, ils fuient devant une femme (Miss Macintosh) qui menace de les féminiser. Elle vient en effet d’« éduquer » l’un d’entre eux, Tetedepiaf (Dany Boon), à être un gentleman.

asterix09« Une joyeuse bonne journée chef. J’ai pensé que ce modeste bouquet saurait trouver le chemin de votre cœur, en tout cas c’est avec le mien que je l’ai cueilli »

Effrayé de voir l’un d’entre eux ainsi féminisé, les Vikings tremblent à la vision de Miss Macintosh, terrorisés à l’idée qu’elle les « éduque » eux aussi, tous autant qu’ils sont. Découvrant enfin la peur face à « la femme », ils se jettent du haut d’une falaise, persuadés que « la peur donne des ailes » au sens littéral.

asterix10asterix11asterix12La peur du féminin

C’est donc parce qu’ils n’ont pas su faire une place à la féminité, à la fois à leur côté et en eux, que les Normands ont péri. S’ils ne veulent pas connaître le même sort, les Gaulois devront non seulement prouver leur hétérosexualité, mais aussi redéfinir leur masculinité en y intégrant une part de féminité. Or, comme on le verra, le film n’ira pas bien loin dans cette entreprise de redéfinition, se contentant de quelques déclarations symboliques tout en conservant au final une masculinité bien traditionnelle. Du coup, il me semble que les Normands jouent essentiellement ici un rôle d’alibi. La condamnation de leur masculinité ultra-virile permet, par contraste, de faire passer celle d’Astérix et Obélix pour plus équilibrée, en faisant ainsi oublier à quel point elle reste profondément virile et traditionnelle.

Le britannique,  cet efféminé

Les « Bretons » sont l’autre peuple qui servira de repoussoir pour définir la virilité gauloise. Si les Normands étaient ultra-virils, les « Bretons » se caractérisent au contraire par une masculinité défaillante. Assiégés par les Romains, ils sont incapables de se défendre. Ce n’est même pas qu’ils ne savent pas se battre, mais ils n’en ont même pas l’idée. Gouvernés par une femme, ils mangent du sanglier bouilli accompagné d’une sauce à la menthe (sacrilège pour un Gaulois qui mange le sanglier rôti après l’avoir tué de ses propres mains), et boivent de l’eau chaude…

Cette absence dramatique de virilité se trouve aussi dans les rapports qu’ils entretiennent avec les femmes. Lorsqu’Astérix lui fait remarquer que ça ne se voit pas beaucoup qu’il est avec Ophélia, Jolitorax lui répond : « C’est parce que nous autres Bretons sommes très à cheval sur les convenances : un gentilhomme ne doit en aucun cas mettre sa fiancée dans l’embarras par une présence… comment dirais-je… trop appuyée ». Dans cette scène, le film nous fait adopter le point de vue des Gaulois qui s’étonnent d’un tel comportement (sous-entendu : un homme digne de ce nom doit montrer au reste du monde que sa femme est sa propriété).

asterix13Le « Breton » raffiné explique son étrange conception des relations entre amants à un Astérix plutôt sceptique

Ophélia elle-même lui reprochera de ne pas être assez entreprenant : « Vous avez mis six mois à m’adresser la parole, un an à demander ma main, et depuis c’est à peine si nous avons échangé trente mots. Quand puis-je espérer de votre part un peu de présence et, soyons fous, un peu de chaleur humaine ? Sur mon lit de mort ? ».

Par cette allusion à la « chaleur humaine », le film laisse entendre que le problème des Anglais recouperait sur un point celui des Normands : ils ne sont pas capables d’être tendres et d’exprimer leurs sentiments, c’est-à-dire d’accepter en eux une part de féminité. Mais très rapidement, ce problème sera reformulé comme un autre symptôme de leur manque de virilité, et ce par Ophélia elle-même : « Le vrai courage n’est pas de tuer un jeune imbécile en duel, mais d’oser regarder une femme dans les yeux, et lui dire ce qu’on ressent pour elle ». Le film ne valorisera donc pas l’expression des sentiments chez les hommes comme quelque chose de féminin, et de positif parce que féminin. Mais pour pouvoir faire entrer cette qualité dans sa conception de la bonne masculinité, il la redéfinira au contraire comme une qualité virile : avoir les couilles de dire ce qu’on ressent. Ouf, on est sauvé, les hommes peuvent rester pleinement des hommes même lorsqu’ils expriment leurs sentiments.

La scène où Jolitorax déclare enfin ses sentiments à Ophélia confirme que l’on n’est pas du tout ici dans une redéfinition de la masculinité qui accepte une part de féminité, mais bien dans la bonne vieille conception traditionnelle où l’homme est actif et agressif dans le rapport de séduction, la femme attendant quant à elle de se faire cueillir. Jolitorax lui déclare ses sentiments devant tout le village réuni, faisant de cet acte une prouesse virile et non une mise à nu qui le mettrait dans une position de fragilité. Il est d’ailleurs moins question dans ce discours des sentiments qu’il éprouve pour elle que de la pastique de sa bien-aimée : « Je voudrais rendre hommage (…) à celle dont la beauté rayonne d’un tel éclat qu’elle pourrait à elle seule servir de phare à tous les navires perdus dans la brume, celle dont les formes sont une promesse de volupté, et dont la bouche sensuelle appelle les baisers les plus enflammés, etc. ». Pendant qu’il prononce son discours, Jolitorax s’approche d’Ophélia, qui reste immobile et subjuguée, et finit par lui attraper la bouche.

asterix14Voilà comment on exprime nos sentiments nous les hommes : « T’es belle, t’as des beaux seins et un beau cul, viens-là que je t’attrape la bouche ».

Et ce n’est pas que Jolitorax qui aura conquis sa virilité grâce aux Gaulois, mais le peuple breton tout entier. En leur faisant croire qu’il leur a donné de la potion magique, Astérix donne du courage aux « Bretons » qui massacrent l’armée de Romains qui les assiégeait. C’est d’ailleurs à ce même moment que Goudurix devient enfin un homme en se joignant au combat malgré sa peur d’y rester (« Goudurix, c’est maintenant qu’il faut devenir un homme, après il sera trop tard », lui dira Astérix avant de partir à l’assaut). La mise en scène souligne ce passage de Goudurix de la féminité à la masculinité en le montrant d’abord du côté des femmes lorsqu’il refuse d’aller se battre, puis à la tête de la horde d’hommes lorsqu’il devient enfin un homme.

asterix15Goudurix, de peureux parmi les femmes …

asterix16… à viril parmi les hommes.

Au passage, on peut s’étonner de l’absence totale de femmes dans l’armée allant combattre les Romains. Car si, comme l’expliquera Astérix plus tard, il n’était question ici que de courage, pourquoi les femmes étaient-elles exclues de ce combat qui les menaçait elles-aussi ? Le courage dépend-il de la possession du chromosome Y ?

asterix17Les hommes partent au combat

asterix18Et les femmes applaudissent les héros

Si les Normands étaient un repoussoir parce qu’ils étaient trop virils, les « Bretons » en sont un parce qu’ils sont trop féminins. Au milieu de ces deux extrêmes, le film présente la masculinité gauloise comme un bon équilibre, ni trop viril ni trop féminin, faisant ainsi passer la masculinité traditionnelle d’Astérix et Obélix pour une sorte de « nouvelle masculinité ». La belle arnaque quoi…

Les femmes c’est bien mais pas trop longtemps, parce que le mieux c’est quand même d’être entre hommes

Enfin, les derniers « Autres » menaçant la virilité de nos amis les Gaulois sont bien sûr « l’Autre de l’Homme » par excellence : les femmes. Comme je l’ai dit, le soupçon d’homosexualité qui pèse sur eux va obliger Astérix et Obélix à prouver leur hétérosexualité, en se confrontant donc à « l’autre sexe ». Astérix, que ses années de compagnonnage masculin avec Obélix a éloigné des femmes, éprouve quelques difficultés à séduire les jolies filles qu’il accoste. Au fur et à mesure de ses tentatives de séduction, Astérix se rendra compte de toute la difficulté qu’il y a à saisir cet être si mystérieux qu’est « la femme ». Assis sur un banc aux côté de Goudurix (lui aussi déçu par une femme), le Gaulois tente de résumer cette situation contradictoire dans laquelle les pauvres hommes sont confrontés, eux de qui on exige de tout prendre en main dans le rapport de séduction : « Je comprends rien aux femmes. Si on les cherche pas on les trouve pas. Mais si on les cherche trop on les trouve pas non plus. Alors il faudrait les chercher sans les chercher, en faisant semblant de pas les chercher.  Alors là moi… ». Dur dur d’être un homme…

asterix19Ah ces femmes… elles nous font souffrir…

Obélix s’en sortira quant à lui beaucoup mieux avec la gente féminine, séduisant assez facilement Miss Macintosh sur laquelle il avait flashé dès leur première rencontre. Mais très rapidement, notre Gaulois s’apercevra que les femmes, ça va bien deux secondes, après ça commence à être un petit peu trop chiant… Piégé dans une tea party avec Miss Macintosh et ses copines, Obélix commence à se sentir un peu à l’étroit, et sent bien qu’il n’est pas à sa place.

asterix20asterix21Obélix en overdose d’eau chaude et en manque d’homosocialité masculine

 L’élément déclencheur de sa prise de conscience sera une des questions posée par l’une des invitées : « Personnellement, je pense que l’amitié est de loin le lien le plus important entre deux personnes. Qu’en pensez-vous Monsieur Obélix ? ». C’est alors que le Gaulois réalise à quel point sa relation homosociale avec Astérix lui manque. Il pose alors sa tasse d’eau chaude et court retrouver son ami.

Leurs expériences de contact avec l’ « Autre sexe » leur ont donc fait prendre conscience d’une chose essentielle : nous les hommes, on est jamais mieux que lorsqu’on est entre nous. Après s’être assurés de leur hétérosexualité, les Gaulois peuvent donc réaffirmer la valeur de l’homosocialité masculine et la nécessité de tenir un minimum les femmes à distance pour pouvoir être heureux.

asterix22asterix23On se prend dans les bras, mais pas trop près quand même, et en se donnant des petites tapes sur le dos hein, parce qu’on est pas des pédés non plus…

En résumé, le film présente deux types de masculinité « déficientes » : celle des Bretons, où les hommes sont trop passifs et délicats, et celle des Normands, où une homosocialité masculine trop exclusive lorgne trop dangereusement du côté de l’homosexualité. Ainsi, la « bonne masculinité » est celle où les hommes ont les couilles de séduire les femmes comme il se doit, tout en restant entre eux… mais pas trop quand même, car le vrai mâle se doit être d’une hétérosexualité absolument indubitable.

Si ce quatrième volet des aventures d’Astérix et Obélix est celui qui compte le plus de personnages féminins d’importance[3], ceux-ci sont essentiellement thématisés comme des « Autres ». Le point de vue totalement phallocentré qu’adoptent les réalisateurs ne laisse ainsi que très peu de place aux actrices incarnant ces trois personnages : Catherine Deneuve, Charlotte Le Bon et Valérie Lemercier. Dans le rôle de la Reine d’Angleterre, la première n’est là que pour incarner cette « féminité anglaise », se caractérisant essentiellement par une passivité et un maniérisme contradictoire avec l’idée que le film se fait de la « virilité à la française » (ce racisme est d’ailleurs presque revendiqué par le film à chaque seconde, puisque tou-te-s les anglais-es parlent avec un accent prononcé qui nous rappelle bien en permanence à quel point nous avons affaire ici à des « étrangers », des « Autres »). Dans le rôle d’Ophélia, la seconde ne joue au final que le rôle d’un trophée, que Jolitorax manque de perdre par manque de virilité, mais qu’il finit par gagner en y allant les couilles en avant. Enfin, le personnage de Miss Macintosh n’est pas non plus un cadeau pour Valérie Lemercier, puisqu’elle se réduit au stéréotype de la « vieille fille » (probablement « frigide »), qui finit par se laisser un petit peu « décoincer » à la fin au son de la musique des BB Brunes.

***

Virilix et Misogynix sont sur un bateau, mais finalement, personne ne tombe à l’eau. Le film fait parfois semblant de vouloir redéfinir la masculinité gauloise en y introduisant un peu de féminité, mais il réaffirme en fait purement et simplement une masculinité bien traditionnelle, qui glorifie la virilité et voit l’homosocialité masculine comme le seul moyen de se préserver des femmes.

Paul Rigouste


[3] On peut remarquer l’effort qui a été fait en ce sens par rapport aux trois adaptations précédentes, qui reconduisent le sexisme et le phallocentrisme basique des bandes dessinées. En effet, les personnages féminins de ces classiques de la BD française sont toujours périphériques et se comptent sur les doigts d’une main. Chose significative : la seule exception à cette règle est l’album La Rose et le glaive, qui met les femmes au premier plan, mais pour tenir un discours profondément antiféministe…

La Chasse (2012) : Chasse à l’homme

la chasse

Le masculinisme a vraiment le vent en poupe en ce moment[1]. Et en tant qu’art dominé par les hommes, il n’est pas étonnant que le cinéma apporte sa contribution à ce mouvement antiféministe dont le but est de réaffirmer la valeur de la masculinité traditionnelle et de permettre aux hommes de conserver leurs privilèges.

Or, comme l’explique bien Francis Dupuis-Déri, « ce n’est pas l’égalité entre les hommes et les femmes qui provoque la réaction masculiniste, puisque l’égalité n’est pas atteinte, ni le manque de modèles conventionnels du masculin, dont la culture et les représentations sociales sont saturées. C’est plutôt la menace que représente le féminisme, ainsi que la perception que les hommes puissent être privées par les femmes et les féministes de certains de leurs privilèges masculins »[2]. Ainsi, le masculinisme est un contre-mouvement qui a besoin de créer la menace contre laquelle il prétend lutter. Car contrairement à ce qu’on nous répète en boucle, il n’y a pas de « crise de la masculinité » ou de « fin des hommes »[3]. Le patriarcat est toujours bien en place et l’égalité très loin d’être « déjà-là ».

C’est ici que le cinéma s’avère un allié précieux. Car, en tant qu’art qui produit plus qu’aucun autre une irrésistible illusion de réalité, il est d’une grande aide dans l’invention de cette fameuse « crise de la masculinité ». Et pour ce faire, il se transforme en un théâtre d’hommes souffrants, menacés dans leur virilité, et opprimés.

Les films qui mettent en scène de tels hommes en adoptant exclusivement leur point de vue ne manquent pas en ce moment. Certains ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’articles sur ce site (comme les Taken, Skyfall, Carnage, ou la série Louie). On retrouve aussi une telle tendance dans pas mal de films français, comme par exemple Les Infidèles ou Le Cœur des hommes (dont le troisième volet sortira en octobre de cette année). Ce masculinisme ambiant n’est pas le propre du cinéma populaire, mais on le retrouve aussi bien évidemment dans les films labélisés « cinéma d’auteur » (qui est tout autant un cinéma fait par des hommes, avec des hommes, et pour des hommes). C’est le cas par exemple du film danois dont je veux parler ici : La Chasse (Jagten, 2012), réalisé par Thomas Vinterberg, un des co-fondateurs du « Dogme95 »[4] avec Lars von Trier, et qui rencontra son premier succès public et critique en 1998 avec Festen, remportant notamment le Prix du Jury au festival de Cannes (ainsi que de multiples autres récompenses[5]).

Avant de commencer, il est intéressant de noter que l’acteur principal de La Chasse, Mads Mikkelsen, a reçu le prix d’interprétation masculine au festival de Cannes 2012 pour sa performance. Le jury (majoritairement masculin et présidé par un homme[6]) a donc été visiblement ému par cette figure d’homme qui souffre envers lequel le film nous invite à éprouver de l’empathie, d’une manière pour le moins insistante…

Un homme qui souffre

La chasse nous raconte l’histoire de Lucas (Mads Mikkelsen), éducateur dans un jardin d’enfants, qui en vient à être accusé de pédophilie suite à un mensonge d’une petite fille dont il s’occupe, Klara (Annika Wedderkopp),  et qui est par ailleurs la fille de son meilleur ami, Theo (Thomas Bo Larsen). Adoptant quasi-exclusivement le point de vue de Lucas, le film nous fait suivre la descente aux enfers de cet homme qui perd son travail et (presque) tou-te-s ses ami-e-s, rejeté par sa communauté tel un paria alors qu’il est innocent. Le film se terminera cependant sur un happy ending relatif, puisque Lucas sera finalement innocenté et accepté à nouveau par celleux qui l’avaient exclu, même si une menace plane toujours sur lui (je reparlerai plus loin de cette fin ambiguë).

Pour bien que les choses soient claires et qu’aucun doute ne puisse naître dans l’esprit du public, le film fait tout ce qui est en son possible pour que l’innocence du héros soit un fait absolument indubitable. On voit ainsi ce qui a mené la petite Klara à mentir à la directrice du jardin d’enfants en lui disant qu’elle « déteste Lucas » et qu’elle a vu « son zizi » qui était « tout raide » (d’autres enfants l’ont exposée à de la pornographie en commentant les images). Et le film nous martèle par ailleurs dès ses premières minutes à quel point Lucas est un type absolument formidable et irréprochable sur tous les plans. La police le relâchera d’ailleurs rapidement lorsqu’elle s’apercevra que les récits des enfants de l’école étaient de pures fabulations suscités par l’acharnement des parents à vouloir faire de Lucas un pédophile (les enfants racontaient tous avoir été amenés par leur éducateur au sous-sol de sa maison alors même que la dite maison ne possède précisément pas de sous-sol).

Dans la mesure où le film pose l’innocence de Lucas comme un fait indubitable, son intérêt ne réside donc pas du tout dans l’incertitude quant à la culpabilité du héros (est-il vraiment pédophile ou non ?), mais plutôt dans le spectacle de la souffrance de cet homme injustement persécuté.  Et le film n’y va pas par le dos de la cuillère : Lucas est viré de son travail, rejeté et insulté par ses collègues et ses ami-e-s, on refuse de le servir au supermarché, on le frappe, on tue son chien, on lui empêche de voir son fils, etc.

Le sommet de cette logique est atteint lorsque Lucas se transforme en une sorte de figure christique. La veille de Noël, alors qu’il fait ses courses au supermarché, il se fait battre violemment par les employés. Titubant et ensanglanté, il rentre chez lui tel un martyr lapidé par la foule hargneuse et aveugle. Le soir, devant toute la ville, il se rend à l’église pour assister à la messe. Assis devant, il se retourne et regarde fixement dans les yeux celui qui était comme un frère et qui l’a injustement rejeté : son ami Theo. Ne pouvant détourner son regard, Theo prend alors conscience de l’innocence de Lucas. Il était aveugle, mais maintenant il voit. Et c’est cette conversion qui sauvera Lucas puisque, à partir du moment où Theo devient convaincu de l’innocence du héros, le reste de la communauté suit son avis.

la chasse01la chasse02Tu étais aveugle, mais maintenant tu vois : le pouvoir de l’amitié masculine

Au bout de son chemin de croix, Lucas atteint enfin la rédemption. Il lui aura fallu traverser les pires souffrances pour pouvoir renaître enfin et retrouver sa place.

Mais le film ne se borne pas à faire de cet homme exemplaire un martyr. Il étaye en effet de manière beaucoup plus poussée son dispositif masculiniste en articulant notamment ce thème de l’« homme qui souffre » à un tableau particulièrement misogyne de la gente féminine, et à un discours viriliste sur la relation père/fils et les bienfaits de l’homosocialité masculine.

Les femmes, ce fléau

Il y a tout d’abord Grethe (Susse Wold), la directrice du jardin d’enfants, à laquelle la petite Klara se confie et qui, parce qu’elle croit par principe que « les enfants ne mentent pas », prévient tous les parents et fait courir la rumeur avant même qu’une enquête officielle ait eu lieu.

la chasse03

Ce n’est sûrement pas un hasard si Grethe est la supérieure hiérarchique de Lucas et la directrice du jardin d’enfants. On retrouve ici la phobie antiféministe des femmes de pouvoir, cette allergie à l’idée que les femmes accèdent à des postes à responsabilité. Ce rapport de pouvoir est appuyé par la « féminisation » de Lucas au sein de l’équipe : pendant que Grethe gère l’administratif et reçoit les parents, Lucas joue avec les enfants, leur essuie les fesses quand illes vont aux toilettes et fait la vaisselle. Tout se passe donc comme si le fait d’être subordonné à une femme et cantonné à des tâches « féminines » était la cause originelle des souffrances endurées par Lucas.

Le film fait ainsi de la garderie une sorte de matriarcat étouffant, où Lucas est non seulement dominé par une femme, mais aussi entouré d’un troupeau d’autres femmes aussi peu lucides que leur cheffe, suivant bêtement ses ordres.

la chasse04la chasse05Le règne mortifère des femmes

Le deuxième personnage féminin central est Agnes (Anne Louise Hassing), mère de Klara et femme de Theo, le meilleur ami de Lucas. Dès le début, elle apparaît comme celle qui commande à la maison, et cette attitude est présentée par le film comme étant castratrice. On la voit ainsi ordonner à son mari et à Lucas de ranger leurs fusils de chasse, symboles de leur virilité et de leur amitié masculine.

Véritable femme-araignée, son influence sur le reste de la famille sera montrée comme profondément néfaste. C’est d’abord elle qui incite Klara à croire à ses mensonges et à inventer des souvenirs qui n’existent pas.

la chasse06la chasse07

Et c’est aussi elle qui tentera jusqu’au bout de convaincre son mari de la culpabilité de Lucas. Dans la scène de l’église, lorsque le regard de Lucas en martyr fait enfin voir la vérité à Theo, Agnes joue le rôle de perturbatrice en tentant d’empêcher la connexion quasi-mystique entre les deux hommes.

la chasse08La voix du démon

Plus tard, lorsque Theo voudra amener un peu de nourriture à son ami, elle tentera de l’en empêcher. Mais l’amitié masculine aura finalement raison de son pouvoir castrateur.

Troisième personnage féminin central, l’ex-femme de Lucas n’apparaît jamais à l’écran mais n’en reste pas moins une pièce absolument indispensable du dispositif masculiniste mis en place par le film. On apprendra en effet qu’elle fait tout pour que Lucas ne puisse pas voir son fils, alors que celui-ci lui manque, comme il le confiera au début à son ami Theo. Tout est fait pour qu’elle apparaisse comme une véritable harpie, puisque le fils lui-même est malheureux de cette situation, et va même jusqu’à s’évader de chez sa mère pour voir son père.  La victimisation du père divorcé atteint ici un tel degré qu’on se demande parfois si ce n’est pas SOS Papa qui a écrit le scénario…

la chasse09Mais que fait SOS Papa ?

A côté de ces trois figures féminines oppressantes, on trouve Nadja (Alexandra Rapaport), la petite amie de Lucas. Si celle-ci semble être un personnage beaucoup plus positif, elle s’avèrera finalement peu digne de confiance, doutant elle-aussi de l’innocence de Lucas alors que celui-ci manque cruellement de soutien. Un trait semble d’ailleurs la rapprocher des autres personnages féminins du film : son côté dominatrice. Dès leur première rencontre, Nadja donne des ordres à Lucas (« fais la vaisselle »), et c’est toujours elle qui a l’initiative dans le rapport de séduction. Avec elle comme avec les autres femmes, Lucas apparaît donc comme dominé.

Enfin, le personnage féminin le plus important est peut-être celui de la petite Klara. Celle-ci n’est qu’une enfant, mais elle a déjà tout d’une femme si l’on suit la logique misogyne du film. C’est parce qu’elle est vexée d’être rejetée par Lucas dont elle est amoureuse que cette garce en herbe invente le mensonge qui détruira la vie du héros.

Au final, le seul personnage féminin absolument positif est Fanny, la chienne de Lucas. Fidèle à son maître, elle aboie lorsque l’on parle de son ex-femme. Que le seul personnage féminin totalement valorisée par le film soit une chienne soumise à son maître en dit long sur la misogynie de ce film…

Virilité, communauté masculine et relation père/fils

Comme on l’a vu, c’est dans un monde dominé par les femmes que Lucas se retrouve ainsi persécuté. Et le film souligne bien le côté « matriarcat mortifère » de cette communauté en l’opposant à une autre communauté, exclusivement masculine : celle des chasseurs. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une scène de bonheur entre hommes particulièrement idyllique qui joue le rôle de paradis perdu. Les amis chasseurs font des paris sur qui osera sauter le premier dans l’eau glacée du lac. L’un d’entre eux se jette à l’eau, mais reste coincé au milieu à cause d’une crampe, Lucas (l’homme parfait) plonge alors pour aller le chercher. Mise à l’épreuve de la virilité, homosocialité masculine, solidarité entre hommes, tous les ingrédients sont là pour faire de cet Eden un lieu d’épanouissement de la masculinité traditionnelle. Eden dont les femmes sont bien évidemment totalement exclues.

la chasse10Le bonheur entre hommes

Une autre scène de compagnonnage masculin désignera d’ailleurs clairement la présence féminine comme intrusive. Il s’agit de la scène où les hommes rentrent de la chasse, et se saoulent à la cave pour fêter ça. On parle fort, on se chambre, on parle de la viande que l’on va manger et on se saoule. Un beau moment de virilité entre hommes donc… Et là, le téléphone de Lucas sonne. C’est Nadja qui l’appelle parce qu’elle a envie de le voir. En le répondant, Lucas s’exclut de la communauté masculine, et est placée par la femme dans une position de soumission, puisqu’elle lui impose de le rappeler, en faisant mine de ne pas le reconnaître quand il s’exécute docilement. De chasseur victorieux, Lucas devient homme dominé et isolé de ses semblables à cause de « la femme ».

la chasse11On rote, on boit, et on parle fort. Que c’est bon d’être un homme, sans les femmes pour nous brimer.

Tout l’enjeu du film sera pour Lucas de retrouver cet Eden perdu, car cela signifiera aussi pour lui retrouver sa virilité. En effet, comme je l’ai dit, Lucas est un homme plutôt « féminin ». Il est passif dans la relation de séduction et son travail est typiquement féminin (s’occuper d’enfants). Alors qu’il est un homme, un vrai, lorsqu’il chasse avec ses amis, la présence des femmes le féminise. Et cette féminisation sera la cause de sa chute. Subissant la haine des autres sans réagir, Lucas devra reprendre le dessus et s’imposer, les couilles en avant, pour se sortir de cette situation. La scène clé est celle de l’agression au supermarché. Lucas se fait tabasser au sol par les vendeurs et jeter du supermarché alors qu’il venait juste faire ses courses. Mais au lieu de repartir et d’aller par exemple porter plainte à la police, Lucas revient dans le supermarché et fout un coup de boule au plus imposant des employés. Cette scène (applaudie par la salle lors de la projection du film au festival de Cannes[7]) représente un tournant dans le film, puisque Lucas semble pour la première fois écouter sa nature profonde d’homme viril. Et il sera récompensé pour cela, la scène suivante étant celle de sa rédemption à l’église.

L’image de l’acteur Mads Mikkelsen joue ici à fond pour servir le propos viriliste du film. En effet, habitué aux rôles virils (voire par exemple Le Guerrier Silencieux de Nicolas Winding Refn, sommet du genre[8]), il est utilisé à contre-emploi dans La Chasse. Lorsque Lucas donne un coup de boule au vendeur du supermarché, Mads Mikkelsen redevient Mads Mikkelsen. Et c’est aussi pour ça que cette scène a quelque chose de jouissif (pour les cinéphiles en particulier). Après avoir été féminisé, ce parangon de virilité reprend contact avec sa véritable nature, et parvient par cet acte à retrouver sa place.

la chasse12I’m back, and there will be blood. Because I’m Mads fucking Mikkelsen!

Le film présente ainsi la virilité comme nature profonde de l’homme, dénaturé par la société féminine et féminisante. Un symbole récurrent de cette virilité dans le film est la viande. L’homme est un chasseur par nature. Il va tuer le cerf pour nourrir la famille. Dans la scène de beuverie au retour de la chasse, on parle de la viande que l’on va manger : « Toi tu apportes du rôti de porc. Toi de l’anguille. Toi du boudin. Johan, du porc aux pommes ». C’est parce que les vendeurs du supermarché refuseront de vendre à Lucas des côtelettes de porc pour lui et son fils que la situation s’envenimera. Symboliquement, lorsque Theo reconnaitra enfin l’innocence de son ami, le premier geste de solidarité qu’il fera pour lui consistera à lui amener de la viande et de l’alcool. A l’inverse, l’univers féminisant du jardin d’enfants est rythmé par une traditionnelle « heure des fruits »… Ainsi, le film mobilise à fond la dimension viriliste attachée, dans l’imaginaire patriarcal, au fait de manger de la viande. L’homme est un chasseur, un dominant, il tue la bête pour se nourrir de son sang, et c’est ça qui fait de lui un homme.

Dernière pièce de ce puzzle masculiniste, la relation entre Lucas et son fils occupe une place centrale dans le film. Comme je l’ai dit, la mère empêche Lucas de voir son propre fils. Mais notre héros gentleman ne lui en tiendra pas rigueur. Il recommandera même à son fils de prendre soin d’elle : « Sois gentil avec elle, elle souffre ».

la chasse13Même lorsqu’elle est une harpie, l’homme est infiniment bon envers « la femme ». Et en cela aussi il lui est supérieur

Lorsqu’ils se retrouvent le père et le fils se donne des petits coups de poings sur l’épaule. C’est comme ça qu’on exprime notre affection nous les hommes. Et cette relation virile entre le père et le fils est totalement valorisée par le film, comme en témoigne la dernière scène, où le fils est accepté en tant qu’homme dans la communauté de chasseurs. Symboliquement, le père lui offre un fusil de chasse, et le rituel initiatique est accompagné du discours suivant : « On est tous réunis pour une raison. C’est le jour où le petit devient un homme et où l’homme devient petit. Marcus, mon grand, tu as ton permis de chasse, et demain, au lever du jour, ce sera ton tour. Tu vas devenir un homme. Tu vas conquérir la forêt. Approche mon grand ».

la chasse14la chasse15la chasse16Tu seras un homme mon fils

Le lendemain matin, le fils va chasser le cerf avec les autres hommes. Le tableau est idyllique, mais une ombre plane sur le héros. Alors qu’il est en train de chasser, une balle l’effleure sans que Lucas puisse voir l’identité du tireur. Le film se termine sur cette image du héros, menacé telle une bête sauvage. Nous ne saurons pas l’acte était intentionnel ou s’il s’agissait juste d’une balle perdue, mais peu importe. L’important est cette menace qui hantera le héros jusqu’à la fin de ses jours.

L’Eden est bel et bien perdu à jamais. C’est là tout le propos de ce film. Dans cette société féminisée, l’homme a perdu sa place de prédateur. Il était un chasseur, il est maintenant chassé. Réduit à l’état de bête perpétuellement menacée. Opprimé.[9]

Paul Rigouste


[1] Sur le masculinisme, voir les brochures les brochures « Contre le masculinisme, petit guide d’autodéfense intellectuelle », « Un mouvement contre les femmes. Identifier et combattre le masculinisme » et « La percée de la mouvance masculiniste en Occident » sur le site http://lagitation.free.fr/. Voir aussi le livre de Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Le mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué. Ou encore l’ouvrage collectif Boys Don’t Cry !, Les coûts de la domination masculine (notamment la contribution de Francis Dupuis-Déri)

[2] « Le discours des « coûts » et de la « crise » de la masculinité », dans Boys Don’t Cry !, Les coûts de la domination masculine, p. 79

[3] Je fais allusion ici au livre de Hanna Rosin, The End of Men, récemment traduit en français. Voir ce qu’en dit Sylvie Tissot ici : http://lmsi.net/La-fin-fantasmee-de-la-domination

[6] Le jury comptait 4 femmes (Diane Kruger, Emmanuelle Devos, Andrea Arnold, Hiam Abbass) et 5 hommes  (Nanni Moretti (président), Ewan McGregor, Jean-Paul Gauthier, Raoul Peck, et Alexander Payne (réalisateur lui aussi spécialisé dans les figures d’hommes qui souffrent…))

[7] Les Cahiers du Cinéma, Novembre 2012, p. 32

[8] http://en.wikipedia.org/wiki/Valhalla_Rising_%28film%29

[9] Il est à mon avis assez inquiétant que ce masculinisme outrancier soit passé comme une lettre à la poste lors de la sortie du film. Par exemple, aucune des critiques françaises (à ma connaissance) ne l’a un tant soit peu relevé. Et la seule critique qui se hasarde à analyser la dimension genrée du film (à savoir celle du Monde) tombe elle-même dans le masculinisme, en voyant le film comme le reflet de cette « crise de la masculinité » touchant les hommes de notre société « post-féministe » : « Que la situation de Lucas, qui exerce une profession encore naguère réservée aux femmes mais occupe ses loisirs par le plus viril des passe-temps, la chasse, est l’expression d’une condition masculine torturée par des contradictions insolubles, que les femmes du film – de la petite Klara à l’étonnant physique de jeune fille à la maîtresse immigrée de Lucas en passant par l’horrible mégère qu’il a quittée – ne sont là que pour poser une autre version de la question centrale du film : à quoi servent les hommes ? » (http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/11/13/la-chasse-la-tragedie-d-un-male-moderne_1789220_3246.html)

Moi, moche et méchant… mais Maître magnanime de mes minions

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Je voudrais ici réfléchir sur ces personnages des films Moi, moche et méchant que je trouve personnellement tout à fait hilarants : les « minions ». Personnages plutôt secondaires dans le premier volet, cela ne les a pas empêchés de rencontrer un immense succès auprès du public. Preuve de cette popularité : la campagne publicitaire pour le second opus tournait quasi-exclusivement autour d’eux. Et à ce niveau, Moi, moche et méchant 2 tient toutes ses promesses puisqu’il est un festival quasi-ininterrompu de « minioneries ». Pour couronner le tout, le studio Illumination Entertainment qui était à l’origine des deux premier film a prévu de sortir pour 2014 un film d’animation spécialement dédié aux petites créatures jaunes[1].

Or si ces personnages sont vraiment très drôles et attachants (de mon point de vue en tout cas), la place qu’ils occupent à l’intérieur de l’univers Moi, moche et méchant me semble pouvoir être questionnée, en particulier d’un point de vue politique.

***

Si les français-es transposent assez souvent le nom « minions » qui a été donné à ces créatures dans la VO en « mignons » en s’appuyant sur la phonétique du mot, il faut néanmoins rappeler que « minions » ne signifie pas du tout « mignons » en anglais, mais bien plutôt « sous-fifres » ou « grouillots », c’est-à-dire une manière péjorative de désigner des subalternes.

Et effectivement, si les minions sont sans aucun doute très mignons, ils sont aussi et avant des créatures au service de Gru. Ils sont à la fois ses domestiques (on les voit souvent faire le ménage ou s’occuper des enfants), son armée (comme lorsqu’ils se mettent au garde à vous dans le 2 pour le départ du Dr Nefario), ses ouvriers (quand ils font par exemple tourner l’usine de gelée au début du 2), ou encore ses cobayes lorsqu’il veut faire des expérimentations dangereuses (le sérum anti-gravitationnel ou le « rétrécisseur » dans le 1).

Tout le problème à mon avis là-dedans, c’est que les minions ne sont pas une seule seconde dérangés par le rapport de domination qu’ils subissent. Au contraire, ils n’arrêtent pas de s’amuser comme des petits fous et sont toujours reconnaissants envers leur maître. Dans le 1, ils vont même jusqu’à sortir de l’argent de leur propre poche pour aider Gru à financer ses projets diaboliques. Jamais ils ne remettent en question l’oppression qu’ils subissent, et sont même très heureux comme ça.

En plus de montrer des larbins contents d’être des larbins, le film présente en plus la domination qu’ils subissent comme quelque chose de nécessaire. En effet, les minions ont un comportement plutôt puéril et irresponsable. Lorsqu’on les laisse prendre des initiatives, cela tourne très rapidement au grand n’importe quoi, comme quand ils improvisent un tour de magie à base de ballon et de tronçonneuse lors de l’anniversaire d’Agnès. De même, lorsque leur patron Gru déserte l’usine de confiture dont ils sont les ouvriers et qu’ils sont ainsi laissés à eux-mêmes, ils n’en profitent pas pour conquérir leur autonomie en faisant par exemple tourner l’usine en autogestion (on peut toujours rêver…). Non, ils passent la journée à danser, jouer au ping-pong et s’empiffrer de glaces. Ces activités n’ont rien de condamnable en soi, mais elles servent juste ici à signifier l’immaturité des minions. Parce qu’ils ne pensent pas, les minions ont besoin de quelqu’un qui pense à leur place : ils ont besoin d’un chef.

De plus, les minions ne sont pas juste des ouvriers soumis à leur patrons, des esclaves soumis à leur maître ou des soldats soumis à leur chef, mais ils sont aussi avec Gru comme des enfants avec leur père. Gru s’occupe d’eux, leur donne un toit et à manger (et les laisse même jouer à la playstation…). Le film présente ainsi une relation de soumission comme profitable aussi bien pour cellui qui la subit que pour cellui qui l’exerce. On est à mon avis en plein ici dans la représentation mystificatrice du gentil patron bienveillant avec ses ouvriers ou de celle du gentil maître blanc qui nourrit et protège ses esclaves noir-e-s. Bref, on est typiquement dans le genre de représentations qui visent à gommer les rapports de domination en les présentant comme des relations librement contractées et/ou bénéfiques pour les deux partis (dominant-e-s ET dominé-e-s).

Du coup, je me demande si on est bien loin ici de ces personnages horribles dont raffole Disney, je veux parler de ces larbins heureux d’être des larbins et qui ne remettent jamais en question la domination qu’ils subissent (comme par exemple Zazou dans Le Roi Lion ou Sébastien dans La petite sirène) ? Comme Zazou ou Sébastien, les minions râlent deux secondes quand on leur ordonne quelque chose (parce qu’ils auraient préféré continuer à manger des glaces ou à jouer à la playstation), mais s’exécutent au final très rapidement, et sont toujours reconnaissants envers leur maître, qu’ils adulent comme une idole (cf. la première scène d’introduction des minions dans le 1). A mon avis, on est là dans le même schéma consistant (1) à naturaliser une domination en la présentant comme nécessaire, et (2) à la présenter en plus comme désirable, puisque les minions sont au final bien content d’être à leur place de subordonnés (que seraient-ils sans leur chef ?…).

La seule différence à mon avis entre les Disney et Moi, moche et méchant, ce sont les quelques perches lancées par-ci par-là qui semblent vouloir dire aux spectateurs/trices (du moins à certain-e-s d’entre elleux) que le film est un minimum critique par rapport à ce qu’il montre. Déjà, les minions sont précisément nommés par Gru « minions », ce qui équivaut en français à « grouillots » ou « sous-fifres », alors qu’ils ont tous des prénoms. Le mépris de Gru vis-à-vis de ses esclaves est ainsi assez clairement explicité. De la même manière, le film semble avoir un pied dans le second degré quand il nous montre Gru faire le patron pseudo-cool avec ses ouvriers (comme par exemple lorsqu’il dit à l’un d’entre eux quand il vient les voir dans l’usine au début du 2 : « Courage, c’est bientôt les vacances »). Or le problème pour moi avec ce genre de blagues (par ailleurs assez peu nombreuses), c’est qu’elles ne remettent absolument rien en cause et ne s’adressent en plus qu’aux adultes qui savent y percevoir le côté « caricature de l’entreprise capitaliste » (on retrouve d’ailleurs il me semble le même procédé dans Monstres et Cie de Pixar). Au final, on fait deux ou trois clins d’œil aux adultes par dessus l’épaule des enfants, mais on reproduit exactement les mêmes schémas.

De la même manière qu’on rit de Bob le larbin dans Monstres et Cie, de Sébastien le larbin (noir) dans La petite sirène, et de Zazou le larbin dans Le Roi Lion, on est ici invité à rire des minions et de leur débilité. Ou plus exactement (car le procédé est tout de même plus subtil ici, et du coup en un sens plus pervers), il me semble que l’on est à la fois (1) invité-e-s à rire des minions et de ce qui leur est infligé, mais aussi parfois (2) à les regarder comme des enfants en portant sur eux un regard attendri, tout en ayant enfin si on le souhaite (3) la possibilité de rire avec eux de leurs blagues régressives-débiles.

Mais dans tous les cas, de toute façon, ces ouvriers, esclaves, domestiques, soldats, cobayes et enfants sont inférieurs, et appellent donc une domination. Leur infériorité est peut-être même le présupposé de base à partir duquel les spectateurs/trices sont invité-e-s à considérer ces personnages (que ce soit pour rire d’eux, rire avec eux, ou s’attendrir devant eux).

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L’idée d’un film dont ils seraient les seuls héros m’a un moment laissé espérer qu’ils n’y seraient pas aussi dominés dans la joie qu’ils le sont dans les Moi, moche et méchant, mais le résumé que j’ai lu de ce Minions (dont la sortie est prévue pour 2014) m’a immédiatement refroidi : « Les minions sont des hommes de mains ayant existé depuis la nuit des temps, et qui ont évolué à partir d’organismes unicellulaires jaunes pour devenir des êtres n’ayant qu’un seul but : servir les plus grands méchants de l’Histoire. Après avoir causé la perte de tous leurs maîtres (dont T.Rex et Dracula) du fait de leurs inaptitudes, ils décident de s’isoler du monde et de commencer une nouvelle vie en Antarctique. Pendant les années 60, le manque de maître les plonge dans un état de dépression. Kevin le minion et deux autres volontaires partent alors à la recherche d’un nouveau maître »[2].

Les minions comme espèce produite par l’évolution pour être dominée (dont biologiquement destinée à être esclave), qui causent la perte de tous leurs maîtres du fait de leur débilité, et qui deviennent dépressifs quand personne n’est là pour les commander : j’ai comme l’impression que les petits hommes jaunes vont continuer encore longtemps à être des justifications sur pattes de la domination qu’ils subissent…

 Paul Rigouste

Sur les Moi, moche et méchant, voir aussi sur ce site :

Moi, moche et méchant 2 : Papa a raison, par L.D.

Nouveaux pères (I), de « Monstres et Cie » à « Moi, Moche et Méchant » : apprendre à être doux, par Paul Rigouste


[1] http://en.wikipedia.org/wiki/Minions_%28film%29

Les minions sont aussi l’objet d’une attraction dans le parc Universal Studio Florida appelée « Minion Mayhem » : http://en.wikipedia.org/wiki/Despicable_Me:_Minion_Mayhem

Moi, moche et méchant 2 : Papa a raison

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Moi, moche et méchant premier du nom avait montré une vraie volonté de moderniser la “famille” avec une structure monoparentale et un père apprenant à devenir plus doux “plus féminin” sans que ce ne soit montré comme quelque chose de négatif. Le second film, lui, tout en permettant à Gru de garder des qualités féminines, lui redonne une paternité plus autoritaire et le replace dans une structure familiale classique en le mariant. Est-ce qu’on y perd au change ? Oui, beaucoup.

Des manques 

Tant que Gru est tout seul, il démontre d’une paternité nouvelle et assumée : il est tendre avec ses filles, cuisine pour elles et va jusqu’à se travestir en fée princesse pour faire plaisir à Agnès, la petite dernière. S’il n’est pas crédible une seconde, sa bonne volonté et son envie de faire plaisir à ses enfants est suffisante. Ils semblent être dans un rapport harmonieux et tout va pour le mieux.

Néanmoins, sa progéniture et les parents alentours lui font vite bien sentir que quelque chose cloche dans sa vie : il n’a pas de femme. Un père seul… non, décidément, malgré toute la bonne volonté du monde, ça ne passe pas et ce sont ses filles, à qui Gru semblait pourtant convenir dans le premier film, qui décident de l’inscrire sur un site de rencontre et interrogent sans vergogne sa collègue Lucy pour savoir si “elle est célibataire”. Si elles font ça “pour le bien de Gru”, il est clair, au moins pour Agnès, la petite dernière, que ce qui prédomine est le désir d’une mère pour avoir une famille plus “normale”, alors que Gru remplissait, semble-t-il, assez bien les fonctions traditionnellement maternelles jusque là.

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Tu as vraiment besoin d’une “Maman” ?

Voir des enfants réaffirmer la norme d’eux-mêmes n’est en soi pas si incongru : après tout, ils baignent aussi dans un univers genré très stéréotypé. Néanmoins, il aurait été intéressant de montrer que cette norme n’est pas forcément nécessaire.

Dans le film Coraline, c’était l’enfant elle-même qui réclamait que ses parents se répartissent les tâches plus traditionnellement : que Papa arrête de cuisiner et que ce soit sa mère qui le fasse, mais le monde parallèle au sien où son souhait était réalisé (où Maman cuisinait quand Papa jouait du piano et s’occupait du jardin) s’avérait n’être qu’une illusion néfaste pour elle. La critique était subtile est pas forcément mise en évidence mais elle était bien là. Dans Moi, moche et méchant, le désir d’un couple biparental et hétérosexuel classique est apparemment naturel et jamais questionné.

Le rôle d’une Maman est-il donc si différent de celui d’un Papa ? D’un Papa comme Gru qui plus est ? Agnès l’explique dans une poésie qu’on lui fait apprendre en classe et qui est sans doute le point de départ de son désir de Maman (la norme : on nous l’enseigne à l’école). Voilà ce que dit la poésie : “elle me fait de jolies couettes” “elle souffle sur mes bobos”. On a donc un rôle traditionnellement féminin : aider à se faire belle et guérir… Sauf que ce rôle là, Gru le remplissait parfaitement jusqu’alors.

Le film semble assez contradictoire dans son discours sur le besoin de mère : s’il est suggéré qu’il s’agit d’une construction sociale avec la poésie apprise en classe et la pression qu’exerce Jillian, une « amie » de Gru, pour que ce dernier se remarie, c’est Agnès, la plus jeune des trois enfants et donc celle qui serait supposément la plus à même de ressentir ses besoins « naturels », qui réclame une mère.

Agnès est la plus jeune mais aussi la plus féminine des trois filles : alors que Margo a l’air plus adulte et s’habille dans les tons neutres, et qu’Edith, malgré son bonnet rose, est un vrai garçon manqué, Agnès rêve de licornes, de princesses, de dînettes et de paillettes. La plus féminine des trois enfants aurait donc besoin d’un référent féminin pour se construire (bien que ses liens avec sa nouvelle Maman ne soient jamais montrés dans le film) et on retrouverait mis en valeur l’équilibre supposé de l’hétéronorme pourtant vaguement questionné par ailleurs avec le côté maternel de Gru ou Edith le garçon manqué.

Là où il aurait été intéressant de poursuivre la critique de la famille normée, entamée dans le premier film et notamment avec les Mignons, créatures asexuées qui se travestissent en homme ou en femme dont les attributs exagérés sont toujours parodiques, Moi, Moche et Méchant 2 s’abstient totalement de critiquer cette norme et l’approuve même en achevant le film par l’introduction dans la famille (via un sacro-saint mariage en blanc) de la Maman dont Agnès rêve et pour laquelle elle récite la poésie toute mignonne apprise précédemment.

Un Papa plus viril

Autre réaffirmation de la norme : Gru a décidé de se reconvertir après ses activités de super méchant et s’emploie au début du film à fabriquer de la gelée. Cependant, ce nouveau métier dans lequel Gru a l’air assez à l’aise même si le professeur Nefario ne semble guère l’apprécier, est sujet aux moqueries du chef des bureaux de l’AVL (organisation ultra-secrète luttant du côté du “bien”). Fabriquer de la gelée, ce n’est pas assez viril et valorisant pour se vanter auprès des enfants ; Gru suscite surtout leur enthousiasme en leur parlant de son nouveau travail : “Sauver le Monde”. Certes, il ne cherche plus à le détruire comme le super méchant qu’il était dans le premier Moi, moche et méchant, mais il revient tout de même à des activités assez similaires à présent. Seulement, cette fois, ses activités (pourtant très prenantes) s’harmonisent parfaitement avec sa vie de famille : ses filles viennent sur son espace de travail (le centre commercial où il est en mission d’espionnage) sans que ça ne lui en coûte professionnellement comme il était montré dans le premier film. Il n’a plus aucun sacrifice à faire pour voir ses filles maintenant.

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La totale !

Peut-être que quand on est du côté du “bien”, les activités prenantes ne sont plus un problème puisque les exploits accomplis sont au bénéfice de la planète entière, pourtant, ce que Gru fait, c’est surtout récupérer SON armée de Mignons et sauver SA potentielle petite amie.

Dans ce film, Gru devient également un vrai patriarche qui veille jalousement sur ses fifilles et craint comme la peste le premier garçon qui viendra lui voler le cœur de Margo, l’aînée. En la voyant envoyer des textos, il l’interroge sur son interlocuteur qui deviendrait une menace à partir du moment où il s’agirait d’un garçon (on est nécessairement hétéro au pays des dessins animés, ne l’oublions pas, même si le récent L’étrange pouvoir de Norman dont l’un des personnages était ouvertement homosexuel aurait pu nous faire douter). Gru fait aussi tout pour empêcher Margo de voir Antonio, le garçon pour qui elle a un faible et s’immisce même entre eux de façon grotesque lorsqu’ils dansent.

Heureusement, tout rentre vite en ordre : Gru avait raison, Antonio n’était qu’un salopiot qui brise le cœur de Margo. Au lieu de laisser sa fille gérer ses affaires sur ce plan, d’ailleurs, Gru donne un coup de pistolet réfrigérant au jeune Don Juan et, comme c’est présenté, on serait presque tentés d’applaudir sauf que considérer tout petit ami potentiel de ses fifilles comme un rival, n’est pas forcément légitime.

Je n’avais pas vu que tu étais là

Lors d’un flash-back, on nous montre que Gru était méprisé par la gente féminine durant son enfance, ce qui l’a traumatisé et provoque chez lui une peur panique des rendez-vous. Heureusement, aujourd’hui, Gru a l’occasion de se venger et… il se défoule un bon coup sur les pétasses. A part ses filles et Lucy, on a deux autres personnages féminins nommés : Jillian, la commère qui se mêle de tout, et Shannon, l’insupportable bimbo avec qui l’on veut caser Gru. Ce dernier ne se gêne pas pour asperger Jillian un bon coup durant le goûter d’anniversaire d’Agnès pour qu’elle arrête de lui parler (ponctuant son agression d’un cinglant : “excuse-moi Jillian, j’avais pas vu que tu étais là”).

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Les deux “pétasses”

Shannon en prend également pour son grade, endormie par fléchette, elle se fait trimbaler et ballotter dans tous les sens. A part Gru peut-être, personne n’est autant malmené durant le film. Mais là où Gru s’indigne et où il est explicité qu’il ne méritait pas la façon dont il a été traité, Shannon est inconsciente et ne dit rien (Jillian aussi ne proteste pas lorsque Gru l’arrose d’ailleurs). Pire, le spectateur est amené à prendre le parti de Gru et à trouver juste le traitement dont Shannon a été gratifiée : c’est une pétasse. Son discours est stéréotypé au possible, elle s’habille en léopard et semble botoxée de partout : ça, c’est pas une femme, ce n’est même pas un individu digne de parole. On en fait ce qu’on veut. Elle l’a bien cherché !

D’autant plus qu’elle n’a pas l’air très rancunière puisqu’on l’aperçoit pendant le mariage final.

Mais d’ailleurs, ce n’est pas Gru directement qui agresse Shannon, non, c’est plus perfide que ça puisque c’est Lucy en personne qui lui envoie une fléchette dans le postérieur avec une dose de tranquillisant qui pourrait assommer un rhinocéros.

Pourquoi ? Pour sauver Gru d’une humiliation puisque la pétasse s’apprêtait à lui ôter le ridicule postiche qu’il s’était mis sur la tête ? Oui, certainement, et même là ça semble bien dérisoire mais après tout, on est dans les codes du cartoon. Cependant, vu comme on charge le portrait de la pétasse, il s’agit surtout de la punir pour faire plaisir au spectateur et la séquence qui suit où on voit le corps plantureux d’une Shannon inconsciente malmené et secoué à qui mieux mieux de manière assez complaisante va totalement dans ce sens. Slut-Shaming ?

Lucy relativise en faisant allusion à ses propres rendez-vous durant lesquels elle a aussi usé de ses fléchettes sur ses soupirants mais ça, on ne le montre pas.

La demoiselle en détresse idéale

Lucy, l’intérêt amoureux de Gru, présente des éléments positifs : son design est assez atypique, avec son long nez et sa maigreur, on est loin de l’aphrodisme (même si elle semble quand même exciter les Mignons), elle a le dessus sur Gru au début du film (même si, quand on l’agresse, au contraire des pétasses, Gru a le droit d’exprimer son mécontentement), elle est attachante, sympathique, très à l’aise avec la technologie et n’a pas froid aux yeux.

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Lucy : voilà une femme qui excite les Mignons !

Néanmoins, si elle semble parfaitement gérer ses gadgets au début du film, elle est rapidement présentée comme très maladroite et ce défaut la met souvent dans l’embarras et surtout, elle est en totale admiration devant Gru. Elle le complimente dès leur première rencontre : admirant son parcours de super méchant et se dévalorise auprès de son patron pour mettre Gru en valeur par la suite. Gru a en effet l’air d’être parti sur une fausse piste au cours de leur mission en identifiant le méchant comme le père du garçon qui a séduit sa fille Margo : il serait donc aveuglé par sa colère et incapable de prendre du recul sur la situation et de se fier aux preuves qui tendent vers un autre coupable.

Mais non, Gru ne se trompe pas : il a un instinct supérieur et sait s’y fier. Son rival, El Macho (caricature extrême de virilité qui ondule joliment des reins et devant lesquels on voit les “pétasses” s’évanouir dans leurs assiettes) est bel et bien le méchant et cette naïve de Lucy tombe droit dans sa gueule et finit le film en bonne demoiselle en détresse attachée à un gigantesque missile et s’excusant auprès de Gru pour s’être trompée.

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El Macho : parangon de virilité opposé à Gru, un homme, un vrai, mais qui sait être plus féminin si besoin est.

Il est intéressant de constater que le méchant El Macho présente un cas relativement rare dans un film pour enfant où les méchants sont souvent associés (comme chez Disney) à des personnages efféminés. Malheureusement, le macho ne peut pas réellement être associé à une dénonciation du sexisme : tout d’abord, il est fortement lié à ses origines Mexicaines et aux clichés qui y sont liés ce qui réduit le machisme à un comportement étranger relatif à une autre ethnie. Ensuite, le « macho » n’est pas si nocif pour les femmes qui semblent apprécier dans le film de se faire bousculer et jeter à travers la pièce. Certes, El Macho est un méchant mais il n’est pas un méchant parce qu’il est macho : en effet, on ne le voit jamais se comporter de manière spécifiquement macho en dominant ou abusant des femmes lorsqu’il est un méchant, son comportement et son surnom correspondent à une démonstration de virilité plus qu’à un véritable exercice de domination masculine.

Il attache néanmoins Lucy à un requin sur une fusée et des explosifs mais cela correspond à une ruse pour amener Gru à lui, une violence calculée dont serait également capable un méchant efféminé et qu’on peut lier à son caractère de « méchant » mais non à celui de « macho ».

Heureusement, notre héros finit par sauver Lucy, anéantissant le méchant El Macho grâce au rouge-à-lèvre taser qu’elle lui a confié. Il tue donc la bête avec un accessoire féminin ce qui pourrait être un symbole d’une union égalitaire dans laquelle les forces de Lucy et Gru conjointes ont vaincu le monstre mais aussi une manière comme une autre de s’accaparer les rares outils puissants dont les femmes disposent.

D’autant plus que Lucy, malgré tous ses gadgets et ses capacités, reste attachée à son missile/requin pendant toute la scène et aura besoin de l’aide de Gru pour se libérer.

C’est également la gelée de Gru et un autre homme : le professeur Néfario, qui sauvent tout le monde avec un antidote deus ex-machina un rien léger. Les petites filles comme Lucy ont beau être attachantes et sympathiques, elles ne peuvent pas s’en sortir toutes seules. Merci Papa Gru : un homme qui sauve le monde mais n’a absolument aucun problème pour être avec ses filles avec lesquelles leur nouvelle Maman Lucy ne sympathise d’ailleurs jamais vraiment durant tout le film. Il a le beurre et l’argent du beurre ce Gru, et les liens affectifs exclusifs avec ses enfants, et la fierté mâle d’avoir abattu El Macho. S’il est évidemment très positif qu’un homme soit montré avec des qualités “féminines”, ça l’est beaucoup moins si c’est au détriment des femmes à qui il ne reste plus grand chose (la beauté ?) :

Il me fait de jolies couettes

Il souffle sur mes Bobos

Il assomme des pétasses

Il défonce les vilains pas beau

J’ai beau réclamer une Maman

Papa est le meilleur des parents !

L.D.

Sur les Moi, moche et méchant, voir aussi sur ce site :

Moi, moche et méchant… mais Maître magnanime de mes minions, par Paul Rigouste

Nouveaux pères (I), de « Monstres et Cie » à « Moi, Moche et Méchant » : apprendre à être doux, par Paul Rigouste

La Petite Sirène (1989) : Disney relit Andersen

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Sorti en 1989, La Petite Sirène est un immense succès pour les studios Disney et inaugure la période que l’on qualifie habituellement de « second âge d’or »[1]. Classique parmi les classiques, ce film est encore massivement visionné aujourd’hui par nos enfants, et mérite donc qu’on s’y arrête un peu.

Mon angle d’approche dans cet article consistera à comparer le film de Disney au conte d’Andersen dont il est inspiré. Il ne s’agira pas de considérer a priori tous les écarts par rapport à l’original comme des « trahisons » forcément condamnables, mais plutôt d’utiliser cette comparaison pour mieux mettre en évidence les choix opérés par Disney, en particulier d’un point de vue politique. Je mentionnerai aussi parfois rapidement l’adaptation japonaise du conte produite 10 ans plutôt par la Toei Animation (Marina la petite sirène, 1979), beaucoup plus fidèle à l’œuvre d’Andersen que le fut Disney.

 

Devenir femme 

Dans la relecture qu’il en fait, Disney étouffe quasiment toutes les dimensions progressistes de l’œuvre d’Andersen pour y substituer ses valeurs politiquement nauséabondes. En effet, si le conte original est trop ambigu pour être réduit à un propos univoque et explicite, il contient néanmoins un grand nombre d’éléments qui permettent de le lire comme une fable anti-patriarcale. C’est du moins comme ça que j’aime le lire personnellement.

Dans sa trame générale, l’histoire est celle d’une jeune sirène qui attend impatiemment le jour de ses quinze ans pour avoir le droit de sortir de chez elle et aller voir le monde des humains, et qui tombe follement amoureuse d’un homme pour lequel elle quittera sa famille et le royaume de son enfance. Ainsi, il est facile de voir dans ce conte une métaphore du passage à l’âge adulte, et plus particulièrement de ce qu’il signifie pour les jeunes filles.

La grosse différence entre le conte original et la relecture qu’en fait Disney est la manière dont est présenté ce « devenir femme » de l’héroïne. Là où Andersen insiste sur les souffrances et les sacrifices endurés par la sirène et tend à dépeindre sa transformation en femme comme une malédiction dont elle finit par mourir[2], Disney montre au contraire la conquête de la féminité comme une aventure pleine de joies et d’excitation dont le mariage hétérosexuel constitue l’apogée. En supprimant tous les éléments du conte qui permettaient d’en faire une lecture féministe et en remplaçant la mort de l’héroïne par son mariage avec le prince, le studio a donc déformé l’esprit de l’histoire jusqu’à lui faire dire précisément l’inverse de ce qu’elle disait sous la plume d’Andersen. D’une critique du patriarcat, on est passé à une apologie.

Symboliquement, c’est en troquant sa queue de sirène contre des jambes humaines que l’héroïne devient une femme. Dans la bouche de la sorcière, le conte original mettait en garde la jeune héroïne de toutes les souffrances qu’elle allait devoir endurer pour devenir une femme digne de ce nom, c’est-à-dire belle et gracieuse, et ainsi susceptible de séduire un homme :

« Mais je te préviens que cela te fera souffrir comme si l’on te coupait avec une épée tranchante. Tout le monde admirera ta beauté, tu conserveras ta marche légère et gracieuse, mais chacun de tes pas te causera autant de douleur que si tu marchais sur des pointes d’épingle, et fera couler ton sang. Si tu veux endurer toutes ces souffrances, je consens à t’aider ».

Ces « qualités féminines » que sont la beauté, la légèreté et la grâce n’ont donc rien d’inné, mais sont au contraire le fruit d’une éducation qui s’accomplit dans la souffrance. Lucide quant à la condition des femmes sous le patriarcat, le conte illustre alors l’adage bien connu selon lequel « il faut souffrir pour être belle ». Andersen décrira ainsi les scènes de séduction avec le prince comme un mélange inextricable de plaisir et de douleur, rendant ainsi clairement manifestes les violences corporelles que subissent les femmes dans leurs tentatives de correspondre aux normes de beautés féminines.

« Chaque pas, comme avait dit la sorcière, lui causait des douleurs atroces ; cependant, au bras du prince, elle monta l’escalier de marbre, légère comme une bulle de savon, et tout le monde admira sa marche gracieuse. (…)

Après le chant, les esclaves exécutèrent une danse gracieuse au son d’une musique charmante. Mais lorsque la petite sirène se mit à danser, élevant ses bras blancs et se tenant sur la pointe des pieds, sans toucher presque le plancher, tandis que ses yeux parlaient au cœur mieux que le chant des esclaves, tous furent ravis en extase ; le prince s’écria qu’elle ne le quitterait jamais, et lui permit de dormir à sa porte sur un coussin de velours. Tout le monde ignorait les souffrances qu’elle avait endurées en dansant.

Le lendemain, le prince lui donna un costume d’amazone pour qu’elle le suivît à cheval. Ils traversèrent ainsi les forêts parfumées et gravirent les hautes montagnes ; la princesse, tout en riant, sentait saigner ses pieds. »

Or, chez Disney, toutes les allusions à ces souffrances intrinsèquement liées à la condition féminine ont disparu. Devenir une femme, ce n’est plus que du bonheur…

Le studio retourne par exemple complètement le sens de la scène où la petite sirène gagne ses jambes (et devient donc symboliquement une femme). Dans le conte, cette accession à la féminité était décrite comme une mort : « Elle s’assit sur la côte et but l’élixir ; ce fut comme si une épée affilée lui traversait le corps ; elle s’évanouit et resta comme morte ». L’adaptation japonaise avait d’ailleurs très bien restitué l’esprit de ce passage en montrant la sirène suffoquer et gémir longuement de douleur après avoir absorbé l’élixir.

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Au contraire, Disney transforme cette mort en une deuxième naissance. On voit ainsi Ariel sortir d’une cellule en étant propulsée hors du temple d’Ursula qui n’est pas sans évoquer un appareil génital féminin. Elle achève enfin sa remontée en remplissant ses poumons d’air, comme un nouveau-né sortant du ventre de sa mère.

L’érotisme du plan où l’héroïne vient une nouvelle fois au monde en jaillissant de l’eau les seins en avant est significatif du déplacement de point de vue qui a été opéré par rapport au conte original. De l’expression de la souffrance féminine on est passé à la féminité comme spectacle érotique pour le regard masculin. Difficile d’être plus en contradiction avec l’esprit de l’œuvre d’Andersen.

La-petite-sirène02La-petite-sirène03La-petite-sirène04 Une seconde naissance… étrangement érotique

De la même manière, les scènes où la petite sirène apprend à marcher dans la douleur ont été remplacées par une scène comique où l’héroïne tente maladroitement de tenir debout sans y parvenir, dans un esprit plus proche de Bambi que du conte d’Andersen.

La-petite-sirène05La-petite-sirène06La-petite-sirène07La-petite-sirène08

Le fait que l’héroïne du conte doive sacrifier sa voix pour devenir une femme servait aussi un propos anti-patriarcal. Sa soumission à l’injonction sexiste « sois belle et tais-toi » était vécue par la sirène comme une malédiction et une source de souffrance, et non comme une voie d’accès au bonheur. On retrouvera cette idée chez Disney, avec en plus la chanson d’Ursula qui explicite encore plus le discours patriarcal entourant cette injonction des femmes au silence : « Ah, je peux dire que les Humains n’aiment pas les pipelettes / Qu’ils pensent que les bavardes sont assommantes ! / Que lorsqu’une femme sait tenir sa langue / Elle est toujours bien plus charmante / Et qu’après tout à quoi ça sert d’être savante ? / … / C’est la Reine du silence qui se fait aimer ! ».

Si le fait qu’Ariel ne puisse pas parler à son prince est aussi parfois source d’angoisse et de souffrance dans le Disney, il me semble que le studio montre aussi ce silence forcé comme quelque chose d’amusant, voire séduisant. J’ai l’impression qu’Ariel muette ressemble plus à un petit animal mignon qu’il s’agit d’apprivoiser qu’à une femme opprimée par le patriarcat (comme c’était à mon avis plus le cas chez Andersen).

Mais le plus important dans tout ça est que Disney finisse par donner à Ariel le mariage qu’elle désire. Ce choix est loin d’être anodin. En faisant cela, le studio récompense l’héroïne pour sa capacité à s’être rendue conforme à ce que le patriarcat attendait d’elle (ce qui ne lui a pas demandé beaucoup d’efforts tant la féminité est présentée comme naturelle chez les héroïnes Disney). A l’inverse, la mort de la petite sirène dans le conte original (et son adaptation japonaise) sonnait comme une mise en garde à l’intention des jeunes spectatrices. On pouvait en effet y constater que, malgré tous les sacrifices et toutes les souffrances endurées pour séduire son prince, l’héroïne voyait celui-ci se détourner d’elle et en mourrait. Ainsi, plus qu’une promesse de félicité, l’accession à la féminité s’avérait être une malédiction causant la perte de le jeune femme. Alors que le conte original démystifiait le discours patriarcal, la relecture qu’en fait Disney reconduit au contraire la mystification : « soit belle, tais-toi, et tu séduiras l’homme de tes rêves qui te rendra heureuse ».

Non content de déformer l’histoire d’une manière aussi réactionnaire, Disney reprend des motifs du conte original pour les vider totalement de leur sens. Chez Andersen, la petite sirène se transformait après sa mort en « fille de l’air » et s’élevait alors dans le ciel. La dernière image de l’adaptation japonaise montrait ainsi une nuée d’étoiles scintillantes partir vers l’horizon, poursuivie par Fritz, l’ami dauphin de l’héroïne, tentant en vain de la rejoindre en hurlant : « Marina ! Marina ! ». A cette fin profondément triste, Disney substitut un happy end où Ariel et le prince partent en bateau vers l’horizon, et transforme la nuée étoilée en un arc-en-ciel sans autre signification que de faire joli.

La-petite-sirène09 « C’est ainsi que l’âme de la petite sirène s’envola vers le ciel. FIN »

La-petite-sirène10« Loin de la mer, et pour toujours, vivons sur terre, rêvons au grand jour. Prince de la terre, la vie commence, pour toi et moi. FIN »

Constructions fantasmatiques et masculinité virile

Le conte d’Andersen tendait à montrer l’amour pollué par des constructions fantasmatiques empêchant de voir les véritables individus. Si le prince se marie avec une autre que la petite sirène, c’est parce qu’il est obsédé par le souvenir de cette autre femme qui l’avait recueillie sur la plage lorsqu’il avait failli se noyer. Plutôt que d’aimer l’héroïne pour ce qu’elle est, le prince n’envisage de l’épouser que parce qu’elle ressemble à cette femme dont la vision l’a marqué à jamais. Et lorsqu’il s’aperçoit à la fin que la princesse à laquelle ses parents veulent le marier est justement cette femme dont il rêvait, il se détourne définitivement de la petite sirène. Je pense qu’il est possible de voir cet idéal féminin à l’aune duquel le prince juge les autres femmes comme une construction fantasmatique faisant obstacle à l’amour naissant entre les deux amants.

Cette lecture me semble d’autant plus défendable que l’on retrouve le même genre de projection du côté de l’héroïne. En effet, celle-ci s’amuse depuis son enfance à parer une statue représentant un charmant garçon au milieu de son jardin. Quand elle rencontrera le prince, elle lui trouvera une ressemblance avec sa statue. Ici aussi, il me semble que l’on peut voir cette statue comme le symbole de l’idéal masculin sur lequel l’héroïne se fixera sans parvenir à s’en détacher, et qui la mènera à la mort.

L’adaptation japonaise reprendra ce thème en montrant la petite sirène tomber d’abord amoureuse d’une statue trouvée dans une épave de navire, pour ensuite fixer son désir sur un jeune homme ressemblant à ce modèle.

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Disney récupèrera ce thème de la statue, mais en changera la signification. En effet, Ariel tombe d’abord amoureuse du prince réel, et trouve seulement ensuite la statue à son image. Ici, le fantasme ne précède donc pas la rencontre amoureuse, et ne peut donc pas influer sur elle. Chez Disney, l’amour est donc pur et véritable, indépendant des constructions fantasmatiques que les hommes et les femmes projettent les un-e-s sur les autres.

Cette relecture inverse donc le rapport entre fantasme et réalité. Alors que Marina voyait dans le prince une incarnation de son fantasme, Ariel voit dans la statue une matérialisation du prince réel (comme le montre la scène où elle se sert de la statue pour simuler une relation de séduction avec le prince Eric).

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Néanmoins, le film cherche tout de même à faire jouer à la statue le rôle d’idéal masculin. Lorsque Grimsby l’offre à Eric pour son anniversaire, ce dernier fait une moue dubitative et déclare, un peu gêné : « Eh bien… Il est vrai que… c’est… c’est monumental ». On nous invite donc ici à prendre acte de la différence entre le prince réel et la statue faite à son image. Par cette scène, le film semble insinuer ici qu’Eric n’est pas aussi caricaturalement héroïque et viril que la statue à son effigie. Or, juste après, lorsqu’Ariel trouvera la statue au fond de l’océan, elle s’exclamera : « C’est tout à fait lui ! La même allure, le même regard ». Tout excitée par cette représentation virile de l’homme de son cœur, elle s’amusera ensuite à mimer une scène de séduction reprenant le scénario hétéro-normé de l’homme fort venant délivrer la princesse de sa prison : « Comment Eric ? M’enfuir avec vous ? Vous êtes fou. Mais sans hésiter ! ».

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Ces passages auraient pu être intéressants s’ils avaient été intégrés à un propos cohérent, qui se serait attaché à déconstruire les normes de la masculinité virile et des constructions fantasmatiques dont elle peut être l’objet. Sauf que c’est tout l’inverse qui se produit. Non seulement, comme je l’ai dit, Ariel tombe amoureuse du prince avant d’être fascinée par la statue. Mais en plus, le film fait finalement du Eric réel un héros viril traditionnel, reconduisant ainsi les normes masculines qu’il faisait mine de critiquer lorsqu’il invitait le public à rire de la statue.

Certes, Eric est présenté au départ comme un homme un peu romantique et rêveur, et par là assez « féminin ». Il déclare ainsi ne pas vouloir se marier à la princesse à laquelle on le destine parce qu’il attend de rencontrer la femme de sa vie. Lorsqu’on le voit pour la première fois, il caresse son chien de manière très affectueuse et joue de la flûte en dansant. Ainsi, le rapport est inversé par rapport à la scène de rencontre classique entre le prince et la princesse chez Disney. Dans La Belle au bois dormant par exemple, Aurore est surprise par le prince alors qu’elle est en train de chanter et de danser avec les animaux de la forêt. Dans cette configuration, seul l’homme est sujet du regard, la femme étant réduite au statut d’objet, à un spectacle. Or, dans La Petite sirène, ce dispositif est inversé puisque c’est l’homme qui est objet du regard féminin. En faisant jouer de la flûte à Eric, le film renverse en plus le schéma de la sirène ensorcelant les marins de son chant, puisque c’est ici Eric qui charme Ariel en jouant de son instrument. La suite de la scène entérinera ce renversement des rôles puisqu’Ariel sauvera Eric de la noyade, se retrouvant dans la position traditionnellement masculine du chevalier sauvant sa belle de la mort.

Mais dès le début, cet aspect « féminin » du personnage est contrebalancé par un grand nombre de traits indiscutablement virils. Dans son physique et son attitude, Eric est en effet foncièrement masculin, et le film insiste sur ce point en l’opposant à Grimsby, son valet efféminé.

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De plus, Eric ne rêve pas de sa princesse comme Blanche-Neige rêvait par exemple de son prince charmant en attendant sagement à sa fenêtre qu’il vienne la cueillir. Non, Eric cherche activement et inlassablement l’élue de son cœur : « je sais qu’elle existe quelque part, mais je ne l’ai pas encore trouvée ».

La-petite-sirène16Bouge pas poupée, j’arrive

Il est donc d’emblée posé comme un personnage actif et puissant physiquement. Dans la scène de la tempête, il se montrera ainsi particulièrement courageux en allant chercher son chien sur le bateau en feu, au péril de sa vie.

Loin de faire fond sur les aspects féminins de la personnalité d’Eric, le film insistera au contraire de plus en plus sur sa virilité. Et on peut même dire qu’un des enjeux du film est que le prince accède à une virilité pleine et entière pour pouvoir être digne de la princesse. Par exemple, tout le suspense de la scène de séduction sur la barque repose sur le fait qu’Eric n’est pas assez entreprenant dans le rapport de séduction. Tout le monde attend que celui-ci attrape la bouche d’Ariel pour que le sortilège soit rompu, mais le prince est trop timide pour passer à l’acte. Les paroles de la chanson qu’entonnent en chœur les animaux de l’étang sont éloquentes :

« [COUPLET] Regarde-la, douce et fragile à la fois / Elle ne dit rien, elle se tait / Mais ton cœur brûle en secret / Tu ne sais pas pourquoi / Mais c’est plus fort que toi / T’aimerais bien… l’embrasser / Tu rêvais d’elle / Tu l’attends depuis toujours / Si c’est un roman d’amour / Faut provoquer l’étincelle / Et les mots crois-moi / Pour ça, il n’y en a pas / Décide-toi, embrasse-la / [REFRAIN] Sha-la-la-la-la-la, my oh my / Il est intimidé / Il n’ose pas l’embrasser / Sha-la-la-la-la-la, s’il est sage / Ça serait vraiment dommage / Adieu la fiancée /[COUPLET] Prends-lui la main / Dans la douceur du lagon / Décide-toi mon garçon / Et n’attends pas demain / Elle n’dit pas un mot / Et n’dira pas un mot / Avant d’être embrassée / [REFRAIN] Sha-la-la-la-la-la, n’aies pas peur / Ne pense qu’au bonheur / Vas-y, oui, embrasse-la / Sha-la-la-la-la-la, n’hésite pas / Puisque tu sais que toi / Toi, tu ne penses qu’à ça / Sha-la-la-la-la-la, c’est si bon / Écoute la chanson / Décide-toi, embrasse-la / Sha-la-la-la-la-la, vas-y fait vite / Écoute la musique / Dépêche-toi, embrasse-la / Embrasse-la, embrasse-la, embrasse-la… allez, vas-y / Embrasse-la »

La-petite-sirène17 Mais qu’est-ce que t’attends ? Fais pas ton timide, attrape-lui la bouche ! Soit un homme bon sang !

Cette passivité masculine dans le rapport de séduction est ainsi condamnée sans appel par le film, puisqu’elle manque de peu de coûter la vie à l’héroïne. Heureusement, Eric se rattrapera à la fin en sauvant héroïquement sa princesse et le royaume des mers par un geste éminemment viril, consistant à transpercer le corps d’Ursula avec son bateau…

En 1989, les mouvements féministes sont passés par là, et Disney ne peut donc plus se permettre de mettre d’emblée en scène des personnages incarnant les normes traditionnelles de masculinité et de féminité. Il commence donc par renverser un peu les rôles et tenir un semblant de discours critique sur la virilité traditionnelle (incarnée par la statue), pour mieux réaffirmer au final les bonnes vieilles valeurs patriarcales. Alors que le conte original et son adaptation japonaise contenaient des éléments menant vers une critique cohérente des constructions fantasmatiques qui s’appuient sur les normes de genre traditionnelles, Disney étouffe cette dimension et réaffirme finalement sans ambiguïté une conception hétéro-normée et patriarcale de l’Amour comme rencontre pure et magique entre deux êtres.

Bonne et mauvaise féminité

On retrouve la même réaffirmation des normes patriarcales dans l’évolution de la figure d’Ariel tout au long du film. Au début, celle-ci est présentée comme une héroïne curieuse et active  qui ne se satisfait pas de sa condition et se rebelle contre l’autorité paternelle. En faisant de la petite sirène une telle aventurière, Disney la démarque des figures traditionnelles de princesses auxquelles il avait habitué son public. En effet, alors que les Blanche-Neige, Cendrillon ou Aurore étaient fondamentalement passives, Ariel prend en main son destin et joue un rôle moteur dans la narration.

Malheureusement, comme dans le cas d’Eric, ce point de départ plutôt progressiste en ce qui concerne les représentations sexuées sera totalement renversé dans la suite du film. Progressivement, Ariel perdra toute initiative pour finir dans la position de la princesse sauvée par son prince et trouvant le bonheur dans le mariage hétérosexuel avec un homme viril.

Le film valorise la féminité passive et soumise en montrant non seulement qu’elle mène au bonheur (le mariage avec le prince), mais aussi en l’opposant à un exemple de mauvaise féminité, incarnée par Ursula. Si cette dernière est diabolisée, c’est avant tout parce qu’elle recherche le pouvoir et menace ainsi l’ordre patriarcal (dans lequel le pouvoir doit être un privilège exclusivement masculin). Je reviendrai plus loin sur cette dimension du personnage, car ce qui m’intéresse pour l’instant, c’est le type de féminité qu’elle incarne au sein du rapport de séduction hétérosexuel.

Alors que le dispositif scénaristique condamne Ariel à une totale passivité (elle doit recevoir du prince un baiser d’amour pour rompre le sortilège), Ursula est au contraire dépeinte comme une femme sexuellement entreprenante, voire carrément agressive. Son physique même est déjà placé sous le signe de l’excès (ses fesses et sa poitrine sont énormes, sa bouche gigantesque).

Dans le même esprit, on la voit aussi se maquiller outrageusement devant sa glace. Disney insiste ainsi énormément sur le fait que sa féminité est artificielle, contrairement à la féminité « naturelle » d’Ariel. Les créateurs du studio se sont d’ailleurs inspirés du travesti Divine (l’acteur fétiche de John Waters) pour concevoir le personnage d’Ursula. Cette dimension transphobe (ou du moins « travesti-phobe ») du personnage est intéressante à remarquer car elle montre bien que ce qui est diabolisé ici, c’est une femme qui n’est « pas vraiment une femme » (et ne pourra jamais l’être pour Disney). Cette inspiration en rajoute donc sur le côté artificiel de la féminité d’Ursula (puisque celle-ci est claquée sur un homme qui « sur-produit » de la féminité, notamment à l’aide de maquillage), et stigmatise aussi en même temps sa dimension « trans », ainsi que son côté « homme dans un corps de femme » (dont je reparlerai plus loin).

La-petite-sirène19La-petite-sirène18Ursula et son maquillage putassier

Elle expliquera ensuite à  Ariel qu’il n’est pas besoin de parler pour séduire les hommes, car l’instrument le plus efficace que possèdent les femmes en ce domaine est leur corps : « Tu as de l’allure, une frimousse d’ange, et ne sous-estimons surtout pas l’importance du langage du corps ». En même temps qu’elle donne ces conseils, Ursula les illustre en se trémoussant de manière ultra-sexuelle.

La-petite-sirène20La-petite-sirène21 La  prédatrice

Pour couronner le tout, Ursula revêtira une apparence humaine pour aller séduire le prince et tenter ainsi d’empêcher son union avec Ariel.

Disney diabolise ici la femme active dans le rapport de séduction. Car si, sous le patriarcat, les femmes se doivent d’être  suffisamment désirables pour les hommes (sous peine sinon d’être qualifiées de « frigides », « mal baisées », « garçons manqués », etc.), elles ne doivent pas non plus être trop entreprenantes sexuellement (sous peine d’être alors traitées de « salopes », « putes », « nymphomanes », etc.). C’est cette deuxième faute impardonnable que commet Ursula. Celle-ci est diabolisée parce qu’elle utilise la séduction comme un pouvoir, alors qu’une femme doit au contraire offrir sa beauté à l’homme, se donner à lui en attendant qu’il vienne la cueillir (comme le fera Ariel).

Au passage, cette tendance à valoriser la féminité passive dans la relation de séduction et à stigmatiser au contraire la féminité active est un motif récurrent chez Disney. Toutes les princesses sont en effet dans l’immense majorité des modèles de passivité qui se contentent d’attendre que leur homme vienne les prendre, comme le résume exemplairement le mot d’ordre de Blanche-Neige « un jour mon prince viendra ». A l’inverse, les femmes cherchant activement à séduire un homme sont soit diabolisées, soit ridiculisées (comme le sont par exemple les sœurs de Cendrillon ou Charlotte dans La princesse et la grenouille, véritables « hystériques »).

Il est notable que Disney ait créé de toutes pièces ce personnage. En effet, s’il y a bien une sorcière dans le conte, celle-ci n’est aucunement décrite comme une femme prédatrice. Elle est juste celle qui propose à l’héroïne d’échanger des jambes humaines contre sa voix. Or, non seulement Disney transforme cette sorcière en contre-modèle de féminité, mais il en fait en plus la rivale directe de l’héroïne dans sa quête pour obtenir l’amour d’Eric. Ainsi, le studio fusionne en un seul deux personnages féminins du conte : la sorcière et la femme pour laquelle le prince délaisse la petite sirène. Ce dernier personnage est donc diabolisé par Disney, alors qu’il ne l’était nullement chez Andersen. Cette opération a pour conséquence d’innocenter totalement le personnage masculin (en montrant Eric hypnotisé par un sort d’Ursula) et d’introduire une histoire de rivalité féminine. Ariel n’est donc plus victime du système patriarcal comme l’était l’héroïne d’Andersen, mais la victime d’une autre femme. C’est bien connu, ce ne sont pas les hommes ou le patriarcat qui oppriment les femmes, mais les femmes qui s’oppriment entre elles toutes seules…

Belle toute nue et naturellement sexy

Comme on l’a vu, Disney stigmatise la féminité artificielle et excessive d’Ursula en l’opposant à la féminité naturelle d’Ariel. Même si l’héroïne n’est en principe qu’une adolescente de 16 ans en passe de devenir une femme, le film la féminise énormément, et d’une manière qui fait passer cette féminité pour naturelle. En effet, le seul moment où l’on voit Ariel recevoir des conseils de féminité est la scène avec Ursula, où celle-ci lui montre par exemple comment bouger ses fesses pour exciter les hommes. Or il est à mon avis intéressant de remarquer qu’Ariel bouge déjà son corps de la sorte avant même d’avoir rencontré Ursula, lorsqu’elle danse innocemment avec Polochon.

La-petite-sirène22 Le « langage du corps » est-il quelque chose d’inné chez Disney ?

De la même manière, on voit l’héroïne se regarder dans le miroir, mais sans l’attirail d’Ursula.

La-petite-sirène23La-petite-sirène24Belle naturellement

Or si l’on ne voit jamais Ariel se maquiller, ses lèvres me semblent tout de même étonnamment rouges, ses sourcils incroyablement fins, et ses cils remarquablement bombés. En fait, c’est comme si Ariel incarnait un type de beauté accessible uniquement par l’usage de maquillage, mais sans jamais en utiliser.

La-petite-sirène25 Sans maquillage ? Vous êtes sûr-e-s ?

On pourrait faire le même type d’observation à propos de ses cheveux. Ceux-ci semblent toujours se disposer miraculeusement de manière à composer des coupes toutes plus invraisemblables les unes que les autres. Là encore, c’est sans effort et tout naturellement qu’Ariel accède à une perfection esthétique qui demanderait en réalité un travail énorme.

La-petite-sirène26La-petite-sirène27La-petite-sirène28 Ariel et sa chevelure de rêve

J’ai l’impression qu’on touche là le cœur de l’oppression liée à cette valorisation de la « féminité naturelle » sous le patriarcat. En imposant un tel idéal aux femmes, on leur demande l’impossible, à savoir de correspondre à des normes de beauté inatteignables sans l’usage de cosmétique et sans un travail énorme sur leur apparence, mais cela sans utiliser de tels produits ni se livrer à un tel travail (car il faut que cette beauté soit « naturelle »). Les femmes sont donc prisonnières d’une double contrainte, puisqu’on exige à la fois d’elles qu’elles soient belles pour les hommes et correspondent ainsi aux normes de beauté artificielles et arbitraires qu’on leur impose, mais sans travailler leur apparence (sous peine de risquer d’être, comme Ursula, trop putassière). Toujours menacées d’être « trop » ou « pas assez » par rapport à un idéal qui n’existe pas, les femmes sont ainsi constamment sur la sellette, toujours exposées au jugement masculin et jamais assez bien, donc toujours dévalorisées.

Pour en finir sur les cheveux d’Ariel, il est à mon avis intéressant de noter que c’est uniquement lorsqu’elle devient humaine et qu’elle veut se rendre belle pour son prince que l’héroïne commence à travailler sa coiffure.

La-petite-sirène29La-petite-sirène30La-petite-sirène31 Me faire belle pour mon homme

L’idéal impossible de la « féminité naturelle » rencontre donc ici l’injonction à se faire belle pour le regard masculin. Sébastien le crabe l’expliquera d’ailleurs clairement à Ariel que, si elle veut séduire son prince, elle devra « utiliser toutes les armes de la séduction » en « battant des cils » et « faisant des effets de bouche ». S’il ne faut donc pas trop en faire pour rester « naturelle », il faut quand même faire des efforts pour séduire son homme. Compliqué tout ça hein ? Ben oui, c’est fait exprès…

Pour couronner le tout, la beauté d’Ariel n’échappe pas à l’incontournable « impossible hourglass figure » (la « silhouette en sablier impossible »), à laquelle ont droit quasiment toutes les héroïnes Disney. Dans la mesure où ce film s’adresse en priorité à des jeunes filles invitées à s’identifier à l’héroïne, je pense qu’il ne faut pas sous-estimer la violence des injonctions qui leur sont martelées ici, dès le plus jeune âge, à correspondre à des normes de beauté tout simplement inatteignables.

La-petite-sirène32 Le sablier impossible, en toute simplicité…

Par ailleurs, cette féminité naturelle d’Ariel a à mon avis principalement pour but dans l’histoire de contrebalancer d’emblée tous les traits un peu trop « masculins » de sa personnalité. Ainsi, lorsqu’elle part à la recherche d’objets humains dans une épave de bateau, cette aventure pleine de danger (elle manque de peu de se faire dévorer par un énorme requin) ressemble beaucoup à une sortie shopping.

La-petite-sirène33La-petite-sirène34La-petite-sirène35 Ariel va faire les soldes avec son sac à main

Ou encore, lorsqu’elle chante sa tristesse d’être prisonnière de la mer et de l’autorité de son père, le film entremêle les aspirations d’Ariel à l’aventure et au savoir (« moi je voudrais parcourir le monde » / « moi je veux savoir, moi je veux pouvoir poser des questions et qu’on me réponde ») à son désir, encore inavoué, d’une histoire d’amour hétérosexuelle.

La-petite-sirène36La-petite-sirène37 Je veux savoir et comprendre…

La-petite-sirène38… mais au fond je veux surtout rencontrer un phallus qui me fasse danser

Et effectivement, à partir du moment où Ariel aura rencontré le prince, le film se focalisera sur l’histoire d’amour, et tout le reste passera au second plan. Au final, l’émancipation d’héroïne se résumera surtout à passer d’un homme à un autre. Une fois qu’Eric aura réussi son test de virilité en remportant son combat contre Ursula, papa Triton autorisera généreusement sa fille à passer sous la domination d’un autre homme en lui offrant les jambes dont elle rêvait et en donnant sa bénédiction au mariage.

La-petite-sirène39La-petite-sirène40La-petite-sirène41 Le transfert de la femme, du père au mari, dans la plus grande tradition patriarcale. C’est beau l’émancipation féminine selon Disney…

Le gentil papa et la méchante dominatrice

Dans le conte original comme dans l’adaptation japonaise, le roi de la mer est un personnage quasi-inexistant. C’est Disney qui décida de lui donner de l’importance en faisant du Roi Triton le patriarche bienveillant que l’on connaît. Par cette opération, le studio évacua un autre personnage (pourtant absolument essentiel) du conte d’Andersen : la grand-mère de la petite sirène, qui dirige le château et s’occupe de l’éducation de l’héroïne. En supprimant cette figure maternelle positive, Disney laisse donc Ariel seule face son père, avec pour seul autre référent possible la démoniaque Ursula.

Personnellement, j’ai du mal à voir ce choix de substituer le matriarcat bienveillant de la grand-mère au patriarcat du Roi Triton comme autre chose qu’une réaction antiféministe aux mouvements égalitaires des années 60-70[3]. Pendant les années 80, une femme qui a du pouvoir ou le recherche (comme Ursula) ne peut être qu’une harpie dominatrice, alors qu’un homme qui règne en maître tout-puissant sur son peuple est un être fondamentalement bon. Dans ce contexte, la grand-mère de la petite sirène n’a plus donc plus droit d’existence.

Revenons sur le personnage du Roi Triton. Si celui-ci apparaît quelque fois comme autoritaire vis-à-vis de sa fille (notamment lorsqu’il pulvérise la statue d’Eric dans un accès de colère), le film prend toujours bien soin de nous le montrer plein de remords (comme lorsqu’il demande à Sébastien : « Tu crois que j’ai été trop sévère avec elle ? »). Si Disney montre qu’il a entendu les revendications féministes en présentant le pouvoir patriarcal comme problématique, tout le propos du film par la suite consiste néanmoins à nous montrer en long, en large et en travers, que le patriarche est mu au fond par les meilleures intentions du monde. Si le Roi Triton empêche sa fille de vivre sa vie, c’est juste parce qu’il s’inquiète pour elle. Et le pauvre homme souffre d’ailleurs de ce pouvoir, lui qui est si incompris par sa fille…

La-petite-sir̬ne42 Dur dur dՐtre un patriarche

Remarquons au passage que ce n’est pas seulement les femmes que le Roi Triton domine en toute bienveillance, mais aussi les noirs. En effet, son fidèle serviteur Sébastien est le seul personnage du film à avoir un « accent africain » très prononcé[4]. Pour que ce soit bien clair, Disney réserve même au crabe une chanson très « exotique » (« Sous l’océan »), dont le rythme et la sonorité sont inspiré du Calypso[5]. Cette chanson est un petit bijou de caricature raciste sur le thème « ici c’est super, qu’est-ce qu’on s’amuse ». Et il n’est donc pas anodin que ce soit Sébastien-le-noir qui la chante. En effet, ce ici-où-on-s’amuse-et-où-il-fait-bon-vivre, c’est le pays des noirs qui ont le rythme dans la peau, vivent dans le farniente et dansent toute la journée. Du coup, le passage du monde de l’Océan (tel que présenté par Sébastien) au monde de la Terre est aussi, en un sens, un passage du monde archaïque des noirs paresseux où on s’amuse bien, même s’il est heureusement dominé de main ferme par le grand roi bienveillant, au monde de la civilisation sérieuse et mature : celui du Prince blanc et de la bonne société blanche.

Les paroles de cette chanson sont assez explicites : « Regarde bien le monde qui t’entoure / Dans l’océan parfumé / On fait carnaval tous les jours / Mieux, tu ne pourras pas trouver », ou encore : « Là-haut, ils bossent toute la journée / Esclavagés et prisonniers / Pendant qu’on plonge / Comme des éponges / Sous l’océan ». Le propos se précise ensuite de plus en plus : « Chez nous, les poissons se fendent la pipe / Les vagues sont un vrai régal / Là-haut, ils s´écaillent et ils flippent / A tourner dans leur bocal », ou encore  « Tu vois l´esturgeon et la raie / Se sont lancés dans le reggae / On a le rythme, C´est d´ la dynamite, Sous l´océan! / etc. ». Un crabe à l’accent « des îles » qui nous explique que ses amis qui font du rap, du jazz et du reggae ont le rythme dans la peau et se la coule douce toute la journée, voilà qui me semble pour le moins douteux[6].

La-petite-sirène43La-petite-sirène44La-petite-sirène45Les « poissons-nègres », une famille de poissons aux grosses lèvres aujourd’hui encore trop peu connue des scientifiques

A côté de ça, Sébastien-le-noir est un peu avec Triton dans le même rapport que Zazou avec Mufasa[7] : il est ce serviteur dévoué qui passe son temps à râler gentiment tout en ne remettant jamais en question la domination qu’il subit. Et le pire, c’est que c’est censé être drôle. Dans sa chanson, Sébastien sous-entend d’ailleurs qu’il n’est pas du tout exploité par son maître blanc, vu que l’esclavage ça n’existe que chez les humain-e-s, pas sous l’océan (« Là-haut, ils bossent toute la journée, esclavagés et prisonniers / Pendant qu’on plonge, comme des éponges, sous l’océan »).

Comme dans le cas de la relation Ariel-Triton, Disney dénie donc totalement le rapport d’oppression qu’il est en train de mettre en scène. Et l’homme blanc peut ainsi continuer à dominer tranquillement ses semblables, en toute bienveillance bien sûr…

Face à lui, Ursula est diabolisée parce qu’elle est une femme qui aspire au pouvoir. Avec ses multiples tentacules et sa bouche démesurée, elle incarne typiquement la menace féminine telle que le patriarcat la fantasme.

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Disney insiste bien sur sa soif de pouvoir, comme lorsqu’il la montre en train de caresser avec envie le trident de Triton, symbole phallique de son pouvoir souverain.

La-petite-sirène48Mmmm, c’est quelque chose de bien excitant que tu as là brave Triton…

Et Disney ira très loin dans son délire antiféministe. En effet, il apparaîtra rapidement qu’Ursula ne cherche pas uniquement le pouvoir, mais qu’elle veut aussi et surtout émasculer le Roi Triton (« Je veux le voir se tortiller comme un ver à l’hameçon ! »). Comme elle le dira elle-même, la petite Ariel n’est qu’un instrument dans son plan machiavélique, un « appât » qui lui permet de ferrer ce « plus gros poisson » qu’elle a en vue. Elle parviendra finalement à réaliser ses plans, réduisant notre Roi bodybuildé en une sorte de polype tout décrépi.

La-petite-sirène49De phallus en érection…

La-petite-sirène50… à pénis tout rabougri !

Lorsqu’elle s’empare finalement du pouvoir, Ursula prend des proportions gigantesques, symbolisant un pouvoir tyrannique et destructeur. On retrouve ici l’opposition (classique chez Disney) entre bon-ne et mauvais-e souverain-e (Triton vs Ursula, Richard Cœur de Lion vs Prince Jean, Mufasa/Simba vs Scar, etc.), le premier gouvernant pour le bien du peuple, contrairement au second qui n’est motivé que par l’égoïsme et la volonté de puissance. Or c’est peut-être dans La Petite Sirène que ce pouvoir tyrannique est le plus effrayant (et renforce donc encore plus la légitimité de ce « dominant bienveillant » qu’est Triton).

Lorsqu’elle grossit jusqu’à devenir un véritable monstre des mers, Ursula a tout à coup une voix masculine. Cette mue soudaine nous rappelle ainsi que la transgression de la sorcière est avant tout une transgression de genre : celle d’une femme qui n’a pas su rester à sa place et a voulu usurper le pouvoir masculin.

La-petite-sirène51La-petite-sirène52La-petite-sirène53« Je suis la souveraine de tous les océans ! Les vagues obéissent à mes moindres désirs. Le peuple de la mer plie devant mon pouvoir »

Heureusement, la pécheresse sera punie et le patriarcat sauvé par le brave Eric, qui portera un coup fatal à la sorcière en la pénétrant littéralement de son bateau. Difficile de faire plus symbolique comme meurtre…

Comme j’ai essayé de le montrer, Disney ne s’est donc pas contenter de « changer la fin du conte en happy end pour faire plaisir aux enfants », comme on peut souvent l’entendre. Sa relecture de l’œuvre d’Andersen est en effet beaucoup trop cohérente politiquement pour être considérée comme une simple « édulcoration ». En effet, d’un conte ambigu et plutôt anti-patriarcal, il a tiré un pamphlet antiféministe d’une violence hallucinante.

 Paul Rigouste


[2] Le conte est ambigu sur ce point puisque, lorsqu’elle meurt, la sirène est récompensée de son courage en devenant  une « fille de l’air », et peut donc espérer gagner une âme immortelle si elle fait le bien pendant trois cents ans. Dans la mesure où l’héroïne avait manifesté au début le désir d’avoir une âme immortelle, on peut voir cette conclusion comme une sorte de happy end. Mais reste que la fin du conte est tout de même très noire puisque la sirène perd quasiment tout ce qui faisait son bonheur (sa famille, l’homme dont elle était amoureuse, la vie d’humaine à laquelle elle aspirait) puis s’élève, en larmes, vers le ciel.

[3] Cf. sur le sujet le livre Backlash : The Undeclared War Against American Women, de Susan Faludi

[4] Ce sont toujours des Noirs qui doublent le personnage de Sébastien dans La Petite Sirène 1 et 2, que ce soit dans la version originale ou française (Samuel E. Wright pour la VO, Henri Salvador, Christophe Peyroux et Frantz Confiac pour les VF).

[6] S’ajoute à cela dans la version française le choix, pour doubler Sébastien, du chanteur Henri Salvador, interprète (souvent avec un accent énorme) de plusieurs chansons du même esprit, qui font l’éloge du farniente des tropiques et de la paresse de celleux qui y habitent par opposition aux français -blancs- de France continentale noyés dans le sérieux mortifère et le travail. Cf. par exemple « Faut rigoler » (http://www.dailymotion.com/video/xffu93_henri-salvador-faut-rigoler-1960_news), « Je ne peux pas travailler » (http://www.youtube.com/watch?v=mBVawWzQQFI) ou encore « Tant pis pour
Paris » (http://dededu59.musicblog.fr/1658499/tant-pis-pour-paris-par-henri-salvador/

Jack Reacher (2012) : plus phallocrate que moi, tu meurs

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Jack Reacher fait justice soi-même. Mais attention : avec lui, pas d’erreur judiciaire possible, car Jack Reacher sait. Il sait qui est coupable, et qui mérite de mourir. Il le sait grâce à sa grosse intelligence qui le distingue de la masse des gens normaux qui s’agitent vainement autour de lui. Lorsque James Barr, ex-sniper pour l’armée américaine, ne se souvient plus s’il est coupable de la tuerie dont on l’accuse, il fait appel à Jack Reacher. Car il sait qu’avec Jack justice sera faite. Si Jack lui dit qu’il doit mourir, il mourra, mais s’il lui dit qu’il peut vivre, il vivra. Et l’homme de la rue est d’accord avec ça, comme en témoigne la scène où un Noir[1] prête sa casquette à Jack à un arrêt de bus pour ne pas que la police ne l’attrape. Les gens simples ne sont certes pas très intelligents par rapport à Jack, mais ils ont quand même le minimum d’intelligence qui leur permet de comprendre que c’est Jack qui a toujours raison, qui est le plus fort, et qui doit donc veiller sur eux.

Si le film fait vaguement mine de critiquer la peine de mort au début, la démonstration de puissance intellectuelle à laquelle se livre le justicier vengeur à longueur de bobines rend finalement caduque ce genre d’interrogations. Car la seule chose qui semble poser problème au film dans la peine de mort, c’est le risque qu’un innocent soit exécuté. Ainsi, à partir du moment où la justice est rendue par une personne dont il est montré, démontré, et remontré qu’elle ne peut pas se tromper, plus de problème. Jack Reacher retrouve le vrai coupable, l’exécute, et s’en va. Sans rendre de compte à personne d’autre qu’à lui-même. Une belle leçon de justice…

Cette idéologie profondément réactionnaire qui assimile la justice à la vengeance en glorifiant la figure du « justicier vengeur », le film ne la critique jamais, bien au contraire. Constamment, il nous encourage ainsi à jouir de la supériorité de Jack sur tous les autres personnages. Et à ce niveau, il y a effectivement matière à jouir, car la seule chose que le film semble vouloir montrer à chaque scène, c’est à quel point Jack est tout-puissant, et mérite donc, tel Dieu, d’avoir le rôle du juge suprême.

De la première à la dernière seconde, Jack domine tout le monde, intellectuellement et physiquement. Et le film nous invite à prendre plaisir à cette domination que Jack exerce sur les autres. Mieux, il nous invite à jouir de cette domination avec Jack. Car Jack adore dominer, comme en témoigne le petit sourire en coin qu’il arbore constamment parce qu’il sait qu’il a totalement le dessus sur ses interlocuteurs/trices ou adversaires. Et d’ailleurs, tout le monde adore se faire dominer par Jack, les femmes (qui tombent inévitablement amoureuses de lui) comme les hommes (qui respectent le modèle de virilité qu’il incarne). Tout va bien donc. Tout le monde est heureux au pays de la domination.

Jack Reacher domine donc, et il adore ça. Il adore par exemple foutre des grosses branlées aux mecs qui le cherchent, en mode viril décontracté sur un parking, après les avoir bien mis en garde que faut pas chercher des noises à Jack, parce que Jack c’est le plus balèze. Il adore aussi aller massacrer tous les gros méchants armés jusqu’aux dents avec juste sa bite et son couteau. Et même le couteau il en a pas besoin en fait…

Mais ce qu’il adore le plus, Jack, c’est dominer les femmes. Dans la majorité des cas, c’est facile, parce qu’à peu près toutes les femmes tombent comme des mouches devant le phallus de Jack Reacher. La première fois qu’on le voit à l’écran, Jack est allongé sur un lit et regarde la télé pendant qu’une femme en string remet son soutien-gorge. On ne verra pas son visage et elle n’ouvrira pas la bouche, parce qu’au fond le film s’en fout complètement d’elle. Ce qui compte, c’est juste que Jack Reacher vient de se la taper. Et quand Jack sort ensuite de chez lui, toutes les femmes qu’il croise sont immédiatement folles de lui. Au magasin de vêtements, au guichet où il va retirer son argent. Elles ne parlent pas, mais ce n’est pas la peine, leur regard transpire de désir pour Jack.

Quelquefois, certaines femmes osent ouvrir la bouche et tenter d’avoir une personnalité (ce qui est loin d’être facile dans l’univers de Jack Reacher…). Alors là, Jack passe en mode dominateur, parce qu’il faut bien leur expliquer quand même à ces femmes qui c’est qui commande en ce bas monde.

Il y a d’abord Helen, qui semble au début pouvoir tenir tête à Jack, ou au moins être sur un pied d’égalité avec lui. Mais pas pour longtemps. Car très rapidement le rapport s’inverse, et ce n’est plus Jack qui bosse pour Helen, mais Helen qui bosse pour Jack. La scène où les deux héros découvrent la vérité au sujet de la tuerie est un monument de phallocratie. De bout en bout, Jack explique à Helen tout ce qu’elle n’a pas compris avec son pauvre petit cerveau de femme. Pendant toute la scène (et pendant tout le film), elle a toujours un train de retard par rapport à Jack, qui a déjà tout pigé, et qui ne repasse par tout le raisonnement que pour que l’esprit limité de sa partenaire puisse suivre. Pour couronner le tout, il finit par écrire sur un post-it le mobile du meurtre et le donne à Helen qui, après qu’un coup de téléphone lui a finalement donné la solution, découvre en lisant le papier que Jack avait déjà tout deviné. A la fin, lorsque son Jack s’en va après l’avoir délivrée des méchants kidnappeurs, elle s’inquiète : « Attendez ! Et si j’ai à nouveau besoin de vous, comment pourrai-je vous retrouver ? ». Ben oui, sans lui la pauvre petite est perdue. On sent bien que, toute excitée qu’elle est par les pectoraux de Tom Cruise (cf. la scène du motel), elle aurait bien voulu une petite love story (c’est une femme après tout…). Mais Jack ne perd pas son temps à aimer les femmes. Sûrement parce que l’amour risquerait de le ramollir, et que Jack se doit rester le plus dur de tous les phallus.

Et puis il y a Sandy, qui l’accoste dans un bar, et que Jack traite de « salope » parce qu’elle l’a dragué. Jack ira plus tard la retrouver dans le magasin où elle travaille pour lui donner une leçon en mode « papa n’est pas content du tout de ce que tu as fait ». Avec un air paternaliste, les bras croisés, Jack lui fait comprendre qui est le chef en lui donnant des ordres (« Parle », « Assieds-toi », « Son adresse, écris-là », « Donne-moi les clefs de ta voiture », etc.). Sandy finit par ne l’ouvrir que quand Jack lui dit de l’ouvrir. Et visiblement, elle a aimé se faire ainsi mater puisqu’elle propose à Jack de se donner rendez-vous à la sortie du boulot. Bien sûr, Jack la remballe comme il faut (car c’est Jack seul qui décide quand il veut prendre femme), et en profite pour lui donner une petite leçon de féminisme : « Ecoute Sandy. Tu as l’air gentille. Tu es jolie. Visiblement futée, puisque tu fais la compta de Gary. Ne laisse pas ces types se servir de toi ». Heureusement que Jack est là pour expliquer aux femmes comment s’émanciper.

C’est que Jack Reacher est un grand féministe, il protège les femmes des méchants. A partir du moment où il découvre que les gros méchants (avec à leur tête, le-sale-étranger-qui-a-fait-de-la-prison-en-Sibérie) ont tué Sandy et kidnappé Helen, Jack devient vraiment très énervé. Au téléphone, il leur dit qu’il va leur exploser la tronche et qu’ils n’ont pas intérêt de toucher un cheveu de la femme, sinon il va encore plus leur exploser la tronche.

Et le féminisme pour Jack, c’est pas juste une fois par an pour la-journée-de-lafâme, mais c’est un combat de tous les jours et de tous les instants. Dans le dernier plan, pendant qu’une voix off glorifie notre héros sur fond de musique lyrique (« Il y a cet homme. C’est une sorte de flic. Enfin, il l’a été. Il se fout de la loi. Il se fout des preuves. Il veut juste que justice soit faite »), on voit Jack dans un bus, en train de réfléchir (parce que Jack il réfléchit tout le temps), et qui se lève pour aller foutre une branlée à un homme qui a mal parlé à une femme. Parce que Jack, le sexisme, il supporte pas.

 Paul Rigouste

 


[1] Ils sont gentils les Noirs dans Jack Reacher. Enfin juste quand ils sont au service du maître blanc et qu’ils n’ouvrent pas la bouche, parce que quand ils ont du pouvoir, ils s’avèrent  finalement être des grands-méchants-Noirs. Ainsi, lorsque Jack découvrira que l’un des deux haut-placés de l’administration est un traitre, le film ménagera un petit suspense : est-ce que c’est le papa ou le Noir le méchant ? Difficile à deviner hein…

Accepted (2006) : pour une autre école

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Il n’y a pas si longtemps, Sheila se réjouissait en chanson de la sortie des classes : « La rue est à nous, que la joie vienne. Mais oui, mais oui, l’école est finie ! ». On peut toujours discuter la valeur musicale de ce tube, reste qu’il exprime un sentiment que toute personne étant passée par notre cher système éducatif a éprouvé au moins une fois dans sa scolarité, et probablement plus d’une fois. En effet, Sheila n’a sûrement pas été la seule à s’emmerder à l’école. Personnellement, quand je repense à ma scolarité (avec mention particulière pour les années de collège et de lycée), je n’arrive pas à me souvenir de l’écrasante majorité des cours autrement que comme le lieu d’un profond ennui. Il existe évidemment des exceptions, mais reste que l’immense majorité des élèves vit l’école comme une contrainte.

Je ne parle pas ici de l’école comme lieu de socialisation, c’est-à-dire de l’endroit où l’on est content-e de retrouver ses ami-e-s (quand on en a) et de voir autre chose que son quotidien familial. Je parle des moments d’ « éducation » à l’intérieur de l’école, les moments de cours qui sont la raison d’être de l’école telle qu’elle existe aujourd’hui dans notre société.

Avant d’être un lieu où l’on « apprend à penser par soi-même », à acquérir une « culture générale » ou un « esprit critique », l’école est avant tout une source d’ennui et de stress, un endroit où l’on perd son temps, où l’on apprend à se soumettre à l’autorité, à accomplir sans broncher un travail qui nous est imposé d’en haut, etc.

Or cette école, quasiment personne ne la remet en question. Beaucoup la critiquent, mais c’est toujours sur des points de détails : « il y a trop d’élèves par classes », « il n’y a pas assez de moyens », « il faut revoir la formation des profs », « il faut changer les programmes », etc., etc., etc. Mais toutes ces revendications ne sont que des pansements qui ne remettent absolument pas en cause les fondements de notre système éducatif. Qui remet par exemple en cause sérieusement la relation hiérarchique maître/élève ? L’imposition aux élèves de matières qui ne les intéressent pas ? Le système d’évaluation basée sur la notation ? La mise en compétition des élèves ? Le cloisonnement des matières ? etc.

L’inexistence dans le débat public d’une telle remise en question du système éducatif n’a rien de bien étonnant quand on y réfléchit un peu. En effet, les membres des gouvernements (aussi bien de droite que de « gauche ») n’ont aucun intérêt à toucher à ce système (re)producteur d’inégalités : pourquoi des dominant-e-s remettrait-illes en question l’institution légitimant la hiérarchie dont illes profitent ? Et de leur côté, les fonctionnaires de l’Education Nationale ont aussi peu de raison d’être critiques envers leur « employeur » : ne sont-illes pas précisément les privilégié-e-s de ce système qui a fait d’elleux ce qu’ils sont ? ses meilleurs éléments ? A quoi s’ajoute que, pour un-e prof, renoncer à la relation hiérarchique maître/élève reviendrait à renoncer à un pouvoir réel, ce qui n’est jamais très agréable. Et comme son nom l’indique, un fonctionnaire, c’est fait pour fonctionner, pas pour remettre en question ou critiquer en profondeur le système dont il est un des rouages…

De la même manière qu’il n’existe aucun débat public sur les principes fondamentaux de notre système éducatif, il n’existe quasiment pas de films qui questionnent en profondeur ce même système. Sans avoir une connaissance exhaustive de tous les films sur le sujet, j’ai tout de même la forte impression que la majorité d’entre eux ne font que maintenir le statu quo. Même lorsque le portrait qui est fait de l’école est plutôt négatif, aucune alternative possible ne semble se dessiner. En gros, qu’ils y adhèrent ou qu’ils la critiquent, les films sur l’école sont d’accord sur une chose : l’école c’est comme ça et pas autrement. Si bien qu’il devient difficile d’imaginer une autre école, fondée sur d’autres principes.

C’est pour cette raison que j’aimerais attirer l’attention sur le film Accepted (en français Admis à tout prix) sorti en 2006, ignoré en France (patrie de l’« exception culturelle »…) sûrement parce qu’il n’est qu’une comédie populaire américaine pour ados, et donc considéré a priori comme dénué d’intérêt. Or Accepted me semble être au contraire un film assez exceptionnel d’un point de vue politique. En effet, Accepted ne se contente pas de critiquer l’école (ici, plus précisément, l’enseignement supérieur), mais il montre en même temps la voie vers un autre type d’école, plus épanouissante et égalitaire.

Au passage, le seul autre film qui (à ma connaissance) remet en question aussi radicalement les fondements de notre système éducatif en proposant une alternative est le film français L’école buissonnière, sorti en 1949, et qui romance les débuts du pédagogue Célestin Freinet. A l’heure actuelle, en France, la pédagogie Freinet (ainsi que toutes les autres pédagogies « alternatives ») reste complètement marginalisée, tant dans le primaire que dans le secondaire, alors qu’elle a amplement fait ses preuves sur le terrain. Par exemple, alors que le cas de l’Ecole Concorde de Mons en Bareul (59) semblait désespéré (condamnée à la violence et aux « mauvais résultats »), l’inspection académique accepta en 2001 de faire de cette école de milieu populaire le lieu d’une expérimentation pédagogique en la confiant à des enseignants Freinet[1]. Très rapidement, la situation s’est améliorée avec les parents comme avec les élèves, et 10 ans plus tard, « les résultats scolaires, notamment en français, sciences et mathématiques, ont rattrapé puis dépassé ceux des écoles de milieu équivalent, voire plus favorisé »[2]. Les qualités de cette pédagogie sont donc reconnues par l’institution. Si celle-ci refuse d’en étendre la pratique à tout le système éducatif, c’est donc par choix. Choix qui est, bien évidemment, éminemment politique.

Mais je reviens au film Accepted. Celui-ci raconte l’histoire de Bartleby Gaines qui, après avoir été refusé de toutes les universités auxquelles il avait postulé, décide d’en fonder une lui-même avec l’aide de ses ami-e-s pour ne pas décevoir ses parents. Alors que son intention de départ était que de créer une fausse université pour faire illusion, il se retrouve rapidement submergé par une foule d’autres étudiant-e-s refusés comme lui par les autres universités. Il décide alors d’aller jusqu’au bout de son idée en faisant véritablement fonctionner son université.

L’école des exclu-e-s

Un moment clé du film est celui où le projet de Bartleby acquiert une dimension clairement politique. En effet, les motivations du héros étaient au départ très égoïstes : il s’agissait juste de sauver la face devant ses parents en leur faisant croire qu’il avait été accepté dans une université et de pouvoir se la couler douce avec ses copains sans avoir à travailler. Mais lorsque des centaines d’étudiant-e-s débarquent parce qu’illes croient avoir été accepté-e-s dans une véritable université, Bartleby prend conscience que son problème n’est pas individuel, mais bien politique.

Significativement, cette prise de conscience a lieu lorsqu’un « allumé » dans la salle interrompt le monologue de Bartleby (qui s’apprête à révéler la supercherie) pour déclarer : « Quand j’ai été accepté ici, ça a été la première fois où mes parents ont été fiers de moi ». Bartleby le bourgeois égocentré et beau parleur est alors mis en face d’une réalité dont il n’avait visiblement pas conscience : ce système éducatif produit massivement de la souffrance dans la mesure où il exclut systématiquement tout-e-s celleux qui ne sont pas conformes à ses normes.

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En réaction à cette intervention inattendue, les autres étudiant-e-s commencent par rire, puis applaudissent. Par ce geste collectif, illes se reconnaissent ainsi comme les victimes de la même injustice et manifestent en quelque sorte une « conscience de classe » naissante (la classe des exclu-e-s du système éducatif). Les attaques de l’oppresseur (les élitistes de l’université prestigieuse d’à côté) n’auront d’ailleurs jamais raison de la solidarité qui nait dans cette scène, puisque tous les étudiants viendront soutenir Bartleby lorsque celui-ci ira plaider devant le tribunal à la fin du film, c’est-à-dire longtemps après l’atomisation du collectif qui suit le démantèlement de l’université.

Cette scène inaugurale est donc à mon avis centrale, car le film y acquiert une dimension clairement politique. Alors qu’au début, il n’était question que du problème de Bartleby et de ses copains, on sort ici d’un tel traitement individualiste puisque le problème de l’exclusion apparaît comme un problème structurel du système éducatif.

Le film synthétise l’idée de cette scène par une blague de Bartleby qui termine son discours en criant « Welcome to South Harmon Institute of Technology ! Welcome to S.H.I.T. ! ».

Cette université est celle des « merdes » (« shit »), de celleux qui ont été exclu-e-s comme des « merdes » du circuit scolaire légitime. Comme le dit Bartleby juste avant, porté par la foule, cette université est celle qui dit « oui » à tout-e-s celleux à qui on a dit « non », et qui accepte chaque individu tel qu’il est, et pas seulement celleux conformes aux normes arbitraires qui régissent l’institution scolaire : « Je sais ce que ça fait d’être refusé, ça craint. C’est horrible de s’entendre dire « non » : « Désolé, vous n’êtes pas assez bon. Vous n’avez pas fait assez de sport, pas assez de tennis. Vos notes ne sont pas assez bonnes. Vous n’entrerez pas ici ». Et bien vous savez quoi, qu’ils aillent se faire voir ! Ne devrions-nous pas tous avoir la chance de s’entendre dire « oui » ? A South Harmon, on vous dit « oui ». On dit « oui » à vos espoirs, on dit « oui » à vos rêves. On dit « oui » à vos défauts. Alors bienvenue ! ».

Au passage, le fait que les locaux du S.H.I.T. soient un ancien hôpital psychiatrique désaffecté n’est pas anodin. Ce lieu est en effet le lieu par excellence de l’exclusion par la société de celleux qu’elle décrète « anormaux ». En réinvestissant un tel lieu, les exclu-e-s du système scolaire revendiquent ainsi en quelque sorte leur non-conformité aux normes scolaires comme une force. Le discours normatif du pouvoir est ainsi retourné contre ce pouvoir lui-même, et l’« anormalité » devient ainsi une caractéristique unificatrice, un point commun qui rassemble tou-te-s ces exclu-e-s en une classe politique.

Contre un système scolaire basé sur la sélection (et donc l’exclusion) des individus, et par là producteur de hiérarchie et de ségrégation sociale, Bartleby propose une université qui accepterait tout le monde, parce que son but ne serait pas de trier les gens en dominant-e-s et dominé-e-s (ce que fait au passage à merveille notre système éducatif français) mais au contraire l’épanouissement de tous les individus, tou-te-s ensembles (et pas les un-e-s contre les autres).

Fraternités, élitisme et exclusion

Le film insiste bien sur cette opposition en faisant le parallèle entre l’université de Bartleby et celle, juste à côté, de Harmon. Les logiques de domination et d’exclusion à l’œuvre dans cette dernière sont clairement dénoncées dans toutes les scènes où Sherman essaie de se faire une place dans la fraternité. Déjà, avec leurs têtes d’aryens transpirant le mépris pour qui n’a pas leur capital (économique, social et culturel), les membres de la fraternité sont clairement ridiculisés par le film. A quoi s’ajoute que le point de vue sur ces pratiques est toujours celui de Sherman, qui en est la victime. Dans la persévérance de ce dernier à vouloir absolument s’intégrer à la fraternité, même au prix d’humiliations toutes aussi cruelles les unes que les autres, le film met en évidence la force de la pression sociale qui peut peser sur tou-te-s celleux qui sont exclu-e-s de ces cercles élitistes.

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On pourrait penser que le fait de s’attarder longuement sur les fraternités relativise la force politique du film (qui ne s’attaquerait qu’à une dérive extrême de la logique de sélection/exclusion du système scolaire). Mais à mon avis, le film fait en même temps un parallèle clair entre ces pratiques élitistes et la logique plus générale du système scolaire. En effet, Sherman comme tou-te-s les étudiant-e-s du S.H.I.T ont ceci de commun qu’illes sont des exclu-e-s, des individus qui n’ont pas été accepté-e-s à l’intérieur d’un cercle de privilégiés parce qu’ils ne correspondaient pas à ses normes. Sherman finit d’ailleurs par rejoindre le projet de Bartleby (alors qu’il s’y opposait au départ), parce qu’il a pris conscience de l’injustice de cette logique de sélection/exclusion. C’est donc seulement après avoir vécu cette pratique du côté des dominé-e-s (et non plus de la place de dominant reçu au Harmon College qu’il avait au départ) que Sherman a pu se rendre compte de l’injustice du système auquel il participait.

En se concentrant sur les pratiques de la fraternité, et en opposant celles-ci au programme de l’université de Bartleby, le film me semble donc faire de l’idéologie des fraternités une sorte de quintessence de l’idéologie cimentant l’ensemble du système scolaire. Les fraternités ne sont pas juste une pratique extrémiste que l’on pourrait déconnecter du reste, mais elles s’insèrent au contraire parfaitement dans l’institution scolaire. On pourrait d’ailleurs dire exactement la même chose des pratiques de bizutage répandues dans l’enseignement supérieur français. Celles-ci ne sont pas des pratiques déviantes perpétrées par des individus particulièrement sadiques, mais bien au contraire la continuation de la logique à l’œuvre au sein même de l’école. En faisant sentir aux nouveaux et nouvelles venu-e-s qu’illes ne font pas encore parti de ce cercle privilégiés des dominants, de l’élite, les bizuteurs/teuses réaffirment de manière rituelle et plus ou moins violente qu’il existe un fossé entre celleux qui sont dedans (les « accepté-e-s ») et celleux qui n’y sont pas (les exclu-e-s).

La nécessité d’une alternative pédagogique

Accepted ne se contente pas de remettre en question cette logique de sélection/exclusion à la base de nos systèmes éducatifs, mais il s’attaque aussi à des questions pédagogiques de fond. Lorsque Bartleby se retrouve à devoir faire fonctionner la fausse université qu’il vient de mettre sur pieds, il va d’abord chercher des idées dans la prestigieuse université voisine. De son regard d’observateur extérieur, il se rend alors vite compte du gâchis humain que constitue ce « temple du savoir ».

Devant un amphithéâtre d’élèves luttant contre l’ennui et le sommeil, un professeur débite magistralement son cours.

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Lorsque Bartleby tente d’adresser la parole à un autre étudiant, celui-ci le coupe nerveusement en lui disant : « Tais-toi ! ça va tomber à l’examen. Toute ma vie dépend de cette note ». La deuxième interaction de Bartleby avec un autochtone ne sera pas plus rassurante. Ce dernier se réveille en effet brutalement d’un demi-sommeil en hurlant « BAIIA ! Bénéfices avant impôts, intérêts et amortissement ». En quelques secondes, le film a parfaitement résumé ce que produit en masse notre système scolaire : ennui, désintérêt, stress, et abrutissement.

Partir des désirs des élèves

A cela, le S.H.I.T. opposera une pédagogie basée sur les désirs des individus. Pour déterminer le programme des enseignements, Bartleby commencera par faire un sondage auprès des étudiant-e-s pour leur demander ce qu’illes aimeraient apprendre. Or, intelligemment, le film commence par montrer les étudiant-e-s déconcertés par cette question. Et pour cause, s’il y a bien une question qu’on ne pose jamais aux élèves (ou alors très rarement, et dans un cadre toujours bien délimité et contraignant), c’est bien celle-là.

accepted09accepted10accepted11accepted12« Qu’est-ce que tu veux apprendre ? » : la question « super-banco »

 

Pour se rendre compte de la portée politique de la démarche de Bartleby, il importe à mon avis de bien avoir conscience des conséquences politiques du modèle auquel il s’oppose, à savoir celui basé sur la négation des désirs des élèves (comme l’est par exemple notre système éducatif). Que peut produire un tel système si ce n’est un rapport au savoir totalement désincarné, où les élèves ingurgitent des connaissances qui ne leur servent à rien sinon à avoir une bonne note ? Bien entendu, la quasi-totalité de ces connaissances sont oubliées dès qu’elles ont été recrachées pour l’examen. Il n’y a rien ici à reprocher aux élèves, car pourquoi s’encombreraient-illes de savoir dont illes n’ont aucune utilité ?

Si le système scolaire accable ainsi les élèves de savoirs inutiles, c’est donc sûrement pour un autre but que leur « épanouissement spirituel ». A mon avis, un premier but est de les trier en les jugeant sur des mêmes critères, critères déterminés arbitrairement et correspondant à la culture et aux compétences « légitimes » (que possèdent déjà celleux qui appartiennent au bon milieu social). Un autre but est sûrement d’habituer les élèves à accomplir un travail qui n’a pas de sens pour elleux, c’est-à-dire à obéir bêtement. Difficile de ne pas voir les applications politiques concrètes de cet apprentissage (qui ressemble fort à une « fabrique de l’impuissance », pour reprendre l’expression de Charlotte Nordmann[3]).

Les conséquences de cette pédagogie de l’obéissance et de l’abrutissement sont facilement constatables lorsqu’on observe les « sujets » que produit ce système scolaire, à savoir des « sujets » passifs, purement réceptifs, voire attentistes. Là encore, les élèves ne sont pas à blâmer puisqu’illes ont été précisément construit-e-s par l’école comme de tels « sujets ». Il n’y a qu’à comparer la différence entre un jeune enfant, curieux de tout ce qui l’entoure et avide de savoirs, et ce qu’il est devenu après des années de collège et de lycée (s’il va jusque-là), pour s’apercevoir tout ce qu’a pu produire notre chère école.

Au contraire, une pédagogie fondée sur les désirs des élèves ne peut qu’entretenir la curiosité et permettre la constitution d’une réflexion personnelle, d’un esprit critique, etc., c’est-à-dire de tout ce que l’école prétend viser tout en ne produisant en réalité que le strict opposé. Lorsque le doyen de l’université de Harmon accusera Bartleby d’être un criminel, celui-ci lui rétorquera : « Non, c’est vous le criminel, car si vous qui leur avez volé leur créativité et leur passion. Voilà le vrai crime. »

Pourquoi ne pas repenser totalement le système éducatif en l’ancrant dans les désirs des élèves ? Pourquoi ne pas partir des projets (professionnels, intellectuels, artistiques, etc.) des élèves ? Cela éviterait en tout cas de perdre un temps énorme à apprendre des choses inutiles (dans mon cas, je pense par exemple à la quasi-totalité des programmes de maths ou de physique que j’ai pu ingurgiter en 7 ans de collège-lycée). Pourquoi les individus ne se formeraient-illes pas en fonction de leurs besoins et de leurs désirs ? Un exemple de cette pédagogie dans le film est celui des skateurs qui, pour construire leur rampe, ont dû acquérir des compétences artisanales, ainsi que des compétences en « physique et aérodynamique » comme ils l’expliquent à la fin au juge.

C’est un tel rapport au savoir que propose Bartleby au S.H.I.T. Au lieu d’imposer un programme d’en haut, ce sont au contraire les étudiant-e-s qui élaborent elleux-mêmes ce programme, matérialisé par un immense mur sur lequel chacun-e écrit ce qu’ille souhaite apprendre.

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De l’inutilité des professeurs

A la fin du film, lorsque le juge exigera de Bartleby qu’il lui donne la liste de ses enseignants (condition indispensable pour donner au S.H.I.T. le statut d’université aux yeux de l’Etat), l’ensemble des élèves présents dans la salle se lèvera, car comme l’expliquera Bartleby : « A South Harmon, les étudiants sont les profs ».

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Aussi saugrenue qu’elle puisse paraître, cette idée selon laquelle les élèves peuvent être à elleux-mêmes leurs propres profs est néanmoins tout à fait intéressante d’un point de vue politique, et mérite donc d’être vraiment prise au sérieux. En effet, si le but de l’école est l’émancipation des individus par la conquête de leur autonomie, n’y a-t-il pas une contradiction assez gigantesque à les mettre dans une position de totale dépendance par rapport à un professeur ? Comment acquérir une quelconque autonomie lorsqu’on est placé dans une perpétuelle hétéronomie (au motif que « seul le prof peut transmettre le savoir car il est le seul à pouvoir l’expliquer », et « seul le prof peut être juge de la compréhension de l’élève ») ? Ne touche-t-on pas ici un des piliers de l’école comme « fabrique de l’impuissance » ?

Car il faut bien garder à l’esprit que c’est l’école elle-même qui a mis les enfants dans cette position de dépendance. C’est elle qui a créé l’hétéronomie là où il n’y avait qu’autonomie. L’argument principal avancé par les défenseurs de ce système éducatif est que seul le professeur, qui maîtrise l’ensemble du savoir qu’il va délivrer, est capable de savoir par quel chemin l’élève doit être amené pour passer de l’ignorance au savoir. Si l’élève a besoin d’un maître, nous dit-on, c’est parce que celui-ci est le seul à savoir comment passer progressivement du plus simple au plus complexe, sans brûler les étapes.

Mais la faiblesse de cet argument cache mal sa fonction politique de justification d’un rapport de domination. En effet, les enfants n’ont jamais eu besoin d’un maître pour apprendre quelque chose d’aussi complexe que leur langue maternelle. Parce qu’illes en avaient besoin, et par un apprentissage naturel fait d’essais et d’erreurs, illes ont réussi à la maîtriser malgré sa complexité. Ce n’est que lorsqu’illes sont arrivé à l’école qu’on leur a soudainement déclaré : « A partir de maintenant, vous ne pourrez plus apprendre tou-te-s seul-e-s. Sans un maître, vous êtes perdu-e-s ». Mais pourquoi ? Si je veux acquérir une connaissance, est-ce que je ne peux pas prendre un livre et apprendre tout-e seul-e ? Pourquoi aurais-je besoin d’un maître ? Pour me décomposer la difficulté en m’expliquant ce qui s’y trouve, en allant du plus simple au plus complexe ? N’ai-je pas la capacité d’y arriver tout-e seul-e ? [4]

L’idéologie qui affirme haut et fort la nécessité d’un maître détenteur du savoir repose donc sur une énorme mystification. Le cœur de cette mystification, c’est qu’il n’est pas seulement postulé que l’élève ignore ce qu’il veut apprendre, mais qu’il ignore comment apprendre. Or s’il existe effectivement des inégalités de savoir au sens où certaines personnes savent des choses que d’autres ne savent pas, il n’existe par contre aucune inégalité face au savoir au sens où il existerait des gens qui sauraient comment apprendre (les maîtres) et d’autres qui ne sauraient pas (les élèves). Car en ce domaine, tout le monde est savant, et personne n’a besoin de maître.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer naïvement qu’il suffit de laisser les enfants se promener tou-te-s seul-e-s dans la nature pour qu’illes deviennent expert-e-s en toutes les matières. En ce sens, il ne s’agit pas nécessairement d’en finir avec toute forme d’encadrement des apprentissages. Mais il s’agit juste de substituer un type d’encadrement à un autre. Au lieu de « cadrer » les élèves en les enfermant justement dans des cadres sclérosants (c’est-à-dire en leur imposant de force des méthodes que l’on a forgées pour elleux), il vaudrait peut-être mieux se limiter à mettre à leur disposition les conditions pour un apprentissage autonome.

C’est ce que font par exemple les enseignant-e-s s’inspirant de la pédagogie Freinet. Celleux-ci ont entre autres pour principe d’intervenir le moins possible (comme disait Freinet lui-même : « plus je me tais, plus illes parlent »). Leur rôle se limite donc à encourager les élèves dans leurs projets et dans leurs démarches coopératives, ainsi qu’à mettre à leur disposition des outils leur permettant de se débrouiller tout-e-s seul-e-s. On  trouve des exemples de tels « outils » dans les classes Freinet soumises aux contraintes du programme imposé par l’Education Nationale. Ces derniers peuvent prendre la forme de « fichiers » contenant la l’ensemble des connaissances à acquérir, et accompagnées d’exercices et de corrigés. Les élèves peuvent ainsi s’entraîner tout-e-s seul-e-s et s’auto-corriger, ce qui leur permet d’avoir une plus grande autonomie dans l’organisation de leur temps de travail (que chacun-e détermine soi-même dans ce qui est généralement nommé par les enseignant Freinet « plan de travail individualisé (PTI) »). Cette liberté laissée aux élèves a par ailleurs cet autre avantage qu’il produit une diversité de niveau au sein de la classe. Des élèves en difficulté sur un exercice peuvent alors demander de l’aide à d’autres qui maîtrisent déjà le savoir en question. Ce genre d’organisation favorise ainsi la coopération et la solidarité plutôt que l’habituelle compétition pour l’obtention de la meilleure note, et permet à celleux qui sont sollicité-e-s pour aider les autres de parvenir à une meilleure compréhension de ce qu’illes ont appris.

Si une telle autonomie dans l’apprentissage des savoirs peut exister (et existe effectivement malgré la marginalisation des enseignant-e-s Freinet par l’institution scolaire française) au sein d’un contexte aussi contraignant que l’Education nationale et ses programmes imposés, on imagine alors tout ce qui serait possible avec un peu plus de liberté. Car qu’est-ce que les livres (ou tout autre support de connaissance, comme internet par exemple), si ce n’est des outils permettant aux individus de construire elleux-mêmes leurs connaissances en fonction de leurs besoin et leurs désirs ?

En ce sens, les pistes de réflexions lancées par Ivan Illich dans Une société sans école me semblent elles aussi très précieuses. Comme l’indique le titre de son livre, Illich pense que l’école en tant qu’institution est néfaste à l’épanouissement des individus, et qu’il faudrait donc s’en débarrasser. De la même manière que nous sommes dépossédé-e-s de notre pouvoir politique par les institutions politiques, ou du pouvoir de nous guérir nous-mêmes par l’institution médicale[5], nous sommes dépossédé-e-s de notre pouvoir d’apprendre seul-e-s par l’institution scolaire. De la même manière que les politiques décident « pour notre bien » (mais à notre place) des lois ou des décisions politiques qui nous concernent, et de la même manière que les médecins décident « pour notre bien » (mais à notre place) des manières dont nous devons nous soigner, l’école décide « pour notre bien » (mais à notre place) de ce que nous devons apprendre et de comment nous devons l’apprendre. Comme si, à chaque fois, nous n’étions pas les plus à même de décider ce qui est bien pour nous.

Pour lutter contre cet asservissement à l’institution scolaire, Illich propose de la remplacer par des réseaux d’échange de savoirs. L’idée est juste de mettre à disposition de tout le monde des « objets éducatifs » (qui ne sont pas juste des supports de connaissances « théoriques » tels que les livres, ordinateurs, vidéos, etc. mais aussi tout objet au contact duquel un savoir peut s’acquérir par expérience, comme par exemple un garage, des outils et des pièces de voitures si l’on veut apprendre la mécanique), et d’« apparier » les gens pour qu’ils échangent ou construisent ensembles les savoirs dont illes ont besoin. Dans ce cadre, plus besoin « d’instructeurs » tels qu’ils existent dans l’institution scolaire, mais juste d’« éducateurs » qui n’ont pour rôle que de « faire se rencontre des partenaires égaux, bien assortis, de sorte qu’ensemble ils puissent apprendre ». Bref, on retombe ici sur le même genre d’idée que dans la pédagogie Freinet : les « instructeurs » qui déversent leur savoir dans la tête des élèves enferment ces derniers dans une dépendance qui tue leur autonomie. Le rôle des « éducateurs » doit donc se borner à créer les conditions matérielles d’un apprentissage autonome, encourager les élèves sur leur propre voie, ou encore aider les personnes d’intérêts communs à se rencontrer pour apprendre ensemble.

L’université de Bartleby n’est donc pas condamnée à rester un lieu d’ignorance parce qu’elle ne possèderait pas de corps enseignant. Bien au contraire, non seulement ses élèves apprendront autant qu’ailleurs (et même plus), mais illes entretiendront en plus un rapport autonome à l’apprentissage et aux savoirs. Là où le système scolaire classique favorise la dépendance face à une autorité détentrice du « Savoir » (dépendance dont on peut percevoir aisément les conséquences politiques), la pédagogie du S.H.I.T. produit au contraire des individus qui seront probablement beaucoup plus critique face au « Savoir » et à ses détenteurs auto-proclamés.

Des impensés plus que regrettables…

Cela dit, Accepted est loin d’être parfait. Un des enseignements dispensés au S.H.I.T. consiste par exemple pour quelques étudiants masculins (et au passage pour le spectateur masculin) à « étudier » le corps dénudé de filles pulpeuses en bikinis. A côté de cela, les créations artistiques du Noir de l’équipe consistent en des statuettes de Noirs au pénis démesuré et en érection (voilà selon le film ce qui sort de l’esprit d’un Noir lorsque celui-ci écoute sa « nature profonde »…). A quoi s’ajoute que le projet de Bartleby est aussi un moyen pour lui de gagner le cœur de la fille qu’il aime, ce qu’il obtiendra effectivement comme récompense à la fin du film.

Tout aussi dérangeant est le fait que le personnage de Bartleby soit le moteur quasi-exclusif de l’histoire. Parce qu’il trouve le plus souvent les idées qui permettent d’avancer et brille toujours par sa maîtrise de l’art du discours, Bartleby s’impose logiquement comme le leader naturel du projet S.H.I.T. Ce schéma ultra-individualiste est certes loin de ne concerner que ce film, puisqu’on le retrouve dans la quasi-totalité des films qui sortent sur nos écrans, mais il est néanmoins particulièrement regrettable ici. En effet, Accepted raconte l’histoire d’un projet d’école alternative fondamentalement égalitaire et anti-hiérarchique. Faire d’un individu exceptionnel le centre et le moteur du film est donc en totale contradiction avec le propos politique que tient par ailleurs le film sur l’école.

En finir avec une certaine école

Néanmoins, si l’on parvient à passer outre tout ce sexisme, ce racisme et cet individualisme, il reste dans Accepted une charge politique assez jouissive contre l’école traditionnelle, et surtout pour une nouvelle école. Car encore une fois, un film qui pose ainsi les bases d’une alternative radicale au système scolaire actuel, ça ne court pas les rues (d’ailleurs, si quelqu’un-e en connaît d’autres, je suis preneur).

Notre école (en France celle de notre vénérée Education Nationale) ne produit à mon avis principalement que de l’ennui, du stress, de l’impuissance et de l’abrutissement. Elle rend les élèves passifs, hétéronomes et soumis à l’autorité. Elle tue leur curiosité et leur créativité, encourage la compétition plus que la coopération et la solidarité, légitime les inégalités sociales et contribue ainsi à leur reproduction.

Logiquement, cette école n’a quasiment que des défenseurs du côté des dominant-e-s (intérêts politiques obligent). Un film comme Accepted est donc précieux, beaucoup plus à mon avis que tous les films prétendument « lucides » qui ne font que se complaire dans la réaffirmation du statu quo sans être capables d’imaginer autre chose.

 Paul Rigouste

Idées de lecture

– Charlotte Nordmann,  La Fabrique de l’impuissance 2 : L’école, entre domination et émancipation

– Jacques Rancière, Le Maître ignorant

– Ivan Illich, Une société sans école

– Anne Querrien, L’école mutuelle : une pédagogie trop efficace ?

– Alexandre S. Neill, Les libres enfants de Summerhill

– Célestin Freinet, Œuvres pédagogiques

(sur Célestin Freinet, je conseille aussi le très beau film de Jean-Paul Le Chanois, L’école buissonnière, de 1949)


[1] http://www.dailymotion.com/video/xcw69v_l-ecole-freinet-de-mons-en-baroeul_news#.UTvQWVf4XTo

[2] http://www.atd-quartmonde.fr/A-Mons-en-Baroeul-Nord-une.html

[3] Titre de son excellent livre publié aux Editions Amsterdam : La Fabrique de l’impuissance 2 : L’école, entre domination et émancipation.

[4] Toutes ces idées sont développées par Jacques Rancière dans son livre Le maître ignorant.

[5] Il me semble qu’Illich fait ainsi un parallèle entre toutes les institutions productrices d’hétéronomie pour toutes les critiquer, mais je ne sais plus où (si je ne l’ai pas carrément fabulé, ma mémoire n’étant pas d’une fiabilité absolue, loin de là…)

Shotgun Stories (2007)

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Alors que Tarantino exalte encore une fois l’esprit de vengeance dans son Django Unchained et que des films comme Killer Joe témoignent d’un mépris hallucinant envers les « ploucs », il est à mon avis bon de rappeler qu’il existe aussi d’autres films beaucoup plus intelligents politiquement sur les mêmes sujets. C’est le cas par exemple de Shotgun Stories (2007), le premier film de Jeff Nichols.

Au fin fond de l’Arkansas, deux fratries sont prises dans une logique de vengeance qui semble les destiner à une mort inévitable. La haine a été réveillée par la mort du père, qui avait jadis abandonné sa femme et ses trois premiers fils (la première fratrie) pour se remarier avec une autre femme et faire d’autres enfants avec elle (la deuxième fratrie). Le jour de l’enterrement, l’ainé des premiers vient, accompagné de ses deux frères, rappeler tout le mal que leur père leur a fait, et conclut son discours en crachant sur le cercueil. A partir de là, une spirale de vengeance  va s’enclencher et être la cause de plusieurs morts.

Ce qui me semble intéressant dans ce film, c’est qu’il n’exalte jamais le sentiment de vengeance. Bien au contraire, le véritable héros du film sera celui qui refuse depuis le début de se battre, et qui se faisait du coup traiter de lâche par ses frères. En faisant de ce personnage secondaire le vrai « héros » du film, Shotgun Stories prend le contrepied de tous les films de vengeance dont le cinéma hollywoodien est si friand. Ces derniers nous font le plus souvent adopter le point de vue du vengeur, en nous faisant d’abord subir avec lui une violence originelle, qui justifie par avance le déferlement de violence que le vengeur infligera en retour à ses bourreaux (et dont nous sommes bien souvent invité-e-s à jouir). Si elle est parfois montrée comme problématique, la vengeance est le plus souvent glamourisée, et quasiment toujours présentée comme compréhensible par ces films (ce qui est déjà pour moi un début de légitimation). Or rien de tout cela dans Shotgun Stories, la vengeance ne produit ici absolument rien de positif, et est toujours le fait des personnages les plus immatures.

Le fait que les fratries prises dans cette logique de vengeance soient exclusivement masculines est à mon avis très intéressant, car le film désigne par-là les responsables de cet état de fait : les hommes, ou plus exactement une certaine construction de la masculinité sous le patriarcat. Les hommes les plus virils y sont en effet présentés comme les plus immatures, et le seul moyen pour les personnages masculins de sortir de cette spirale semble résider dans une acception du féminin (à la fois en eux et à leurs côtés). Si les femmes sont relativement périphériques dans le film, c’est pour mieux souligner à quel point elles manquent à ces hommes qui, entre eux, sont enfermés dans leurs schémas masculins mortifères. A chacune de leurs interactions avec les hommes, les femmes apparaissent en effet comme beaucoup plus sensées et raisonnables que leurs homologues masculins, et elles ne sont jamais présentées comme à l’origine de la violence [1].

Un autre mérite du film est de ne jamais essentialiser ces comportements et schémas de pensée masculins. Les hommes ne sont pas les victimes d’une malédiction à laquelle ils ne pourraient échapper (au sens où la violence ferait partie de leur nature). Non, ici les hommes ne sont pas violents par nature puisque certains personnages masculins (dont le plus positif) sont répugnés à l’idée d’un affrontement physique et peuvent parfaitement maîtriser leur désir de vengeance (s’ils en ont un). Mieux, le personnage principal (incarné par Michael Shannon) mûrit au court du film pour parvenir jusqu’à un état de paix intérieure, correspondant à l’abandon de tout désir de vengeance. Si les hommes ne sont pas tous violents et qu’ils peuvent changer, c’est bien qu’il n’y a rien ici de naturel ou d’inévitable.

De plus, cette place laissée à la volonté des individus ne fait pas des hommes des pures victimes du patriarcat et des normes de virilités qu’il leur impose. Ce genre de conceptions qui tend à montrer les hommes plus comme agis  par des structures qui les dépassent que comme acteurs a le défaut de déresponsabiliser les hommes de la domination qu’ils exercent sur les femmes (en en faisant des victimes du patriarcat au même titre que les femmes)[2]. Or si les comportements masculins s’enracinent ici effectivement dans un système patriarcal qui éduque les hommes à certains comportements et schémas de pensées, les hommes sont cependant toujours en dernier lieu les responsables de la perpétuation de tels schémas, puisque les « héros » du film sont ceux qui précisément parviennent à s’en détacher.

Pour ces mêmes raisons, le film rompt aussi par là avec les représentations stéréotypés des « ploucs » qu’affectionne un certain cinéma d’auteur (dont les frères Coen sont peut-être les plus éminents représentants) et qui condamne lesdits ploucs à une bêtise ou une violence quasi-congénitale. Dans ces films, les « ploucs » sont le plus souvent incurables et voué-e-s à ne pas pouvoir échapper à leur destin social. Ils finissent donc souvent mal, et de manière assez pathétique (cf. par exemple Fargo des frères Coen ou Killer Joe de William Friedkin). Au contraire, dans Shotgun Stories, la misère est bien présente mais c’est une misère sociale avec laquelle les individus essayent de se débattre pour parvenir à être heureux, et non un milieu qui déterminerait tout leur être de manière quasi-génétique.

Pour toutes ces raisons, Shotgun Stories est pour moi un film assez exceptionnel, et à mon avis beaucoup plus progressiste que beaucoup d’autres qui passent pour tel alors qu’il reproduisent au fond les mêmes schémas masculins que les films desquels ils prétendent se distinguer. Je pense par exemple à tous ces films de vengeance mettant en scènes des femmes s’appropriant des comportements ou des compétences masculin-e-s (les Kill Bill ou Boulevard de la mort de Tarantino par exemple). Ces films sont intéressants (et peuvent être très jouissifs) dans leur représentation d’un empowerment féminin. Mais en même temps, ils ne font que reproduire les mêmes schémas masculins, en remplaçant juste les hommes par des femmes. Ils ne remettent donc nullement en cause la hiérarchie entre valeurs masculines et valeurs féminines, puisque le « féminisme » consiste ici à ce que les femmes puissent se comporter et penser « comme des hommes ». Personnellement, je préfère largement des films qui glorifient des hommes qui se comportement comme des femmes, plutôt que des femmes qui se comportent comme des hommes, surtout lorsqu’il s’agit de valeurs masculines aussi néfastes que le culte de la vengeance ou de la violence physique.

En cela, un film qui, comme Shotgun Stories, met en scène un refus masculin de la violence et de la logique de la vengeance  est pour moi largement plus jouissif à ce niveau que tous Tarantino du monde.

 Paul Rigouste


[1] Le personnage de la mère est peut-être un peu décevant à ce niveau. Je pense notamment à la scène où Son Hayes vient la voir et lui reprocher de l’avoir élevé, lui et ses frères, dans la haine de l’autre fratrie. En ne nous faisant jamais adopter le point de vue de la mère, le film reste ambigu vis-à-vis de ce personnage, et  il est donc tout à fait possible de la voir comme l’origine de la violence masculine. Néanmoins, cette dimension « diabolisante » est  contrebalancée par d’autres éléments, comme par exemple l’information selon laquelle son mari était alcoolique et l’a abandonnée pour une autre en la laissant seule avec leurs trois fils. A quoi s’ajoute que le discours de Son accusant la mère d’être la cause du conflit entre les deux fratries n’est jamais confirmé par un flash-back ou la parole d’un autre personnage. Il est donc tout à fait possible de considérer que le discours diabolisant de Son n’est pas (totalement) fondé, mais peut-être une manière pour le fils de ne pas reconnaître sa responsabilité en rejetant toute la faute sur sa mère.  Si l’on peut donc regretter que ce personnage ne soit pas plus approfondi, on est tout de même loin ici de la diabolisation de la mère à l’œuvre dans d’autres films du même genre, comme le récent Animal Kingdom.

[2] Je pense ici à ces travaux sur le système patriarcal (entre autre ceux de Pierre Bourdieu) qui tendent à minorer le rôle des hommes dans la reproduction de ce système de domination. Les pauvres hommes seraient comme « contraints par le système », duquel ils seraient donc victimes au même titre que les femmes. Comme s’ils étaient « agis » par un système sur lequel ils ne pourraient agir en retour. Or cette conception désincarnée de la domination patriarcale a cet intérêt pour les hommes qu’elle masque le fait qu’ils sont les bénéficiaires de ce système.

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